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Politiques de la traduction dans un environnement multilingue : le cas basque

ARTICLE

Les recherches en traductologie ont tendance à privilégier les langues abondamment parlées dans les communautés monolingues, alors que les traductions impliquant une langue plus rare comme langue d’arrivée ou de départ sont numériquement plus importantes. Cela est d’autant plus regrettable que les relations littéraires et culturelles au sein des communautés multilingues s’avèrent plus « riches » que celles entre les communautés monolingues. Le Pays Basque (espagnol et français) nous offre un exemple intéressant à cet égard.

Le mot pour désigner une personne basque en langue basque est euskaldun, « celui/celle qui parle le basque », montrant à quel point sont liés langue et identité chez les Basques. De fait, le lien entre la fonction communicative/instrumentale et la fonction idéologique de la langue basque est perçu comme très fort. Le but de notre communication est de décrire le rapport entre la traduction et le développement de la langue basque et de sa culture d’un point de vue systémique. La traduction en/du basque se trouve encore dans un contexte politique conflictuel, où les identités sociales se trouvent prises dans un flux continu de reconstruction.

La traduction en/du basque subit d’un côté les problèmes propres aux langues minoritaires (production réduite et diglossie) et, d’un autre côté, se développe dans un contexte social bilingue (ou même multilingue), au sein duquel elle n’a reçu que récemment un statut officiel. Le basque reste une langue peu répandue dans une situation diglossique, il n’est parlé que par environ 800 000 personnes réparties dans trois structures administratives différentes : deux communautés autonomes en Espagne (le Pays Basque et la Navarre) et trois provinces (Labourd, Basse Navarre et Soule) qui font partie du département français des Pyrénées Atlantiques.

La langue est presque arrivée à un point de non-retour au XIXe siècle, en raison d’une émigration massive, du manque de soutien officiel et de son manque de prestige culturel. Pour ce qui est du Pays Basque espagnol, le redressement relatif des années 1920 s’est vu interrompu par la Guerre Civile (1936-1939) et la politique répressive à l’égard des langues régionales sous la dictature de Franco. La production littéraire en langue basque est restée mince jusqu’à l’avènement de la transition démocratique. [1]

Avec l’arrivée de la démocratie en Espagne 1978, la situation de la langue basque a changé de façon radicale. Après l’approbation du Statut d’Autonomie du Pays Basque, l’hégémonie des forces nationalistes dans le gouvernement régional a conduit en 1982 à la promulgation du statut de coofficialité de la langue basque. Cela ne pouvait pas rester sans conséquences pour la traduction. Les autorités régionales et locales ont été immédiatement concernées, puisque elles devaient produire tous les documents officiels en basque et en espagnol, ce qui a favorisé une immense activité traductrice, surtout de l’espagnol vers le basque. Le basque a été aussi introduit dans le système éducatif, déclenchant une grande quantité de traductions. À l’époque, le nombre de maisons d’édition publiant surtout en basque a grimpé en flèche, et la plupart avaient une section consacrée à la traduction. L’utilisation de la langue a atteint aussi les médias. Une chaine de télévision exclusivement bascophone a été créée, qui porte une grande partie de ses efforts en matière de traduction sur les productions éducatives destinées aux enfants.

Le travail d’autres institutions a aussi été d’une importance capitale pour augmenter la visibilité de la langue. Euskaltzaindia, l’Académie de la Langue Basque, a contribué à la normalisation par la publication d’une grammaire normative et d’un dictionnaire. De plus, ont été créées l’Association d’Ecrivains Basques (EIE, Euskal Idazleen Elkartea) et l’Association de Traducteurs, Correcteurs et Interprètes en Langue Basque (EIZIE), complétant ainsi le tissu institutionnel lié à la langue.

