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ARTICLE
La bibliothèque, lieu de conservation du savoir, possède par la noblesse de son rôle une dimension sacrée. Du cauchemar d’Alexandrie aux vœux de Faust, le trésor incommensurable constitué par la bibliothèque est une source mythique qui semble pouvoir, par sa puissance métaphorique, inspirer l’art à l’infini. Le caractère intarissable de cette source tient également au paradoxe inhérent à la bibliothèque : la nature sacrée du lieu cohabite avec une multitude d’exigences concrètes, dont la principale est l’ordre bibliothécaire. La fascination qu’exerce sur les écrivains le côtoiement indispensable de l’aridité de l’ordre et du classement et la profondeur infinie du savoir, se révèle notamment à la lecture du chapitre de L’Homme sans qualités de Robert Musil intitulé « Le général Stumm envahit la bibliothèque nationale et rassemble quelques expériences sur les bibliothécaires, les aides-bibliothécaires et l’ordre intellectuel » [1] , et de la nouvelle d’Italo Calvino Un général dans la bibliothèque [2] : la confrontation, dans ces œuvres, de l’ordre militaire et de l’ordre bibliothécaire met à jour les difficultés liées à l’enfermement du savoir dans un système. Ce paradoxe fondamental, qui dévoile la nature double de la bibliothèque, en perpétuelle tension entre l’image sacrée qu’elle renvoie et sa soumission aux contraintes concrètes, incite quatre auteurs de fictions dont les écritures ont pour trait commun l’ironie à jouer avec l’image d’Epinal de la bibliothèque en mettant en lumière les nombreux autres paradoxes du lieu : chez Musil et chez Calvino, mais aussi dans La Nausée de Sartre et dans Une Vie de Svevo [3] , la bibliothèque est à la fois lieu de solitude et de rencontres privilégiées, lieu de rixe et de réunion mystique, refuge et lieu de tous les dangers. Inspiratrice du désir de savoir absolu, elle est également source de fantasmes qui peuvent prendre la forme des ambitions les plus nobles comme les plus prosaïques. Au cœur de la bibliothèque, une figure hante ces imaginaires : le bibliothécaire, qui devient le représentant, la personnification de ces paradoxes. Par son statut privilégié, l’employé de bibliothèque se distingue des personnages de lecteurs. Les différents rôles qui lui sont attribués font de lui une figure multiple, à la fois gardien de l’ordre, de la censure, de la sécurité et conseiller, guide indispensable dans la recherche des ouvrages. Doté par ses fonctions et par sa proximité quotidienne avec le savoir d’un pouvoir indéniable, il est la figure salutaire ou inquiétante indissociable de la bibliothèque.
En affirmant que « Dieu sait que les cimetières sont paisibles, les bibliothèques sont les plus grands », Sartre réfère tant au contenu des bibliothèques qu’à l’ambiance solennelle qui y règne et au comportement des visiteurs qui s’obligent à un silence respectueux. L’ambiance décrite dans La Nausée et dans Une Vie est conforme à l’image d’Epinal de la bibliothèque : lieu du silence et de l’étude solitaire, ses longs rayonnages, ses lampes vertes et ses tentures de bois semblent propices à la réunion privilégiée du lecteur avec les auteurs disparus, avec les idées figées par l’écriture. L’autodidacte peut ainsi avancer, lorsqu’il pense avoir eu une pensée proche d’une des siennes, « je me suis rencontré avec Renan » [4] . La bibliothèque apparaît également chez les deux écrivains comme un lieu peu fréquenté, ou plus précisément comme un lieu fréquenté par des ombres. La discrétion des lecteurs et l’impression d’impalpabilité de leur présence illustrent l’idée exprimée par Borgès que « la certitude que tout est écrit nous annule ou fait de nous des fantômes » [5] . Symbole du travail et de la rigueur, la bibliothèque est aussi un des rares lieux publics qui favorise l’intimité, jusqu’à sembler même, par ses exigences, entraver la création de liens sociaux. Dans La Nausée comme dans Une Vie, la bibliothèque s’oppose d’abord par cette particularité aux lieux par excellence des relations sociales que sont chez Svevo les salons bourgeois, le lieu de travail ou, chez Sartre, les cafés. On retrouve également ce trait chez Calvino, dans la nouvelle de qui l’intrusion bruyante et massive de l’armée perturbe significativement le calme habituel de la bibliothèque et le quotidien des chercheurs. Dans les romans respectifs de Sartre et de Svevo, cette ambiance caractéristique de la bibliothèque revêt une importance particulière, puisqu’elle fait de ce lieu le seul qui soit en accord avec la solitude essentielle des héros.
