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L'interrogation qui est le point de départ de ma recherche est la suivante : dans le contexte de la globalisation, quel pourrait être le rôle ou la fonction d'une culture populaire dans la littérature, dans le roman contemporain ; est-il possible d'identifier un tel objet, ou faudrait-il parler de « culture de masse », de « culture globale », de « pop culture » ? Ce questionnement implique une interrogation sur la modernité occidentale.
La culture populaire est un objet étranger au texte littéraire ; ce n'est pas une catégorie traditionnelle de l'analyse littéraire. Le croisement des études littéraires et des sciences sociales est un secteur peu développé de la Littérature Générale et Comparée ; il fait encourir le soupçon de réduire le texte littéraire à un document, et suscite donc la défiance et les réserves circonspectes du littéraire. De surcroît, la culture populaire est un objet pluridisciplinaire sur lequel se sont essayées toutes les disciplines des sciences humaines et sociales : la philosophie de l'histoire, la philosophie de la culture, l'histoire culturelle, la sociologie, l'anthropologie, la critique littéraire.
Quels sont les moments importants de sa généalogie ? La culture populaire s'autonomise comme objet d'étude grâce au mouvement romantique qui s'y intéresse avec l'idée de découvrir les racines populaires de la nation et de fonder la légitimité de l'identité collective sur une culture du Peuple, rêvée comme authentique et spontanée. La révolution industrielle fait naître deux positions antagonistes entre une « haute » culture, la « culture » proprement dite, menacée par le développement industriel et la déshumanisation capitaliste, et dont une élite littéraire et artistique serait le gardien jaloux et sourcilleux, et une culture de masse, issue du développement des moyens techniques de production et de commercialisation. Cette culture « populaire », produite par les barons de l'industrie que Dwight McDonald appelle les « seigneurs du kitsch » s'adresse aux masses et flatterait leur « absence de goût esthétique » et d'exigence culturelle. Cette dichotomie, cette dualité de la culture entre culture bourgeoise et culture populaire, culture savante et culture commerciale, refondue dans les termes de la lecture marxiste, constitue le cadre de pensée sur la culture populaire jusqu'à aujourd'hui. La domination économique des classes bourgeoises sur les classes populaires se reflète dans l'ordre symbolique des productions culturelles, où la bourgeoisie maintient et redouble sa domination en produisant une sous-culture qui conforte sa position symbolique. La théorie marxiste est relayée par les théoriciens de l’École de Francfort dans les années 30 (Adorno, Horkheimer, Benjamin), puis par le centre de Birmingham dans les années 60 avec les recherches de William Hoggart et de Raymond Williams sur la classe ouvrière britannique, elle sous-tend les analyses des historiens de l’École des Annales avec notamment les travaux d'Henri Lefèbvre sur la vie quotidienne française dans les années 60, la théorie de la légitimité culturelle de Pierre Bourdieu, les cultural studies anglo-américaines qui relisent la French Theory (Foucault, Debord, Deleuze, Lyotard...) appliquée à l'étude des cultures de groupes minoritaires, même si cette approche est perçue en Europe comme une ontologisation communautariste de la question culturelle. Toutefois, il faut noter une inflexion de ce courant critique, dans le glissement d'une conception déterministe de la domination culturelle, où l'accent est mis sur la production et sur l'aliénation des consommateurs, à une conception qui met l'accent sur la réception et qui confère aux récepteurs de la culture de masse une aptitude à la ruse, au bricolage, pour aménager les productions culturelles et entrer avec elles dans un rapport de négociation (De Certeau).
A signaler également le tournant littéraire et sémiotique de la recherche sur la culture populaire. Il s'adosse à une conception herméneutique de la culture, telle qu'on la trouve chez Max Weber, pour qui la culture est une toile de significations tissée par les individus, un système de formations signifiantes. Les Mythologies de Roland Barthes en 1957 reposent sur un tel postulat. Barthes décode les signes culturels de la bourgeoisie française des années 50 et repère les « mythes » de cette domination culturelle dans le but de démystifier la fausse monnaie de leur assimilation à la « nature ». C'est sur ce postulat de la lisibilité de la culture que reposera également notre recherche.
