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Les rayons et les ombres de la bibliothèque dans la poésie contemporaine : fantômes d'un imaginaire (J. L. Borges et G. Macé)

ARTICLE

Les œuvres de langage sont aussi, par leur somme, des œuvres de l’intermittence du langage. Les espaces qui, dans la bibliothèque, marquent la place d’un volume absent, s’appellent des « fantômes ».

Christian Doumet, Faut-il comprendre la poésie ? éd. Klincksieck, 2004, p. 66.

Forteresse menacée du monde imprenable des livres, où le silence des vivants est la condition nécessaire pour que s’élève la voix des absents, la bibliothèque est bâtie sur un paradoxe dont l’énigme se traduit souvent, en littérature, par une figure fantastique ou poétique. En 1941, Jorge Luis Borges lui donne une forme définitive et mythique, celle de La Bibliothèque de Babel. La vertu désespérante d’un monde purement livresque est scellée dans le modèle babélien. Or ce modèle tend à s’identifier à la littérature elle-même lorsqu’elle devient objet de culte, jeu de combinaisons verbales ou déploiement d’une pure idéalité. Ainsi Babel, ses lettres et ses langues, entre-t-elle directement en résonance avec les questionnements les plus ardents de la poésie contemporaine, qui s’interroge sur le mythe romantique de son pouvoir transcendant, capable de briser l’enceinte inconcevable de la bibliothèque pour atteindre le réel ou l’idée. Chez les poètes du réel qui, à partir des années 40 en France, visent la matérialité du monde terrestre, l’imaginaire de la bibliothèque est le plus souvent absent. Mais il vient hanter ceux des poètes d’Europe ou d’ailleurs dès que le langage menace de se réfléchir lui-même jusqu’au vertige du vide, dès que l’identité du poète ne parvient pas à traverser le miroir des morts qui parlent. On devine alors que la problématique du langage en recouvre de plus profondes, étagées dans un imaginaire de l’ombre. Le narrateur de La Bibliothèque de Babel déclare ainsi « La certitude que tout est écrit nous annule ou fait de nous des fantômes » [1] . En poésie, les ruines, les flammes, les morts dont la bibliothèque est le théâtre sont les actes d’un drame impossible à écrire, d’une existence qui peine à devenir récit, parce que le temps n’existe peut-être pas : au vu de la bibliothèque de Babel, il s’est figé dans la vanité que nous sommes ou dans l’éternelle répétition des mêmes lettres. Le désir d’un sens qui passerait par un tel récit, serait lui-même insensé : tel serait le non-dit du récit de Babel.

Nous nous intéresserons ici à la manière dont la poésie de la bibliothèque explore de manière privilégiée l’ombre de cette absence. Plusieurs voies pourront nous y conduire. En premier lieu, la reprise de l’écriture poétique de Borges à partir des années 60, entraîne une résurgence de l’imaginaire de la bibliothèque qui témoigne d’une nouvelle interrogation sur le langage et le temps. Les termes en seront confrontés à ceux de l’œuvre du poète français Gérard Macé qui s’élabore dans les années soixante-dix, et témoigne à la fois d’un rayonnement puissant du modèle babélien et d’une tentative de dépassement de ce même modèle, à travers un imaginaire en ruines, ou spectral, de la bibliothèque. La lecture de Borges et de Gérard Macé ouvrira à la lecture d’autres poètes, comme les galeries de Babel sont reliées à d’autres galeries par d’étroits couloirs, et ainsi de suite à l’infini. Nous tenterons de ne pas nous y égarer.

Le recueil de Borges intitulé en français L’auteur (El Hacedor) paru en 1960, marque le retour à la poésie après un silence de trente ans. Depuis 1955, la cécité condamne Borges à la pratique prioritaire du vers, qui lui permet de mémoriser ses textes, écrits dans des formes régulières. Le caractère fabriqué de l’écriture apparaît ainsi de manière plus évidente. Se pose dès lors la question de l’utilité, de la valeur de la littérature au regard du monde qu’elle prétend représenter. Non seulement il n’est plus question de détenir dans les mots une parcelle du monde, ou de s’y substituer, mais la capacité de représentation elle-même est niée. C’est l’ultime vérité qui saisit le poète à l’instant de sa mort dans « Une rose jaune » : « Alors se produisit la révélation. Marino vit la rose comme Adam put la voir au paradis terrestre et il comprit qu’elle existait dans son éternité et non dans ses phrases, et que nous pouvons la mentionner ou l’évoquer, mais jamais l’exprimer, et que les hauts volumes superbes qui formaient dans un angle de la salle une pénombre dorée n’étaient pas (comme l’avait rêvé sa vanité) un miroir du monde, mais une chose de plus ajoutée au monde » [2] . Il se pourrait bien que ce soit l’auteur lui-même, cet être superflu, qui se perçoit à l’instant de sa mort comme « chose de plus ajoutée au monde ». Car ici la bibliothèque de Babel, dont l’autre nom est l’Univers, s’est resserrée en bibliothèque privée dans le récit intitulé « Une rose jaune ».

