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ARTICLE
Les Saintes Écritures et leur interprétation ont occasionné tout au long des siècles des schismes qui sont restés définitifs. Je me suis intéressée aux comportements liés à la foi et aux implications d’un engagement dans une religion donnée, dans un contexte conflictuel. Mes recherches m’ont conduite à privilégier l’étude de groupes religieux minoritaires, comme le protestantisme, puis le judaïsme. Dans la continuité des masters, j’ai voulu poursuivre et approfondir la réflexion en la centrant sur la notion de judéité. Le contexte du XIXe siècle semblait le plus approprié à cet exercice tant en raison des événements de la réalité politique et sociale que pour des raisons d’ordre littéraire. La principale difficulté rencontrée est la confusion qui aurait pu s’établir entre ce qui relève de l’histoire culturelle et ce qui revient en propre à la littérature.
Dans la réalité historique, le début du XIXe siècle est marqué par l’émancipation des Juifs. Consécutivement à la création des consistoires par Bonaparte et par un effet de rayonnement, l’émancipation s’étend à toute l’Europe. La cartographie des Juifs résidant en Europe montre deux types d’Israélites : les Ashkénazes et les Sépharades. Les Ashkénazes de l’Est trouvent difficilement leur place ailleurs en Europe. Mal intégrés en Angleterre, ils vivent dans un ghetto physique et moral. Leur pratique devient étroite et rigoureuse. En Grande-Bretagne, les Sépharades, originaires de la péninsule méditerranéenne et très minoritaires en Europe, se définissent comme des Anglais. Leur forme de vie culturelle est plus libre, tolérante et « ouverte ». Ils sont prospères et bien intégrés en Angleterre depuis plusieurs générations, comme la famille de Benjamin Disraeli [1] . Lors de la guerre contre la Russie de 1853 à 1856, une nouvelle affabulation présente le Juif comme le principal bénéficiaire des conflits nationaux et mondiaux [2] . Confrontés au problème de l’assimilation, les Israélites subissent l’antisémitisme, profondément enraciné dans les mentalités dès la fin du siècle, et qui se manifeste de façon extrême dans l’affaire Dreyfus. Le capitaine est arrêté en octobre 1894 et condamné en décembre devant le Conseil de guerre de Paris. Le 13 janvier 1898, Émile Zola publie dans L’Aurore, sa Lettre ouverte au président de la République sous le titre « J’accuse ».
Pour des questions de genre, le sujet ne pouvait être abordé par les textes des siècles précédant le XIXe car ils comportent surtout des pièces de théâtre, Le Marchand de Venise de Shakespeare, Le Juif de Malte de Marlowe, Les Juives de Garnier, Esther et Athalie de Racine, tandis que le roman incluant des personnages juifs s’impose au XIXe siècle. Le Juif, en tant que personnage romanesque commence à être représenté dans des textes de fiction (Walter Scott, Balzac). Tout le siècle sera propice à cette écriture. Dans une approche réaliste de la fiction, Israel Zangwill écrit à Londres Les Enfants du ghetto en 1892, roman où il fait vivre ses personnages à l’intérieur du ghetto londonien et Bernard Lazare ébauche à Paris Le Fumier de Job qui paraît en 1902.
Le fictif peut être considéré comme le lieu où l’être humain fait l’essai de ses facultés face au monde, en tenant compte de son désir de bonheur. Pour comprendre la fiction littéraire, il faut plutôt se référer aux mondes qui ne sont pas liés à des contraintes logiques mais aux possibilités créatrices de l’esprit. « Le domaine littéraire », tel que Marc-Mathieu Münch l’entend dans L’Effet de vie ou Le singulier de l'art littéraire (1991), « peut donc se définir de l’intérieur par l’effet de vie et de l’extérieur par le fait que, la littérature, c’est ce qui n’est ni jeu, ni fantasme, ni philosophie, ni hypothèse scientifique, ni, bien sûr, un autre art. » [3]
La fiction inclut les nouvelles et les romans qui sont basés sur des faits imaginaires plutôt que réels et dont les personnages possèdent une « épaisseur » que ne peuvent avoir les acteurs de texte plus courts contenus dans d’autres genres comme le poème ou la fable. La fiction permet une représentation « psychologique » à l’inverse de récits plus « événementiels » comme le conte merveilleux. J’ai inclus des nouvelles dans ma recherche quand la description physique était suffisamment dense pour être étudiée comme « Cora » de George Sand ou psychologique et typique comme « Le Juif (Filippo Ebreo) » de Stendhal.
