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ARTICLE
Peu d’écrivains ont laissé un héritage aussi réclamé que le poète américain Walt Whitman. La figure du barde est devenue une icône jalousée, et son oeuvre, Leaves of Grass, un objet de convoitises et de polémiques, sinon de querelles. Fait assez remarquable, cette dispute entre héritiers dépasse très largement la sphère américaine. Si, pour le critique américain Harold Bloom, « l’anxiété de l’influence » ne peut se manifester qu’à l’égard d’auteurs de même langue, l’influence de Whitman est en tout cas revendiquée par de nombreux poètes européens de langues diverses, comme par des poètes d’Amérique hispanophone et lusophone. Mieux, cette revendication passe souvent par la traduction, élément de poids dans la négociation de l’héritage. Whitman a ainsi été traduit et retraduit, le plus souvent par des poètes qui avaient déjà une oeuvre conséquente à leur actif. Nous nous concentrerons sur les traductions en français et en espagnol, vitrines des débats poétiques et esthétiques du XXe siècle, qui exposent aussi certains grands enjeux de ces traductions particulières que sont les traductions de poètes par des poètes.
Il convient en préambule d’en rappeler les principales étapes. Si l’on trouve du côté français quelques extraits traduits dans des recensions dès 1861, c’est à Jules Laforgue que l’on doit les premières traductions de poèmes entiers de Whitman, parues dans la revue symboliste La Vogue en 1886. Whitman avait donné son assentiment à une traduction complète, qui ne verra jamais le jour, puisque Laforgue meurt en 1887. En 1909, paraît une traduction intégrale, qui n’est pas le fait d’un poète, mais de Léon Bazalgette, qui choisit de gommer toutes les ambiguïtés sexuelles de la poésie de Whitman, en féminisant par exemple systématiquement l’interlocuteur amoureux. C’est en réponse à cette lecture très partiale que s’élabore le projet de traduction collective qui paraîtra en 1918, préfacée par Valéry Larbaud, et qui réunit une anthologie de textes traduits par André Gide, Valéry Larbaud, Léon Fabulet, Francis Vielé-Griffin, tout en reprenant ceux de Laforgue. En 1933, paraît à Montréal une traduction québécoise, de la main du poète franco-américain [1] Rosaire Dion-Lévesque. S’il y a d’autres traductions partielles en France par la suite, il faudra attendre les années 1980 pour un nouveau projet d’ampleur, avec la traduction du poète Jacques Darras. Du côté espagnol, les premières traductions sont celles de Miguel de Unamuno en 1906, suivies par un volume beaucoup plus conséquent du poète urugayen Vasseur en 1912. Suivront des traductions partielles par des poètes très célèbres, Pablo Neruda et León Felipe dans les années 1930, ou Jorge Luis Borges en 1969. La traduction intégrale par Alexander dans les années 1950, très saluée, a reparu récemment, mais elle n’entrera pas dans notre propos, qui vise les traductions par des poètes.
Nous chercherons à mettre en lumière plusieurs phénomènes à travers ces exemples. En premier lieu, ces traductions sont presque toujours réalisées au sein d’anthologies. Elles participent ainsi d’une interprétation, parfois très partiale, et jouent un rôle essentiel dans la réception de Whitman. Il faudra ensuite interroger leur valeur polémique : si chacune doit se lire dans un contexte particulier, elle constitue aussi une réponse aux traductions précédentes, une intervention dans un dialogue continu, parfois un véritable art poétique. Enfin, ces traductions intègrent l’oeuvre des poètes qui les commettent : les phénomènes d’appropriation, de contamination, parfois même d’hybridation, méritent une attention particulière.
