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Enjeux des transmissions des textes polyphoniques : Enfants des morts d'Elfriede Jelinek et Berlin Alexanderplatz d'Alfred Döblin

ARTICLE

Die Kinder der Toten, opus magnum d’Elfriede Jelinek, fait partie des grands textes « polyphoniques » (au sens de Bakhtine) au même titre que Berlin Alexanderplatz d’Alfred Döblin [1] . Par ailleurs, les deux textes ont été traduits (ou re-traduit pour Berlin Alexanderplatz) par le même traducteur, Olivier Le Lay. La traduction intégrale de Enfants des morts en français est la seule existante, cette oeuvre n’a été traduite intégralement dans aucune autre langue. En revanche, nous l’avons déjà constaté à plusieurs reprises [2] , il n’y a, en ce qui concerne la traduction de l’oeuvre jelinekienne, pas de continuité dans les traductions, notamment dans le domaine du théâtre [3] . Cela implique donc des positionnements traductifs différents.

Dans le cas de Berlin Alexanderplatz, il s’agit d’une retraduction ; la première traduction datant de 1933 est à tendance assimilatrice et acculturante. La retraduction s’inscrit dans une politique éditoriale (des éditions Gallimard) de retraduction des oeuvres canonisées, comme l’Ulysse de Joyce et Lolita de Nabokov.

Plusieurs articles ont depuis été consacrés à la retraduction de Berlin Alexanderplatz [4] . Dans notre contribution, nous nous intéresserons à un aspect spécifique de la polyphonie de ces textes : à la rencontre et à la confrontation de différentes voix et à l’oralité qui en résulte. Ces voix transparaissent par le biais de citations intertextuelles concrètes, souvent retravaillées par les auteurs, ou encore sous la forme d’une « mise en scène » d’une oralité qui oscille entre simulation de la réalité et oralité artificielle. Il s’agit en tout cas d’une polyphonie, d’une oralité construites. C’est sur cette dernière que nous nous focaliserons en étudiant les enjeux de l’indentification des traces polyphoniques « orales » dans Berlin Alexanderplatz et Die Kinder der Toten.

Dans ce cadre, nous analyserons dans une perspective critique (en nous appuyant entre autres sur les recherches d’Antoine Berman, de Lawrence Venuti et de Barbara Folkart) les différentes stratégies de transmissions adoptées par le traducteur.

 

Identification des traces d’oralité

La langue écrite fixe une forme du parler, se développe et produit ainsi d’autres formes. La littérature reprend le matériau langagier, le reproduit et le forme en construisant une autre réalité. La langue littéraire incorpore en quelque sorte l’oralité, la met en scène. Dans les textes fictionnels, l’oralité est donc par essence artificielle, construite. La littérature peut capter des signes d’une oralité authentique, mais elle est bien sélective, et ne reflète qu’une partie de la réalité. Il s’agit de la construction d’une réalité langagière spécifique qui se présente sous forme d’oralité mais n’a que quelques traits en commun avec la réalité, l’oralité réelle.

 

Liens entre l’écrit et l’oralité

La dichotomie présupposée entre écrit et oral a fait l’objet de différences études en linguistique.

Dans Mündlichkeit in literarischen Erzählungen [5] , Johannes Schwittala et Liisa Tiitula proposent une définition de l’oralité en l’opposant à l’écrit. Au-delà des différences de codes (phonétique vs. graphémique) et de conditions de production et de réception, ils mettent l’accent sur les facteurs psychiques (émotion vs. distance), la particularité du contexte (facteurs situatifs et cognitifs), ainsi que sur le rôle joué par les marqueurs paraverbaux et non-verbaux dans une situation face to face.

On retrouve ces éléments chez Peter Koch et Wulf Oesterreicher [6] qui distinguent entre aspect médial et aspect conceptionnel (mediale und konzeptionelle Mündlichkeit /Schriftlichkeit) pour rendre compte des différences entre oral et écrit. A la distinction sémiotique s’en ajoute une autre, de type conceptionnel. Dans ce cas de figure, la différence entre les deux notions ne dépend pas du médium, mais correspond à une production langagière alternative dont la réalisation dépend de facteurs communicationnels et situatifs précis : l’oral comme propriété du langage que l’on caractérise d’ordinaire par son expressivité et son caractère emphatique (Odile Schneider-Mizony [7] parle d’intensité) et des propriétés énonciatives particulières (caractère inachevé ou interrompu, répétitions, etc.). Cette conception, qui repose sur un continuum, permet de dépasser le caractère binaire de l’opposition entre oral et écrit et rend compte du fait qu’il s’agit de pratiques hybrides et non-homogènes. De même, elle permet d’éviter de subordonner l’oral aux pratiques écrites.

Enfin, l’oralité littéraire est en lien étroit avec la « vraie » oralité quotidienne, mais n’en est pas une simple copie: « L’oralité est un phénomène complexe créé dans un espace de tension entre réalité, technique, tradition et littérarité. » [8] Plusieurs facteurs sont à prendre en compte : les caractéristiques et fonctions de l’oralité réelle, les conditions techniques de l’intégration de l’oralité dans le texte écrit, les normes et les conventions présidant à cette intégration, la fonction remplie par les traces de l’oralité dans le texte littéraire. Les traces d’oralité dans les textes littéraires sont en fait « doublement fictionnelles » [9] , en tant qu’élément d’un univers imaginaire et en tant qu’ « imaginaire social de la langue » [10] . La mise en scène de l’oralité peut aller de la simulation de la réalité jusqu’à une construction artificielle. Elle se situe alors sur l’axe mimesis – (dé)construction. Nous illustrerons cette palette à l’aide d’exemples tirés de Berlin Alexanderplatz et Die Kinder der Toten.