Le rêve de fusion du monde et du livre dans La Bibliothèque de Babel semble avoir été bâti sur fond de désespérance, figurée par l’abîme central de son architecture où tombent et se dissolvent les corps. Au sujet du poème « L’autre tigre » paru dans le recueil L’auteur, Borges a dit en 1986 que c’était un « poème profondément triste » [3] . Voici le début du poème traduit par Ibarra :

C’est le soir, et je rêve un tigre. La pénombre
Exalte la bibliothèque studieuse :
Ses rayons semblent reculer. En ce moment,
Fort, innocent, ensanglanté, nouveau, le tigre
Traverse sa forêt et son vaste matin.
Ses pas laissent leur trace aux berges limoneuses
D’un fleuve qui pour lui n’a pas de nom – son monde
Est sans paroles, sans passé, sans avenir ;
Il est la certitude et l’instant. [4]

Ce tigre appartient au monde d’avant la nomination par Adam, c’est-à-dire au monde sans ce bibliothécaire, ou créateur de catalogue, qu’est le premier homme. Et rien ne peut faire que ce tigre soit créé dans les vers comme il le serait dans l’Univers par le Verbe de Dieu, puisqu’il disparaît dès son ébauche pour laisser place à un autre, puis encore à un autre. Il semble même que la multiplication des tigres soit le signe croissant de leur déliquescence, comme l’argument aristotélicien du troisième homme, auquel se réfère ici Borges, marque l’échec de la tentative platonicienne pour penser l’unité entre l’idée et son ombre. Or, c’est précisément du côté de l’ombre que se situe la bibliothèque, qui entre dans un système d’oppositions avec le tigre rêvé, le tigre de la plus haute réalité. La bibliothèque appartient à la pénombre du soir, le tigre au « vaste matin ». Et le poète, qui écrit « Et le soir a gagné / Mon âme » [5] , n’échappe pas, lui non plus, à l’univers de la bibliothèque. Mais le rêve babélien d’une fusion entre le monde et la bibliothèque, qui rejoint le rêve d’une fusion entre la conscience poétique et son objet, appartient au passé.

Dans la revue La Biblioteca qui reparaît en 1957, Borges identifie clairement la bibliothèque au passé : « Ainsi la Bibliothèque a-t-elle propension à être la totalité des livres ou, ce qui revient au même, le passé, tout le passé, sans la dépuration et la simplification de l’oubli » [6] . La saturation de l’espace mental qui trouverait à réinventer grâce à l’oubli, ou simplement à fabriquer de nouveau, dessèche l’esprit du créateur. Le fantôme, c’est bien le poète et non le tigre rêvé, lui toujours vivant. Dans le poème « Lecteurs », qui appartient au recueil de 1964 intitulé en français L’Autre, le même, le poète s’identifie au Don Quichotte improbable qui ne serait pas sorti de sa bibliothèque pour vivre en rêve ses romans de chevalerie. Or ce Don Quichotte serait une ombre d’homme :

De cet hidalgo au teint jaunâtre, à la peau
Desséchée, ardent héros, on conjecture
Que, toujours à la veille de l’aventure,
Jamais de sa bibliothèque il ne sortit.
[…]
 Semblable est mon destin. Je sais que j’ai enfoui
Quelque chose d’immortel et d’essentiel
En cette bibliothèque du passé
Où j’ai pu lire l’histoire de l’hidalgo. [7]

La bibliothèque devient un tombeau, où les lecteurs sont les fantômes de leur double héroïque rêvé.

