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Si l’on considère le péplum comme un genre, avec ses codes, ses types, ses figures, ses topoï, force est de constater qu’il n’existe pas seulement au cinéma. On retrouve les marques d’un tel genre dans la série télévisée, la bande dessinée, et même dans la peinture, avec l’art pompier, ou encore dans le roman historique, à partir du XIXe siècle. On pourrait faire le même constat avec un autre grand genre hollywoodien, le western, né lui aussi dans le roman avec James Fenimore Cooper et les dime novels, avant de s’affirmer au cinéma. Et les genres anciens ne sont pas en reste, qui ont tendance à migrer d’un art et d’un espace-temps dans un autre, que l’on songe par exemple à la comédie ou à la pastorale.
Mais si les genres ont tendance à migrer, il semble qu’ils trouvent aussi à s’implanter dans un espace-temps et un art de prédilection. Le genre du péplum relève ainsi principalement d’une migration transatlantique de l’Europe vers les États‑Unis. Le péplum naît avec le roman historique européen, transite par les cinémas français puis italiens du début du XXe siècle, avant de se « cristalliser » pour ainsi dire à Hollywood dans les années 1950 (sous l’appellation américaine d’epic) puis de retourner en Italie à la fin de la décennie (sous l’appellation américaine de sword and sandal). Le Nouveau monde, celui qui n’a pas connu l’Antiquité gréco-latine, va développer le principal imaginaire antique du XXe siècle…
On peut vraiment parler à ce titre d’une « déterritorialisation », selon le concept de Gilles Deleuze, qui désigne une façon d’abandonner une terre de naissance pour un territoire d’élection [1] . Comment celle‑ci a‑t‑elle eu lieu dans le cas du péplum ? Qu’est-ce qui a fait que le genre a migré une première fois ? Puis qu’il a eu un peu plus de mal à le faire une seconde fois ? Après avoir tenté de définir le genre, je me pencherai sur trois des territoires successifs du péplum : le roman historique européen au XIXe siècle, l’epic hollywoodien au XXe siècle et la fantasy mondialisée aux XXe et XXIe siècles.
Tentative de définition du genre
Pour Claude Aziza, un grand spécialiste du genre, « on surnommera péplum tout film dont le sujet se passe dans une Antiquité qu’on fera commencer à la période biblique et terminer à l’aube du Haut Moyen Âge [2] ». Mais il nous semble que cette définition va à la fois trop loin et pas assez. Elle englobe des représentations de l’Antiquité qui n’ont plus rien à voir avec une représentation codifiée en termes génériques, comme dans les films antiquisants des néoréalistes Fellini, Pasolini et Rossellini, et elle laisse de côté beaucoup d’œuvres d’autres arts qui doivent pourtant énormément aux codes du genre péplum : bandes dessinées comme Alix de Jacques Martin (1948‑2009) ou 300 de Frank Miller (1998), séries telles que I, Claudius (BBC 2, 1976) et Rome (HBO, 2005‑2007), ou encore ce que l’on appelle parfois le roman péplum. Si le péplum est bien un genre, la définition par la seule temporalité ne peut pas suffire.
De fait, un horizon d’attente s’est progressivement constitué autour du péplum. Il englobe tout un ensemble de codes de genre, qui ont un caractère définitoire à la manière des « airs de famille » de Ludwig Wittgenstein : aucun n’est rigoureusement nécessaire, mais la combinaison d’une partie au moins d’entre eux peut nous conduire à parler de péplum. Ce sont d’abord des types attendus, comme le grand homme avec frange, la reine intrigante à la coiffure sophistiquée, le courtisan hypocrite dont la barbe est taillée en pointe, la jeune chrétienne blonde et vertueuse, l’acolyte noir dévoué, les barbares hirsutes, etc. Ce sont ensuite des scènes topiques (grands travaux, catastrophes, course de char, combat de gladiateurs, empoisonnement, débat dans l’assemblée, banquet). Ce sont enfin des choix de mise en scène, comme ces larges plans d’ensemble sur toute une foule, toute une armée, toute une ville, dans le péplum classique, ou le montage stroboscopique des scènes de bataille dans le néo-péplum initié par Gladiator de Ridley Scott (2000). Tous ces codes de genre se mettent généralement au service d’une représentation à grand spectacle des modèles politiques majeurs (tyrannie, empire, oligarchie, république, démocratie) dans leur dimension éthique (et parfois religieuse).