Mais notre approche, tout en s'inscrivant dans ce cadre de recherches, s'en distingue par la spécificité de l'emboîtement, du rapport d'inclusion de la culture populaire dans le texte littéraire. Il ne s'agit pas de réintroduire le texte littéraire dans un courant plus vaste, de l'insérer dans une histoire des mentalités de la deuxième moitié du XXème siècle, mais de scruter les effets de la culture populaire, liée à des problématiques de globalisation culturelle, au sein du texte littéraire, et d'examiner la fonction de la culture populaire dans l'économie narrative des romans d'Orhan Pamuk et de Thomas Pynchon. Notre démarche sera donc foncièrement littéraire, puisqu'elle mettra en jeu les questions de la mimesis, de la représentation littéraire, de la mise en récit, ainsi que des questions de poétique. La question que soulève une telle recherche est celle de la possibilité d'une poétique de la culture populaire contemporaine dans le roman ; en d'autres termes, d'une esthétique romanesque du politique, compris au sens large comme le rapport au réel historique de la globalisation et du capitalisme avancé, pour reprendre le diagnostic d'Ernest Mandel, d'Eric Hobsbaum ou d'Immanuel Wallerstein.
Le travail de Bakhtine, L'oeuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance pourrait être désigné comme le point de départ de ce questionnement. Il fait le lien entre idéologie et esthétique, rattachant la domination culturelle des classes populaires et le rire carnavalesque, qui, à l'intérieur de productions artistiques et de différents genres littéraires, subvertit les discours et les hiérarchies de la culture dominante. En un mot, que peut nous dire le dialogisme bakhtinien de notre présent historique de la globalisation capitaliste et de la manière dont le haut et le bas culturel peuvent entrer en dialogue à l'intérieur du roman.
Pour mener à bien cette étude de la culture populaire dans les romans d'Orhan Pamuk et de Thomas Pynchon, notre première tâche consiste à contextualiser la culture populaire turque et américaine à l'échelle mondiale et à l'échelle nationale.
Nos deux auteurs n'occupent pas la même position dans le champ mondial des productions symboliques, traversé et polarisé par des rapports de force entre centres, périphéries et semi-périphéries. Pynchon écrit du centre de prescription et de consécration de la valeur symbolique que sont les Etats-Unis, Pamuk écrit de la semi-périphérie. Ceci conditionne une approche agonistique de la culture populaire, prise dans un champ de domination et de lutte pour la reconnaissance symbolique. Ce positionnement s'adosse de surcroît à une histoire culturelle d'une grande complexité où la diversité culturelle s'est tantôt épanouie (pendant l'Empire ottoman) tantôt a été réprimée (lors de la formation de la Nation turque) avec l'expulsion de tous ses éléments considérés comme exogènes) ; où le modèle européen a été tantôt un modèle à imiter (par les jeunes Ottomans, par le kémalisme), tantôt à rejeter (repli identitaire dans les années 60 après la faillite de l'occidentalisation, discours de certaines mouvances islamistes). Ce qui permet à Semih Vaner d'affirmer que le roman turc est hanté dès ses débuts (fin XIXème siècle), par « la tentation d'Occident », et Kevin Robins de parler du « trouble schizoïde » au sein de l'identité collective turque, sommée de réprimer et de refouler la richesse spirituelle et culturelle de son passé ottoman pour se mettre en ordre de marche rationaliste et sécularisé vers la modernité occidentale.
Ce contexte culturel informe la compréhension de la « culture populaire » dans les romans d'Orhan Pamuk qui problématisent de manière obstinée la question culturelle ; mettant en scène tantôt la rivalité entre Orient et Occident, rivalité technique et militaire entre le Maître ottoman et son escalve italien dans Le château blanc, rivalité artistique dans Mon Nom est Rouge entre les enlumineurs de l'atelier du Sultan et les peintres de la Renaissante italienne qui introduisent une conception mimétique de la représentation ; tantôt la lutte, dans La vie nouvelle, entre la déferlement des produits standardisés de la mondialisation économique et une production locale en voie de disparition, mais liée à des logiques d'identification et d'investissement affectif puissantes. La culture populaire est à la fois cette culture de masse réifiante et déshumanisante subie par les personnages, mais aussi la culture locale des protagonistes, ensemble de pratiques et d'objets de la vie quotidienne. Il faudrait aussi dire quelques mots de l'importance, dans la culture populaire turque, de la presse et de la figure du journaliste, du chroniqueur, personnage romanesque dans Le Livre noir. Cette figure très populaire de l'intellectuel apparaît à la fin de l'empire ottoman avec l'apparition d'une presse indépendante et libérale, et emblématise la formation par une élite intellectuelle, de l'opinion publique, à des problèmes politiques, mais aussi esthétiques et littéraires.