Ici s’ouvre la galerie dévolue à l’imaginaire carcéral et funèbre de la bibliothèque. Nous trouvons d’abord un livre construit sur le principe de la répétition stérile, comme le livre composé des lettres MCV que cite le narrateur de La bibliothèque de Babel. Il s’agit du poème d’Ernst Jandl, intitulé simplement « Bibliothèque » paru en 1978 [8] . L’humour du poète autrichien semble emporter dans sa causticité le fragile édifice vidé par la répétition comme le geste de la femme de ménage pourrait bien pulvériser les livres eux-mêmes tombés en poussière [9] . Le matériau du langage est comme frappé d’inanité sous sa forme imprimée, il se décompose en strates sédimentaires friables qui s’accumulent dans la bibliothèque. C’est que chaque livre est le tombeau de ses lettres, de ses mots, de ses phrases, de ses textes, confisqués par leur emploi du monde des vivants. Les mots et les morts se confondent irrémédiablement dans cette galerie de notre bibliothèque poétique, notamment sur la « Stèle des mots et des morts » de Paul Louis Rossi, poème de 1984. Cette fois, les étagères qui se superposent dans le poème sous forme de strophes ont du mal à contenir les mots et les morts. Le bois travaille, les planches du cercueil se disjoignent, les lettres s’effacent sur la stèle pour laisser circuler les paroles des vivants qui ravivent les morts, les réinventent dans les mots. Les absents ont toujours tort, comme le suggère la première strophe [10] . On peut les ressusciter en satyres, en fantômes espiègles [11] , on peut maltraiter leur mémoire car la mort est inadmissible [12] , et peut-être pas la poésie comme le déclarait Denis Roche. La poésie serait même le seul moyen, employé ici, de garder les morts vivants dans les mots de notre désir, à la maison, sur des planches.

« Eternellement j’avance aussi loin que le temps » : cette épigraphe empruntée par Paul Louis Rossi à Dylan Thomas nous reconduit vers la galerie borgésienne : si la bibliothèque transforme en mémoire du passé tout ce qu’elle accueille, c’est qu’elle est animée du mouvement même du temps qui à chaque instant présent fait basculer l’avenir dans le passé, comme un sablier. L’éternité du modèle babélien prend dès lors une autre signification, non plus figée mais dynamique. Ainsi, dans l’œuvre poétique de Borges s’opère un basculement décisif entre les années 40 et les années soixante qui inverse le sens du rapport au temps par un retournement du miroir de Babel. Dans le poème « Limites » de 1946 paru dans L’Auteur, la bibliothèque reflète encore notre finitude :

Parmi les livres de ma bibliothèque (je les ai sous les yeux)
Il en est un que je n’ouvrirai plus jamais.
Cet été j’aurai cinquante ans révolus ;
La mort, incessante, me consume. [13]

Dans le poème « Un lecteur » du recueil Eloge de l’ombre paru en 1969, cette finitude n’est plus perçue comme une limite mais comme une chance d’approcher l’universel grâce à la bibliothèque, dont l’autre nom est l’Univers. Voici le début et la fin de ce poème :

à mon âge, toute entreprise est une aventure
qui confine à la nuit.
Je n’achèverai pas le déchiffrement des anciennes langues du Nord,
Je ne plongerai pas mes mains désireuses dans l’or de Sigurd ;
la tâche que j’entreprends est illimitée
et va m’accompagner jusqu’à la fin,
cette fin non moins mystérieuse que l’univers
et que moi, l’apprenti. [14]

La finitude est acceptée puisqu’elle devient le signe d’une participation au mystère de l’univers. La bibliothèque devient alors le lieu d’une aventure vécue singulière, hautement risquée : elle mène à la mort. Un destin se dessine, celui d’un lecteur à qui il serait donné in fine de lire en lui-même. La bibliothèque s’abolit dans cette révélation, comme si le vaste puits d’aération au cœur des galeries de Babel se comblait tout à coup. Cet oubli rédempteur est le point d’aboutissement du poème « Eloge de l’ombre » qui a donné son titre au recueil de 1969 et clôt ce livre. En voici quelques vers :

Des générations de textes qu’il y a sur la terre,
je n’en aurai lu que quelques-uns,
ceux que je continue à lire dans la mémoire,
à lire et à transformer.
Du Sud, de l’Est, de l’Ouest et du Nord,
convergent les chemins qui m’ont conduit
A mon centre secret. […]
Maintenant je peux les oublier. J’arrive à mon centre,
à mon algèbre et à ma clef,
à mon miroir.
Bientôt je saurai qui je suis. [15]

Le lecteur n’est plus enfermé dans l’autre de la bibliothèque et du passé. Il a intériorisé ce reflet rêvé du monde qu’il transforme en lisant et en écrivant. Cette ascèse lui permet de retrouver l’unité intérieure, et d’échapper à la scission proliférante du vers et du rêve qui était celle du poème « L’autre tigre ».