Pour définir le genre en creux, on trouvera peu de soldats et autres figures anonymes, peu de scènes intimes de la vie privée, peu de profondeur psychologique servi par des gros plans de visages, peu de registre comique, peu de dialogisme romanesque, peu de réflexions ontologiques sur la condition humaine : le spectacle l’emporte sur l’émotion, la question du politique sur la question du psychologique. Que l’on désigne un genre à partir d’un habit nous en dit beaucoup. La psychologie y est souvent sacrifiée sur l’autel de l’apparence, du défilé de mode ; le contenu y devient l’emballage accessoire d’un nouveau contenant à promouvoir : le CinemaScope avec La Tunique de Henry Koster (1953), le Technicolor avec la seconde version des Dix commandements de Cecil B. DeMille (1956), les images de synthèse avec Gladiator. En retour, l’intimité est jetée aux lions. Les scènes de la vie privée ont besoin qu’on les réduise, dans le temps, mais aussi dans l’espace de l’écran : des colonnes, par exemple, viennent souvent couper au premier plan un morceau du cadre, des caches extérieurs sont même parfois utilisés pour resserrer la largeur aux bordures [3] .
Cependant, comme le dit Françoise Thomé-Gomez, « rarement genre cinématographique a eu pour matière première une anthologie aussitôt constituée de loci communes [4] ». En effet, la plupart des codes ne sont pas apparus avec le genre moderne, au contraire de ce qui s’est passé avec le western : on peut dire que le péplum n’a eu souvent qu’à se servir dans un stock déjà considérablement pourvu, dès l’Antiquité, par les lettres classiques elles-mêmes. Par exemple, l’une des sources les plus constantes et évidentes du péplum hollywoodien est constituée par l’ensemble des historiens romains. Or, l’on sait que l’Histoire à Rome ne se contentait pas d’enregistrer la réalité – elle la stylisait pour faire apparaître un point de vue littéraire, politique et moral. Dès lors, on pourrait reprendre beaucoup des airs de famille que l’on vient d’énumérer et voir comment on en trouvait les prémisses chez Tacite ou Suétone, par exemple.
Le problème du roman péplum
Pourquoi ces loci communes de la littérature antique n’ont pas autant pris, cristallisé dans le roman qu’au cinéma ? Dès le début du roman historique, dont l’écossais Walter Scott inaugure le genre dans la première moitié du XIXe siècle, l’Antiquité a connu en effet un problème de représentation. Le péplum naît en même temps que le cinéma ; le roman historique ne naît pas avec des sujets antiques. Walter Scott a traité beaucoup d’époques, du VIIIe au XVIIIe siècle, mais jamais il ne s’est aventuré en deçà. Et les autres grands noms de ce que György Lukács a appelé l’âge classique du roman historique, Cooper, Balzac, Tolstoï, ne s’y risqueront pas davantage [5] .
C’est un compatriote et imitateur de Walter Scott, Edward Bulwer-Lytton, qui publie en 1834 le premier véritable roman péplum : The Last Days of Pompeii [6] . C’est un grand succès de librairie à l’époque, mais il fait figure d’exception et ne donne pas lieu à la constitution d’un genre à part entière. Il n’a pour toute compagnie véritable que l’Acté d’Alexandre Dumas (1837), œuvre de jeunesse, reconstitution de la Rome de Néron par un romancier qui s’est surtout consacré ensuite à d’autres périodes que l’Antiquité, sur le modèle de Scott. Il faudra attendre la seconde moitié du siècle, avec Fabiola de Wiseman en 1854, Le Roman de la momie de Gautier en 1858, Salammbô de Flaubert en 1862, Ben-Hur de Wallace en 1880 et Quo vadis ? de Sienkiewicz en 1896, pour trouver de nouveaux exemples de romans péplums. Or, toutes ces œuvres ont certes fourni des histoires et quelques codes au péplum cinématographique, mais pas encore de genre véritablement constitué (trop peu d’œuvres, encore trop disparates dans leur forme et leur contenu, entre apologétisme chrétien et exotisme esthète).