Mais nombre de paradoxes alimente l’imaginaire des bibliothèques et Musil, Calvino, comme Sartre et Svevo vont localiser la naissance de liens sociaux à la bibliothèque, transformant ainsi un lieu du silence et de la solitude en lieu de rencontre. La nature des liens tissés, à l’image de la bibliothèque, peut être la plus noble comme la plus prosaïque : la bibliothèque se fait le siège d’amitiés superficielles, le lieu de séduction « hors norme », la scène pour le jeu des Salauds, comme la médiatrice de noces mystiques ou la créatrice miraculeuse de liens inconcevables. Chez Svevo et chez Sartre, les liens tissés à la bibliothèque participent de la révélation de la facticité. Le personnage de l’autodidacte est le seul avec lequel Roquentin entretienne une relation régulière, bien que superficielle. La bibliothèque est le lieu de leur rencontre, mais aussi leur unique lien. Lorsque les deux personnages se rencontrent ailleurs, au café Mably ou dans l’appartement de Roquentin, le moment est marqué par la nausée. La bibliothèque, préservant le héros d’une connaissance approfondie de l’autodidacte, le préserve également pour un temps de la révélation nauséeuse de l’existence. « L’autodidacte » ne sera jamais désigné par ses nom ou prénom : son identité doit donc se restreindre à son utilisation de la bibliothèque de Bouville. Roquentin est par exemple incapable de se figurer le personnage prisonnier de guerre : l’autodidacte ne peut avoir ni passé propre, ni existence en dehors de la bibliothèque.
La fréquentation assidue de la bibliothèque permet également la rencontre d’Alfonso Nitti, protagoniste d’Une Vie, lui-même autodidacte, et du personnage de Macario. La bibliothèque de Trieste va progressivement perdre ses fonctions premières pour ne plus incarner que cette relation : Alfonso cesse de considérer le lieu comme un outil du savoir et ne s’y rend que pour bénéficier de la compagnie flatteuse de Macario. En devenant lieu de rencontre, la bibliothèque perd son image solennelle qui conférait au savoir qu’elle renferme une dimension sacrée. Le même phénomène est présent chez Sartre, lorsque la bibliothèque est perçue comme un moyen pour l’autodidacte de rencontrer des adolescents : le jeu social envahit la scène jusqu’alors préservée de la bibliothèque. Les heures d’études secrètes d’Alfonso, qui semblaient n’avoir pour but que l’amour du savoir pur, sont définitivement oubliées au profit d’une utilisation sociale de la bibliothèque : y être vu octroie à Nitti une image d’érudit qui compense ses origines provinciales et sa situation de petit employé de banque. La bibliothèque devient un outil d’intégration à la société bourgeoise citadine représentée par le salon Maller. Chez Musil et chez Calvino, les relations permises par la bibliothèque, loin de la facticité décrite par Sartre et par Calvino, continuent d’entretenir l’image sacrée du lieu. L’utilisation de la bibliothèque, chez les deux auteurs, est dès l’entrée dans la fiction en marge de l’utilisation courante. C’est sans doute cette particularité qui va permettre à Musil et à Calvino d’y localiser le tissage de liens inconcevables. Contrairement à celle de Calvino, qui abritera un groupe hiérarchisé, la bibliothèque musilienne incarne la rencontre exclusive entre deux personnages. Quelques traits au crayon dans les marges font des livres les intermédiaires entre deux esprits. On peut voir, dans le mariage spirituel clandestin tenté avec Diotime par le Général Stumm, une variante de la réunion spirituelle entre auteur et lecteur symboliquement permise par le livre et ressentie par l’autodidacte de Sartre. Le caractère public de la bibliothèque, basé sur le partage du savoir, inspire au militaire Stumm l’idée d’une communion entre les lecteurs eux-mêmes. Cette communion d’âme est sensiblement la même que celle refusée par Roquentin lors de son repas avec l’autodidacte. L’idée d’une faculté de la bibliothèque à abriter des liens inconcevables se retrouve chez Calvino, qui imagine une chute des barrières hiérarchiques au contact prolongé de la bibliothèque : les soldats, d’abord dispensés du travail de censure réservés aux lieutenants et aux officiers, s’y attèlent bientôt par ennui. Ils prennent part aux discussions générales et la commission de travail s’étend ainsi à l’ensemble des éléments présents, tous grades confondus. La durée du séjour et la proximité forcée des hommes font se métamorphoser la mission militaire en un long moment de partage chaleureux autour des livres. Les soldats, les lieutenants et les officiers évoluent vers une égalité face au savoir : le droit de parole se généralise.
