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Fictions d'éditeur : la mise en fiction des actes philologiques, critiques et éditoriaux dans le roman français et anglophone du XVIIe au XXIe siècle

ARTICLE

La confrontation entre Pale fire [1] de Vladimir Nabokov et L’Œuvre posthume de Thomas Pilaster [2] d’Éric Chevillard est à l’origine de notre intérêt pour la fiction d’éditeur. En effet, le roman Pale Fire est composé d’un poème de neuf cent quatre-vingt-dix-neuf vers attribués à l’auteur fictif John Shade et de son commentaire digressif et délirant par l’éditeur fictif Charles Kinbote, tandis qu’Éric Chevillard donne à son roman la forme d’un recueil posthume de textes d’un auteur fictif à succès, l’écrivain éponyme Thomas Pilaster, chaque texte étant commenté et annoté par un éditeur fictif nommé Marc-Antoine Marson. Dans ces deux fictions, on a donc affaire à de « fausses » éditions critiques qui incluent un paratexte fictionnel : préface, notes, index, biographie, notices.

Mais pourquoi des romanciers de la deuxième moitié du XXe siècle éprouvent-ils le besoin de recourir à un procédé, celui de l’éditeur fictif, qui semble désuet car si caractéristique du XVIIIe siècle ? Pour tenter de répondre à cette question, il a paru nécessaire d’élargir le corpus et de lui donner une perspective historique permettant justement de cerner les spécificités de la fiction d’éditeur des Lumières à nos jours et d’inscrire l’étude de la fiction d’éditeur dans une réflexion sur l’histoire littéraire. Qu’est-ce que la figure de l’éditeur et son traitement dans la fiction révèlent de la conception de la littérature et de ses rapports à la critique et à l’édition aux différentes époques qui nous intéressent ?

Après un essai de définition de la fiction d’éditeur, nous tentons dans notre thèse de montrer l’importance de son inscription dans le contexte historique afin de pouvoir proposer quelques hypothèses sur ses fonctions et significations dans l’histoire littéraire.

Définir la fiction d’édition

La fiction d’éditeur est caractérisée par la présence de deux niveaux de récit : d’une part, le texte « édité » et, d’autre part, ce qu’on peut appeler le texte « éditant », qui met en scène l’acte de la publication en commentant le manuscrit trouvé.

Distinctions préalables

Pour dépasser cette définition minimale et cerner les spécificités de la fiction d’éditeur, il a fallu la comparer avec des formes proches : les mystifications littéraires, les narrations à récit-cadre et les fictions qui mettent en scène des situations de lecture. Jean-François Jeandillou propose une « typologie des auteurs imaginaires », où il distingue les « auteurs imaginaires révélés » des « auteurs imaginaires non révélés », la première catégorie se distinguant de la seconde en ce qu’elle est « étrangère à la supercherie » : le « nom de l’auteur réel figure au frontispice », se portant ainsi garant de la fiction, et, « si authentiques que paraissent (…) la situation de l’auteur dans son contexte historique ou la mise en scène présidant à la découverte de ses manuscrits, une convention romanesque vient toujours en abolir la puissance captieuse ». Le discours biographique et exégétique est alors dans nos textes de type romanesque : le « pacte éditorial conclu avec le lecteur vaut aussi pour un contrat de fiction, car il n’y a jamais mensonge mais simulation ludique » [3] . La fiction d’éditeur se distinguerait donc des mystifications littéraires par l’absence d’intention de tromper le lecteur. Fictions d’éditeur et narrations à récit-cadre ont en commun de posséder deux niveaux de récit mais, alors que le récit-cadre met en place une situation d’oralité, la fiction d’éditeur se présente au contraire comme la reproduction d’un texte écrit, ce qui suppose une attention non seulement au contenu mais aussi à la forme et à la matérialité du texte.
Enfin, on pourrait confondre la fiction d’éditeur avec les textes qui mettent en scène des situations de lecture, tel Le Tour d’écrou d’Henry James ou encore avec les textes qui intègrent des extraits d’œuvre comme « Olympia ou les vengeances romaines » dans le roman de Balzac, La Muse du département, ou comme de nombreuses fictions de Borges. Ce dernier nous aide à saisir ce qui différencie la fiction d’éditeur de ses propres textes : comme il l’écrit lui-même dans la préface de ses Fictions, Borges a « préféré écrire des notes sur des livres imaginaires » [4] , sans donner à lire ces livres fictifs. Entre les fictions d’éditeur et les fictions érudites de Borges ou les textes qui mettent en scène des extraits d’ouvrages imaginaires, il y a donc la différence qui sépare l’édition critique d’un texte de son compte-rendu critique qui n’en donnerait que le résumé ou n’en citerait tout au plus que quelques fragments.