L’abolition des livres dans la connaissance de soi peut expliquer la présence d’une étrange métaphore dans l’œuvre de Borges, celle de la destruction de la bibliothèque. C’est une tentation étonnante chez Borges que dévoilent les paroles du calife Omar, dans le poème « Alexandrie, 641 A.D. » du recueil Histoire de la nuit paru en 1977 :

Qu’elle brûlât, disent les infidèles,
Et l’histoire brûlerait. Ils se trompent.
Les livres infinis furent créés
Par les veilles humaines. Si jamais
Se perdait jusqu’au dernier de ces livres,
Elles engendreraient tout à nouveau. [16]

Borges a commenté ainsi ce texte : « Nous répétons toujours les mêmes fables et nous redécouvrons les mêmes métaphores. Je suis en gros d’accord avec le calife Omar, non pas celui de l’histoire mais celui que j’ai ébauché dans mon poème » [17] . Fondée sur la proposition théorique d’une preuve de l’éternelle répétition des mots et du sens, cette tentation manifeste également le fantasme d’être le premier écrivain à inventer la forme et le sens qui seront infiniment répétés. La mise en regard de l’incendie de la bibliothèque dans « Alexandrie, 641 A.D. » et du poème intitulé « Le gardien des livres », daté de 1968, produit un effet étonnant. Le premier poème affirme l’éternelle fabrication, à l’identique, des formes et des fables. Dans le deuxième poème, le monde civilisé, « les jardins, les temples » [18] , n’est plus représenté que dans des livres gardés par un analphabète. Bien précieux et menacé, la bibliothèque est le dernier dépositaire de toute forme de culture, et cette perspective historique offre le reflet inversé, à l’intérieur d’une même œuvre, du fantasme destructeur.

Le personnage du gardien des livres ignore qu’il possède un jumeau dans une autre galerie, celle des drames contemporains. Ainsi, dans un poème daté de 1973, le poète serbe Vasco Popa interdit l’accès de la bibliothèque nationale de Belgrade à ceux qui l’incendièrent en 1941, dans un bombardement :

Des flammes bibliophobes
L’ont embrasée
Pour vider nos mémoires

Nous l’avons relevée
De ses cendres prophétiques

L’entrée est libre pour tous

Tous ceux qui souhaitent apprendre
Lire dans les étoiles
Et le cœur des hommes

Ses portes sont interdites
Aux ardents revenants
Qui refusent de faire leurs humanités [19]

L’épreuve de la réalité nous enseigne ici le sens véritable du recommencement dont la bibliothèque est le théâtre. Ce n’est ni la métaphore, ni la fable que reproduit l’histoire, comme le croyait Borges. C’est l’affrontement de l’humain avec lui-même, lorsqu’il désire sa propre destruction.

La tension borgésienne entre le désir de destruction et la nécessité de sauvegarde de la bibliothèque révèle un paradoxe insoluble : il faut conserver toute la littérature du passé, puisqu’elle résume toute forme de littérature possible, mais cet héritage ne pourrait être qu’une enveloppe vide, incapable de détenir la moindre parcelle de réalité ou de sens, ou totalement redondante par rapport au monde, ce qui justifierait qu’on l’incendie. Le poète contemporain Gérard Macé a relevé le défi de ce paradoxe dans deux recueils aux consonances clairement borgésiennes, Le jardin des langues et Les balcons de Babel, respectivement datés de 1974 et 1977. Assumant l’héritage de Mallarmé revu par les poètes des années 60, Gérard Macé fait le deuil d’un sens allégorique et libère du même coup la littéralité de la parole poétique. Dès lors, l’écriture ne cesse jamais, quelles que soient les réalisations du passé, puisque l’accent est mis sur la lettre et les rapports entre les signes, en dehors de toute visée figurative ou référentielle. Les associations arbitraires des mots, par ordre alphabétique, par exemple, la déconstruction syntaxique, les parenthèses ouvertes et jamais refermées, témoignent d’une liberté dans un jardin des langues inspiré à l’auteur par le Jardin des plantes dont l’étiquetage lui parut arbitraire. Ce catalogue plaqué sur le monde entérine la dimension inavouée de non-sens du Livre, ou de la Bibliothèque de Babel comme Livre du monde.