Un autre lieu commun est l’assimilation de la bibliothèque à un abri, souvent illustrée, comme le note la « psychanalyse de la bibliothèque » que propose Denis Bruckmann, par l’image du ventre maternel. Chez Musil, c’est l’image protectrice de la boîte crânienne qu’utilise le général Stumm pour décrire le lieu gardien du savoir. La fonction protectrice de la bibliothèque s’étend également à ses lecteurs, qui trouvent en elle un refuge. Synonyme de calme et de protection, la bibliothèque de Bouville n’attire pas ses lecteurs uniquement par sa fonction de transmission du savoir. Un vieil homme y vient pour dormir, et Roquentin lui-même n’y vient plus pour Rollebon : de simple outil de travail, la bibliothèque devient pour le héros de La Nausée un refuge sûr, dans lequel il se distrait en lisant des romans. Les éléments concrets du lieu — étagères, fenêtres, poêle, échelle…— ont la possibilité rassurante « d’endiguer l’avenir » : « Tant qu’on restera entre ces murs, ce qui arrivera doit arriver à droite ou à gauche du poêle. (…) Ainsi ces objets servent-ils au moins à fixer les limites du vraisemblable. » [6] Le pouvoir protecteur de l’endroit se révèle également à travers la réticence qu’ont les lecteurs à quitter la bibliothèque à l’heure de la fermeture. La persistance avec laquelle chacun feint d’ignorer la contrainte des horaires témoigne d’une crainte commune de l’extérieur. Les lecteurs, par divers stratagèmes dilatoires, tentent de résister aux exhortations du gardien de salle. La bibliothèque de Calvino suscite les mêmes réactions : elle est décrite comme un abri propice à la création d’un microcosme rassurant, et dont la chaleur s’oppose à l’hiver glacial du monde extérieur. Autant que les personnages de Sartre, les militaires de Calvino redoutent l’imminence de leur sortie. La longueur de leur séjour et le bouleversement total de leur vision du monde aggravent leur appréhension. Comme dans le cas de Roquentin, mais pour des raisons différentes, le monde qui les attend à l’extérieur est rendu méconnaissable par la chute de leurs repères, et la stabilité nécessaire à leur sérénité n’est plus incarnée que par la bibliothèque. Chez Musil et chez Svevo, la bibliothèque constitue également un refuge contre l’extérieur, au sens, cette fois-ci, où elle dispense les héros de certaines responsabilités. Si l’élan mystique de Stumm s’inspire de pensées propres à Diotime, il sert également au général de prétexte pour ne pas prononcer d’avances directes. La bibliothèque constitue pour Alfonso Nitti un moyen récurrent de fuir le réel : la motivation première des études du soir d’Alfonso est d’offrir une compensation aux humiliations quotidiennes subies au travail. L’étude, nourrissant son ambition et entretenant ses rêves de mégalomane, lui fait envisager une grandeur que son misérable quotidien lui refuse. Chaque humiliation à la banque est un rappel de sa médiocrité réelle, chaque heure d’étude semble le promettre à un avenir glorieux : « après cette heure passée en compagnie des idéalistes allemands, il avait la sensation, dans la rue, d’être salué par les choses. » [7] La bibliothèque, incarnant le rêve, l’irréel, devient un refuge systématique qui permet à Alfonso de fuir ce qu’il ne peut assumer : lorsqu’il obtient un rendez-vous galant avec une jeune inconnue suivie dans la rue, il prétexte, pour ne pas s’y rendre, la coïncidence de l’heure fixée et de ses horaires d’études. Plus tard, la bibliothèque personnelle d’Annetta remplacera la bibliothèque municipale, mais gardera les mêmes caractéristiques : elle constituera un refuge luxueux permettant à Alfonso de fuir la misère et la laideur des Lanuci, et sera en même temps le lieu des lâchetés amoureuses. La bibliothèque est un refuge en ce sens qu’elle permet à Stumm ou à Alfonso d’éviter ce que Sartre considère comme l’acte existentialiste fondamental : l’engagement.
Mais à nouveau dans les quatre œuvres, le lieu commun de la bibliothèque-refuge est subverti pour laisser place à l’idée d’un danger potentiel et latent. A la douce impression qu’a Roquentin de « pénétrer dans un sous-bois plein de feuilles dorées » [8] fait écho chez Calvino celle, plus effrayante, que « La forêt des livres, au lieu de s’éclaircir, semblait devenir de plus en plus enchevêtrée et insidieuse » [9] . Chez Musil, la bibliothèque est d’abord appréhendée par le militaire Stumm comme un terrain ennemi. Le récit qu’il fait de sa visite à la bibliothèque impériale use d’une manière cocasse du champs lexical approprié à la guerre : le bâtiment est considéré comme une ligne ennemie et les rangées de livres comparées à une « parade de garnison ». Au cours de la fiction d’Une Vie également, la bibliothèque cesse d’être rassurante : tout ce qui faisait d’elle un refuge au monde extérieur devient source d’angoisse pour Alfonso. Un goût nouveau pour le plein air lui fait développer une phobie passagère des lieux clos : d’abri, la bibliothèque devient prison. Ce qui contribuait à l’atmosphère protectrice est perçu par le personnage comme contraignant, étouffant. Chez Sartre, la métamorphose de la perception de la bibliothèque par Roquentin est encore plus frappante : de dernier refuge, elle devient à son tour le lieu de tous les possibles. La métamorphose passe d’abord par la nausée : la bibliothèque et son décor cessent de « fixer les limites du vraisemblable » ; rejointes par l’extérieur, les choses perdent leur consistance et indiquent à Roquentin que la bibliothèque est devenue le lieu où « tout peut arriver » [10] . L’ambiance rassurante de la bibliothèque se révèle être une trompeuse apparence, et son calme fourbe annonce un événement que Roquentin jurerait « désagréable » : c’est en effet au paroxysme de ce calme que va se produire l’épisode du lynchage de l’autodidacte. Le tragique de l’épisode est d’abord silencieux, c’est-à-dire adapté aux exigences du lieu. Mais l’éclatement en hurlement et en violence, bousculant les règles et habitudes de la bibliothèque, confirme les craintes de Roquentin. Pour tous, la bibliothèque a perdu sa fonction protectrice : les « Salauds », ne peuvent plus y envoyer leurs enfants sans crainte, l’autodidacte est la victime violentée du scandale et le gardien même du lieu voit son autorité remise en cause par Roquentin. D’abri contre l’extérieur, la bibliothèque devient un lieu comme les autres, c’est-à-dire un lieu qui ne protège plus du monde social : la bibliothèque ne permet pas d’échapper à l’Autre, donc à l’enfer. Si le lieu a longtemps constitué un refuge pour Roquentin, c’est qu’il a été, jusqu’à l’épisode de lynchage, le dernier élément résistant à sa prise de conscience. La nausée à la bibliothèque marque l’achèvement du processus de déréliction de Roquentin et de sa progressive prise de conscience de la facticité : en perdant sa capacité à « endiguer l’avenir », la bibliothèque confirme la complète irréalité de l’existence. L’épisode du lynchage de l’autodidacte met la lumière sur la mauvaise foi de l’ordre établi et de la facticité des rôles joués par les Salauds et par leurs victimes complaisantes. Si l’épisode engendre l’ultime prise de conscience de Roquentin, il déclenche peut-être la première de l’autodidacte qui débute à son tour « l’apprentissage de la solitude ». [11]
Parler de la bibliothèque comme d’un lieu où l’on peut se perdre, à l’image de la « forêt de livres » décrite par Calvino, amène à évoquer une autre forme de cohabitation du sacré et du concret, relative à la question de l’ordre bibliothécaire. Il n’est pas anodin en effet que dans deux des œuvres qui nous intéressent, cet ordre bibliothécaire soit confronté aux représentants de l’ordre militaire. La recherche d’abondance du savoir, la conservation et la mise à disposition du patrimoine écrit, littéraire et scientifique imposent une exigence de classement et la mise en place d’une organisation rigoureuse. L’Université européenne d’été Biblia s’étant déroulée dans les locaux de la Bibliothèque Nationale François Mitterrand, les participants qui découvraient les lieux ont pu s’étonner de la rigueur du système de sécurité mis en place, et de son incidence sur le protocole de consultation des ouvrages. La réservation informatisée, les fouilles systématiques, le vestiaire obligatoire, l’accès aux salles de lecture avec des effets personnels réduits au strict minimum et enfermés dans des petites pochettes transparentes, sont les contraintes inhérentes au nombre de lecteurs et à l’immensité du lieu. A ce système draconien mais sans nul doute inévitable s’ajoute celui relatif à l’organisation bibliothécaire, dont l’envergure et la complexité relèvent du prodige. Il est vrai que la rigueur qu’impose aux lecteurs cette organisation semble pour beaucoup incompatible avec la souplesse requise par l’esprit du chercheur. Il est certain également que les dessous de cette organisation, les machineries responsables du bon acheminement des ouvrages de salle en salle, les kilomètres de rails, les ascenseurs à livres, ôtent à la bibliothèque ce même charme qui s’évanouit quand le décor d’un opéra troublant vient à tomber en pleine représentation. Cependant, si ces exigences concrètes relatives à la mise à disposition des ouvrages malmènent la dimension sacrée de la bibliothèque, elles peuvent également, par leur complexité, susciter une certaine fascination. Cette fascination est notamment celle que le général Stumm, par orgueil, nie partiellement en prétendant que « ces rangées de livres ne sont pas plus impressionnantes qu’une parade de garnison ». [12] Les contraintes liées à l’organisation bibliothécaire peuvent être également perçues comme des limites sécurisantes. Chez Svevo par exemple, les horaires fixes de la bibliothèque offrent à Alfonso Nitti un cadre structurant et lui apportent la rigueur dont il a besoin. Roquentin trouve, quant à lui, une fixité rassurante dans le classement thématisé des ouvrages et dans l’invariabilité des étiquetages. Le personnage de l’autodidacte, bien sûr, pousse le goût de l’ordre dans le domaine du savoir et de la culture jusqu’à l’absurde, en astreignant ses lectures au classement alphabétique d’usage en bibliothèque. Le classement des livres est détourné de son rôle premier, qui est de faciliter la recherche des lecteurs mus par une curiosité précise, pour servir de canal et rendre possible une entreprise totalisante. Mais l’ordre, poussé à l’extrême, peut devenir inquiétant : chez Musil et chez Calvino par exemple, l’abondance d’ouvrages donne à la question de l’ordre une dimension vertigineuse. Dans leurs œuvres en effet, les bâtiments évoqués sont respectivement la bibliothèque impériale de Vienne et la plus grande bibliothèque de l’état fictif de Pandurie. L’œil extérieur des militaires imaginés par Calvino ne voit d’abord que désordre dans la densité des ouvrages littéralement entassés dans les grandes salles vétustes de la bibliothèque. On est alors loin de l’aménagement géométrique des salles d’études décrites par Sartre ou par Svevo. Pourtant, la crainte des chercheurs imaginant le désordre qui sera causé par le siège de l’armée laisse croire à l’existence d’un ordre caché, accessible aux seuls initiés. Comme l’autodidacte de Sartre, mais dispensés de la contrainte des horaires, les hommes du Général Fedina doivent planifier leur travail afin de venir à bout de l’ensemble des ouvrages de la