Mais il reste des problèmes. Quelques-uns sont les conséquences normales de la situation de diglossie d’une langue qui n’est pas encore complètement standardisée et qui est parlée par moins d’un million de personnes. Le basque est la langue maternelle d’une partie de la population qui réclame le droit de l’utiliser dans tous les domaines possibles. Ce droit est limité par la réalité sociolinguistique du Pays Basque, où la majorité des habitants est hispanophone ou francophone monolingue (ce droit, bien entendu, n’existe que dans le Sud). Les changements à long terme, nécessaires pour satisfaire cette demande et arriver à une situation de vrai bilinguisme, y compris la discrimination positive en faveur de la langue la plus faible, sont perçus comme injustes par la partie de la population qui ne s’intéresse pas au basque et veut continuer à utiliser seulement l’espagnol (dans le cas des provinces françaises, l’absence d’une politique de normalisation ne laisse pas émerger de tels conflits). D’autres problèmes sont liés à des contraintes légales qui bloquent l’utilisation de la langue dans certains domaines (le système judiciaire, par exemple) ou au conflit politique : Egunkaria qui était alors le seul journal rédigé en basque a été fermé en 2003, à la suite d’accusations de connivence avec l’ETA (sept ans plus tard, une sentence de l’Audience Nationale espagnole a invalidé cette interdiction ; le journal ayant déjà cessé de paraître, un autre a dû être créé).

La majorité politique nourrit l’ambition de récupérer la langue basque du côté espagnol, et cette ambition alimente une grande partie de l’activité traductrice aujourd’hui, sous le patronage/mécénat du gouvernement régional. Plusieurs programmes de traduction ont été créés ou soutenus par le gouvernement régional ou par d’autres institutions pour traduire la littérature et la pensée universelles en basque. Durant les trente dernières années, il y a eu un intense effort de normalisation et de modernisation pour définir un standard unifié du basque (batua) et pour en répandre l’usage dans les domaines de la haute culture et de la science.

Literatura unibertsala (Littérature universelle) est un projet majeur : il se donne pour but de traduire les classiques de la littérature mondiale en basque. Il a commencé en 1989 avec le soutien du département de culture du gouvernement régional et il est dirigé par l’EIZIE. Chaque année, la liste des oeuvres qui seront traduites est établie par des membres de l’association des traducteurs et par des éditeurs, sur concours, de façon anonyme.

Pentsamenduaren Klasikoak (classiques de la pensée) est un projet semblable, mais orienté vers la traduction d’ouvrages de philosophie, économie, psychologie, linguistique, anthropologie et histoire. En l’occurrence c’est une institution financière et des universités locales qui assument le financement du projet.

Ces traductions offrent des modèles aussi bien de basque standard que de traductions de qualité. Elles établissent un lien entre la littérature et la pensée basques et mondiales. L’objectif à long terme est la revitalisation de la langue basque en tant qu’outil de communication et de création moderne. Et cela semble possible grâce à ces nouveaux modèles, genres et auteurs, qui contribuent au développement de la littérature et de textes d’idées en basque.

Toutefois, la réponse académique à toute cette activité traductrice a été très lente. Pendant plusieurs années (entre 1979 et 2000), il n’y a eu qu’une école privée de traduction (Martuteneko Itzultzaile Eskola), et ce n’est qu’en septembre 2000 qu’un cursus de traductologie de quatre ans a été lancé à l’Université du Pays Basque. Cela s’explique sans doute par le fait que la traductologie est considérée comme un domaine académique marginal, malgré son énorme présence culturelle.

Le cas de la traduction de la littérature enfantine est particulièrement intéressant car on y repère des situations ambivalentes. Dans un court laps de temps, le système éducatif dans la communauté autonome du Pays  Basque est passé d’une absence presque totale du basque à une situation de prééminence dans divers domaines.

Dès le début des années 1980, le système scolaire avait besoin d’un grand nombre de textes en basque, mais la production locale (réduite) ne pouvait répondre à la demande de littérature pour la jeunesse, ce qui explique le volume considérable des textes traduits et importés. Par conséquent, la traduction a acquis un rôle central dans ce (sous)-système littéraire faible et n’existant que depuis peu. Sur 256 livres pour adultes publiés en 2000, seulement 25 étaient des traductions. Par contre, dans le domaine de la littérature destinée à la jeunesse (enfants et adolescents), le ratio était de 204 traductions sur 371 titres. Selon une étude conduite par López Gaseni [2] , la littérature enfantine dans les années 1980 et 1990 représentait 72% de l’ensemble de la littérature traduite en basque.