 

Enjeux de la construction de l’oralité dans des textes littéraires

Johannes Schwittala a entrepris une analyse des manifestations de l’oralité dans Berlin Alexanderplatz et de leur restitution en finnois. Il part d’un double postulat : l’oralité permet d’une part de véhiculer un réalisme langagier (une perspective mimétique de simulation de la réalité), de l’autre, elle est réalisée par le biais de figures de type dialogique.

Mais l’analyse de l’oralité s’épuise-t-elle dans l’inventaire des structures de types dialogiques ? Il est vrai que Schwittala, s’il prend principalement en compte les formes de discours direct, inclut également les autres réalisations du discours rapporté : discours indirect, discours indirect libre, monologue intérieur. Cependant, ce présupposé revient à assimiler l’oralité à des formes d’interaction. Par ailleurs, nous ne pouvons reprendre cette hypothèse sans procéder à quelques aménagements car elle ne nous permet pas de rendre compte du projet littéraire des deux auteurs dans leur globalité.

C’est notamment le texte de Döblin qui nous invite à nous interroger sur le rapport entre authenticité et pseudo-authenticité de la langue (orale). Döblin compare ainsi le traitement (et la perte) de l’oralité dans les textes littéraires de son époque à une « anémie et un assèchement de la langue » [11] et déplore la réduction de la littérature à son medium, ce qui l’amène à appréhender la radio comme un terrain fertile susceptible de ranimer la littérature. Il y a un « réalisme de la parole » chez Döblin, comme le constate Odile Schneider-Mizony : la mise en scène de la réalité passe également par la langue. Döblin procède à un renouvellement de la langue écrite par le biais d’une mimesis avec la langue quotidienne – notamment une imitation phonique de la façon de parler « populaire », ce qui produit une oralité historiquement datée. Le parler berlinois n’est d’ailleurs pas utilisé de façon homogène par Döblin, qui fait coexister des formes dialectales et des formes standard dans des énoncés proches ; on s’éloigne donc d’une perspective purement mimétique. Döblin puise certes dans un réalisme langagier, mais le décale en même temps en procédant par collage (ce qui est un autre indice de la construction de l’oralité chez Döblin), et en superposant différents voix et images, en changeant constamment de perspective narrative...

Chez Jelinek, en revanche, il y a une tout autre forme de polyphonie et donc d’oralité. Dans ses textes, il s’agit en premier lieu d’exhiber, de démontrer l’artificialité et la construction jusqu’à « détruire » la langue et en créer une autre. La datation de l’oralité est déplacée, les voix orales font partie d’un choeur de citations qui s’affrontent. On pourrait donc opposer l’oralité « simulée » chez Döblin à une oralité artificielle chez Jelinek qui expose justement ses effets de construction.

Si l’on procède à un inventaire (non exhaustif) des formes d’oralité dans les deux textes analysés, on peut constater que celle-ci apparaît à différents niveaux. Elle est tout d’abord typographique avec des apocopes, les élisions du « schwa », le rôle de l’italique comme marqueur d’emphase, des guillemets et autres formes de marquage métalinguistique de l’oralité. Elle concerne ensuite la morphosyntaxe (avec des « fautes » de grammaire par exemple), puis surtout le lexique et la phraséologie (le jargon des petites gens et des voleurs dans Berlin Alexanderplatz ; les interjections, les formules de demande d’attention etc.), avec une grande importance des facteurs diatopiques (le parler viennois et berlinois). Au niveau de la syntaxe par exemple, les ellipses, la topicalisation d’un élément rhématique, des anacoluthes, parenthèses, la parataxe etc. pourraient être considérés comme des marqueurs d’oralité. On la trouve également dans des procédés construits de reformulation (apport de précisions, corrections, etc.)

On pourrait globalement distinguer entre une oralité visible (lexique, interjections, etc.) et une oralité invisible (marqueurs discrets, rythme, empathie), qui est moins sensible au changement linguistique. Döblin utilise largement ces différentes formes d’oralité dans Berlin Alexanderplatz [12] . On trouve également ces caractéristiques dans le texte de Jelinek, mais comme nous allons le voir, il ne s’agit plus que de traces d’une oralité réelle qui n’est même plus simulée. L’oralité devient simplement une de ces bribes de discours composant un tableau hétérogène, décalé qui exhibe en permanence sa création.

 

Traduire l’oralité

Il nous semble que les signes de cette oralité fonctionnent comme des traces intertextuelles au sens large ; il s’agit de citations, de marques orales simulées, travaillées, transformées, ce que l’on constate surtout chez Jelinek, mais en partie aussi chez Döblin.

Barbara Folkart met l’accent sur l’aspect de construction des textes polyphoniques. Dans des textes où l’on trouve une large gamme d’autres « matériaux » se pose justement la question du ré-énonciateur concret : « Il n’y a pas de ré-énonciation sans ré-énonciateur : il faut bien que ‘quelqu’un’ ait collé bout à bout ces bribes. » [13]

Il s’agit d’une construction polyphonique qu’on doit bien évidemment retrouver dans le texte-cible : « Pour le traducteur, de toute évidence, c’est cette architecture textuelle et énonciative qui doit se retrouver dans le texte d’arrivée. » [14]