bibliothèque : des groupes de lecture se répartissent les ouvrages par discipline et par siècle. L’ordre apparaît là encore comme essentiel à l’endiguement de l’immense entreprise de censure des militaires. Mais Calvino, montrant les défaillances de cette organisation, met en relief la complexité et les limites de la science bibliothécaire tant admirée par le personnage musilien Stumm. Les frontières souvent floues entre les différentes disciplines, la pertinence discutable d’un découpage strict par siècle noient les soldats censeurs dans l’étendue d’un savoir dont ils commencent à percevoir les méandres et la multitude de confluents qui le composent. C’est pour parer au caractère inextricable des frondaisons de ce savoir que la bibliothèque impériale visitée par le Général Stumm pousse l’ordre à l’extrême, jusqu’à opérer une mise en abyme de la connaissance : l’évocation d’une « bibliographie des bibliographies, c’est-à-dire la liste alphabétique des listes alphabétiques des titres de tous les livres » [13] , donne le vertige à Stumm jusqu’à la panique. L’ordre, dans ses formes les plus extrêmes, perd ses vertus rassurantes pour susciter un mélange d’effroi et de fascination : « D’abord, c’est aussi plaisant qu’une chambre de vieille demoiselle et aussi net qu’une écurie militaire ; puis grandiose, comme une brigade en formation de bataille ; puis enfin tout à fait fou, comme quand on rentre du mess en pleine nuit et qu’on commande aux étoiles : ‘ Univers, attention : à droite, droite ! ’ ». Si l’armée de Calvino est confrontée à la connaissance comme à un domaine qui ne supporte pas une mise en ordre simpliste, le général Stumm est confronté à un ordre dont l’infinité dépasse ses capacités d’entendement. La capacité ordonnatrice de la science bibliothécaire dépasse en rigueur les exigences militaires. Cette découverte surprenante d’une institution garante de l’ordre intellectuel amène Stumm à se figurer l’extension de cet ordre à l’ensemble de l’humanité et ses mornes conséquences. La confrontation d’un spécialiste de l’ordre militaire et d’un spécialiste de l’ordre bibliothécaire met à jour le pouvoir destructeur de l’ordre et sa proximité avec le désir de tuer. En effet, ce chapitre de L’Homme sans qualités aborde le cas de la science bibliothécaire comme l’un des symptômes de la prolifération des ordres locaux : la pétrification du savoir dans un système, qui inquiète jusqu’au général Stumm, participe d’une manie de la réduction du réel à la logique de l’intellect humain. La même prise de conscience de l’irréductibilité de la complexité du savoir a lieu chez Musil et chez Calvino. Dans les deux cas, une humanisation des militaires, représentants de l’ordre par excellence se fait au contact de la bibliothèque : dans un cas, par la confrontation à l’impossibilité d’ordonner le savoir ; dans un autre cas, en réaction à l’ordre excessif, aride et réducteur de la bibliothèque.
La question de l’ordre dans les bibliothèques, appréhendée comme un des éléments de la paradoxale cohabitation du sacré et du concret, incite à évoquer le personnage préposé à la gestion de cet ordre. L’employé de bibliothèque est présent chez Musil, Sartre et Calvino. Ce personnage, par sa fonction, est en effet emblématique des contraintes concrètes du lieu bibliothèque. Il est à la fois le délégué à la censure, le détenteur de l’ordre et le garant de la bonne observation des règles en vigueur dans chaque établissement. Sa position privilégiée le fait apparaître au milieu de ce labyrinthe de livres comme une parodie du Minotaure : enfermé dans le dédale de documents écrits, il est aussi le seul à détenir les clefs de l’organisation bibliothécaire et donc à pouvoir s’y déplacer sans risquer de se perdre. Chez Calvino, le vieil employé de bibliothèque, à défaut de posséder la force du taureau, est présenté comme un personnage mi-homme, mi-rat. Comme le rongeur, il est le seul à avoir « la possibilité d’explorer l’ensemble des recoins » des salles impraticables de la bibliothèque. La faiblesse apparente de son physique est largement compensée par le pouvoir immense que lui confère sa position. Sans son aide, le général est incapable d’organiser ses idées de façon à fournir un rapport de mission cohérent. Dans L’Homme sans qualités également, les employés de bibliothèque sont perçus par Stumm comme les détenteurs d’un certain pouvoir : incapable de se diriger seul dans le complexe classement des ouvrages, le lecteur est soumis à ces spécialistes de l’ordre bibliothécaire. Ces employés ont également pour charge de faire respecter l’interdiction pesant sur l’accès à certaines salles. Comme le personnage de Calvino qui fait preuve d’un zèle proche de la flagornerie face au déploiement militaire, le bibliothécaire de Musil est amadoué par le sabre de Stumm à l’image du Minotaure sous l’épée de Thésée, et laisse entrer le général dans la salle des catalogues interdite au public. Il faut noter qu’est proposée, chez Musil, une distinction entre le bibliothécaire et l’aide bibliothécaire. Le bibliothécaire est en effet présenté comme un scientifique et participe donc, à ce titre, à la désacralisation de la bibliothèque. L’image du bibliothécaire dont la qualité des conseils égale le nombre de ses lectures, encore présente chez Calvino, est anéantie. Le secret que le personnage musilien peine tant à dévoiler — : « Vous voulez savoir comment je puis connaître chacun de ces livres ? […] c’est parce que je n’en lis aucun ! » [14] — surprend autant qu’il éclaire : la science bibliothécaire n’a pas pour objet les livres eux-mêmes, mais la multitude de systèmes existant ou à venir pour classer les documents écrits conservés en