Au début, nombre de ces traductions furent réalisées par des enseignants ayant peu d’expérience en traduction : les traductions se faisaient vite, il n’y avait pas de contrôle de qualité et la norme était l’orientation vers l’acceptabilité (Toury [3] ). La plupart des traductions étaient indirectes, utilisant l’espagnol comme langue relais. Par conséquent, on avait fréquemment recours aux omissions et simplifications de la structure et de l’organisation rhétorique, comme techniques de traduction. La quantité de traductions et la mauvaise qualité de certaines d’entre elles ont conduit à des commentaires négatifs de la part de critiques littéraires locaux, qui dénonçaient le double risque d’un exocentrisme excessif et d’une trop grande dépendance à l’égard des importations culturelles.

D’autre part, tout le travail de traduction lié au basque se produit dans un environnement bilingue et diglossique. Aussi les interférences avec des langues beaucoup plus répandues (l’espagnol et le français) sont inévitables, ce qui n’est pas un phénomène propre à la traduction de la littérature enfantine. Cependant, on ne saurait nier l’influence positive de ces traductions. La traduction a été le canal qui a permis d’introduire des innovations formelles, de la diversité, de nouveaux sujets et des matières narratives plus riches ; elle a contribué à la consolidation des nouvelles formes dans l’écriture en langue originale. Ainsi, en raison d’une présence plus importante des traductions, la littérature enfantine en basque est plus représentative des tendances internationales que celle pour adultes. [4]

Il faut également noter que les traductions ont joué un rôle central dans le long voyage de la fragmentation dialectale vers une forme standard de basque. Ce processus n’a pas été sans heurts, puisque l’on a choisi comme base le dialecte central, largement parlé, et que cela a produit des réactions négatives de la part d’autres dialectes périphériques. En même temps que la traduction a joué un rôle positif important dans la formation d’un standard de la langue qui était fort nécessaire, elle a eu aussi un rôle négatif, puisque elle a marginalisé l’usage de certains dialectes. Au débout du processus, il est arrivé à certains bascophones de penser que les dialectes parlés étaient du mauvais basque et que tout le monde devait parler la langue standard quel que soit le contexte. Maintenant, la situation s’est stabilisée et l’on peut observer un renouveau des différents dialectes ; on utilise à la fois le basque standard et les dialectes, quoique dans des contextes différents. La traduction vers le basque a joué un rôle en faveur de la diversité, et aussi un rôle dans l’homogénéisation.

Conséquence intéressante du bilinguisme et de la diglossie du système littéraire basque, beaucoup d’auteurs sont aussi traducteurs, pour la plupart de l’espagnol ou de langues apparentées. Ces traductions sont habituellement utilisées pour introduire des nouveaux auteurs/modèles dans la littérature basque. Par exemple, les auteurs bien connus Gabriel Aresti, Jon Juaristi et Joseba Sarrionandia ont réuni leurs traductions de T.S. Eliot dans un livre (Eliot Euskaraz [5] [Eliot en Basque]). Aujourd’hui, beaucoup d’auteurs poursuivent cette tradition. En plus de traduire vers le basque, ils écrivent aussi leurs ouvrages en basque et les auto-traduisent en l’espagnol/français, phénomène encore trop peu étudié. Cette pratique était négligeable jusqu’en 1980. Les rares traductions du basque avant la fin du régime de Franco étaient des auto-traductions et presque exclusivement vers l’espagnol. Dès le début des années 1980, de nombreux auteurs adoptèrent cette stratégie, puisque elle constituait la façon la plus rapide et économique de diffuser leurs ouvrages sur le marché espagnol. L’auto-traduction est aussi devenue un outil de création, puisque la majorité des auto-traductions vers l’espagnol sont des « exercices de réécriture » [6] , des moments de création seconde, comme beaucoup d’auteurs écrivant en basque l’ont reconnu. L’auteur basque le plus traduit, Bernardo Atxaga, adopte une position postmoderne vis-à-vis de la paternité littéraire, prétendant qu’il veut que ses ouvrages soient traduits, quel que soit le résultat. D’autres auteurs bien connus, comme Anjel Lertxundi, ont une approche plus moderne ; ils veulent que la voix propre de l’auteur soit maintenue tout au long de la démarche de traduction.