Traduction, anthologie et réception
La question de la traduction d’une oeuvre est évidemment liée à celle de sa réception. Or ce lien devient particulièrement serré dans le cas de la traduction d’une oeuvre unique, qui rassemble tous les poèmes de l’auteur, et qui a considérablement évolué au fil de quarante ans et sept éditions successives. Faut-il choisir la première édition de 1855, l’inaugurale, avec ses douze poèmes, ou bien la dernière, qui, en 1892, contient quatre-cents poèmes ? Si l’on fait ce dernier choix, s’agira-t-il de tout traduire ou de produire une anthologie ? De manière systématique – à l’exception de la traduction de Jacques Darras – les poètes traducteurs de Whitman proposent des morceaux choisis. Le titre de l’édition québécoise de Rosaire Dion- Lévesque le dit explicitement : non pas Feuilles d’herbe, mais Walt Whitman, ses meilleures pages. Il devient alors difficile de distinguer l’acte de traduction du geste de sélection, d’autant que les orientations traductologiques sont en accord avec la teneur de l’anthologie. Chaque poète traducteur donne ainsi une certaine image de l’oeuvre de Whitman et construit un héritage particulier. Plus exactement, il semble que se constituent des traditions de réception, souvent orientées par les premières traductions : Whitman en français est avant tout le poète du corps, Whitman en espagnol plutôt le poète de la démocratie.
L’anthologie réalisée par Gide, Larbaud, Fabulet, motivée par le désir de corriger la traduction de Bazalgette, choisit par exemple de mettre l’accent sur le côté « gidien » de Whitman, poète du corps masculin. Les poèmes les plus sensiblement homosexuels des sections « Enfants d’Adam » et « Calamus » occupent donc une place de choix dans l’ensemble et leur traduction maintient les tensions et les ambiguïtés de l’original. Les Poèmes de Whitman – titre de cette anthologie – sont une contribution essentielle à la réception française de Whitman au début du siècle, et participent, quoique de manière bien moins polémique et beaucoup plus bienveillante, à l’interprétation inaugurée par le canular d’Apollinaire en 1913 [2] : Whitman est une figure du corps, du plaisir, et c’est par là que sa poésie fait événement, sinon scandale.
C’est aussi cette dimension – la composante homosexuelle en moins – que retient Rosaire Dion-Lévesque et qui motive la parution des Meilleures pages de Whitman à Montréal en 1933. Il faut souligner que le Québec des années 1930 est marqué par une emprise très forte du clergé catholique sur toute la vie intellectuelle de la province et que la censure est un phénomène avec lequel il faut composer. Traduire et publier Whitman dans ce contexte de conservatisme social et religieux a quelque chose de sulfureux. Dion-Lévesque, qui a pourtant lui-même publié des poèmes empreints de religiosité, se voit opposer plusieurs refus, et il faudra finalement la détermination de deux éditeurs indépendants pour que le projet aboutisse. La première publication de leur maison d’édition, Les Elzévirs, sera cette traduction de Whitman [3] . La préface de Rosaire Dion-Lévesque est certes un hommage fervent à Whitman, mais il faudrait se garder d’y voir pure naïveté. Il y a aussi une intention très polémique dans ces pages qui sanctifient le corps et renient une éducation pudibonde :
Ô corps ! Tabernacle sacré de ma pensée ! Vase précieux de l’amour humain ; réceptacle des pensées de mon Dieu, et receveur enchanté de ses caresses ! Ô mon corps ! comment se peut-il que tu m’aies jadis inspiré du dégoût, que j’aie pu t’avilir, que j’aie pu te nier la part qui t’est due ? Ô mon corps ! Je suis honteux de ma couardise et de ma tyrannie envers toi. Mon âme est debout devant toi, saluant son égal, lui prêtant sa flamme et te demandant tes vertèbres, tes muscles et ta force. [4]
Dion-Lévesque renchérit à vrai dire sur le credo whitmanien, moins dualiste, qui célèbre l’union de l’âme et du corps avec moins de contrition. Cette outrance de la pensée et cette emphase de l’expression sont symptomatiques de l’intention farouchement polémique de Dion-Lévesque. Si cette traduction rencontre finalement un assez faible écho, elle n’en constitue pas moins un événement et une étape dans les changements culturels qui commencent à s’amorcer dans le Québec des années 1930.