Ces différents éléments ne trouvent pas nécessairement d’« équivalent » (ou comparable selon Ricoeur) au même niveau, puisque les difficultés liées à la traduction sont de plusieurs ordres : linguistique, stylistique et sociolinguistique. Dans le cas de Döblin et de Jelinek, l’on pourrait dire que les opérations langagières effectuées sont largement « trans-systémiques », donc transposables d’une langue à une autre, avec une restriction toutefois pour les variétés diatopiques, très présentes en allemand en général : le traducteur n’a guère d’autre option que de transposer le dialecte berlinois en français non-standard en donnant ainsi un indice fort d’oralité [15] . Si l’on cherche une correspondance parfaite aux mêmes niveaux (ou, bien sûr, une correspondance tout court), l’intraduisibilité est inévitable. Mais traduire des textes signifie « développer les potentialités » (Berman) qui sont différentes dans chaque langue, ce qui équivaut à trouver des modalités qui pourraient correspondre au principe d’écriture déployé dans les textes. Appliqué à la traduction, cela signifie traduire selon le procédé. Puisque c’est l’hétérogénéité discursive (le principe dialogique) qui est constituant pour ces oeuvres, elle doit aussi être à la source des traductions. Reconstituer le procédé et re-produire les effets sur un principe de similarité signifie reconstruire la machine textuelle, retrouver les jeux du (des) texte(s), restituer en quelque sorte sa grammaire. Dieter Hornig s’interroge sur la traduisibilité de Jelinek : « On ne peut […] pas traduire ces textes au sens traditionnel du verbe ‘traduire’. Mais on peut toujours s’imprégner des procédés de Jelinek et les reproduire dans la langue d’arrivée. » [16]

En traduction, cela implique une « attention portée au jeu des signifiants » [17] . Lawrence Venuti va dans le même sens lorsqu’il refuse un littéralisme plat, plaidant au contraire pour une traduction innovante puisant dans tous les registres possibles du système linguistique de la culture d’accueil. [18]

Il nous semble alors essentiel qu’une traduction des œuvres polyphoniques soit innovante et créatrice, dérangeant autant en langue-cible que le texte en langue-source. Jelinek aussi bien que Döblin dérangent la langue, en opérant par des déplacements. Ces textes sont étrangers et étranges. La traduction doit s’atteler à garder cette étrangeté intrinsèque qui fait l’individualité des textes. Nous pouvons constater avec Schleiermacher et Berman que la ligne entre « authenticité étrangère » et « inauthenticité » est mince. Les textes de Jelinek sont tellement étrangers qu’il est sans doute plus aisé de maintenir l’équilibre sans tomber dans l’inauthenticité. Dans un certain sens, il semble plus facile de traduire un texte « étrange » de Jelinek – avec une très forte présence « étrangère » – que de Döblin qui joue bien plus sur « une authenticité réelle », même si elle est fictive.

Traduire ces textes polyphoniques implique un traducteur visible qui « décale » la langue française là où les auteurs le font pour le texte allemand. Le traducteur se constitue alors en « véritable sujet d’une véritable énonciation », et le travail de réécriture devient un « véritable plaisir d’écriture ». [19]

 

Regards du traducteur sur ses traductions

Odile Schneider-Mizony met en avant la dimension diachronique du processus traductif et note ainsi les écarts entre la première traduction de Berlin Alexanderplatz par Zoya Motchane en 1933, qui s’attache à simuler l’oralité, tandis qu’Oliver Le Lay procède selon elle à une « surtraduction » de l’oralité. Cette différence dans la démarche traductive s’implique entre autres par les conditions de réception propres à une époque (marché littéraire, public ciblé par la traduction, etc.), ce à quoi on peut ajouter l’évolution de la langue elle-même ainsi que celle du positionnement même des traducteurs par rapport aux oeuvres, notamment canoniques. Olivier Le Lay explique sa démarche dans la préface de Berlin Alexanderplatz :

Döblin a une oreille très sûre pour capter les voix de la rue, des bars à gnôle, des asiles de nuit. Aussi nous avons tenté de nous rapprocher de cette oralité… (p. 8) Nous nous sommes efforcés de respecter scrupuleusement le rythme et la scansion du texte, sa pulsation, cette marche un peu incertaine (…) Chez Döblin, (…) l’écriture marche au rythme de la rue, dissonante et heurtée. Nous avons conservé l’attaque et la chute des phrases, respecté la ponctuation, les silences, poussant dans certains cas jusqu’au calque sonore… (p. 7.)

Pour le traducteur, il s’agit, d’une part de puiser dans le réel : « reprenant plusieurs fois certaines séquences et même certains chapitres pour que tout cela ne paraisse pas artificiel, mais semble tout au contraire pris sur le vif » (p. 9). D’autre part, il souhaitait « recréer une langue en français » (p. 8).

Lors d’une conférence sur sa traduction de Berlin Alexanderplatz à l’université de Nantes en novembre 2008, Olivier Le Lay insiste également sur la dimension de la recréation lorsqu’il assure vouloir « inventer plus que reproduire » [20] , recréer les stratégies de « déviance » :

Ce qu’il fallait, ce n’était pas moderniser à tout prix, mais rendre la modulation par rapport à une langue normale, normée, voir en quoi la langue allemande était « déportée » par rapport à un allemand type standard. [21]

Pour ne pas transposer le texte dans le monde contemporain et maintenir une certaine dimension historique, le traducteur a fait le choix de laisser quelques marques éparses de l’époque et du contexte précis, notamment au niveau lexical (« schupo » au lieu de « flic » par exemple qui aurait été anachronique).

Olivier Le Lay s’efforce ainsi de créer une langue artificielle tout en puisant, du moins en partie, dans un registre oral existant :

[…] au lieu d’imiter une langue orale, en inventer une, recréer une langue qui, en français n’existe pas, mais qui, à l’oreille, me paraissait assez proche du berlinois parlé. [22]

L’attention est portée tant aux marqueurs explicites qu’aux marqueurs discrets de l’oralité. Dans cette perspective, il y a plusieurs possibilités de « faire oral » (marqueurs phonétiques, imitation phonique, suggérer l’oralité [23] ), mais, comme le souligne également le traducteur de Shakespeare, Jean-Michel Déprats, l’oralité n’est pas forcément synonyme de fluidité.