Les traductions du basque ont récemment obtenu un sponsorat public (quelques prix littéraires incluent des fonds supplémentaires spécifiquement pour la traduction). Il est aussi important de considérer que le public cible de la plupart des traductions du basque est la partie hispanophone de cette même communauté et que, par conséquent, ce type d’activité de traduction planifiée, « stratégique » peut stimuler la cohésion de cette communauté. Par conséquent, la justification de ces traductions n’est pas le besoin du marché culturel cible, mais une forme de patronage dans la culture d’origine [7] , qui tachent de rendre la langue et la culture plus visibles, et de gagner, par ce processus, un certain prestige culturel au niveau national ou international [8] . Observer la traduction comme un phénomène de la « culture cible » [9] contredirait ou au moins enrichirait la méthodologie standard de Toury, particulièrement dans des cas comme ceux-ci où le profit économique ou la nécessité pratique sont complétés (sinon supplantés) par des arguments culturels et idéologiques.

En ce qui concerne les traductions du basque vers d’autres langues que l’espagnol et le français, la version espagnole sert de texte source plutôt que l’original basque. Le statut du basque comme langue minoritaire entraîne aussi un manque de traducteurs qui travaillent avec le basque dans des combinaisons « moins conventionnelles ». La version espagnole devient canonique et c’est cette canonisation qui lance la traduction vers d’autres langues, en supplantant l’original basque.

L’utilisation de langues relais et ses conséquences font maintenant l’objet d’études [10] . Par exemple, Behi euskaldun baten memoriak (Mémoires d’une vache basque) de Barnardo Atxaga, l’auteur le plus connu en langue basque, s’est transformé en Memorias de una vaca (Mémoires d’une vache) dans la traduction espagnole. Comme la plupart des douze traductions disponibles dans d’autres langues ont utilisé l’espagnol comme langue relais, presque aucune ne renvoie dans le titre à la basquité de la vache (Mémoires d'une vache). Les versions en allemand et esperanto constituent des exceptions a ce sujet, probablement parce qu’elles ont été traduites directement du basque. En fait, dans bien des cas, la traduction indirecte a pour résultat des divergences (plus d’une fois significatives) avec le texte source basque.

Cependant, il y a eu quelques traductions directes, par exemple, du basque en allemand, avec l’aide d’associations telles qu’Euskalema. Actuellement, de telles exceptions ne constituent pas un changement de paradigme ; les traductions indirectes continuent d’être la norme, mais au moins les projets de traduction directe rétablissent quelque peu l’équilibre et peuvent servir de modèle pour le travail à venir, moins dépendant et plus autonome.

 

Pour ce qui est du Pays Basque français, l'excellent travail accompli en Espagne ces dernières années a renforcé encore davantage la position périphérique de sa production culturelle basque, même si historiquement les provinces du Nord ont été le berceau des premiers textes en basque.

Tout comme la littérature, les premières traductions en langue basque se sont faites surtout dans les provinces françaises bascophones, dans un contexte déterminé par la concurrence religieuse entre Catholicisme et Protestantisme. La première traduction vers le basque est issue d’une commande de Jeanne d’Albret, reine de la Navarre française et mère d’Henri IV, qui chargea Joannes Leizarraga de traduire le Nouveau Testament et quelques documents calvinistes. Les efforts de Leizarraga pour créer ex nihilo ce que l’on peut considérer une sorte de proto-standard basque restèrent sans suite, puisque le Protestantisme n’a pas réussi à s’imposer dans le Pays Basque français, ce qui a empêché la diffusion de ses textes. [11]

Mais dès le XVIIIe siècle le Pays Basque français perd sa position prédominante dans la production littéraire et dans l’activité traductrice liée au basque, en raison des politiques centralisatrices imposées par les gouvernements postrévolutionnaires.

Rappelons cependant un phénomène digne d’intérêt qui s’est produit au Pays Basque français au début de la résurgence de la culture basque vers la fin du XIXe siècle. En 1870, est publié Atheka-gaitzeko oihartzunak de Jean Baptiste Dasconaguerre, membre de l’Académie Française. Cet ouvrage a été longtemps considéré comme le premier roman en langue basque. Mais en fait, en 1867, était déjà paru Les échos du pas de Roland, du même Jean Baptiste Dasconaguerre. Sur sa première page, à côté d’une citation d’Axular, le grand classique français en langue basque, on trouve l’indication que cette oeuvre a été traduite du basque. En fait, c’est la version française qui est l’original, la traduction en basque n’étant que le résultat des demandes pressantes de ceux qui voulaient connaître le prétendu original basque. Le processus de traduction a été en réalité très compliqué : plusieurs personnes y ont participé et il y a eu plusieurs tentatives inabouties avant l’édition définitive. Ainsi, ce qui a longtemps été considéré comme le premier roman moderne écrit en basque est en réalité une traduction du français.