La question des niveaux de récit

Une fois définie la fiction d’éditeur, se pose un problème de catégorisation des niveaux de récit dans ce type de textes. Cette difficulté est liée au traitement singulier du paratexte dans ces œuvres. En effet, les textes du corpus sont caractérisés par un brouillage de la frontière entre texte et paratexte, puisque le paratexte fait partie intégrante de la fiction. Dans Seuils, Genette parle, à propos de Pale fire de Nabokov par exemple, de « paratexte fictionnel » ou de « simulation de paratexte » [5] mais il hésite à trancher entre « niveau de récit » ou « seuil ». Les œuvres du corpus créent en fait un dédoublement entre la publication fictive et la publication réelle. Ni seuils, ni niveaux narratifs, ou les deux à la fois, le texte éditant est un texte hybride, qui emprunte aux rhétoriques apparemment différentes de la fiction et du discours érudit, posant la question de la distinction entre fictionnel et non fictionnel. Bien qu’il soit possible de définir la fiction d’éditeur comme un sous-genre littéraire, on s’aperçoit qu’il est essentiel de la replacer dans son contexte historique pour en cerner réellement les enjeux, au-delà des aspects purement formels.

Une étude comparative et historique
Un corpus à délimiter

Que ce soit dans le domaine français ou anglophone, on est confronté à beaucoup de romans, notamment à partir du XVIIIe siècle, dans lesquels l’auteur se contente de se présenter, dans la préface, comme l’éditeur d’un manuscrit, sans que la suite du texte en soit modifiée. Pour donner au corpus une taille raisonnable et une plus grande cohérence, nous avons choisi de nous concentrer [6] sur les œuvres qui prolongent cette fiction d’éditeur au-delà de la préface, en particulier par des notes et des commentaires de l’éditeur fictif, au point que l’on pourrait parler de « fiction d’édition critique ». Notre corpus comprend donc au XVIIIe siècle : A Tale of a Tub de Swift et Le Chef-d’œuvre d’un inconnu de Thémiseul de Saint-Hyacinthe, ainsi que Clarissa de Samuel Richardson et Les Liaisons dangereuses de Laclos [7] ; au XIXe siècle : Obermann de Senancour, Memoirs and Confessions of a Justified Sinner de James Hogg et Sartor Resartus de Thomas Carlyle [8] et, au XXe siècle, outre Pale fire et L’Œuvre posthume de Thomas Pilaster : Adieu Kafka de Bernard Pingaud, Poor things d’Alasdair Gray, Les Tablettes de buis d’Apronenia Avitia de Pascal Quignard et House of leaves de Mark Danielewski. [9]

Des œuvres dans leur contexte

L’étude de l’inscription des fictions dans leur contexte historique passe notamment par l’analyse d’éditions critiques réelles afin de pouvoir les comparer avec les fictions censées les imiter. La question est ici de savoir s’il y a simple imitation, parodie, ou au contraire émancipation par rapport au modèle. Il s’agit également de montrer comment les textes du corpus se nourrissent des débats littéraires et critiques de leur temps : au XVIIIe siècle, par exemple, les mises en scène satiriques de l’édition chez Swift et Saint-Hyacinthe, s’inscrivent clairement dans le contexte de la querelle des Anciens et des Modernes, tandis qu’au XIXe siècle, le débat autour de la réédition en 1831 de La Vie de Johnson de Boswell par l’éditeur John Wilson Croker s’avère avoir été l’une des sources d’inspiration du Sartor Resartus de Carlyle.

Essai de typologies

L’étude minutieuse des œuvres permet d’établir des typologies : typologie des éditeurs (amateur, professionnel ; intimes de l’auteur ou non ; nommé ou anonyme ; personnage ou simple procédé…) et typologie de paratextes, notamment des catégories de notes de l’éditeur (explicatives, de régie, critiques). Ce travail de détail est destiné à nourrir la réflexion sur les fonctions et significations de la fiction d’éditeur.

Pourquoi la fiction d’édition ?

La question qui sous-tend l’ensemble de notre travail de recherche est d’essayer de comprendre dans quel but un auteur décide de « s’effacer » derrière le masque d’un éditeur fictif.

