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L'anamorphose, masque de l'irreprésentable en peinture et en littérature

ARTICLE

Le procédé est établi comme une curiosité technique mais il contient une poétique de l’abstraction, un mécanisme puissant de l’illusion optique et une philosophie de la réalité factice. L’anamorphose est un rébus, un monstre, un prodige. […] Elle est un subterfuge optique où l’apparent éclipse le réel. [1]

L’anamorphose résulte d’un usage « dépravé » des lois de la perspective, pour reprendre le terme employé par Baltrusaitis dans l’ouvrage qu’il consacre à ce procédé. Elle consiste à déformer une image en suivant les lois mathématiques qui régissent la perspective, soit en l’étirant ou en la disloquant : l’image perd ainsi de sa lisibilité, la signification ne se donne plus à voir de façon immédiate, elle est à rétablir, à construire. L’un des plus célèbres exemples d’anamorphose est le tableau des Ambassadeurs peint par Holbein en 1533 et actuellement exposé à la National Gallery de Londres. Jean de Dinteville, seigneur de Polisy, commanditaire du tableau, et Georges de Selve, évêque de Lavour, y sont représentés, respectivement à gauche et à droite du tableau. Leur pose est solennelle et entre eux, Holbein peint un meuble sur lequel différents objets sont disposés, tous choisis pour leur valeur symbolique puisqu’ils évoquent le quadrivium des arts libéraux constitués de l’arithmétique, de la géométrie, de l’astronomie et de la musique. Ainsi que le souligne Baltrusaitis dans le chapitre qu’il consacre à ce tableau dans son ouvrage sur l’anamorphose, « la nature morte montée sur les rayons, entre les deux ambassadeurs, est comme une table des matières d’un manuel d’artiste. » [2]

Au premier plan du tableau, dans la partie inférieure, une forme oblongue semble flotter sur le dallage : il s’agit d’un crâne en anamorphose que le spectateur ne fait que « voir » sans le comprendre jusqu’à ce qu’il ait changé de point de vue par rapport au tableau. En effet, l’anamorphose n’est redressée qu’en observant cette forme de très près, par-dessus et en se tenant sur la gauche du tableau d’après Baltrusaitis. Or, Daniel Arasse, dans son ouvrage consacré au Détail suggère un autre mode de lecture de l’anamorphose, « plus bas que [le] cadre [du tableau], quelque chose comme à genoux de côté ; [le spectateur] doit adopter, dit-il, dans la profondeur verticale de l’œuvre, un regard presque latéralement rabattu dans le tableau même. » [3] Ces indications différentes pour rétablir la juste perception indiquent bien que l’anamorphose suppose une participation active du spectateur pour établir son « sens », tout autant sa signification que sa direction. Bien plus, s’il existe différentes postures pour redresser l’anamorphose, n’est-ce pas dire qu’elle crée une béance dans la signification, qu’elle dramatise l’acte d’interprétation comme attitude ou point de vue toujours différents et personnels sur l’objet à comprendre ? Ainsi, l’anamorphose présente-t-elle la compréhension comme une énigme et comme une enquête : quelque chose se donne à voir mais simultanément, le sens se dérobe. De plus, le changement de point de vue auquel elle force le spectateur prouve à quel point interpréter une œuvre suppose de rompre avec des certitudes ou des schémas préétablis pour courir le risque de l’œuvre. L’anamorphose permet donc d’entrer dans une démarche de comparaison entre la peinture et la littérature selon cet angle de l’herméneutique et de l’exégèse de l’œuvre car elle impose une certaine posture face à l’œuvre, tant physiquement qu’intellectuellement et vient mettre en image le travail d’élucidation de l’œuvre.