La traduction du rythme est primordiale pour Olivier Le Lay (formé par son travail avec Peter Handke et Claude Régy) qui affirme procéder « surtout par coupures et apocopes » [24] , et qui souhaite insérer des « traces d’oralité contemporaines glanées dans la rue aujourd’hui » [25] . Ces effets de modulation(s) portent moins sur le vocabulaire (les termes argotiques par exemple), mais bien plus sur les changements morphologiques. Olivier Le Lay s’inscrit de manière générale dans une volonté de germaniser le français plutôt que de maintenir une fluidité « conventionnelle » décrite par Lawrence Venuti qui reprend les idées de Meschonnic.

Les citations d’Olivier Le Lay résument bien le va-et-vient entre la volonté de capter (partiellement) une oralité réelle (« prise sur le vif ») et l’impossibilité d’une authenticité. La « recréation » des stratégies langagières s’impose donc, ce qui produit nécessairement une langue « artificielle ».

Lorsque Olivier Le Lay parle de sa traduction Enfants des morts, il évoque la langue « impure », lieu de « contamination stratégique » [26] , mise en scène par Jelinek. Celle-ci doit transparaître clairement dans la traduction, puisque « traduire, c’est transmettre l’impur » [27] . L’écriture de Jelinek vise à dépraver, à infester, à subvertir la langue et à parler précisément pour ceux qui n’ont pas la parole. Ce travail concret sur la matérialité de la langue peut être décrit en termes de manipulation, de modification, de déformation, de distorsion et de destruction du matériau discursif comme de la langue elle-même. Ce procédé de destruction-(re)création s’impose tout particulièrement au traducteur qui souhaite transposer ces textes hautement composites dans une autre langue.

Jelinek utilise et détourne le matériau linguistique et discursif existant en faisant littéralement éclater la langue et produit un nouveau réseau de significations. Jelinek retourne le langage pour mieux le dévoiler et, ainsi, créer un langage autre, reconnaissable, une « infra-langue ». Elfriede Jelinek se sert du discours, mais refuse de le séparer de la langue et recrée à partir de ces discours, nés de la langue mais la masquant, une langue à la fois bien à elle et étrangement dépersonnalisée. Le traducteur doit transposer ce flux verbal et ses « déportations », et doit finalement davantage rendre compte de l’infléchissement que de la nature du « déportement ». Ainsi, Olivier Le Lay souligne également :

Dans le travail sur la langue d’Elfriede Jelinek il y a torture, distorsion de la matière jusqu’au moment où les mots, dérochés, commencent vraiment à nous parler. À la manière de Karl Kraus, mais au fond bien plus radicalement, elle exhibe la violence symbolique à l’oeuvre dans le langage, sa charge explosive, son pouvoir coercitif. Parfois il suffit d’un simple mot, terrible, suffisamment éloquent pour réveiller les pires souvenirs, parfois il faut rendre la langue méconnaissable jusqu’à ce qu’elle dise le vrai. Bis zur Kenntlichkeit entstellen. Déformer jusqu’à la reconnaissance. [28]

Là encore nous retrouvons la question primordiale du rythme, élément central également de l’oralité :

Traduire Jelinek, c’est aussi tenir compte de la musicalité de la langue et rendre cette pulsation, ces ruptures, ces syncopes et ces silences, ces appoggiatures, ce phrasé rock brisé, mouvant, sinueux, parfois abrupt. [29]

 

Réalisations dans les traductions

Pour illustrer les positions traductives exposées dans les interviews précédemment cités et éclairer les stratégies de transmission adoptées par le traducteur face aux différentes manifestations d’oralité, nous avons choisi de partir d’extraits représentatifs des oeuvres que nous analysons plutôt que de procéder par entrées thématiques et faire un inventaire décontextualisé des marqueurs de l’oralité.

 

Extrait 1 : Döblin, Berlin Alexanderplatz

 

Der Dicke hat aber Mut, weil der Zimmerer blau ist und auch nach Schnaps riecht. Gerner gibt ihm die Hand. « Deine Hand, Kollege, kommste mit ? » « Ist woll ne Falle, was. » « Wieso ? » « Du denkst wohl, ick geh uff den Leim ? » Gerner ist beleidigt, betrübt, der andere nimmt ihn nicht für voll, wenn der bloß nicht wegläuft, das Goldwasser war doch zu schön, auch seine Frau würde ihm zusetzen, Gott, würde die ihm zusetzen, wenn er mit de lange Näse ankäme. Gerner bettelt : « Nee, wieso denn, kannst doch alleene ringehen, da wohne ich. » (p.151)

 

Ça lui donne du courage, au gros, que le charpentier soit plein et qu’il sente aussi le schnaps. Gerner lui tend la main. « Ta main, collègue, tu viens ? – Sans doute un piège, pas ? – Comment ça ? – Tu penses p’t-être que je vais tomber dans le panneau ? » Gerner est offensé, affligé, l’autre ne le prend pas au sérieux, pourvu surtout qu’il ne se sauve pas, la bouteille de Dantzig était une telle aubaine, et puis sa femme lui passerait un savon, mon dieu, sûr qu’elle lui en passerait un, s’il s’en revenait bredouille. Gerner supplie : « Nee, pourquoi donc, t’as qu’à y aller voir toi-même, c’est là qu’j’habite. » (BAt, p. 152)

Dans ce passage coexistent un dialogue au sens strict, marqué par des guillemets, et des commentaires sous forme de monologue intérieur (« wenn der bloß nicht wegläuft », « Gott, würde die ihm zusetzen »). On remarque des effets syntaxiques récurrents à l’oral (« style haché » phrases brèves, juxtapositions, ellipses…). Sur le plan de la prononciation, on peut constater la forte présence du parlé berlinois (« woll » pour « wohl », ick/ich, uff/auf, alleene/alleine, ringehen/reingehen…), ainsi que des réductions typiques de l’oral, comme l’enclise et la réduction vocalique du pronom « du » qui devient un « e » atone dans « kommste », l’ajout du umlaut pour le lexème « Näse ». Il est également intéressant de noter la présence d’une expression imagée sur le modèle des phraséologismes et proverbes (« mit de lange Näse ankäme »), qui semble témoigner d’un ancrage réaliste, mais qui, dans la mesure où il n’est pas attesté dans les dictionnaires [30] , semble être là trace d’oralité artificielle.