Quant à Thomas Pynchon, institutionnalisé par l'université et intégré au canon littéraire américain, il occupe le sommet de la hiérarchie des productions symboliques. Ecrivain du centre, il explore les marges sociales et culturelles de l'histoire des Etats-Unis. Ses personnages sont des anti-héros, des « paumés » (Mucho Maas dans Vente à la criée, la « tierce des paumés » et le vagabond Benny Profane dans V. ; Zoyd Wheeler dans Vineland...) exclus de l'histoire et de la geste héroïque officielle des Etats-Unis. Ses romans manifestent une amplitude historique et culturelle comparable à celle des romans de Pamuk ; si Pamuk traque l'interrogation incessante de l'Orient et de l'Occident sur leurs identités respectives, Pynchon questionne l'histoire et l'identité de la modernité occidentale, et en particulier des Etats-Unis. Un roman comme V. promène ses protagonistes de la crise de Fachoda en 1898, aux coulisses diplomatiques de la première guerre mondiale en 1913 à Florence, à la seconde guerre mondiale à Malte en 1943 jusqu'au New York underground de la fin des années 50. La culture populaire sera liée chez Pynchon à la modernité occidentale et à l'histoire culturelle des Etats-Unis. Dans le contexte culturel national, il faut prendre en compte le moment d'intense production culturelle des années 60 qui va produire toute une série de contre-cultures (culture hippie, rock'n roll, psychédélisme). La remise en cause de la culture dominante W.A.S.P. (White Anglo-Saxon Protestant) conduit à une éclosion de revendications, de mouvements de protestation (le Mouvement pour les droits civiques, les luttes féministes, les protestations contre la guerre au Viet Nam) et de nouvelles identités culturelles. Tandis que Vente à la criée du lot 49, paru en 1967, raconte le passage du conformisme républicain d'Oedipa Maas à cette autre Amérique des marges et des exclus au début des années 60, Vineland, qui se situe dans ce début des années 80 qui voit la reprise en main par Reagan, semble refermer la parenthèse libertaire, et instruit le dossier de cet idéalisme et de sa compromission dans sa propre faillite.
Il faut entendre « la culture populaire » de deux manières. Dans la première acception, le référent est réel et renvoie à la « pratique du quotidien », du tableau de la vie quotidienne à l'ère du capitalisme globalisé. Cette praxis du quotidien recouvre des modes de vie, des habitudes, des objets, des lieux de la culture populaire et pose la question de la transitivité de la littérature et du rapport au réel. Dans la deuxième acception, le référent est symbolique ; la culture populaire est un ensemble des productions artistiques. Les références à ces productions de la culture populaire, sous formes d'allusions, ou de citations, sont très nombreuses chez nos deux auteurs ; on trouve des références au cinéma (à l'icône du cinéma populaire turc des années 60, Turkan Soray chez Pamuk, au cinéma populaire chez Pynchon, les films de monstre du cinéma hollywoodien des années 60 : Godzilla et King Kong, films d'espionnage James Bond), à la bande dessinée (les comics chez Pynchon et leur galerie de super-héros ; les illustrés pour enfants chez Pamuk), à la musique (rock'n roll, parodie des Beatles chez Pynchon, les références au jazz dans V) à la télévision et aux séries B, à d'autres genres littéraires (le roman policier, le roman d'aventure...). Cette production culturelle constitue ce que Marshall McLuhan appelle « le folklore de l'homme industriel », pour reprendre le titre de son ouvrage. Cette deuxième acception recouvre une dimension trans-esthétique (le texte littéraire s'approprie d'autres formes artistiques) et transculturelle (il introduit dans le haut littéraire représenté par le roman des éléments du « bas » culturel). Les critiques littéraires voient dans cette hybridation du haut et du bas culturel tantôt une dynamique de l'art occidental (Dominguez), tantôt un marqueur de la littérature postmoderne (Hutcheon). Dans cette perspective, il s'agirait de convoquer des analyses trans-esthétiques, de poétiques des genres, de poétiques de l'intertextualité, d'étudier le pastiche, et la réécriture.