Dans Le jardin des langues, le dépassement de la clôture du modèle babélien passe par le travail d’une extériorité dans toutes les dimensions de l’écriture. Les réseaux lexicaux thématisent cette extériorité comme sauvagerie ou primitivisme d’un jardin qu’il faudrait rendre à l’utopie de la forêt vierge. L’horizon temporel diluvien, conforme à la soif rimbaldienne d’un nouveau déluge, est ainsi prophétisé : « Mémoire sera tatouée par les averses trémières d’un lieu vierge et noir où s’enfoncent les sabots d’animaux diluviens » [20] . Nouvelle arche de Noé, la bibliothèque du Jardin des langues s’annonce comme un vaisseau de l’informe plus que comme un catalogue d’espèces, destiné à un périple sans rédemption : « je traverse vitesse multipliée les carcans de vos têtes les régions pluvieuses de vos conversations où les empreintes lisibles sont des coquilles émiettées à contenance de sable » [21] . Les coquilles brisées des livres, reprises dans le même poème par des « coquetiers à la renverse dont la tête en bas déverse un ancien savoir », sont comme reproduites typographiquement par les parenthèses laissées ouvertes et les grains de sable des lignes de points qui empêchent toute clôture des textes. La dispersion d’un contenu livresque peu digeste tend à être dépassée, à travers une isotopie de l’anthropophagie qui vise les organes de la parole. Il s’agit de s’approprier les vertus magiques des aïeux afin de régénérer la parole : « je veux arracher la langue de l’arrière-gorge et la manger crue loin des cuisines » [22] . Cette appropriation littérale de la langue est le moyen d’empêcher son pourrissement dans l’espace de la bibliothèque qui se transformerait autrement dans ce que l’auteur nomme une « poubelle de la mémoire » : « poubelles de la mémoire en pourriture sous la langue morte elle-même prise dans la rotative affolée du sens salivant pour rien le poème » [23] . L’originel est identifié au pouvoir littéral de la langue, du « parler cru » dans un lexique relevant d’une anthropologie culinaire : « Légumes cuits langue farcie j’ai le rêve impossible de parler cru » [24] . L’utopie du « cœur encore vert » de la parole sous « sa dentelle de pourriture », le poète l’imagine dans une bibliothèque à venir : « dans les halles abattues bâtissez bibliothèques avec odeurs d’épluchures » [25] . Seule demeure visible la membrane démembrée des œuvres littéraires préexistantes, dont on aurait assimilé la chair. Le joyau vert de la forêt vierge au cœur de la bibliothèque est pourtant de l’ordre de la fable arcadienne. Le poète ne renonce pas pour autant à nous narrer ce miracle : « Ne priez plus pour nous la bibliothèque bouge où les champignons mangent à table avec les arcadiens de la forêt », mais il mentionne aussitôt, entre une parenthèse et une ligne de points, le caractère aléatoire de cette rencontre : «  de la fleur à la fleur d’un pollen à l’autre un œuf est demeuré parfois vide » [26] . L’origine à venir de toute culture, fondée sur l’interdit de l’inceste, serait étrangement détenue par un homme ou un dieu analphabète, comme le gardien des livres de Borges, dans « un planétarium où le père illettré nous délivre du sens et de l’inceste » [27] . Mais dans Le jardin des langues, il semble que cette délivrance ne puisse empêcher l’épuisement de la parole, devenue prolifération insensée des réminiscences littéraires à la fin d’un livre qu’on peut qualifier de sacrificiel.

Le recueil des Balcons de Babel prend acte de cette intériorisation des livres par le langage et la parole offre en spectacle son archéologie : « La bibliothèque a brûlé sous la révolution, il en reste des ruines à côté du columbarium, où des personnages ont laissé leurs noms sur des centaines d’alvéoles : Rose Galles, Séverine Perruquet, Eva Corneil, Maurice Varin athée vétéran… c’est la mort qui chante ici l’air du catalogue » [28] . Les balcons reprennent les jardins mais cette fois étagés en terrasse, ou si l’on veut, en galeries : le livre s’ouvre sur un catalogue des plantes du jardin, où la nomination est d’emblée déclarée arbitraire, comme dans La bibliothèque de Babel, où Borges écrit : « Un nombre n de langages possibles se sert du même vocabulaire ; dans tel ou tel lexique, le symbole Bibliothèque recevra la définition correcte système universel et permanent de galeries hexagonales, mais Bibliothèque signifiera pain ou pyramide, ou toute autre chose, les sept mots de la définition ayant un autre sens » [29] . Le glissement d’un signifié à l’autre gagne le signe du bâtiment qui une fois, servit de bibliothèque : « Au fond de cet espace cartographié, un bâtiment délabré fut successivement palais religieux, bibliothèque et muséum ; aujourd’hui, c’est un théâtre dont la façade est muette, sauf une inscription dont quelques lettres sont encore lisibles : M M S OI ELLE » [30] . Ainsi, le texte de Gérard Macé superpose plusieurs isotopies comme des strates temporelles : le lieu de culte, la bibliothèque, le théâtre, le jardin, la maison d’enfance, la chambre rouge du corps maternel et dans cette chambre la bibliothèque à un livre qui est un dictionnaire. La boucle est en quelque sorte bouclée, puisque le recueil s’ouvre sur un catalogue fantaisiste des plantes. Le dictionnaire se révèle inutile pour ce livre qui ne se donne pas comme lisible : il est dédié à « une aïeule illettrée ». Il radicalise la proposition de la Bibliothèque de Babel qui rendrait tout lecteur incompétent.