La traduction en français est également marquée par l’alternance entre discours direct et indirect. Les guillemets sont maintenus, mais des tirets sont ajoutés pour marquer la situation dialogique. Nous constatons la disparition des marques dialectales qui ne peuvent pas être rendues telles quelles en français. En revanche, les effets syntaxiques sont maintenus jusqu’au calque, ce qui introduit une artificialité qui n’est pas toujours présente dans le texte allemand. Nous pouvons citer en guise d’exemple le maintien de la structure elliptique « Sans doute un piège, pas ? ». Le « was ? » allemand aurait pu être rendu par un « pas vrai ? » et on peut interpréter son omission comme le désir de respecter le rythme du texte allemand, en refusant l’allongement. Cette tournure est cependant employée dans certaines régions françaises et peut sembler datée. On relève un certain nombre de coupures et apocopes, formes de restitution classique de l’oral et typiques des traductions d’Oliver Le Lay : « p’t-être », « là qu’je », « t’as qu’à », ou encore une structure disloquée sans virgule « ça lui donne du courage au gros ». Le traducteur procède par ajouts, notamment du « y » pour « t’as qu’à y aller voir toi-même », qui pourrait correspondre au préverbe « rin », mais souligne tout de même en français un parler peu commun, plus « populaire.

La traduction est ici une « surtraduction », puisqu’elle renforce certains aspects d’oralité et exhibe les effets de construction. C’est également visible avec le maintien volontaire de termes allemands comme « schupo », que nous avons déjà commenté, et « schnaps », qu’on aurait pu traduire par « eau de vie ». La transposition de la variante orale de la négation allemande « nee » dans la traduction peut paraître exogène en français et souligne un effet de construction. Enfin, nous relevons un phénomène d’explicitation partielle avec la traduction par « la bouteille de Dantzig » du lexème « Goldwasser » (la provenance de ladite boisson n’étant pas mentionnée dans l’original). L’accent est mis sur la provenance et non sur le contenu, ce qui permet le maintien des effets exogènes. La traduction d’Olivier Le Lay s’oppose donc clairement à la première traduction de Zoya Motchane qui se caractérisait par une acculturation certaine en fonction du public-cible.

 

Extrait 2 : Döblin Berlin Alexanderplatz

 

So lebt unser ganz dicker, ganz lieber einarmiger Franz Biberkop, Biberköppchen, seinen Trott in den Monat August rein, der ist noch leidlich temperiert. Und det Franzeken kann schon hübsch rudern mit dem linken Arm, und von der Polizei hört er auch nichts, obwohl er sich gar nicht mehr meldet, die machen da eben auf dem Revier auch Sommerferien, Gott, schließlich hat son Beamter ooch bloß zwee Beene, unf für die paar Pimperlinge, die die verdienen, reißen sie sich ooch keen Bein aus, und warum soll eener rumloofen und suchen: wat ist denn mit dem Franz Biberkopf, wat Biberkopf, ausgerechnet Biberkopf, und darum hat der bloß einen Arm, vorher hat er doch zwee gehabt; lass den man in den Akten schimmeln, ein Mensch hat schließlich noch andere Sorgen. (BA, p. 287)

 

C’est ainsi que notre très gros Franz Biberkopf, Franzounet, notre très cher manchot, suit son bonhomme de chemin jusqu’au mois d’août, lequel est encore assez supportable. Et petit Franz manie déjà joliment l’aviron du bras gauche, et il n’entend plus parler non plus de la police, bien qu’il ne donne pas du tout de ses nouvelles, il faut dire qu’au commissariat, ils prennent aussi leurs vacances d’été, mon Dieu, après tous ces fonctionnaires-là n’ont jamais que deux jambes, et c’est toujours pas pour les picaillons qu’ils gagnent qu’ils iront s’en fouler une, et pourquoi trotter dans tous les sens et se demander : ce qu’a bien pu devenir Franz Biberkopf, comment ça Biberkopf, justement Biberkopf, et pourquoi n’a-t-il plus qu’un seul bras, avant il en avait bien deux ; laisse-le donc moisir dans les dossiers, après tout un homme a bien d’autres soucis. (BAt, p. 283).

Dans cet extrait également, l’oralité imprime de sa marque la narration. On remarque ici encore la présence du dialecte berlinois visible notamment avec les phénomènes de variation vocalique (« loofen » pour « laufen », « ooch » pour « auch »), avec le lexème « Pimperlinge », terme familier pour désigner de la monnaie et qui est rendu en français par « picaillon » (que l’on trouve par exemple chez Maupassant), ce qui produit un effet de compensation, ou encore avec l’hypocoristique « Franzeken ». Ce dernier est restitué avec la suffixation en « ounet » et « petit Franz », le français proposant un champ plus limité pour les diminutifs. Le marquage berlinois ne peut être maintenu en français, comme nous l’avons signalé précédemment. La variation des expressions stéréotypées, déjà relevée avec « de lange Näse », est un autre signe de la construction de l’oralité, comme en témoigne la combinaison des sens propres et figurés et la création de jeu de mots dans l’original et leur maintien dans la traduction (« zwei Beine haben » et « sich kein Bein ausreißen; « se fouler une jambe » et « ne pas se fouler »). Le proverbe allemand « sich kein Bein ausreißen » est traduit par un proverbe « équivalent » ou « comparable » selon Ricoeur. La traduction française procède ici par recréation de la forme proverbiale « se fouler la rate », qui permet justement le renvoi au champ sémantique de l’original, qui varie autour de la jambe. Olivier Le Lay rejoint les réflexions d’Antoine Berman sur la recréation des proverbes, pour qui l’équivalence se situe au niveau d’un travail sur la langue même plutôt que dans la recherche d’un équivalent attesté en français. Enfin, on remarque l’absence de datage de l’expression, vieillie en allemand, « leidlich temperiert », uniquement rendue par le pronom « lequel », qui relève d’un registre plus soutenu.