La dimension panthéiste de la poésie de Whitman et sa célébration du corps en gloire a moins retenu l’attention de ses commentateurs et de ses traducteurs hispanophones, à l’exception notable de García Lorca, qui n’a certes pas traduit Whitman, mais le cite et le convoque dans Poeta en Nueva York. En général, c’est plutôt le poète de l’Amérique, en tant qu’espace géographique et espace démocratique, qui est sollicité. L’hommage passionné de José Marti en 1887, sensible au panaméricanisme démocratique de l’oeuvre, a sans doute durablement façonné sa réception en Amérique latine (on pense aux adresses de Rubén Darío) comme en Espagne, et orienté les traducteurs qui, quelques années plus tard, se pencheront sur l’oeuvre. La traduction d’Armando Vasseur, poète uruguayen en poste consulaire en Espagne, est publiée en 1912 à Valence : les premières versions en espagnol de Whitman ont un caractère résolument transatlantique. Vasseur a alors à son actif plusieurs recueils célébrant le Nouveau Monde, les Cantos augurales de 1904 et les Cantos del Nuevo Mundo de 1907. Il n’est donc guère surprenant que sa sélection, intitulée Poemas [5] , reflète cette vision américaine, de même que ses partis pris de traductions – le mot « Columbia » devient par exemple « America ». Cette traduction sera largement diffusée dans le monde hispanophone et l’on peut penser que c’est par elle que Pablo Neruda a d’abord rencontré Whitman. C’est en effet dans un premier temps une lecture très « vasseurienne » que propose Neruda, sensible à la dimension continentale de l’oeuvre de Whitman et à son élan géographique :
Si mi poesía tiene algún significado, es esa tendancia espacial, ilimitada, que no se satisface en una habitación. Mi frontera tenía que sobrepasarla yo mismo; no me la había trazado en el bastidor de una cultura distante. Yo tenía que ser yo mismo, esforzándome por extenderme como las proprias tierras en donde me tocó nacer. Otro poeta de este mismo continente me ayudó en este camino. Me refiero a Walt Whitman, mi compañero de Manhattan.
Si ma poésie signifie quelque chose c’est bien cette tendance à l’espace, à l’illimité, qui ne se contente pas du cadre réduit d’une pièce. Ma frontière, je devais la franchir seul, on ne me l’avait pas tracée dans le châssis d’une culture lointaine. Il me fallait être moi-même et tâcher de m’étendre comme ces terres où le destin m’avait fait naître. Un autre poète d’Amérique m’a aidé dans cette voie : Walt Whitman, mon compagnon de Manhattan. [6]
La première traduction que publie Neruda en 1935 est plus que partielle, dans la mesure où elle propose des extraits d’un seul poème, le plus célèbre, « Song of Myself ». Le geste anthologique est radicalisé, puisqu’il s’agit de prélever dans un seul poème ce qui semble essentiel. Or Neruda choisit de supprimer le début du poème, pour commencer avec la deuxième strophe, véritable éloge du contact direct avec la nature, de la respiration de grandes bouffées d’espace. Dans une traduction plus tardive, d’un autre poème, sur laquelle nous reviendrons, Neruda sera plus sensible à la charge politique de Whitman.
Entre ces deux moments, il y aura eu la contribution décision du poète espagnol León Felipe, qui traduit également « Song of Myself », cette fois dans son intégralité, en 1941. Ce n’est alors pas le geste anthologique qui accompagne la traduction pour en renforcer l’orientation, mais bien plutôt le contexte et le paratexte. Felipe répond dans son prologue à l’objection qui pourrait être faite à son entreprise, à l’accusation possible d’intempestivité, à l’heure où l’Espagne connaît une période de dictature féroce et où l’Europe est ravagée par la guerre. À la question « ¿Es inoportuna esta canción? » [7] , Felipe répond que c’est maintenant plus que jamais qu’il faut traduire Whitman, qui délivre une leçon d’autonomie et de résistance. Ce n’est pas le Whitman des grands espaces qui est ici sollicité, mais celui du panache démocratique.