Si l’on aborde l’histoire de la désignation de ce procédé de déformation de la perspective, il est intéressant de remarquer que l’un des premiers mots pour désigner des gravures ou des dessins qui l’emploient est allemand : Erhard Schön parle ainsi de « Vexierbild », ce qui se traduit par « tableau à secret ». Cette désignation permet de souligner que l’anamorphose est un dispositif optique ambigu, pour ne pas dire paradoxal, qui cache tout en montrant, qui masque donc la réalité. D’autre part, l’étymologie du mot révèle un manque au cœur de la notion : ana-morphé, c’est « ce qui n’a pas de forme », ce qui soulève bien la question de l’être même de l’anamorphose, de son existence. Elle existe bien, puisque l’œil la voit, mais dans les minutes qui suivent, un autre point de vue ou un miroir – dans le cas des anamorphoses catoptriques – la font disparaître en la redressant. L’histoire du mot est tout aussi fascinante ; comme l’indique Etienne Souriau dans son Vocabulaire d’esthétique, le mot date du XVIIe siècle [4] : il s’agit d’un « néologisme grec […] introduit par le disciple » de Kircher, Gaspar Schott, dans sa Magia universalis publiée en quatre volumes entre 1657 et 1677 [5] . Il apparaît donc que l’anamorphose, utilisée dès la peinture de la Renaissance, n’est pas immédiatement nommée. Retracer l’histoire du mot permet de souligner une des premières difficultés que rencontre celui qui enquête sur le rapport entre l’anamorphose en peinture et en littérature : si le procédé trouve sa pleine exploration à l’époque de la Renaissance, notamment dans le mouvement « baroque » prompt à représenter le vertige des apparences et le doute ou la remise en question des perceptions humaines, si le procédé, donc, est identifiable aisément dans l’art pictural, son équivalent en littérature est rarement désigné de façon aussi nette.

Le lecteur n’en reconnaît pas moins la présence de l’anamorphose en littérature et notamment dans le théâtre européen de la période baroque, non pas comme objet mais comme métaphore. Un tableau avec une anamorphose n’apparaît pas dans un décor, par exemple, mais dans le langage des personnages : il se fait alors trope, métaphore ou comparaison. Ainsi, certaines pièces de Shakespeare, telles que La Nuit des Rois ou Tout est bien qui finit bien sont construites sur une erreur de jugement et d’appréciation de l’identité des personnages et il faut attendre le dénouement pour qu’un juste point de vue soit rétabli. Bertrand, dans Tout est bien qui finit bien, explique au roi son changement d’opinion à propos d’Hélène, qu’il avait dédaignée parce qu’il ne la voyait que dans un « prisme dédaigneux », ou « scornful perspective » [6] comme le dit le texte original. Orsino, dans La Nuit des Rois, explique l’effet produit par les jumeaux Sébastien et Viola-Césario en utilisant lui aussi la métaphore du point de vue, lorsqu’il dit dans la scène 1 de l’acte V, au vers 200 : « One face, one voice, one habit, and two persons, / A natural perspective, that is and is not. » [7] Dans Troïlus et Cresside, les personnages ne mentionnent pas explicitement l’anamorphose ; pourtant, la structure de la pièce et la manière dont s’y trouvent figurés l’ordre et sa crise suggèrent une interprétation générale de la pièce comme une anamorphose. Enfin, Bushy, un des ministres de Richard II dans la pièce éponyme alors qu’il tente de consoler la reine au cours de la scène 2 de l’acte II fait référence à deux types d’illusion d’optique : les miroirs déformants sont présentés aux vers 16 et 17 pour évoquer l’effet produit par le chagrin et plus concrètement par les larmes : « Car l’œil de la douleur, embué par les larmes qui l’aveuglent, / Décompose une chose unique en de nombreux objets » [8] ; il poursuit ses paroles rassurantes par une comparaison qui évoque cette fois l’anamorphose afin d’amener la reine à relativiser son chagrin, à envisager les faits selon un autre point de vue pour voir que les inquiétudes qui causent son chagrin ne sont pas réelles, mais un simple reflet trompeur produit par l’esprit :

Tels ces tableaux trompeurs qui, regardés de face,
Ne montrent que confusion, mais qui, vus de biais,
Révèlent des formes distinctes. Ainsi Votre Chère Majesté,
Regardant de biais le départ de votre seigneur,
Y trouve à déplorer, outre ce chagrin même, des figures du chagrin,
Qui, à les voir telles qu’elles sont, ne sont rien que des reflets
De ce qu’elles ne sont point. Aussi, trois fois gracieuse reine,
Ne pleurez rien de plus que le départ de votre seigneur – il n’y a rien de plus,
Si ce n’est vu par l’œil trompeur de la douleur,
Qui pleure comme véritables des choses imaginaires. [9]