 

Extrait 3 : La polyphonie et l’oralité chez Jelinek

L’extrait de Die Kinder der Toten se situe visiblement après l’Anschluss. Une femme restée à Vienne écrit à son ami parti chasser en « Allemagne » :

Lieber Heinz, ich bin jedenfalls baff über Deine Aufnahme, die Du überall erhältst. Die anderen Herren doch jedenfalls auch, oder bist Du beliebt durch Dein Wiener Goscherl ? Hoppsassa dirallallla ! Wer sind die anderen Herren, kommst Du mit keine Wiener zusammen ? humpa humpa humpa ! Ich bin sehr solid u. brav, war noch bei keinem Heurigen, gestern mit Seppl beim Romer, heute Wichart. Tschinn ! Bumm ! Die alte Tour. Heinrich hat geschätzt 2 Tage und hat mir telefoniert, daß es ungefähr RM 35 000 ausmacht, der Juppheidi muß ja auch billiger werden, habe es ihm auch gesagt. Habe mir bei Stern alles angeschaut, fabelhaft, so wohnen eben Jappadabbadoos ! (Fred ! Feuerstein ! Was, du auch hier, was mußt du denn auch ausgerechnet Feuerstein heißen ?) Ich werde mich sehr bemühen, Du mußt auch Daumen halten. War gestern bei Ref. Giebisch, Pg., war sehr nett u. wird sich für uns verwenden. Fidirallala, fidirallala, fidirallallallalla! Zunftler müssen abfahren, vielleicht sogar nach Dachau. Tschinda tschinda tschinda ! Also Heinemann noch recht viel Weidmannsheil ? Wie kapital war der Bock, ein wieviel-Ender ? Und eins zwei drei ! Und eins zwei drei ! Viele Busserln Dein Schatz. Magst a Kimmelweckerl, Heinemann, tamtam taram ! gicks ! u. a. Viertel Grinzinger ? War scho guat bei der Hitz ! (KDT, p. 560)

C’est un exemple parfait de polyphonie : à des bribes de lettre s’ajoutent des allusions concrètes au régime nazi (« RM 35 000 », des abréviations comme « Ref. », Pg.). La terminologie de la chasse (« kapital », « wieviel-Ender », « Weidmannsheil ») est mélangée aux titres et allusions aux émissions télévisées des années 70 (« Fred Feuerstein » / « Pierreafeu »). Elfriede Jelinek joue sur les prononciations, « Juppheidi », renvoyant tout d’abord à la chanson « ist ne schöne Stadt, juppeidi, juppeida » (parfois aussi écrit « Juppheidi, juppheida »), mais qui devient chez Jelinek un terme péjoratif pour désigner les Juifs. Par ses mêmes effets de prononciation, elle introduit aussitôt le « Jappadabbadoo », le slogan de la série télévisée des « Feuerstein »/ « Pierrafeu ». Le nom allemand « Feuerstein » évoque de nombreux noms juifs formés sur le lexème « -stein ». Le glissement sémantique laisse clairement entrevoir que la chasse en Autriche ne concerne plus le gibier, mais les juifs. Le collage de ces éléments discursifs permet de faire ressortir l’atrocité de cette réalité, la spoliation et la déportation des Juifs. Ainsi, des formes orales spécifiques qui s’intercalent introduisent un ton volontairement guilleret : il s’agit d’airs et de chansons (« Hopsassa tirallalla », « Fidirallala, fidirallala, fidirallallallalla »), des onomatopées (« tschinda tschinda tschinda », « humpa humpa humpa ») et des indications rythmiques (« eins zwei drei », « eins zwei drei »). Les marqueurs du parler viennois (« magst a Kimmelweckerl », « scho guat » ) et des éléments phraséologiques (« Daumen halten ») complètent ce collage de différents niveaux de discours. L’oralité n’a ici plus rien de naturel ou de mimétique, elle ne se réfère plus non plus à une réalité historique précise, mais fait pleinement partie de cette « machine textuelle ». Regardons maintenant de plus près la traduction :

Cher Heinz, en tout cas le succès que tu rencontres un peu partout me laisse baba. Les autres types aussi, non ?, ou alors tu dois cette popularité à ta seule gouaille, ton esprit viennois ? Hue cocotte et allons trotte ! Qui sont les autres, t’es tout de même pas le seul de Vienne ? houba houba houba ! Je suis très sage et bien comme il faut, j’ai pas encore goûté le vin nouveau, j’tais hier avec Seppl chez Romer, aujourd’hui chez Wichart. Tzimm ! Boum ! Comme au bon vieux temps. Heinrich a compté deux jours et m’a appelé pour me dire que ça faisait à peu près 35 000 reichsmarks, de toute façon le Juifaïdi devra en rabattre, je le lui ai dit. J’ai tout bien regardé chez Stern, fabuleux, on se la coule douce comme chez les Pierrafeu ! Yabba, dabba, doo ! (Fred ! Pierrafeu ! Quoi, toi ici, qu’est-ce t’as à t’appeler Pierrafeu, aussi ?). Je ferais tout mon possible, souhaite-moi bonne chance. J’étais hier chez notre camarade du Parti, le responsable, Giebisch, très gentil, vraiment, il va se décarcasser pour nous. Tralala, traderidera ! Les marchands doivent décamper, pas le choix, peut-être même vers Dachau. Badaboum boum boum ! Alors, mon vieux Heinemann, bonne chasse, encore tout plein ? Et de quelle taille, le chevreuil, un combien de cornes ? Et un deux trois ! Et un deux trois ! Bisous bécots, ton trésor. T’voudrais pas un petit pain au cumin, Heinemann, taram tam tam ! gloups ! et un quart de Grinziger ? Ça serait pas mal avec c’te fournaise ! (Enfants des morts, p. 451)