La pseudo-traduction a toujours été utilisée en littérature pour introduire des nouveaux genres et on a observé plus haut la prévalence de l’auto-traduction dans les situations diglossiques. Dans ce cas-ci, on retrouve les deux phénomènes unis. A cette période, la fiction moderne en langue basque est presque inexistante au Pays Basque français, et comme Dasconaguerre a perdu cette langue, a perdu sa voix, il doit la feindre.

Ce cas de figure montre les relations complexes de la littérature basque avec les deux côtés de la frontière. Le texte de Dasconaguerre a vite été traduit en espagnol en raison de l’intérêt des basques espagnols pour cette oeuvre, eux qui avaient eux aussi perdu la connaissance du basque. En fait, le texte de Dasconaguerre a été réédité plus souvent et a rencontré bien plus d’intérêt au Pays Basque espagnol que dans la partie française.

Une autre forme littéraire typique du Pays Basque français connaît une destinée semblable : la pastorale souletine (représentations théâtrales chantées et dansées sur des sujets historiques ou religieux). Alors que leur position est absolument périphérique ou même inexistante dans le système littéraire français, ces spectacles ont un retentissement assez fort de l’autre côté de la frontière. Le texte est traduit en français, en basque standard et en espagnol dans la version écrite. Les représentations sont retransmises par la télévision de la Communauté Autonome du Pays Basque, l’ETB, sous-titrée en basque standard. Habituellement, la pastorale traite de sujets historiques et traditionnels, mais en 2011 elle a été consacrée à la vie du politicien nationaliste Telesforo Monzón, né au Pays Basque espagnol, exilé au Nord pendant le Franquisme, où il est finalement mort. La représentation a eu lieu à Larraine (Larrau), mais, de façon exceptionnelle, une deuxième a eu lieu au Sud, au village de Monzón, Bergara.

Intéressons-nous, pour finir, au cas d’Itxaro Borda. Il s’agit d’une écrivaine en langue basque du Pays Basque français qui n’a presque aucun rayonnement dans le système littéraire français. Cependant, elle est très présente au Sud, où elle est publiée, fait des conférences, et où elle a reçu le prix littéraire majeur en langue basque, le prix Euskadi [12] , si bien que certains de ses travaux ont été traduits en espagnol. Pourtant, son oeuvre n’a presque pas été traduite en français, sauf par le biais de l’auto-traduction. Puisque son impact est resté circonscrit au monde basque, son oeuvre n’a pas été traduite en d’autres langues. D’autre part, en plus d’être auteur, elle est aussi traductrice, et a enrichi la littérature basque avec des traductions de Tomi Ungerer et Bertolt Brecht, en raison de son intérêt pour la culture allemande.

Comme la production littéraire du Pays Basque français est devenue marginale dans l’ensemble de la littérature bascophone et qu’Itxaro Borda refuse d’utiliser le basque standard pour rédiger son oeuvre au lieu de son dialecte natal labourdin, elle se situe dans un contexte comparable à la déterritorialisation dont parlent Deleuze et Guattari, même si le basque ne saurait vraiment être conçu comme une langue majeure, malgré tous les efforts accomplis pour la normalisation de sa forme standard, le « batua ».

 

En guise de conclusion, il est clair que la traduction, et par extension les rapports inter-littéraires, ne sont pas un phénomène individuel et isolé, mais sont des réalités politiques et culturelles collectives [13] . La situation politique dans le Pays Basque espagnol a permis (malgré tous ses problèmes) une évolution culturelle qui a encouragé la diversification. La situation au Nord continue à favoriser l’homogénéité linguistique et culturelle. À l’absence d’institutions politiques propres s’ajoute le fait que la France n’a pas ratifié la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires (1992). Par ailleurs, la tentative de l’Assemblée nationale française en 2008 d’amender la Constitution pour inclure la mention que « les langues régionales appartiennent » au « patrimoine » de la France, a suscité la réaction immédiate de l’Académie Française, qui a déclaré que cette mention portait « atteinte à l’identité nationale » (déclaration votée à l’unanimité lors de la séance du 12 juin 2008). Finalement, le Sénat a refusé d’inscrire la reconnaissance des langues régionales dans la Constitution.