Presque trente ans plus tard, Borges traduira à son tour une partie de Feuilles d’herbe ; « Song of Myself », poème qui fonctionne souvent comme une miniature de l’oeuvre, occupe une part importante du volume. Cette traduction ne s’intéresse cette fois pas à l’aspect politique, mais au sujet whitmanien, à ce « I » protéiforme capable d’incarner tous les sujets américains. Ce n’est donc pas seulement le choix anthologique qui détermine l’interprétation de l’oeuvre, puisqu’il s’agit chez Neruda, Felipe et Borges de mettre en lumière le même poème, dont le sens est prodigieusement ouvert, mais plutôt le paratexte et les partis pris de traduction eux-mêmes, sur lesquels il convient de se pencher à présent plus précisément.
Traduction et art poétique
L’exemple de la suite de traductions en espagnol que nous venons d’évoquer montre que les poètes traducteurs ne construisent pas seulement un dialogue avec Whitman, mais entretiennent également entre eux une relation polémique. Chaque nouvelle traduction est une réponse à une traduction précédente, elle résonne bien sûr dans le contexte qui est le sien, mais aussi dans une profondeur temporelle qui est celle de l’intertextualité. En reprenant à nouveaux frais la traduction de « Song of Myself », Felipe lui redonne toute la portée politique dont la sélection très partielle de Neruda l’avait privée. Dans le cas de Borges, la dimension polémique est explicite, puisque le poète argentin a critiqué avec beaucoup de virulence la traduction de Felipe et la réduction qu’elle opère à ses yeux au message, au slogan, loin de la complexité des rythmes du poème. Borges explique dans une recension publiée par la revue Sur en 1942 combien la version de Felipe lui semble « errónea y perifrástica » [« erronée et périphrastique »], se moque du recours aux onomatopées et déplore que « de la larga voz sálmica hemos pasado a los engreídos grititos del cante jondo » [8] [« de l’ample voix des psaumes, on soit passé aux petits cris fats du Cante jondo »]. Dans sa préface à la traduction de Feuilles d’herbe, il insiste sur ce qui est pour lui primordial, la radicale nouveauté du sujet whitmanien :
Whitman ya era plural; el autor resolvió que fuera infinito. Hizo del héroe de Hojas de Hierba una trinidad; le sumó un tercer personaje, el lector, el cambiante y sucesivo lector. […] Tramar un personaje doble y triple y a larga infinito, pudo haber sido la ambición de un hombre de letras meramente ingenioso; llevar a feliz término ese próposito es la proeza no igualada de Whitman.
Whitman était déjà pluriel ; l’auteur décida qu’il serait infini. Il fit du héros de Feuilles d’herbe une trinité ; il lui adjoignit un troisième personnage, le lecteur, le changeant et successif lecteur. […] Inventer un personnage double et triple et à la longue infini, cela aurait pu être l’ambition d’un homme de lettres simplement ingénieux ; mener à bien cette entreprise est la prouesse inégalée de Whitman [9] .
Contre la poésie du cri et de l’engagement de Felipe, Borges prône la complexité de la fiction poétique et traduit un Whitman éclairé par cet aspect.