L’étude des textes dans leur langue originale, conformément à la méthodologie comparatiste, paraît primordiale pour en dégager le sens. Les romanciers de ces deux pays me semblaient suffisamment producteurs de textes incluant des personnages juifs. Mais au fur et à mesure de mes recherches, j’ai constaté que les œuvres françaises devenaient plus nombreuses que les britanniques, créant ainsi un certain déséquilibre que je m’efforce de réduire. La principale difficulté rencontrée dans l’établissement de la bibliographie est que le corpus reste ouvert. Cela implique que toute œuvre découverte en cours de préparation est susceptible de remettre en cause certaines perspectives.
Les sources premières contiennent vingt-huit œuvres, dont seize auteurs français et douze britanniques. J’ai voulu remettre en valeur des écrivains méconnus de la postérité comme Grace Aguilar, The Vale of Cedars or the Martyr, Israel Zangwill Children of the Ghetto, pour la Grande-Bretagne, Élémir Bourges, Les oiseaux s’envolent et les fleurs tombent, Léon Cladel, Juive-Errante, Aimé Giron, Les Cinq sous du Juif errant, Philipon et Huart, Parodie du Juif Errant, Bernard Lazare, Le Fumier de Job, pour la France, sans négliger pour autant des auteurs majeurs, français comme Balzac, Zola, ou britanniques comme Charles Dickens, Benjamin Disraeli, George Eliot, Walter Scott.
La judéité s’est longtemps définie de l’intérieur comme l’ensemble des critères utilisés par les Israélites pour constituer l’identité juive [4] . L’observance quotidienne des lois, des coutumes et des croyances d’un peuple ou l’adhésion à ce peuple et à sa doctrine par le biais de la conversion religieuse furent les critères quasi-exclusifs employés par les Juifs pour se caractériser eux-mêmes. Pour Daniel Boyarin (A radical Jew, Paul and the politics of identity, 1994), la judéité perturbe toutes les catégories de l’identité, car elle n’est ni nationale, ni généalogique, ni religieuse, mais toutes celles-là à la fois, c’est ce qui la rend intéressante à étudier. Par rapport à l’hébreu, le français établit une distinction entre « judaïsme » et « judéité » : le judaïsme regroupe ce qu’il est convenu d’appeler les aspects « religieux » de la définition ; mais le mot exprime un concept global qui ne prend pas seulement en compte les aspects rituels. C’est une sanctification de tous les aspects de la vie, une transformation du profane en sacré, parfaitement démontrée dans Children of the ghetto. Cependant, le judaïsme s’entend bien comme la croyance monothéiste des Juifs. [5]
Je me suis interrogée sur les raisons, les origines et les conditions de la représentation de la judéité, sur ce qui a poussé les auteurs à l’écrire, sur leurs sources d’inspiration ainsi que l’influence des mouvements littéraires et des tendances de l’époque susceptibles de favoriser ce genre d’écriture : romantisme, fantastique, surnaturel, mais aussi exotisme et orientalisme. L’emploi du mot « représentation » se développe au XIXe siècle et introduit le rapport entre le fait de représenter les citoyens et l’idée d’être représenté par une identité collective. Puis la substance du mot se dilue dans les figures identitaires ou les modèles sociaux et glisse vers un sens littéraire, social et culturel. Dès que le personnage du Juif incarne l’Autre, par excellence, dans les fictions considérées, l’étude relève de l’imagologie telle que l’a définie Daniel-Henri Pageaux, c’est-à-dire l’analyse des images ou des représentations de l’étranger étudié aussi bien dans son pays qu’en dehors de sa patrie. [6] C’est un regard posé par une communauté sur elle-même et par une communauté sur une autre.
La représentation de la judéité s’écrit de deux manières différentes : la transposition de la réalité et la construction d’un imaginaire.
La transposition de la réalité passe non seulement par les conditions mais surtout par les lieux de la judéité : les synagogues, les cimetières ou les sites de pèlerinage qui sont révélateurs de la religion, de l’identité, du passé historique, et donc de la mémoire du peuple juif. Transmettre le souvenir, les origines de ses ancêtres et de sa foi, c’est appréhender le futur et une manière de dénoncer l’image dépréciative du Juif diffusée par la presse et la littérature tout au long du XIXe siècle [7] . La réalité peut aussi s’exprimer par l’allégorie : j’ai ainsi été amenée à consacrer un développement à l’image de la Synagogue. De toutes les figures représentant le judaïsme dans l’art chrétien [8] , celle de la Synagogue opposée à l’Église est l’une des plus utilisées. Anatole France la reprend dans son œuvre humoristique La Rôtisserie de la reine Pédauque. La relation au christianisme se manifeste également dans l’acte de la conversion. Dans Splendeurs et Misères des Courtisanes, Balzac propose un exemple frappant de conversion en la personne d’Esther, la fille de Gobseck.