Le traducteur recrée la machine textuelle, mais à des niveaux différents. Il maintient les signaux visibles de l’intertextualité au sens large : le genre et les marqueurs de la lettre sont ainsi gardés, tout comme la terminologie spécifique de la chasse (« kapital », « Ender » / « taille », « de cornes »). Contrairement au procédé « sourcier » appliqué dans Berlin Alexanderplatz, le traducteur opte ici pour une recréation du collage en ayant recours à des références françaises. A plusieurs reprises, Olivier Le Lay affirme y avoir expressément été encouragé par Elfriede Jelinek avec laquelle il a échangé de nombreux courriels quotidiens. Il semble que l’origine des sources précises ait moins d’importance ici que le fait qu’elles soient perçues comme des citations intertextuelles. La traduction s’attelle avant tout à la recréation du procédé et de ses effets. Ainsi, l’allusion au dessin animé « Fred Feuerstein» a trouvé son équivalence en la référence française « Les Pierrafeu ». On peut ici s’interroger sur la perte en français des connotations insinuées par Jelinek avec le nom « Feuerstein » - l’allusion aux « Pierrafeu » peut sembler arbitraire. En ce qui concerne les chansons, le traducteur se réfère également au contexte français, comme par exemple avec « hue cocotte » ou « traderidera » qui renvoie à la chanson de la Mère Michel. Les glissements sémantiques deviennent également plus explicites comme pour « Juppheidi »/« Juifaïdi ». Comme nous l’avons déjà vu pour la traduction de Berlin Alexanderplatz, les expressions diatopiques (le parler viennois, souvent extrêmement artificiel) trouvent leur équivalent sous forme de changements morphologiques en français non-standard (« j’ai pas », « j’tais », « ‘t’voudrais », « ça serait pas mal », « c’te »). Nous retrouvons également le respect du rythme avec le jeu autour d’apocopes et sur les effets syntaxiques. En revanche, la traduction joue aussi sur les effets de recréation en trouvant un point d’ancrage dans la langue du texte-source, notamment par le travail sur les sonorités. Le traducteur opte pour une recréation en français de la prononciation, il fait volontairement « allemand », comme c’est le cas par exemple pour « Tzimm Boum ».

La recréation du texte-source se fait certes à des niveaux différents, et malgré une orientation plus cibliste que dans la traduction de Berlin Alexanderplatz, on peut constater un ancrage évident dans la langue-source. Les effets de construction et d’artificialité sont plus forts, ce qui correspond bien au montage des machines textuelles d’Elfriede Jelinek dont l’oralité extrêmement artificielle n’est qu’un élément intertextuel parmi d’autres.

 

 

Les deux oeuvres donnent à voir des formes différentes de mise en scène et d’exploitation de la réalité, l’une plus mimétique, qui correspond, du moins partiellement, à une oralité simulée chez Döblin, et l’autre qui s’inscrit d’emblée dans l’artificialité. Le travail traductif nivelle en partie ces différences. Ainsi, on remarque une « traduction renforcée de l’oralité » [31] dans Berlin Alexanderplatz, qui crée parfois une impression d’artificialité, critiquée par certains, mais revendiquée par le traducteur. Les phénomènes de « surtraduction » servent à mieux rendre l’aspect étranger du texte et à exhiber le travail du traducteur. La diffusion sur France Culture d’une version radiophonique [32] de Berlin Alexanderplatz souligne le collage des multiples voix et le montage polyphonique, les effets de surtraduction étant gommés par la mise en voix. Cette forme de réappropriation, qui réalise le désir de Döblin d’exploiter le médium radiophonique, rend l’oralité plus palpable.

En ce qui concerne les traductions de Jelinek, Olivier Le Lay, mais aussi Dieter Hornig et Patrick Démerin ont saisi la teneur fondamentale de ces textes polyphoniques, qui consiste à considérer la langue comme matériau afin de construire une grammaire propre. Restituer cette grammaire, objet de traduction, signifie d’une part une contrainte énorme pour les traducteurs, mais leur laisse en même temps une liberté extraordinaire. Dans la plupart des textes d’Elfriede Jelinek, la césure opérée par rapport à la réalité sociolinguistique et l’absence de véritable localisation créent un espace de liberté qui permet au traducteur d’inventer jusqu’à un certain point un équivalent de cette langue dans la langue. Pour les deux textes, la recréation passe donc en premier lieu par une fidélité au principe d’écriture (on pourrait aussi dire par une « fidélité à la lettre »). La liberté dont dispose le traducteur est extraordinaire, mais cette inventivité se joue bien sûr toujours dans les limites du texte. Olivier Le Lay fait preuve d’une réelle présence et visibilité.

Notes

  • [1]

    Nous nous référons aux éditions suivantes des oeuvres et de leurs traductions : Alfred Döblin, Berlin Alexanderplatz, Deutscher Taschenbuch Verlag, Walter Verlag, Düsseldorf/ Zürich, 2000 (BA) ; traduction française par Zoya Motchane (1933), Paris, Gallimard, 1970, réédition collection « folio » ; nouvelle traduction française d’Olivier Le Lay, Paris, Gallimard, « Du monde entier », 2009. Elfriede Jelinek, Die Kinder der Toten, Rowohlt Reinbek, Hamburg, 1995 ; traduction française d’Olivier Le Lay : Enfants des morts, Paris, Le Seuil, 2008.

  • [2]

    Voir par exemple Elisabeth Kargl : « La scandaleuse Autrichienne » dans « Au nom de Goethe ! » Hommage à Gerald Stieg, éd. Marc Lacheny et Jean-François Laplénie, Paris, L’Harmattan, 2009, pp. 101-111.