Les titres retenus pour la traduction de « Song of Myself » indiquent ces partis pris opposés. Neruda s’éloigne radicalement de l’original avec « Pasto de llamas » [10] . Ce titre est un indice d’infidélité, qui signale que la traduction relève de la sélection, presque du collage ; il propose aussi déjà une interprétation, en vidant le poème de sa subjectivité pour étendre un paysage incandescent. Felipe traduit quant à lui « Canto a mí mismo », comme pour mieux souligner la dimension volitive, le pouvoir de communication et d’injonction du poème. Borges en revanche revient à une version plus littérale « Canto de mí mismo ». Le détail de la traduction révèle également ces différentes interprétations. Prenons l’exemple des célèbres premiers vers de « Song of Myself » : « I celebrate myself, and sing myself, / And what I assume you shall assume » [11] Neruda les omet purement et simplement, pour laisser une ouverture triomphale à la poésie géographique, à la célébration de l’entour plutôt que du sujet. Felipe [12] souligne davantage que Vasseur la dimension réflexive du chant, déploie un vers sur deux, et passe de l’interlocuteur pluriel au singulier ; Borges pour sa part fait éclater en gloire le « yo », facultatif en espagnol, mais indispensable pour donner le la de ce qu’il considère comme le poème du sujet protéiforme. Ce qui se joue à travers la traduction de Whitman, et par elle à travers son interprétation, c’est toute une conception de la poésie. Neruda trouve en Whitman le chemin de l’extériorité à une époque de transition dans sa propre poésie, qui le voit délaisser les méandres d’une subjectivité douloureuse pour prendre le chemin de l’engagement. Felipe radicalise cette posture et affirme l’efficacité politique de la poésie, qui ne doit pas craindre de toucher à la circonstance. Borges au contraire refuse la compromission politique et promeut l’inscription du sujet dans les rythmes irréductibles du poème. Ces passes d’armes de traducteurs évoquent d’autres débats qui se sont noués entre poètes héritiers de Whitman, par poèmes interposés : Rubén Darío a composé un sonnet au Whitman de la puissance démocratique, García Lorca une ode au Whitman urbain et homosexuel, Neruda une autre au Whitman des grands espaces et de la harangue politique, Borges enfin a repris le sonnet pour un délicat poème élégiaque, qui montre un Whitman vieillissant, bien éloigné des vociférations tonitruantes de 1855.
De manière plus générale, les traductions de Whitman par des poète doivent se comprendre comme des arts poétiques. Neruda livre ainsi son « Pasto de llamas » dans la revue Caballo verde para la poesía, qui publie également son manifeste « Sobre una poesía sin pureza », « Sur une poésie sans pureté ». La traduction de Whitman est évidemment une prise de position moins directe, mais elle relève également d’une stratégie contre la poésie pure, contre la poétique des héritiers de Mallarmé, en particulier Juan Ramón Jiménez en Espagne. C’est d’ailleurs avec la même visée que, plus récemment, le poète français Jacques Darras a entrepris de retraduire intégralement Feuilles d’herbe. La poétique de Darras se caractérise en effet par l’opposition au repli qui marque selon lui la poésie française depuis Mallarmé – refus du narratif et déni du référent au profit des séductions sonores du signifiant. Whitman apparaît dès lors comme l’antidote à cette modernité de la réflexivité ascétique. La traduction qui paraît en 1988 chez Grasset, avant d’être reprise chez Gallimard en 2002, entend jeter un pavé dans la mare de la poésie française. Les traductions de Whitman sont ainsi des dialogues polémiques avec d’autres poètes traducteurs, mais aussi des prises de position dans des débats plus vastes sur le sens et la fonction même de la poésie. C’est alors la question de leur intégration dans la poétique et même dans l’oeuvre de ces poètes qui se pose.
Traduction et appropriation
La plupart des poètes qui traduisent Whitman le font alors qu’ils ont déjà une oeuvre conséquente derrière eux – dans le cas de Borges, il s’agit même d’une production tardive. Leur geste marque souvent une étape dans une évolution : c’était déjà le cas pour Laforgue, puisque ses traductions de Whitman précèdent de peu la publication dans la revue La Vogue du poème en vers libre « L’hiver qui vient » [13] . La traduction de Whitman marque aussi un tournant pour Rosaire Dion-Lévesque, qui revendique un Whitman plus américain que celui de Gide et Larbaud, et qui délaissera par la suite le modèle français du sonnet pour une poésie plus continentale. C’est encore vrai pour Neruda en 1935, la traduction de Whitman accompagnant des transformations importantes et précédant de peu la rupture de Espagne au coeur, l’entrée en poésie engagée.