Toutefois, nos romans opèrent un brouillage de cette distinction entre référent réel et référent symbolique. Ces romans de la post-modernité nous montrent que le réel comme référent est dès l'origine compromis avec les signes. Il n'y a pas de d'origine ou de pureté du référent antérieure au signe, la réalité est déjà sémiotisée. C'est ce que nous dit par exemple l'espace urbain de la Californie dans laquelle évolue Oedipa Maas. Le motel Echo Courts, la ville de San Narciso, la base de loisirs « Fangoso Lagoon » sont des simulacres. Ces lieux de la culture populaire et du capitalisme avancé sont des reproduction kitsch d'autres lieux plus authentiques. Le réel de la culture populaire est un espace qui ne cesse de signaler à lui-même sa nature artificielle, et qui ne supporte que la contemplation de son propre reflet dans les mirages du kitsch et de la gratification narcissique.
De même, la multiplicité des références culturelles sature le texte et parasite la construction de l'illusion référentielle. De ce point de vue, la production romanesque et ses signes excédentaires imite, dans une forme-sens, la surproduction du régime capitaliste où le signe est lui aussi pris dans une prolifération cancérigène. Dans Vente à la criée du lot 49 comme dans Le Livre Noir, l'excédent de signes produit par la narration déborde l'hypotexte du roman policier. Les énigmes du mystérieux réseau postal privé, appelé le Tristero, l'énigme de la disparition de la femme de Galip dans Le Livre noir restent irrésolues. Ou encore, la multiplication des références culturelles pour un même épisode narratif déréalisent la séquence et créent un espace textuel improbable et utopique, qui n'existe que comme amas de références.
L'acronyme « W.A.S.T.E. » (« déchet », « rebus » en anglais) est le mot clef de Vente à la criée du lot 49 et désigne cette poétique du reste ; déchet de la culture de masse, et rebus du signe dans un régime de surproduction. De ce point de vue, on peut comparer des scènes significatives pour les deux œuvres romanesques, et qui décrivent la mise au jour du fond marin (chapitre 3 dans Vente à la criée du lot 49, chapitre 2 dans Le Livre Noir). Dans Le Livre noir, le personnage du chroniqueur, hypostase du romancier, fantasme le retrait des eaux du Bosphore et y découvre une accumulation de produits de consommation devenus déchets. Au cœur de cet amoncellement, il fait une trouvaille merveilleuse. Il retrouve la Cadillac du couple de fameux gangsters de Beyoglu, transformés en icône kitsch de la culture populaire. La Cadillac est le nouveau sanctuaire de ce tombeau des amants. La carcasse de voiture, déchet de la société de consommation, se pare à nouveau de l'éclat du fétiche, et le tableau des vanités devient une icône pop. Dans Vente à la criée du lot 49, un personnage explore le fond du lac artificiel de « Lake Inverarity » pour y découvrir des squelettes, disposés pour l'agrément des amateurs de plongée sous-marine, mais qui sont en fait des ossements de GI's morts en Italie pendant la seconde guerre mondiale, et arrivés jusque là à la suite d'une série de transactions véreuses qui dévoilent les liens entre le roi de l'immobilier Pierce Inverarity et la mafia sicilienne. Tableau des vanités, de la vanité de la culture américaine qui profane le sacré et sacralise le profane, ces reliques prennent le statut de marchandise et réintègrent le marché des échanges.
Le roman se donne comme cette déchetterie de la culture populaire et de l'histoire culturelle. Il transforme le miroir de Narcisse de l'eau (eau du Bosphore, eau de Fangoso Lagoon et de Inverarity Lake) dans lequel se mire la société moderne, en miroir dont la traversée permet le dépassement des apparences et le dévoilement du refoulé (Lewis Carroll, référence centrale pour les deux auteurs) ; la plongée, le retrait des eaux exhibent ce double-fond de la société capitaliste et de l'histoire officielle. Le lecteur y découvre que le texte littéraire se construit des déchets de l'histoire et de la culture. Pour le critique Thomas Schaub, le talent de Pynchon consiste à créer de la littérature des débris de la culture, et à concevoir la culture comme débris du discours historique. Pour ces deux auteurs, la culture occidentale, the west is a « waste land », pour reprendre le titre du poème de T.S. Eliot ; la « terre vaine », mais « waste » est à entendre ici dans le sens de déchets, de perte. On peut certes lire dans cette poétique de la surproduction du signe et du reste une forme de kulturkritik poétique, mais ce serait méconnaître la dimension productive du déchet. Au sein de l'économie romanesque, comme dans l'économie désirante ou dans l'économie capitaliste, le signe, déchet ou marchandise est sans cesse remis en circulation, telle la carcasse de la Cadillac immergée au fond du Bosphore qui miroite de tous les feux de la merveille, au fond de la vallée boueuse de la culture populaire turque.