Un phénomène semblable existe dans le domaine universitaire. Ainsi lorsque Pascale Casanova parle de l’« Internationale des petites nations » [14] , elle ne tient compte que des petits états européens (Norvège, Belgique et Irlande). Dans un autre passage de son oeuvre, elle mentionne le cas catalan, mais elle ne se réfère à aucun moment à la langue basque, malgré l’existence d’auteurs français qui écrivent et publient en langue basque en France. Cet oubli ne saurait être fortuit, il est révélateur du fait que le système littéraire est identifié à une littérature nationale et un État.

Le cas de la littérature basque est un exemple d’un autre type de réalité culturelle qui montre l’existence d’une série de rapports et de phénomènes transfrontaliers divers qui vont au-delà des rapports bilatéraux habituels entre communautés monolingues. Il constitue un système bien plus complexe que ceux des littératures fortement identifiées à un État monolingue.

A la lumière de tout ce qui précède, on peut dire que le (sous)-système littéraire basque est incomplet, il n’est ni stable ni homogène. Il fonctionne parfois comme un sous-système faible et dépendant du système littéraire espagnol/français, avec à l’intérieur des sous-systèmes ouverts à des importations massives de traductions. Mais une autre interprétation de cette situation est possible : le système basque est encore « en construction », il bénéficie d’une situation qui favorise la créativité et un développement toujours fragile mais dynamique.

Notes

  • [1]

    Jose Mari Torrealdai, Euskal idazleak gaur, Saint-Sébastien, Jakin, 1979, p. 81-82.

  • [2]

    Manu López Gaseni, Euskarara itzulitako haur eta gazte literatura: funtzioak, eraginak eta itzulpen-estrategiak, Bilbao, Universidad del País Vasco, 2000, p. 89-90.

  • [3]

    Gideon Toury, Descriptive Translation Studies and Beyond, Amsterdam/Philadelphia, John Benjamins, 1995, p. 60.

  • [4]

    Manu López Gaseni, ouvr. cité, p. 291-292.

  • [5]

    Eliot, Thomas Stearns, Eliot euskaraz, Aresti Gabriel, Sarrionandia Joseba et Juaristi Jon (trad.), Saint Sébastien, Lur, 1983.

  • [6]

    André Lefevere, Translation, Rewriting, and the Manipulation of Literary Fame, Londres, Routledge, 1992, p. 110.

  • [7]

    André Lefevere, ouvr. cité , p. 15.

  • [8]

    Pascale Casanova, La république mondiale des lettres, Paris, Seuil, 1999, p. 374.

  • [9]

    Gideon Toury, ouvr. cité, p. 23-39.

  • [10]

    Elizabete Manterola, Euskal literatura beste hizkuntza batzuetara itzulia, Bernardo Atxagaren lanen itzulpen moten arteko alderaketa, (thèse de doctorat non publiée), Vitoria/Gasteiz, Universidad del País Vasco/Euskal Herriko Unibertsitatea, 2011, 549 p.

  • [11]

    Juan María de Olaizola, El Reino de Navarra en la encrucijada de su Historia, El Protestantismo en el País Vasco, Pampelune, Pamiela, 2011, pp. 217-241.

  • [12]

    Itxaro Borda n’est pas, bien sûr, le seul auteur du Pays Basque français qui jouit d’un certain succès de l’autre côté des Pyrénées de nos jours. Le prix Euskadi 2010 a été attribué à Ur Apalategi.

  • [13]

    Voir Gideon Toury, ouvr. cité, et José Lambert, « Aproximaciones sistémicas y la literatura en las sociedades multilingües », dans Montserrat Iglesias Santos (éd.), Teoría de los polisistemas, Madrid, Arco, 1999, pp. 53-70.

  • [14]

    Pascale Casanova, ouvr. cité, pp. 339-345.