Dans d’autres cas, les traductions de Whitman sont, plutôt que les prémisses d’un changement, les prolongements de l’oeuvre. Les traductions que proposent certains poètes sont parfois tellement imprégnées de leur propre poétique qu’elles constituent des textes au statut instable, à la limite de l’hybridité. Darras non seulement renchérit sur l’oralité du poème de Whitman, comme pour mieux le rapprocher de sa propre pratique, mais introduit également des termes tout à fait étrangers au monde américain. Le glossaire donne ainsi une entrée pour « ramonchelé » [14] , terme picard introduit par le traducteur, qui rattache soudainement son propre univers personnel et poétique aux realia yankees. Au-delà du clin d’oeil ludique, il s’agit bien d’affirmer le droit de la traduction à l’assimilation.
C’est sans doute dans le cas de León Felipe que cette logique est poussée le plus loin. La traduction de « Song of Myself » est ainsi précédée d’un prologue en vers, qui mêle introduction, commentaire, traduction et citations en anglais. La traduction elle-même s’intitule « Paráfrasis », brouillant encore un peu la distinction entre traduction et commentaire. Dans Ganarás la luz, Felipe se demande : « ¿Y si yo me llamase Walt Whitman? » [15] [Et si je m’appelais Walt Whitman ?]. Ce recueil intègre des citations de Feuilles d’herbe, ou bien propose des imitations, presque verbatim, qui se fondent dans l’ensemble. Il devient difficile de distinguer les voix et de départager ce qui relève de la traduction et ce qui relève de l’hybridation.
Ce phénomène peut être poussé si loin qu’il oblige à une mise au point, une restitution de l’oeuvre assimilée. C’est ce qui se produit dans le cas d’un deuxième poème traduit par Neruda, « Salut au monde ». En 1948, Neruda écrit un poème très militant, « Que despierte el leñador », « Que s’éveille le bûcheron », pour dénoncer le plan Marshall et l’impérialisme américain. Ce poème, qui intègrera Chant général en 1950, commence par rendre hommage à l’Amérique de Whitman en mêlant des images très personnelles et des emprunts à Feuilles d’herbe. Puis il fustige la trahison des idéaux démocratiques du XIXe siècle et fait de l’URSS le lieu de refuge de ces valeurs, convoquant Walt Whitman pour entonner un hymne à la gloire soviétique. Or cet hymne est en fait une traduction qui ne dit pas son nom, une interpolation de « Salut au monde » dans le pamphlet communiste. Neruda ressuscite Whitman à des fins très partisanes et emprunte son poème de l’élan voyageur pour l’insérer dans un ensemble internationaliste. Si Neruda dira par la suite avoir été très ébranlé par les révélations du rapport Krouchtchev, il ne retirera jamais « Que s’éveille le bûcheron » de Chant général, car il lui semblait malhonnête de ne pas assumer ce qu’avait été sa poésie engagée de l’époque. En revanche, il publiera en 1955 une traduction de « Salut au monde », cette fois bien attribué à Whitman, délesté de tout l’appareil de slogans qui l’accompagnait. Cette traduction est un acte de restitution de propriété intellectuelle, mais peut-être aussi une forme édulcorée de contrition politique. Elle pose en tout cas une limite au processus d’assimilation et rétablit l’auteur comme source première d’autorité sur le texte. Un examen attentif de cette traduction nuance pourtant cette conclusion, en faisant apparaître certaines bizarreries que l’on s’explique mal à première vue, comme l’ajout d’éléments dans les énumérations : « Wait in Valparaiso, Rio de Janeiro, Panama » devient « Aguardan en