Il ne s’agit donc pas de déchiffrer un sens impossible mais de s’arrêter aux signes, aux croisements de ces isotopies qui ouvrent le modèle architectural de Babel. A la figure labyrinthique close se substitue un large espace extérieur, un spectacle à ciel ouvert. Les balcons semblent donner sur le jardin : « de ce balcon funèbre on aperçoit de loin le lavoir où l’enfant naturel vient prononcer son nom de famille avant la mue complète de sa voix » [31] . La généralisation du scopique ouvre le corps lui-même, dont l’intériorité est assimilée au lieu théâtral : c’est « la demeure profonde et bleue où le théâtre est tendu d’un voile de deuil » [32] . A mesure que l’espace intérieur de Babel est projeté à l’extérieur, la scène originaire ou le souvenir fantasmé se rejoue puis s’efface définitivement. Dans ce que l’auteur nomme « cette maison des morts » ou « mes espaces de somnambule » [33] , le drame qui se joue relève donc des mystères archéologiques de la psyché, qui emprunte le chemin non censuré et non maîtrisé de la littéralité. Ce drame fait du lecteur un voyeur : « Aujourd’hui les lecteurs sont dans les loges, mais le parterre reste vide, et ce désert d’ombre fait d’eux des voyeurs par-delà un lieu interdit : voyeurs d’un théâtre miniature, occupants des marges où ils déambulent librement, pour dominer de loin ce qui ne leur appartient pas » [34] . Il n’est pas certain que l’auteur ne s’incluse pas lui-même parmi les lecteurs. A moins qu’il ne s’agisse du souffleur, personnage récurrent, qui remplace ici l’auteur, le souffleur entendu comme voleur de la parole de l’autre. Le masque de souffleur le plus tragique est celui de la « jeune fille » dont le monologue se déploie en cinq actes au cœur du livre. Elle est présentée ainsi : « Une sœur laide et froide s’est ouvert les veines au fond de la bibliothèque, sous un ciel d’or et de neige. Pendant les quelques heures de son sommeil d’amour, cette insolation du désir à l’ombre des livres, elle a caressé dans son corps un enfant bègue et un jeune homme impuissant, qui ont fini par s’endormir à leur tour. Alors, comme une morsure à son oreille, la vieille fille a entendu, peut-être murmurés par l’un d’eux, les mots qu’elle avait jusque-là retenus sur ses lèvres » [35] . Fils du souffleur, qui est sœur et mère, l’auteur ne peut se délivrer ici du lien incestueux à la littérature qui s’accouple sans cesse avec elle-même et dont l’origine vierge lui échappe toujours. Ce point aveugle est ici évoqué comme le fond infigurable de la bibliothèque, ombre irradiant de désir l’héroïne. Le fantasme pourrait donc n’être lui-même qu’emprunté aux livres.

Dans l’introduction de son essai Poésie et figuration, Jean-Marie Gleize écrit : « la poésie est toujours à recommencer, à partir des débris de son propre passé, qu’elle connaît » [36] . Si le théâtre bibliothèque des Balcons de Babel avoisine un columbarium sans se confondre avec lui, c’est que ce recommencement a bien eu lieu, malgré l’épigraphe finale du livre, empruntée à Nerval : « C’est ainsi que la poésie tomba dans la prose, et mon château théâtral dans le troisième dessous » [37] . L’auteur accouplé à ses propres rêves et à ses réminiscences littéraires n’a d’autre choix qu’une prosaïque tautologie, selon l’axiome du narrateur de Babel. Mais faire de Babel le théâtre d’elle-même approfondit ses intuitions, comme la réécriture à l’identique de Don Quichotte par Pierre Ménard rend son sens plus subtil. Pourtant entre Borges et Gérard Macé, il ne s’agit pas de répétition, mais d’une saisie des propositions littérales perçues dans le mythe de Babel, et d’une tentative de dépassement qui achève de défigurer le sujet vers son origine impossible. La puissance de la formule mythique est déconstruite avec une exubérante vitalité, qui réfléchit à l’infini le spectre de Borges, auteur pour le poète d’aujourd’hui d’une « illusion sur mesure », pour reprendre le dernier titre de Gérard Macé. [38]

Bibliographie

  • Anthologie bilingue de la poésie allemande, 1995, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade ».

  • Jorge Luis Borges, Œuvres complètes II, 1999, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade ».

  • Jorge Luis Borges, Œuvre poétique 1925-1965, Gallimard, « Poésie », mise en vers d’Ibarra.

  • Jorge Luis Borges, L’art de poésie, 2002, Gallimard, coll. « Arcades ».

  • Jorge Luis Borges, Fictions, Gallimard, « Folio ».

  • Jorge Luis Borges, Le livre de sable, Gallimard, « Folio ».

  • Jorge Luis Borges, Obra poética 1, 2, 3, 2002, Madrid, “Biblioteca Borges”, Alianza Editorial.

  • Michel Butor, Anthologie nomade, Gallimard, « Poésie ».