  • [3]

    Dernières traductions parues : Elfriede Jelinek : « Restoroute-Animaux », trad. française Dieter Hornig et Patrick Démerin, Paris, Verdier, 2012 ; Elfriede Jelinek : « Winterreise », trad. française Sophie Andrée Herr, Paris, Le Seuil, 2012.

  • [4]

    Risterucci-Roudnicky, Danielle : « Pourquoi retraduire Berlin Alexanderplatz ? », Canon et traduction dans l’espace franco-allemand, Études réunies par Frédéric Weinmann, Ralf Zschachlitz et Fabrice Malkani, Cahier d’études germaniques, 2010/2, n° 59.; Odile Schneider-Mizony : « Traduire ou simuler l’oralité ? », Oralité et écrit en traduction, éd. Gambier, Yves et Olli Philippe Lautenbacher, Glottopol – n° 15 – juillet 2010, URL : http://www.univ-rouen.fr/dyalang/glottopol/ (consultée le 6 juillet 2012) ; Seurat, Alexandre : « Berlin Alexanderplatz, de la ‘traduction effaçante’ à la retraduction » (à paraître).

  • [5]

    Schwittala, Johannes et Tiitula, Liisa, Mündlichkeit in literarischen Erzählungen. Sprach- und Dialoggestaltung in modernen deutschen und finnischen Romanen und deren Übersetzungen, Tübingen, Stauffenburg Verlag, 2009.

  • [6]

    Koch, Peter et Oesterreicher, Wulf, « Gesprochene Sprache und geschriebene Sprache/Langage parlé et langage écrit », Lexikon der RomanistischenıLinguistik, Bd. I/2, Günther Holtus, Michael Metzeltin et Christian Schmitt (Hrsg.), Tübingen, Niemeyer, 2001, pp. 584-627. (consultée le 6 juillet 2012) ; Seurat, Alexandre : « Berlin Alexanderplatz, de la ‘traduction effaçante’ à la retraduction » (à paraître).

  • [7]

    Art. cit.

  • [8]

    Freunek, Sigrid, Literarische Mündlichkeit und Übersetzung. Am Beispiel deutscher und russischer Erzähltexte, Berlin, Frank & Timme, 2007, p. 26.

  • [9]

    Gambier, Yves et Lautenbacher, Olli Philippe, « Oralité et écrit en traduction », Glottopol, op. cit., p. 7.

  • [10]

    Loc.cit.

  • [11]

    « Anämie und Vertrocknung der Sprache », cité par Dieter Roser dans Fingierte Mündlichkeit und reine Schrift. Zur Sprachproblematik in Robert Walsers späten Texten, Würzburg, Königshausen & Neumann, 1994, p. 9.

  • [12]

    « Döblin holt aus allen Bereichen gesprochensprachliche Formen, ohne ein bestimmtes Mittel auffallend häufig zu wiederholen » (Schwittala et Tiitula, op. cit., p. 56).

  • [13]

    Barbara Folkart, «Polylogie et registres de traduction », Palimpsestes, n° 10, pp. 125-140, cit. p. 133.

  • [14]

    Op. cit., p. 137.

  • [15]

    Voir aussi Glottopol, op. cit., p. 88.

  • [16]

    Hornig, Dieter : « Le théâtre d’Elfriede Jelinek », Europe, janvier-février 2007, n° 933-934, pp. 369-388.

  • [17]

    Berman, Antoine, La traduction et la lettre ou l’auberge du lointain, Paris, Le Seuil, 1999, p. 13 sq.

  • [18]

    […] des stratégies de résistance peuvent contribuer à maintenir la différence linguistique et culturelle du texte étranger en produisant des traductions qui sont étrangères et étranges, qui marquent la limite des valeurs dominantes dans la culture-cible et les empêchent d’effectuer une domestication impérialiste d’un Autre culturel. [Nous traduisons] « [Venuti’s work] goes beyond literalism to advocate an experimentalism: innovative translating that samples the dialects, registers, and styles already available in the translating language to create a discursive heterogeneity which is defamiliarizing, but intelligible to different constituencies in the translating culture. » Venuti (éd.), Translation Studies Reader, New York, Routledge, 2010, p. 341.

  • [19]

    Folkart, « Polylogie et registres de traduction », op. cit., p. 138 sq.

  • [20]

    Transcription de l’enregistrement audio.

  • [21]

    Ibid.

  • [22]

    Ibid.

  • [23]

    Schneider-Mizony, Odile, art. cit., Glottopol, p. 84.

  • [24]

    Transcription de l’enregistrement audio.

  • [25]

    Ibid.

  • [26]

    Beatriz Preciado, « Savoirs_Vampires@War », Multitudes, 2005, n° 20, pp. 148-157.

  • [27]

    Entretien mené avec le traducteur en août 2006.

  • [28]

    Eryck de Rubercy, « Traduire Elfriede Jelinek. Entretien avec Olivier Le Lay », Revue des deux Mondes, février 2007, p. 14.

  • [29]

    Olivier Le Lay, « Dust », Europe, janvier-février 2007, n° 933-934, pp. 451-453.

  • [30]

    Lilliput Berlinerisch, dir. Jens Runkehl, Berlin/ München, Langenscheidt, 2003 ; Joachim Schildt et Hartmut Schmidt, Berlinisch Geschichtliche Einführung in die Sprache einer Stadt, Berlin, Akademie-Verlag, 1986.

  • [31]

    Glottopol, op. cit., p. 93.

  • [32]

    Adapation de Christine Lecerf. http://www.franceculture.fr/emission-fictions-le-feuilleton-berlinalexanderplatz-histoire-de-franz-biberkopf-de-alfred-doeblin-. (URL consultée le 6 juillet 2012).