Une première raison de cette sous‑représentation de l’Antiquité dans le roman historique classique nous apparaît immédiatement : au début du XIXe siècle, l’Antiquité propose un imaginaire trop saturé, tandis que le Moyen Âge apparaît comme une terre vierge à défricher. On sait combien les Romantiques et les Modernes ont pu s’opposer à cet empire des Grecs et des Romains sur les lettres et la prédilection qu’ils ont eue au contraire pour le Moyen Âge. Mais ce serait aller un peu trop loin que de soutenir que tout l’art du XIXe s’est opposé à l’Antiquité. Que dire, par exemple, de l’art pompier ? Ou bien de l’architecture néoclassique et de ce greek revival si important aux États‑Unis à la fin du XIXe siècle ? La question deviendrait donc : pourquoi est-ce que l’Antiquité fonctionne encore bien en architecture ou en peinture au XIXe siècle et beaucoup moins dans le roman historique classique ?
Des éléments de réponse sont fournis, il me semble, par la préface de Bullwer‑Lytton à son roman péplum. Le romancier part de la remarque selon laquelle ce n’est pas la même chose de ressusciter les temps féodaux, ce que fait Scott, et les temps antiques, ce qu’il tente de faire lui-même. Avec les temps féodaux, nous ressentons une « sympathie naturelle » [natural sympathy] – les hommes d’alors sont « nos propres ancêtres » [our own ancestors]. Avec les temps antiques, nous n’avons en revanche aucune familiarité, d’autant que les « pédanteries scholastiques » [scholastic pedantries], nous en ont définitivement dégoûtés [7] . Comme l’a montré Lukács, le roman historique dans son âge classique se propose de rendre compte d’un temps dans sa familiarité, familiarité du passé avec le présent, familiarité des grands événements de l’Histoire avec les petits faits de la vie quotidienne. Scott et ses imitateurs cherchent à représenter le passé sous la forme du présent, c’est-à-dire du roman réaliste au sens large, avec sa prose du quotidien familier, et non pas au moyen des styles et des genres du passé. C’est en ce sens que Lukács peut parler de l’« anachronisme nécessaire [8] » du roman historique, ne portant pas sur la vision du monde mais sur les mots pour la dire, ni trop archaïques ni trop modernes.
Le problème des codes du péplum serait alors qu’ils sont trop marqués par la stylisation inhérente à la littérature païenne antique. Erich Auerbach, dans Mimesis, le montre bien : la littérature gréco-latine n’a jamais su produire de réalisme autrement que sous une forme comique, même dans le Satyricon. Comment dès lors représenter l’Antiquité en langage réaliste, si l’Antiquité n’a pas fait de son côté beaucoup d’« effort » en ce sens-là ? Si les Anciens parlent d’Histoire, ils parleront surtout de l’Histoire des grands hommes. S’ils parlent des petites gens, ils n’en parleront pas en termes historiques et réalistes, mais par le biais d’une stylisation comique. Or, le projet du roman historique classique est justement de parler du passé autrement que comme l’Histoire des grands hommes. Comme le dit encore Bullwer-Lytton, « rien ne donne à l’écrivain un abord plus raide et empesé que l’adoption soudaine et hâtive de la toge [9] » [Nothing can give to a writer a more stiff and uneasy gait than the sudden and hasty adoption of the toga]. À la place de la toge antique, le romancier privilégie pour ainsi dire le péplum moderne mais le roman historique ne semble pas le genre idéal pour cela. L’espace-temps antique, qui était parfait pour les grands genres du classicisme, comme la tragédie, l’est beaucoup moins pour le roman. Comme le dit Pouchkine, « le vrai délice des romans de Walter Scott vient de ce que nous y prenons connaissance des temps passés, non à travers le style ampoulé des tragédies françaises ni dans la dignité de l’histoire, mais comme s’il s’agissait de la vie quotidienne [10] ». Les « tragédies françaises » et la « dignité de l’Histoire » évoluaient à l’aise dans l’Antiquité – mais le roman réaliste, le roman de la « vie quotidienne » ?