Enfin l’analyse des stéréotypes véhiculés dans les œuvres permet d’évaluer le poids des préjugés dans la représentation du Juif et témoigne d’une réalité déformée par les idées reçues. Je m’appuie ainsi sur les travaux de Ruth Amossy, Les Idées reçues (1991) et Daniel Couégnas, Fictions, Enigmes, Images, Lectures (para ?)littéraires (2001). La transposition de la réalité se fait à partir de thèmes stéréotypés : l’usure, l’universalité du complot juif, le vampirisme, le crime rituel. Ruth Amossy définit le stéréotype comme « une structure thématique qui intègre un ou plusieurs prédicats obligés, ou constantes de prédicats », tandis que Daniel Couégnas donne des exemples d’images populaires stéréotypées dans Le Juif Errant ou La Fille du Juif Errant. Tout individu d’origine juive est rangé dans une catégorie préétablie qui regroupe certains traits fixes comme la cupidité, l’astuce et l’esprit d’entreprise, en une lecture programmée du réel ou du texte et dont l’exemple le plus frappant est celui d’Elie Magus dans Le Cousin Pons.
Construire un imaginaire de la judéité s’élabore nécessairement par des emprunts à des mythes, légendes, idéologies, visions du monde, opinions : le mythe du Juif Errant par exemple, remarquablement étudié par Marie-France Rouart, est repris dans plusieurs romans après celui d’Eugène Sue : La Fille du Juif Errant, Les Cinq sous du Juif Errant. Le siècle du romantisme est aussi celui de l’orientalisme. Dans L’Orientalisme, L’Orient créé par l’Occident (1978), Edward Saïd dénonce l’opposition de l’Orient à l’Occident. Il reconnaît que l’Orient est une scène de théâtre où se tient un prodigieux répertoire culturel. Les écrivains ont souvent assimilé l’image de la femme israélite à celle de l’orientale exotique et mystique. On note cependant un écart entre les représentations juives masculine et féminine : l’homme, vieux et cupide et la femme, jeune et belle, notamment dans Ivanhoé, Le Juif Errant, Splendeurs et misères des courtisanes, Juive-Errante, Manette Salomon, Daniel Deronda. La femme exotique se rattache essentiellement aux Sépharades qui sont les plus représentatifs de l’Orient dans les textes (par exemple dans Ivanhoé, Rebecca repart avec son père en Espagne mauresque, leur terre d’origine). Mais ce n’est pas toujours précisé. Ainsi, sans que l’on sache à quel groupe (Sépharade ou Ashkénaze) appartient Esther Gobseck ou Manette Salomon, puisqu’elles sont avant tout des Parisiennes, on constate qu’elles possèdent toutes les caractéristiques de la beauté féminine exotique, alors qu’il n’est fait aucune mention d’une lointaine origine mauresque ou caucasienne.
Mais ce recours à d’autres textes se repère tout au long des œuvres. L’intertextualité est permanente et se lit à travers les différentes sources utilisées, notamment la Bible, les légendes ou les textes d’auteurs. Les noms empruntés aux Ecritures Saintes et les qualités qui y sont attachées, ses lieux mythiques, ainsi que les longues citations, renforcent la judéité de personnages qui n’hésitent pas à « parler comme la Bible », lançant même d’horribles anathèmes (La Rôtisserie de la Reine Pédauque). En se servant de légendes juives, Bernard Lazare renforce l’image qu’il a déjà donnée et qu’il défend du Juif mendiant ou prolétaire dans le Fumier de Job, mais il rappelle également le problème de la conversion forcée. Dans une démarche d’appropriation, la redistribution des personnages des textes du passé et de leur rôle dans les nouveaux romans, ainsi que la rédaction de développements authentiques, offrent une représentation plus captivante de la judéité. Les détails habiles et innovants vont permettre au nouveau texte de se détacher de l’ancien, le rendant plus attractif ou amusant dans les cas de réécriture parodique, par exemple : Les Cinq sous du Juif Errant ou encore la Parodie du Juif Errant. La référence aux textes antérieurs permet de mesurer la part de renouvellement dans le processus de représentation, notamment chez George Eliot. La combinaison d’éléments de textes précurseurs, d’allusions à l’art plastique et l’invention dont fait preuve Eliot dans Deronda offrent une perception de la judéité à la fois nouvelle dans le monde du roman et plus proche de la réalité.
La rédaction de la troisième et dernière partie : L’écriture de la judéité, inclura un chapitre sur « le langage juif ». Pour les Juifs du XIXe siècle, se pose le problème des origines et de l’identité qui commence à se détacher de la religion proprement dite, d’où la nécessité de faire le point sur les termes employés quelquefois indifféremment dans les romans pour le désigner : Hébreu, Juif, Israélite, Sémite, Sioniste...