L’anamorphose, désignée par le terme « perspective », dans le texte de Shakespeare est donc bien utilisée comme trope pour rendre l’idée que toute souffrance doit être contrebalancée ou du moins qu’il ne faut pas ajouter un fardeau supplémentaire à un chagrin déjà motivé. Faut-il voir dans les paroles de Bushy un exemple de l’ironie dramatique de Shakespeare ? [10] Que le personnage qui fait référence aux illusions de certains tableaux soit celui qui refuse de voir le danger à venir viendrait suggérer qu’il faut effectivement envisager la pièce tout entière selon un autre angle et non selon le chagrin de la reine. Bushy indiquerait donc une nouvelle perspective de lecture de la pièce si l’on ne prend pas ses mots au pied de la lettre, mais si nous nous plaçons nous-mêmes devant sa tirade comme devant une tirade en anamorphose. De ce fait, il faut chercher quelle scène est à regarder de biais pour trouver le sens de la pièce, ce qui permettrait de dire que la structure même de la pièce est en anamorphose. Dès lors, les raisons du recours à l’anamorphose sont à explorer : ce qui se cache tout en se dévoilant, est-ce un obscène qui ne saurait, pour des motifs politiques, éthiques ou esthétiques, être représenté directement, frontalement ? Le regard en biais qu’impose l’anamorphose est-il la preuve que quelque chose doit être dérobé à la vue ? voire ne peut être représenté ?

L’anamorphose, présente dans le théâtre de Shakespeare ou de Marlowe, justifie le rapprochement et la comparaison entre le procédé tel qu’il est utilisé en peinture et en littérature. Néanmoins, reconnaître le procédé dans le théâtre français est compliqué par l’apparition tardive du mot dans la langue. Pourtant, dans le théâtre de Rotrou ou dans L’Illusion comique de Corneille, le lecteur peut voir à l’œuvre tout un jeu d’illusions d’optique qui évoquent l’anamorphose. La confusion entre l’identité de Mercure et de Sosie dans la pièce Les Sosies de Rotrou n’est pas sans évoquer celle de La Nuit des Rois, même si dans la pièce de Rotrou, ce ne sont pas les deux personnages qui se travestissent volontairement, Mercure usurpant l’identité de Sosie à ses dépends. L’Illusion comique, cet « étrange montre » comme la désigne Corneille, n’est-elle pas un « subterfuge optique où l’apparent éclipse le réel » pour reprendre les mots de Baltrusaitis qui définissent la poétique de l’anamorphose ? Pris dans les filets de l’illusion théâtrale, Pridamant croit que Clindor est mort tout comme les abeilles venaient se poser sur les raisins peints par Zeuxis. Le théâtre comme trompe-l’œil. Enfin, dans Le Véritable Saint Genest, Rotrou n’invite-t-il pas à changer de point de vue et à dépasser les apparences à travers le cheminement d’Adrien ? Ainsi, les procédés d’illusion d’optique, de jeux de perspective ou de trompe-l’œil, peuvent être étudiés tant dans la peinture que dans le théâtre de la période baroque.

Le lien entre l’époque et la récurrence de ces procédés est bien entendu à établir et à approfondir. Comme jeu sur la perspective, l’anamorphose apparaît en même temps que s’établit la suprématie de la science optique et les recherches sur la vision dont rendent compte de nombreux traités scientifiques ou mathématiques. Que cette époque soit aussi celle de troubles nombreux, de guerre et d’instabilité politique ou religieuse en Europe ne saurait être négligé. Pour Didier Souiller, le contexte historique, économique et philosophique de cette période de la fin du XVIe siècle jusqu’au milieu du XVIIe explique cette littérature baroque, ce mouvement lui apparaissant comme une première « crise de la conscience européenne ». [11] L’anamorphose dans la peinture ou dans le théâtre baroque viendrait ainsi rendre compte de cette instabilité ou du moins de la difficulté à trouver un point fixe d’où considérer le monde, les hommes ou l’univers. Elle force à être mobile, tant physiquement qu’intellectuellement : pour Arasse comme pour Baltrusaitis, elle est une scène de théâtre où se joue une catastrophe, celle de la fuite du sens et de la vanité du savoir dont l’emblème est le crâne des Ambassadeurs d’Holbein.

Pour tracer quelques perspectives à suivre dans cette étude comparative de l’anamorphose dans la peinture et le théâtre baroque, il faut exposer ce que la méthode doit à l’histoire des arts, tout particulièrement à Daniel Arasse. En effet, dans son ouvrage intitulé Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, il postule que « le contenu ou l’intention de l’œuvre peuvent être voilés en même temps que dévoilés dans ce détail révélateur. » [12] Or, l’anamorphose n’est-elle pas un « détail » dans l’œuvre, lorsqu’elle est utilisée comme Holbein dans une partie de la toile ou comme métaphore par les dramaturges ? Elle exhibe comme remarquable ce qu’elle dérobe à nos sens.