Valaparaiso, Rio de Janeiro, en Montevideo, en Panamá », « I see the Amazon and the Paraguay » devient « Veo el Amazonas, el Paraguay, el Plata » [16] . Une critique y voit le signe d’une volonté panaméricaine du traducteur [17] , mais cela n’explique pas cette attention particulière pour la géographie argentine et urugayenne. En fait, la réponse se trouve dans la traduction de Vasseur, car c’est bien lui, l’Uruguayen, qui est l’auteur de ces ajouts patriotes. Neruda a-t-il consciemment repris la traduction de Vasseur ou a-t-il été très désinvolte, sinon malhonnête ? Cette deuxième option est sans doute plus vraisemblable, tant la traduction qu’il propose ressemble à celle de Vasseur. Le « Salut au monde » de Whitman est décidément l’objet de bien des détournements et de flottements dans la propriété auctoriale. [18]
Whitman occupe ainsi une place privilégiée dans les héritages revendiqués par les poètes du XXe siècle, objet d’admiration fervente autant que de manipulation habile. Cette situation offre un exemple radicalisé du fonctionnement des traductions de poètes par des poètes, contibutions à des arts poétiques et à des débats parfois très polémiques. Elles peuvent aussi brouiller la distinction entre texte source et texte traduit. Là encore, Whitman est sans doute un poète qui autorise particulièrement ce phénomène. Alors même qu’il se dit « untranslatable » dans « Song of Myself », il invite les « poets to come » à littéralement incorporer son œuvre et sa chair :
I bequeath myself to the dirt to grow from the grass I love,
If you want me again look for me under your boot-soles.
You will hardly know who I am or what I mean,
But I shall be good health to you nevertheless,
And filter and fibre your blood.
Je fais don de moi-même à la boue pour grandir avec l’herbe amoureuse,
Cherchez-moi sous vos semelles si vous voulez me retrouver.
Qui je suis, quels sont mes buts, ça vous ne le saurez guère !
Cependant je voudrai du bien à votre santé, quoi qu’il arrive,
Serai le filtre, la fibre de votre sang. [19]
Ces testaments sont exécutés par les poètes traducteurs. En assumant la part active et créatrice que leur lègue Whitman, ils peuvent remettre en cause le statut même d’auteur. Paradoxalement, le geste d’appropriation qui gouverne souvent les traductions de poètes par des poètes se retourne en révélant la porosité des propriétés textuelles.
Notes
- [1]
Dans ce contexte, le terme désigne un Américain d’origine québécoise, francophone donc.
- [2]
En 1913, Apollinaire rapporte le prétendu témoignage des funérailles de Whitman, bacchanales géantes et occasion de toutes les débauches. Ce texte de premier avril est le début d’échanges polémiques dans le Mercure de France. Voir Jacques Darras, « La statue Whitman, cassée en deux », dans Europe, octobre 2011, no 990, p. 7-13.
- [3]
Les Elzévirs, qui changent de nom quelques années plus tard pour devenir les Éditions du Totem, sont la première maison d’édition complètement indépendante du clergé et jouent à ce titre un rôle important dans la constitution d’une culture canadienne-française qui ne réduise pas son identité à l’affirmation de la « survivance » de la langue française et surtout du catholicisme. Voir Liette Bergeron, « Les Éditions du Totem », dans Jacques Michon (dir.), L’Édition littéraire en quête d’autonomie, Presses de l’Université Laval, 1994, p. 42-56.
- [4]
Rosaire Dion-Lévesque, « Hommage », dans Walt Whitman, Ses meilleures pages traduites de l’anglais par Rosaire Dion-Lévesque, Montréal, Les Elzévirs, 1933, p. 23.