La langue écrite permet d'accentuer les tons qui deviennent alors humoristiques, moqueurs, sarcastiques, voire mystérieux. Elle crée une distance entre les personnages de classes différentes : dans Ivanhoé, Rebecca parle en hébreu avec son père Isaac, en anglais avec Ivanhoé et Rowena mais en français avec le templier normand Bois-Guilbert. Dans Manette Salomon, l’hébreu, que le catholique Coriolis entend dans la synagogue, ressemble plus à un marmonnement incompréhensible qu’à une langue de prières. L’hébreu, langue originale de l’Israélite, demeure la plus proche des racines et de la foi juives. Utilisée pour lire la Thora et les prières à la synagogue, parlée par les élites, elle se doit d’être conservée au même titre que les traditions, les coutumes et les obligations [9] . Dans The Vale of Cedars la Juive Marie lit les Saintes Ecritures en hébreu et parle cette langue avec les siens. Dans Children of the ghetto, le prêcheur Hyam parle en chaldaïque à Ephraim qui lui répond en hébreu. Pourtant, les Israélites utilisent un autre langage : le yiddish, élaboré par les Ashkénazes. Dans les sociétés occidentales, la possession du bon langage est l’une des marques des classes sociales dominantes. Paradoxalement, l’évolution de la langue a fréquemment son origine dans des façons de parler populaires, argotiques ou patoisantes. Durant mille ans, le yiddish fut l’un des principaux moyens de communication dans la communauté ashkénaze. Cette langue facile à apprendre permet à chacun de s’exprimer et d’être compris de tous. Dans Children of the ghetto, les Juifs anglais intégrés se moquent des Ashkénazes hollandais qui parlent ce dialecte considéré par les Sépharades comme fortement corrompu. Dans Les rois en exil, le peintre Wattelet considère le yiddish comme un « charabia d’alsacien et d’hébreu » que parle parfois Sephora, la maîtresse du roi Christian. L’utilisation du langage qu’il soit hébreu, chaldéen ou yiddish, procure aux textes un effet de réel qui donne une représentation de la judéité plus authentique et prouve le rattachement à une communauté, à des traditions, à une histoire conservées par ces langues en opposition à la modernité de la langue nationale, synonyme de progrès.
La plupart des auteurs ont établi un lien entre le passé et le présent dans leur représentation de la judéité. Certes, tout ne s’explique pas grâce au passé, mais le rappel dans une fiction d’événements tragiques de la réalité historique peut être un dénominateur commun à plusieurs textes. En informant les lecteurs des processus qui ont conduit aux guerres civiles, aux guerres ethniques ou à l’antisémitisme, les écrivains espèrent qu’ils ne se reproduiront ni dans le présent ni dans le futur. Bien sûr, les romans et les nouvelles du XIXe siècle sont, à notre époque, lus dans un contexte différent de celui qui les a vus naître, et certains personnages peuvent devenir eux-mêmes problématiques indépendamment du projet de l’auteur. C’est une question qui sera plus amplement développée dans la conclusion même de la thèse et qui ne manquera pas de se référer aux travaux sur la théorie de Jauss, Pour une esthétique de la réception, car l’accueil fait par le lecteur d’aujourd’hui est informé par une histoire particulièrement lourde.
Notes
- [1]
Dictionnaire encyclopédique du judaïsme, Paris, éd. Du Cerf et Robert Laffont, collection Bouquins, 2001, pp. 13, 528, 935.
- [2]
Jean-Philippe Schreiber « L’image des juifs et du judaïsme dans le discours antimaçonnique au XIXe siècle », in ANTISEmythes, L’image des Juifs entre culture et politique (1848-1939), op. cit., pp. 131, 133, 134.
- [3]
Marc-Mathieu Münch, L’Effet de vie ou Le singulier de l’art littéraire (1991), Paris, Honoré Champion, Bibliothèque de Littérature générale et comparée dirigée par Jean Bessière, 2004, p. 136.
- [4]
Dictionnaire du DVD-Rom, Paris, Encyclopaedia Universalis, 2008.
- [5]
- [6]
Daniel-Henri Pageaux, La Littérature générale et comparée, Paris, Armand Colin Éditeur, Coll. Cursus, série « Littérature », 1994, p. 25.
- [7]
Marc Angenot, Ce que l’on dit des Juifs en 1889, Vincennes, Presses Universitaires de Vincennes, Coll. Culture et Société – Paris VIII Saint-Denis, 1989.
- [8]
Jean-François Faü, L’image des Juifs dans l’art chrétien médiéval, Paris, Maisonneuve & Larose, 2005.
- [9]
Dictionnaire encyclopédique du judaïsme, op. cit., p. 86, 87, 454.