  • Jean-Michel Espitallier, Pièces détachées, 2000, Pocket, « Poésie ».

  • Gérard Macé, Bois dormant et autres poèmes en prose, Gallimard, « Poésie ».

  • Gérard Macé, Le dernier des Egyptiens, 1988, Gallimard, « Le chemin ».

  • Gérard Macé, lllusions sur mesure, 2004, Gallimard.

  • Gérard Macé, Le goût de l’homme, 2002, Gallimard.

  • Po&sie, numéro 109, « 1975-2004, 30 ans de poésie italienne (1) », 2004, Belin.

  • Vasco Popa, Collected Poems, 1997, Anvil Press Poetry.

  • R.S. Thomas, Collected Poems 1945-1990, 1993, Phoenix.

Notes

  • [1]

    « La certidumbre de que todo está escrito nos anula o nos afantasma. », J. L. Borges, « la biblioteca de Babel », Obras completas I, Barcelone, María Kodama y Emecé Editores, 1989, p. 470. Version française : J. L. Borges, La bibliothèque de Babel, dans Fictions, traduction d’Ibarra, éd. Gallimard, 1957 et 1965, repris en collection « folio », p. 80.

  • [2]

    «  Entonces ocurrió la revelación. Marino vio la rosa, como Adán pudo verla en el Paraíso, y sintió que ella estaba en su eternidad y no en su palabras y que podemos mencionar o aludir pero no expresar y que los altos y soberbios volúmenes que formaban en un ángulo de la sala una penumbra de oro no eran (como su vanidad soňó) un espejo del mundo, sino una cosa más agregada al mundo. », J. L. Borges, « Una Rosa amarilla », in Obras completas II, op. cit., p. 173. Version française : « Une rose jaune », traduction de Roger Caillois, dans L’Auteur, J. L. Borges, Œuvres complètes II, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 17-18.

  • [3]

    Cité et traduit par Jean Pierre Bernès, dans J. L. Borges, Œuvres complètes II, op. cit., p. 1164.

  • [4]

    « Pensio en un tigre. / La penumbra exalta / la vasta Biblioteca laboriosa / y parece alejar los anaqueles ; / fuerte, inocente, ensagrentado y nuevo, / él ira por su selva y su mañana / y marcara su rastro en la limosa / margen de un rio cuyo nombre ignora / (en su mundo no hay nombres ni pasado / ni porvenir, solo un instante cierto). », Jorge Luis Borges, Antologia poética 1923-1977, « Biblioteca Borges », Madrid, Alianza Editorial, 1997, p. 28., traduction française d’Ibarra dans J. L. Borges, Œuvre poétique 1925-1965, Gallimard, 1970, repris dans la collection « Poésie », p. 138. Nous citons ici la traduction d’Ibarra dont la force poétique nous paraît supérieure à celle de Roger Caillois qui figure dans la « Bibliothèque de la Pléiade ».

  • [5]

    « Cunde la tarde en mi alma », Antologia poética 1923-1977, op. cit., p. 29, traduction française Œuvre poétique 1925-1965, op. cit., p. 139.

  • [6]

    « Intenciones », texte figurant en tête de la revue La Biblioteca, cité dans  J. L. Borges, Œuvres complètes II, op. cit., p. 1138.

  • [7]

    « De aquel hidalgo de cetrina y seca / Tez y de heroico afán se conjetura / Que, en víspera perpetua de aventura, / No salió nunca de su biblioteca. […] / Tal es también mi suerte. Sé que hay algo / Inmortal y esencial que he sepultado / En esa biblioteca del pasado / En que leí la historia del hidalgo. »,  J. L. Borges, « Lectores », in Obras completas II, op. cit., p. 270. Traduction de Jean Pierre Bernès in J. L. Borges, L’Autre, le même, Œuvres complètes II, op. cit., p. 91-92.

  • [8]

    Dans Die Bearbeitung der Mütze, Darmstadt, 1978.

  • [9]

    « die vielen bücher / mit dem vielen staub darauf / die gute putzfrau / mit dem staubwedel“, « tous ces livres / avec toute cette poussière dessus / la brave femme de ménage / avec son plumeau », Anthologie bilingue de la poésie allemande, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1995, p. 1236 et 1237, traduction de Jean-Pierre Lefebvre.

  • [10]

    « Les mots   ont tort   et les   vivants/    toujours   les   ranger / Sur des planches   avec les livres   dans/ des maisons… », extrait de Les Etats provisoires, P.O.L., 1984, repris dans J.-M. Espitallier, Pièces détachées, Une anthologie de la poésie française aujourd’hui, Pocket, « Poésie », 2000, p. 29. Le poème de Paul Louis Rossi présente une typographie très particulière, qu’il est difficile de reproduire ici.