bibliothèque. Le personnage du bibliothécaire apparaît ainsi chez Musil comme un des représentants ou des symptômes de la manie, évoquée précédemment, du classement et de l’enfermement de la complexité du réel dans des systèmes. L’aide-bibliothécaire est le représentant d’un autre ordre : sa connaissance s’est formée progressivement, au contact hasardeux des lecteurs. Son intervention va transformer l’ambition première de Stumm en possibilité de « mariage spirituel » autour des livres avec Diotime. Le couple antithétique formé par le bibliothécaire et l’aide-bibliothécaire reflète celui, tout aussi antithétique, du monde du sentiment et du monde de la raison. L’aide-bibliothécaire, comme en témoigne l’importance de la contingence dans sa méthode de travail, représente le désordre de la sphère sentimentale, qui s’oppose à l’ordre de la raison. On remarque également que les deux ordres, opérant séparément, ont une efficacité limitée : le premier, réducteur, ne permet pas à Stumm de trouver l’idée qui, par son envergure, dépasserait toutes les catégorisations du savoir. Le second, permettant aux lecteurs de consulter les mêmes ouvrages que leurs prédécesseurs, voue le savoir à la stagnation. Il constitue cependant un ordre en soi, celui qui, selon Borgès, est formé par la répétition : « que les mêmes volumes se répètent toujours dans le même désordre — qui, répété, deviendrait un ordre : l’Ordre. Ma solitude se console à cet élégant espoir. » [15] L’employé de bibliothèque représenté dans La Nausée n’est pas bibliothécaire mais gardien de salle. Cette nuance prend son sens avec la description proposée par Roquentin : son physique de roquet — « petit corse rageur, avec des moustaches de tambour-major » [16] — fait de lui, pour reprendre l’imagerie mythologique, une version ridicule mais tout aussi agressive du Cerbère. Sa manière d’arpenter la salle de long en large et l’assimilation précédemment évoquée des lecteurs à des ombres, préludent à l’épisode du lynchage de l’autodidacte. Comme le monstre mythologique, le gardien crache et vient sans qu’on ne l’entende se placer derrière la chaise de celui qu’il va attraper. L’autodidacte a sans doute tort de garder son chocolat pour lui seul au lieu de tenter d’amadouer le Cerbère : il fera les frais de cette omission. Autour du Cerbère agissent également les gardiens de l’ordre établi : la grasse lectrice assise à la droite de Roquentin doit peut-être sa corpulence à la réunion en elle seule des trois Erinyes, dont Sartre s’inspirera dans son premier drame Les Mouches. Elle fera preuve face à l’autodidacte de l’implacabilité d’Alecto, de la malveillance de Mégère, et du désir de vengeance de Tisiphoné. Le rire aigu qu’elle ne peut retenir au départ de l’autodidacte renvoie également aux « furies », version latine des Erinyes, et au sens actuel du terme, « femme déchaînée que la colère domine ». Enfin, tel Hercule emportant puis ramenant le Cerbère sur son dos, Roquentin soulève le gardien puis le repose au sol. La transformation de la bibliothèque en Enfer lors de cet épisode, rappelant bien sûr le célèbre « L’Enfer, c’est les autres », suggère que l’employé de bibliothèque est davantage un gardien de la morale, de l’ordre établi, que du savoir. Bien avant le rôle primordial qu’il joue en démasquant et en brutalisant l’autodidacte, sa fonction se résume déjà à celle de censeur, chargé de veiller à ce que les adolescents n’ouvrent pas les romans signalés d’une pastille rouge. On retrouve ce rôle de gardien de la morale chez le bibliothécaire de Calvino, qui non seulement aide les soldats à ne pas se perdre dans le dédale d’ouvrages, mais participe également au travail de censure. Seulement, le zèle dont il fait preuve dans son travail de censeur va contribuer à l’élargissement de la culture des militaires, à l’aiguisage de leur esprit critique, et à la naissance de l’humanisme dans les rangs.
Le vertige du nombre et l’étrangeté résultant du côtoiement d’exigences concrètes et de domaines sacrés font également de la bibliothèque le lieu de naissance de fantasmes et d’ambitions que l’on pourrait qualifier de faustiennes : cette cohabitation amène en effet l’idée que l’accès au sacré est rendu possible par des moyens concrets. Les entreprises idéales inspirées par l’impression de regroupement du savoir en un seul lieu prennent par exemple la forme de rêve de totalité et de perfection : ainsi Alfonso s’imagine-t-il devenir un auteur divin, qui réunirait toutes les vertus. Son entreprise, par la rigueur qu’il impose à sa réalisation, se rapproche de celle de l’autodidacte. Les ambitions des deux personnages se distinguent par leurs fins : le but avoué des études d’Alfonso est l’acquisition d’une formation littéraire et philosophique devant mener à une production de qualité et de grande envergure, tandis que la démarche de l’autodidacte relève du « savoir pour le savoir ». Cependant, l’ambition d’Alfonso reste à l’état de fantasme, et sa stérilité réelle le rapproche de l’autodidacte à qui le nombre de lectures n’inspire que quelques maximes, soigneusement consignées dans un carnet. Les « pensées » de l’autodidacte rappellent, par leur caractère globalisant et par la manière dont elles émergent, sous forme d’illuminations, « l’Idée » recherchée par le général Stumm. L’autodidacte juge la pertinence de ses idées en fonction du fait qu’elles aient déjà été exprimées par n’importe quel auteur. Les siècles passés de réflexion esthétique ou philosophique lui inspirent la conviction que toute grande idée a inévitablement déjà été trouvée. Son intérêt ne réside donc pas dans l’innovation, mais dans la rencontre fortuite de son esprit avec celui d’un auteur.