- [5]
On pourra trouver cette traduction en ligne : http://whitmanarchive.org/published/foreign/spanish/vasseur/text.html. Voir aussi l’introduction de Matt Cohen et Rachel Price : http://whitmanarchive.org/published/foreign/spanish/vasseur/introduction.html
- [6]
Pablo Neruda, Confieso que he vivido, dans Obras completas, 5, Nerudiana dispersa II, Barcelona, Galaxia Gutenberg, 2002, p. 688 ; J’avoue que j’ai vécu, trad. Claude Couffon, Paris, Gallimard, « NRF », 1975, p. 342.
- [7]
León Felipe, Canto a mí mismo, Madrid, Visor Libros, « Visor de Poesía », 2008, p. 11.
- [8]
Dans Sur, janvier 1942, no 88, p. 69. Felipe, sans nommer Borges, mais citant ses attaques, lui répond de manière très polémique dans Ganarás la luz (1943), en particulier dans les textes « El salmo », « La calumnia », « Estoy en mi casa ».
- [9]
Jorge Luis Borges, « Prólogo », dans Walt Whitman, Hojas de hierbas, trad. J. L. Borges, Barcelona, Editorial Lumen, 1969, p. 21-22 ; J. L. Borges, Livre de préfaces, trad. Françoise Rosset, Paris, Gallimard, « Folio », 1987, p. 252-254.
- [10]
Ce titre joue sur les mots : « pasto de llamas » signifie littéralement « prairie de flammes », mais renvoie aussi à l’expression « ser pasto de llamas », être la proie des flammes.
- [11]
Walt Whitman, Leaves of Grass, New York, Norton, 2007, p. 26.
- [12]
Vasseur : « Me celebro y me canto, / Lo que me atribuyo también quiero que os lo atribuyáis » (voir texte en ligne indiqué supra) ; Felipe : « Me celebro y me canto a mí mismo. / Y lo que yo diga ahora de mí, lo digo de tí, / porque lo que yo tengo lo tienes tú » (Canto a mí mismo, op. cit., p. 31) ; Borges : « Yo me celebro y yo me canto / Y todo cuanto es mío también es tuyo » (Hojas de hierba, op. cit., p. 31).
- [13]
Le vers libre est de toute évidence « dans l’air » à ce moment-là en France et il serait imprudent de lier son émergence au seul Whitman ; la coïncidence des dates et de la revue suggère toutefois un rapport entre la fréquentation de Whitman et l’évolution de Laforgue.
- [14]
Walt Whitman, Feuilles d’herbe, trad. J. Darras, Paris, Poésie/Gallimard, 2002, p. 769.
- [15]
León Felipe, Ganarás la luz, Madrid, Cátedra, « Letras hispánicas », 2006 [1943], p. 118.
- [16]
On trouvera cette traduction, d’abord parue dans La Gaceta de Chile en 1955, dans Pablo Neruda, Obras completas, op. cit., p. 1242-1251.
- [17]
Kelly Austin, « Foreign Debt and Literary Credit : Pablo Neruda and Walt Whitman », Bulletin of Latin American Research, Volume 29, Issue 1, January 2010, p. 1-17.
- [18]
Il faut encore mentionner à propos de l’histoire des traductions de ce poème qu’en 1949, a paru au Chili, aux éditions Libreria Neira, une traduction intégrale et « directa » sous le titre de « Saludo al mundo » par Gregorio Gasman. Il s’agit d’une année particulière dans l’histoire du Chili, puisque le président González Videla, après s’être retourné contre ses alliés, a déclaré illégal le Parti communiste et recherche activement le sénateur Pablo Neruda, alors en fuite. La traduction de Whitman par Gasman, qui a rendu hommage à Neruda et a insisté sur les devoirs civiques du poète dans un article qui se réfère constamment à Whitman (« Responsabilidad del poeta », El Siglo, 11/04/1943), est donc un geste éminemment politique.
- [19]
« Song of myself », op. cit., p. 77-78, trad. J. Darras, op. cit., p. 142.