  • [11]

    « Ne devraient pas   demeurer sur le   seuil / reste-là   les soirées   interminables / Tenter de   se pencher   sur les   femmes », ibid.

  • [12]

    « Et les vivants   bien raison   se goberger /     dans leur dos   pendant   qu’ / Ils sont allongés   dans le noir   se / moquer… », ibid., p. 31.

  • [13]

    « Entre los libros de mi biblioteca (estoy viéndolos) / Hay alguno que ya nunca abriré. / Este verano cumpliré cincuenta años ; / La muerte me desgasta, incesante. » J. L. Borges, « Límites », Obras completas II, op. cit., p. 227. Traduction de Jean Pierre Bernès  in J. L. Borges, Œuvres complètes II, op. cit., p. 58.

  • [14]

    « a mis años, toda empresa es una aventura  / que linda con la noche.  / No acabaré de descifrar las antiguas lenguas del Norte, / no hundiré las manos ansiosas en el oro de Sigurd;  / la tarea que emprendo es ilimitada  / y ha de acompañarme hasta el fin,  / no menos misteriosa que el universo  / y que yo, el aprendiz. », J. L. Borges, « Un lector », Obras completas II, op. cit., p. 394. Traduction par Jean Pierre Bernès et Nestor Ibarra, ibid., p. 184.

  • [15]

    « De las generationes de los textos que hay en la tierra / solo habré leido unos pocos ; / los que sigo leyendo en la memoria, / leyendo y transfor mando. / Del Sur, del Este, del Oeste, del Norte, / convergen los caminos que me han traido / a mi secreto centro. […] / Ahora puedo olvidarias. Liego a mi centro, / a mi algebra y mi clave, / a mi espejo ; / Pronto sabré quién soy. », J. L. Borges, « Elogio de la sombra », Obras completas II, op. cit., p. 395-396. Traduction par Jean Pierre Bernès et Nestor Ibarra, ibid., p. 185-186.

  • [16]

    « Declaran los infieles que si ardiera, / arderia la historia. Se equivocan. / Las vigilias humanas engendraron / los infinitos libros. Si de todos / ne quedara uno solo, volverian / a engendrar cada hoja y cada linea », J. L. Borges, « Alejandría, 641 A. D. », Obras completas III, op. cit., p. 167. Traduction par Jean Pierre Bernès et Nestor Ibarra, ibid., p. 609-610.

  • [17]

    Cité dans J. L. Borges, Œuvres complètes II, op. cit. p. 1371.

  • [18]

    Ibid., p. 171.

  • [19]

    Nous traduisons d’après la traduction anglaise de Francis Jones, in V. Popa, Collected Poems, Anvil Press Poetry, 1997, p. 310.

  • [20]

    G. Macé, Le jardin des langues, Gallimard, « Le chemin », 1974, repris dans Bois dormant et autres poèmes en prose, Gallimard, collection « Poésie », p. 12.

  • [21]

    Ibid., p. 11.

  • [22]

    Ibid., p. 18.

  • [23]

    Ibid., p. 16.

  • [24]

    Ibid., p. 23.

  • [25]

    Ibid., p. 45.

  • [26]

    Ibid., p. 49.

  • [27]

    Ibid., p. 55.

  • [28]

    Les balcons de Babel, Gallimard, « Le chemin », 1977, repris dans Bois dormant et autres poèmes en prose, op. cit., p. 69.

  • [29]

    « Un número n de lenguajes posibles usa el mismo vocabulario ; en algunos, el símbolo biblioteca admite la correcta definición ubico y perdurable sistema de galerías hexagonales, pero biblioteca es pan o pirámide o cualquier otra cosa, y las siete palabras que la definen tienen otra valor. », J. L. Borges, « La biblioteca de Babel », Obras completas I, op. cit., p. 470. J. L. Borges, « La bibliothèque de Babel », dans Fictions, op. cit., p. 80.

  • [30]

    Les balcons de Babel, op. cit., p. 68.

  • [31]

    Ibid., p. 70.

  • [32]

    Ibid., p. 71.

  • [33]

    Ibid., p. 71-72.

  • [34]

    Ibid., p. 78.

  • [35]

    Ibid., p. 79.

  • [36]

    J.-M. Gleize, Poésie et figuration, Seuil, 1983, p. 8.

  • [37]

    G. Macé, Les balcons de Babel, op. cit., p. 105.

  • [38]

    Illusions sur mesure, Gallimard, 2004.

Biographie de l'auteur

Caroline ANDRIOT-SAILLANT

Docteur en Littératures comparées de Paris-IV-Sorbonne, auteur de La Fable de l’être : Yves Bonnefoy et Ted Hughes, L’Harmattan, 2006.