Légitimer le roman

Le recours à la fiction d’éditeur dans le roman du XVIIIe siècle est traditionnellement considéré comme un procédé d’authentification [10] du texte et de dénégation de sa qualité romanesque à une époque où le roman, malgré son succès, est dévalorisé dans la hiérarchie des genres. Les notes de l’éditeur fictif sont alors là pour procurer un air de vraisemblance, d’authenticité [11] et une légitimité au roman. Richardson tente en effet par le procédé de l’éditeur fictif de transférer à son roman épistolaire l’autorité des textes imprimés et annotés (« the authority of print » [12] ) en y intégrant des indications “bibliographiques” sur l’état des lettres, en signalant les passages omis, en insérant des tables des matières, un index. De plus, comme dans d’authentiques lettres, les correspondants partagent un certain nombre de connaissances communes qu’ils ne jugent pas utile de préciser, d’où la nécessité de notes pour élucider ces allusions. Comme le résume Ian Watt dans The Rise of the Novel, les auteurs jouent sur la croyance de l’époque que « tout ce qui est imprimé est nécessairement vrai ; tout ce qui est imprimé et annoté est à la fois vrai et important. » [13]

Mais des travaux récents de spécialistes de la littérature du XVIIIe siècle [14] soulignent que cet usage de la figure de l’éditeur est plus complexe et plus ambigu. La surenchère dans l’usage du topos du manuscrit trouvé finirait par fonctionner comme un indice de fictionnalité. L’usage du topos serait moins là pour « faire croire » à l’authenticité du texte que pour « faire reconnaître » sa nature fictionnelle. Le recours à ce procédé participe donc à la fois d’une stratégie de défense contre la mauvaise réputation du roman et d’affirmation voilée de la suprématie de la fiction. Le cas des Liaisons dangereuses, marqué par la mise en concurrence de l’« avertissement de l’éditeur » et de la « préface du rédacteur », est exemplaire de la complexité stratégique de cette parole du masque qui rend indécidable l’intention de l’auteur réel. Mais si l’objectif n’est pas ou pas seulement l’authentification, quelle autre fonction joue le procédé de la fiction d’éditeur ?

Orienter la lecture

La figure de l’éditeur fictif permet la mise en scène de la lecture dans le texte même : premier lecteur du texte, lecteur dans le texte, et destinataire privilégié du texte écrit par un autre, l’éditeur en est aussi le destinateur. S’adressant directement à un « lecteur impliqué » [15] , l’éditeur fictif tend à faire entrer l’ensemble du processus de production dans le monde fictif. En effet, sa présence et ses interventions influencent le lecteur réel et orientent, ou cherchent à orienter, la réception du roman. Ses commentaires, ses choix éditoriaux, ses omissions ou ajouts déterminent l’effet spécifique que produit le roman sur le lecteur. Ainsi chez Richardson, certaines notes cherchent à empêcher une mauvaise interprétation du texte. On peut d’ailleurs remarquer que ce type de notes s’est multiplié dans les rééditions pour tenter de corriger la réception des lecteurs de l’époque, que Richardson jugeait inadéquate. Dans Clarissa, une note de l’éditeur sur dix environ est ouvertement destinée à diriger le jugement du lecteur sur les personnages [16] : l’éditeur souligne, par exemple, à de nombreuses reprises le caractère manipulateur de Lovelace et défend, au contraire, le comportement de Clarissa face à ce dernier. En plus de faire concurrence à la critique en essayant d’orienter la réception des œuvres, la fiction d’éditeur sert aussi souvent aux auteurs à régler leur compte avec le monde de l’édition et de la critique.

Parodier la critique

La mise en fiction de l’acte critique et philologique s’accompagne souvent d’une esthétique de la parodie [17] . La fiction d’éditeur met en réalité en scène deux parodies distinctes [18] . D’une part, la fiction d’éditeur parodie différents types de textes. Les prétendus manuscrits édités imitent certains auteurs ou certains genres. Les textes « publiés » et commentés peuvent être des lettres (Les Liaisons dangereuses, Clarissa), un texte philosophique (Sartor Resartus), des mémoires (Confessions of a Justified Sinner, Poor things), de la poésie (le poème « Pale Fire » de John Shade), une étude filmologique (House of Leaves)... Le texte de Chevillard offre l’échantillon le plus varié de parodies des genres puisque, parmi les textes publiés et commentés par l’éditeur fictif se trouvent des aphorismes, des haïku, des extraits de journal intime, un monologue théâtral et une nouvelle policière, autant de textes qui jouent tellement de la charge caricaturale que le lecteur est forcé d’adhérer aux commentaires sarcastiques de l’éditeur Marc-Antoine Marson. D’autre part, le texte « éditant » parodie le geste critique et philologique lui-même. Une des questions est alors de savoir si la parodie varie selon les époques, et selon les caractéristiques propres aux pratiques éditoriales de chacune d’elles ou si elle relève d’une caricature peu au fait de la réalité de ces pratiques, d’où l’importance de l’étude des éditions critiques réelles. Le lecteur contemporain pourrait par exemple s’étonner des jugements moraux exprimés dans les notes des romans du XVIIIe siècle mais, si l’on étudie la critique de l’époque, on constate, au contraire, que cela correspond tout à fait à la conception de la critique au temps des Lumières. Au contraire, les œuvres du XXe siècle parodient volontiers la prétention scientifique de l’établissement des sources ou de l’indication des variantes en la poussant jusqu’à l’absurde.