Son entreprise se rapproche ainsi doublement de celle de Stumm : comme l’autodidacte, le général de L’Homme sans qualités n’imagine pas qu’un travail de synthèse lui permettrait de concevoir lui-même « l’Idée rédemptrice », mais pense trouver cette idée déjà exprimée dans l’un des innombrables ouvrages de la bibliothèque. Son projet, reposant sur l’idée que tout a été écrit, s’apparente à la légende de la bibliothèque de Babel, résumée par Borgès en ces termes : « sur quelque étagère de quelque hexagone, raisonnait-on, il doit exister un livre qui est la clef et le résumé parfait de tous les autres : il y a un bibliothécaire qui a pris connaissance de ce livre et qui est semblable à un Dieu. » [17] D’autre part, les deux personnages se persuadent de vivre une expérience mystique de « communion d’âmes ». Chez Musil, la prétention totalisante de l’entreprise est annoncée dès le titre du chapitre, par l’image du général qui « envahit la Bibliothèque nationale » : dans la nouvelle de Calvino, l’évocation du général suggère la division entière sous ses ordres, tandis que le titre proposé par Musil suggère qu’un général seul va fonctionner comme une armée entière. Cette idée est renforcée par l’utilisation du champ lexical de la guerre, qui fait de Stumm un personnage plus belliqueux que toute l’armée du général Fedina. Les personnages de Calvino ont en effet sur Stumm l’avantage du nombre, et un ordre de mission dont ils ne soupçonnent pas immédiatement l’envergure. Pourtant, l’entreprise qu’ils vont devoir mener à terme est d’une ambition comparable à celle de Stumm : si la bibliothèque est un grand cimetière, l’armée de Calvino va devoir procéder à une exhumation massive et systématique. Les tâches respectives des deux généraux ont également en commun une exigence d’exhaustivité qui les rapprochent de celle de l’autodidacte : les calculs de Stumm, qui lui font apercevoir les quelques dix mille ans nécessaires à l’ingestion de la totalité des ouvrages de la bibliothèque, à raison d’un rythme raisonnable d’un livre par jour, rappellent ceux qui permettent à l’autodidacte d’affirmer pouvoir venir à bout de la bibliothèque de Bouville au terme de six années de travail. Ces différents calculs révèlent la différence de taille entre les bibliothèques : le projet de Stumm, contrairement à celui de l’autodidacte, est clairement irréalisable. Cette opposition met également en lumière l’absence de sens du désir d’exhaustivité de l’autodidacte, qui n’est valable que dans le cas d’une bibliothèque de taille moyenne.
Le cas de l’autodidacte est représentatif du phénomène de désacralisation des ambitions faustiennes qui va de pair avec le portrait paradoxal de la bibliothèque : à la noblesse d’un amour du savoir pur se substituent, chez Musil, chez Sartre et chez Svevo, des entreprises qui vouent leurs auteurs à la stagnation intellectuelle et qui révèlent tantôt la mégalomanie des personnages, tantôt leur conception insensée du savoir. L’absence de sens de la méthode de l’autodidacte est ainsi double : à l’exhaustivité relative au contexte s’ajoute l’ordre alphabétique qui lui fait « passer brutalement de l’étude des coléoptères à celle de la théorie des quanta, d’un ouvrage sur Tamerlan à un pamphlet catholique contre le darwinisme » [18] . L’image de l’autodidacte qui ramène ses volumes « de l’air d’un chien qui a trouvé un os » [19] achève de rendre ridicule son entreprise d’auto-instruction. L’ironie musilienne n’épargne pas non plus le général Stumm, qui, satisfait de suivre pas à pas les lectures de Diotime, en amoureux transit, oublie sa noble recherche de l’Idée rédemptrice. Son ambition de départ, tout aussi irréalisable qu’elle soit, est abandonnée au profit d’une situation vouée à la stagnation. Dans le roman Une Vie, le rêve de totalité et de perfection artistique d’Alfonso se transforme en rêves de mégalomane : l’ambition du personnage est de pouvoir faire étalage de son savoir devant des tiers. L’objectif de ses études ayant pris cette forme, ses visites à la bibliothèque se soldent par une imperméabilité aux idées neuves : cette stagnation intellectuelle va de pair avec sa stérilité créatrice. L’origine de son projet d’écriture intitulé « L’idée morale dans le monde moderne » est en effet davantage à chercher dans le désir d’être admiré comme un philosophe novateur que dans un réel intérêt pour le sujet. Bien qu’incapable d’écrire plus d’une page de ce traité, Alfonso continue à se mentir à lui-même en se faisant croire qu’il poursuit un but noble. La même stagnation intellectuelle caractérise le transfert de la fiction dans la bibliothèque personnelle d’Annetta, lorsque Alfonso consent à participer à l’écriture d’un roman médiocre pour satisfaire les caprices de la jeune femme. On atteint alors une véritable profanation de l’art littéraire, bien éloignée des premiers fantasmes d’Alfonso. On peut observer chez Calvino le phénomène tout à fait inverse : au lieu d’une désacralisation des ambitions stimulées par le lieu bibliothèque, une entreprise concrète et prosaïque de censure s’ennoblit. L’entreprise ambitieuse de tri des ouvrages, qui doit passer par une lecture exhaustive interminable, se mue en curiosité, en envie de tout savoir et de tout comprendre.