Etienne Souriau, s’interrogeant sur la finalité ou la fonction des anamorphoses, retient d’abord celle de « montrer et masquer des scènes érotiques ou scatologiques » qui rapproche le procédé pictural « des contrepèteries dans les discours », puis il aborde « le but allégorique » du procédé, soulignant qu’il manifeste « une philosophie complexe, une réflexion sur l’illusion, la tromperie, le mensonge, le doute. » [13] L’anamorphose est alors ce punctum dont parle Barthes dans La Chambre claire à propos de la photographie : elle interpelle le Spectateur, le met parfois mal à l’aise, le touche comme la pointe d’une flèche décochée par l’artiste. En jouant avec les lois de la perspective, elle sème le doute sur les sciences, la perception, et impose de trouver un autre mode de lecture de l’œuvre. C’est ce renouvellement que nous esquissons ici et que nous nous fixons comme point de fuite de ce travail de recherche.

Notes

  • [1]

    Jurgis Baltrušaitis, Anamorphoses ou Thaumaturgus opticus, Les perspectives dépravées II, Paris, Flammarion, 1996, Introduction, p. 7.

  • [2]

    Chapitre « Les Ambassadeurs de Holbein » ibid, p. 129.

  • [3]

    Daniel Arasse, Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Seconde partie, chapitre 3, « Paradoxes », section « Oscillations », p. 256.

  • [4]

    Etienne Souriau, Vocabulaire d’Esthétique, deuxième édition, Paris, Presses Universitaires de France, « Quadrige », 2004, p. 113.

  • [5]

    Jurgis Baltrusaitis, « Visionnaires allemands : Kircher et Schott », op. cit., p. 118.

  • [6]

    Il s’agit du vers 49 de la scène 3 de l’acte V, in Œuvres complètes, Tragicomédies, vol. I, sous la direction de Michel Grivelet et Gilles Monsarrat, Paris, Robert Laffont, Coll. Bouquins, 2002, p. 569.

  • [7]

    La Nuit des Rois, acte V, scène 1, traduction de V. Bourgy : « Même visage, même habit, même voix, mais deux personnes ! / Un trompe-l’œil naturel, où ce qui est n’est pas », in Œuvres complètes, Comédies, vol. II, dir. Michel Grivelet et Gilles Monsarrat, Paris, Robert Laffont, Coll. Bouquins, 2000, p. 795.

  • [8]

    Nous reprenons la traduction de Jean-Michel Déprats. Le texte original est le suivant : « For sorrow’s eye, glazed with blinging tears, / Divides one thing entire to many objects » in Richard II, dans le volume II des Histoires, sous la direction de Jean-Michel Déprats et Gisèle Venet, Paris, Gallimard, Coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2008, p. 74-75.

  • [9]

    Voici le texte original : « Like perspectives, which rightly gazed upon, / Show nothing but confusion ; eyed awry / Distinguish form. So your sweet majesty, / Looking awry upon your lord’s departure, / Finds shapes of grief more than himself to wail, / Which, looked on as it is, is naught but shadows / Of what it is not. Then, trice-gracious queen, / More than your lord’s departure weep not – More’s not seen, / Or if it be ‘tis with false sorrow’s eye / Which for things true, weeps things imaginary. », op. cit., p. 74-75.

  • [10]

    A ce titre, Philippe Hamon définit l’ironie comme un « regard oblique », dans l’introduction de son ouvrage sur L’ironie littéraire : Essai sur les formes de l’écriture oblique (Paris, Hachette, 1996) parce que celle-ci invite à considérer que le message est présenté de manière indirecte. Il ne s’agit pas seulement d’antiphrase ou de polyphonie pour lui – qui sont les principales catégories que la critique utilise pour caractériser l’ironie – mais bien de regard, de vision, de visée. Or, l’anamorphose invite bien à regarder les choses de biais, comme c’est le cas dans Les Ambassadeurs d’Holbein le Jeune, où le crâne – et la signification – se révèle lorsqu’on ne se trouve plus en face du tableau. De ce fait, l’anamorphose deviendrait une des formes de l’ironie.

  • [11]

    Didier Souiller, La Littérature baroque en Europe, Paris, Presses Universitaires de France, 1988, p. 28.

  • [12]

    Daniel Arasse, op. cit.,  p. 10.

  • [13]

    Idem.