Inventer une poétique de la philologie

Au-delà de leur dimension parodique, ces textes hybrides intéressent aussi une poétique des formes. Comme dans les éditions critiques « sérieuses », les romans qui utilisent la fiction d’éditeur attribuent à l’éditeur fictif des préfaces, des notices, des bibliographies et des biographies de l’auteur fictif, des index, des annexes, des chronologies et des notes. La fiction de l’éditeur fait donc de la représentation du travail philologique un principe créatif. Les fictions d’éditeur s’approprient des opérations proprement philologiques (commentaire, note, représentation graphique de la lacune et de la rature, mention des variantes) pour exploiter leur productivité littéraire. Ces fictions interrogent donc les méthodes et présupposés de l’édition critique et soulignent le fait que l’activité prétendument neutre d’édition du texte d’un autre peut être considérée comme la « création » d’un texte nouveau.

Au final, cette étude permettra, nous l’espérons, de montrer qu’au-delà des oppositions et même de la rivalité entre la littérature et la critique, les fictions d’éditeur nous invitent à penser la porosité des deux activités, le brouillage de la frontière et même les échanges possibles entre elles : la littérature, et en particulier la fiction, peut s’inspirer des méthodes de la critique et elle peut aussi suggérer la voie d’une nouvelle critique, qui laisse sa place à l’imagination et à la création, à l’image du commentaire de Charles Kinbote sur le poème de John Shade, qui, malgré son caractère délirant du point de vue critique, constitue une réussite romanesque pour Nabokov.

Notes

  • [1]

    Vladimir Nabokov, Pale fire, New-York, Putnam’s Sons, 1962.

  • [2]

    Éric Chevillard, L’Œuvre posthume de Thomas Pilaster, Paris, Éditions de Minuit, 1999.

  • [3]

    Jean-François Jeandillou, Esthétique de la mystification, tactique et stratégie littéraires, Paris, Éditions de Minuit, 1994, p. 156-158.

  • [4]

    Jorge Luis Borges, « Prologue », in Fictions, trad. P. Verdevoye, Paris, Gallimard, Coll. Folio, 1983, p. 10.

  • [5]

    Gérard Genette, Seuils, Paris, Seuil, Coll. Points Essais, 1987, p. 282.

  • [6]

    Sans s’interdire de mentionner et d’étudier ponctuellement ces simples « préfaces dénégatives ».

  • [7]

    J’ai délibérément choisi de ne pas traiter de La Nouvelle Héloïse de Rousseau puisqu’une thèse récente de Yann Séité a été consacrée au paratexte de ce roman épistolaire.

  • [8]

    C’est notamment de ce texte de Carlyle que Borges différencie ses fictions dans la préface précédemment citée.

  • [9]

    Corpus provisoire, encore susceptible de changer.

  • [10]

    George May, Le Dilemme du roman au XVIIIe siècle, Étude sur les rapports du roman et de la critique (1715-1761), Paris, PUF / New Haven, Yale University Press, 1963.

  • [11]

    Richardson dit lui-même : « an air of genuineness ».

  • [12]

    Ian Watt, The Rise of the Novel : Studies in Defoe, Richardson and Fielding, Berkeley, University of California Press, 1957, p. 197.

  • [13]

    Nous traduisons d’après I. Watt, op. cit., p. 197-198 : « all that is printed is necessarily true ; all that is printed and footnoted is both true and important ».

  • [14]

    Voir les différents travaux de Jan Herman, notamment Le Mensonge romanesque : paramètres pour l’étude du roman épistolaire en France, Amsterdam, Rodopi, Louvain, Presses Universitaires de Louvain, Coll. Faux-titre, 1989.

  • [15]

    Wolfgang Iser, The Implied reader : patterns of communication in prose fiction from Bunyan to Beckett, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1990.

  • [16]

    Cf. Glen M. Johnson, « Richardson’s “Editor” in Clarissa », Journal of Narrative Theory, n° 10, 1980.

  • [17]

    On entend ici « parodie » au sens que lui donnent Linda Hutcheon ou Margaret Rose respectivement dans Theory of Parody et Parody : Ancient, Modern and Post-Modern, c’est-à-dire « la réécriture ludique d’un système littéraire reconnaissable (texte, style, stéréotype, norme générique…), exhibé et transformé de manière à produire un contraste, avec une distance comique, ironique ou critique » (cf. Yen-Mai Tran-Gervat, « Pour une définition opérationnelle de la parodie littéraire : parcours critique et enjeux d’un corpus spécifique », Cahiers de Narratologie (revue en ligne), n° 13, 2006).

  • [18]

    Andréas Pfersmann , « Le roman philologique », Séminaire du CRAL (CNRS/EHESS) « Narratologies contemporaines », 2007, http://www.vox-poetica.org/t/lna/index.html (communication orale).