Jean-Noël Jeanneney, Président de la Bibliothèque nationale de France François Mitterrand, dans son discours d’ouverture de l’Université d’été Biblia, mettait l’accent sur les multiples tensions binaires auxquelles est soumise la bibliothèque : la double mission de conservation et de mise à disposition du savoir ; l’aménagement d’un cadre propice à l’étude et le caractère public favorable aux relations sociales ; le pouvoir de susciter des désirs de savoir absolu et la désacralisation opérée par l’abondance d’exigences concrètes, relatives à l’ordre, à la sécurité, à l’organisation du service. Ces tensions n’ont pas échappé à l’ironie de Musil, de Sartre, de Calvino ou de Svevo, et ont aidé les écrivains à subvertir les clichés auxquels la bibliothèque renvoie, en imaginant les diverses utilisations possibles du lieu. Source inépuisable de la réflexion sur le savoir, la culture, la bibliothèque permet à Musil, sur fond de méfiance vis à vis du savoir livresque, d’interroger l’enfermement du savoir dans un système. Chez Calvino, la bibliothèque apparaît comme un monde à part, et l’accent est mis sur le pouvoir des livres : l’immensité du savoir abrité par les bibliothèques rappelle à la complexité du réel. Elle permet également à Sartre de témoigner que la culture ne peut consister en une juxtaposition du savoir, et à Svevo d’imaginer la mauvaise foi qui peut entourer les ambitions intellectuelles inspirées par la bibliothèque. Enfin, toujours entre image sacrée et réalité concrète, la bibliothèque apparaît chez les quatre écrivains comme un lieu polymorphe qui peut se montrer, selon l’angle de perception, des plus rassurants comme des plus inquiétants.
Notes
- [1]
R. Musil, Der Mann ohne Eigenschaften, « General Stumm dringt in die Staatsbibliothek ein und sammelt Erfahrungen über Bibliothekare, Bibliotheksdiener und geistige Ordnung », Rowohlt Taschenbuch Verlag, Hambourg 2003 (1978).
- [2]
I. Calvino, Prima che tu dica « Pronto », Arnoldo Mondadori Editore S. p. A., Milan, 1993.
- [3]
I. Svevo, Una Vita, in Opere, dall’Oglio, editore, Milano 1962 (1954).
- [4]
J.-P. Sartre, La Nausée, Gallimard, Paris 1969 (1938), p. 156.
- [5]
J. L. Borgès, La Bibliothèque de Babel, dans Fictions, traduit de l’espagnol par Paul Verdevoye et Nestor Ibarra, Gallimard, Paris 1978, p. 100. « La certidumbrede que todo está escrito nos anula o nos afantasma. », La Biblioteca de Babel in Ficciones, Emecé Editores, Buenos Aires, 1956.
- [6]
J.-P. Sartre, La Nausée, pp. 111 et 112.
- [7]
I. Svevo, Une Vie, traduit de l’italien par Georges Piroué, Gallimard, Paris, 1973, p. 88. « dopo quell’ora passata con gl’idealisti tedeschi, gli sembrava sulla via che le cose lo salutassero. », Una Vita, in Opere, p. 181.
- [8]
J.-P. Sartre, La Nausée, p. 225.
- [9]
I. Calvino, Un Général dans la bibliothèque, dans La Grande Bonace des Antilles, traduit de l’Italien par J.P. Manganaro, Seuil, 1997, p. 78.
- [10]
J.-P. Sartre, La Nausée, p. 112.
- [11]
- [12]
R. Musil, L’Homme sans qualités, « Le général Stumm envahit la bibliothèque nationale et rassemble quelques expériences sur les bibliothécaires, les aides-bibliothécaires et l’ordre intellectuel », traduit de l’allemand par Philippe Jaccottet, Seuil, 1956, p. 578. « diese Bücherreihen sind nicht schlimmer als eine Garnisonsparade. », Der Mann ohne Eigenschaften, p. 460.
- [13]
R. Musil, L’Homme sans qualités, p. 581. « eine Bibliographie der Bibliographien — also das alphabetische Verzeichnis der alphabetischen Verzeichnisse der Titel jener Bücher », Der Mann ohne Eigenschaften, p. 462.
- [14]
R. Musil, L’Homme sans qualités, p. 581. « Sie wollen wissen, wieso ich jedes Buch kenne ? […] Weil ich keines lese ! », Der Mann ohne Eigenschaften, p. 462.
- [15]
J. L. Borgès, La Bibliothèque de Babel, dans Fictions, p. 101. « que los mismos volúmenes se repiten en el mismo desorden (que, repetido, sería un orden : el Orden). Mi soledad se alegra con esa elegante esperanza. », La Biblioteca de Babel, in Ficciones.
- [16]
J.-P. Sartre, La Nausée, p. 110.
- [17]
J. L. Borgès, La bibliothèque de Babel, dans Fictions, p. 98. « En algún anaquel de algún hexágono (razonaron los hombres) debe existir un libro que sea la cifra y el compendio perfecto de todos los demás : algún bibliotecario lo ha recorrido y es análogo a un dios. », La Biblioteca de Babel, in Ficcione.
- [18]
- [19]
Ibid. p. 47.
Biographie de l'auteur
Emmeline CÉRON
Doctorante à l’Université de Tours. Sa thèse dirigée par P. Chardin porte le titre : « Goethe et Musil : de l’universalisme heureux à l’indétermination malheureuse ».