À côté de ce choix d’une forme moderne pour dire le passé, Scott et les autres feront le choix parallèle de représenter des « hommes moyens [11] ». C’est la recette désormais éprouvée du héros fictif traversant une époque réelle. Ce décentrement des grands hommes illustres vers les hommes moyens fictifs, cette histoire vue à mi-hauteur, à hauteur d’homme moyen, permettra de donner du passé une vision plus réaliste, qui tente de dépasser, ou plutôt de rabaisser l’idéalisme du héros romantique, au profit d’un regard médian, médiateur, à même de délimiter dans l’espace du roman un « terrain d’entente » pour tous les personnages, dans leur multiplicité presque exhaustive. Ce sera l’une des leçons de Guerre et paix de Tolstoï, entre autres romans historiques, que de remettre en question tout culte des grands hommes, simples miroirs de leur temps plutôt que visionnaires des temps à venir. Or, encore une fois, l’Antiquité, par la voix de ses historiens, dit souvent tout le contraire, ne représentant de l’Histoire que celle des grands hommes. Ce sera parfait pour le cinéma hollywoodien. Ce l’est moins pour le roman historique. Le roman historique apparaît somme toute comme un genre qui prend le contrepied de beaucoup de principes de la littérature antique et des codes du péplum qui en sont issus : héros moyen contre grands hommes, familiarité réaliste contre stylisation épico-tragique.
Le péplum à Hollywood – quand la politique se donne en spectacle
Et maintenant, pourquoi le péplum s’est-il en quelque sorte cristallisé dans le cinéma hollywoodien des années 1950 et 1960 ? Une première explication donnée par Maria Wyke est que, depuis leur formation, les États-Unis ont inventé toute une tradition tournant autour de l’Antiquité [12] . La « tradition inventée [13] » est une notion d’Eric Hobsbawm qui s’applique idéalement à cette migration de la matière antique vers le Nouveau monde. Elle concerne toutes ces fictions par lesquelles les nations établissent de fausses continuités avec le passé. Ainsi, tout un jeu de références s’est mis en place au cours du temps qui a permis l’invention d’une tradition antique aux États‑Unis : l’Amérique était considérée comme une nouvelle Arcadie par les premiers colons ; les Pères fondateurs voulaient créer une nouvelle République romaine ; l’architecture néoclassique, fondée sur le Greek revival, s’est élevée dans toutes les métropoles américaines du XIXe siècle ; et, au XXe siècle, un parallèle impérial s’est constitué dans les discours politiques et religieux : le nouvel Empire américain saurait-il éviter les erreurs de l’Empire romain ? C’est ainsi que l’Empire romain allait pouvoir représenter, par parabole, à la fois le même et l’autre de l’Empire américain d’après la seconde guerre mondiale.
Mais si l’idée de tradition inventée explique bien le changement d’espace, elle n’explique pas pourquoi il a fallu attendre le XXe siècle et le cinéma pour le péplum. Pour la question temporelle, on peut émettre l’idée qu’au XXe siècle, c’est le Moyen-Âge qui s’est retrouvé saturé de discours et de représentations. C’est aux chevaliers, aux princesses et aux dragons que les enfants rêvent, jusqu’à aujourd’hui même, et non plus aux centurions, aux patriciennes et au sphinx. Dès lors, la matière antique est comme redevenue disponible. De plus, l’Italie comme les États-Unis vont trouver en elle tout un réseau de signes susceptibles de renvoyer à leur propre identité actuelle : c’est le passé réel de l’Italie, c’est le modèle et le contre-modèle fantasmé des États-Unis, nouvel empire succédant à l’Empire romain païen – la spiritualité, le christianisme en plus. La convergence entre démocratie et tyrannie, république et empire fait de la Grèce et surtout de Rome un modèle privilégié de réflexion sur l’État moderne, d’autant que le cinéma est un médium idéal pour de telles réflexions toujours susceptibles de verser dans le message idéologique et la propagande (à l’inverse du roman, qui n’a pas a priori la forme d’un médium de masse).
La matière antique est une matière idéale non seulement pour des États-Unis en voie de prendre au sortir de la guerre le leadership mondial que l’on connaît, mais aussi pour le cinéma hollywoodien. Les jeux de l’amphithéâtre et la tendance de la littérature antique à la stylisation épico-tragique des héros mythiques et des grands hommes historiques permettent de servir l’élément intrinsèquement spectaculaire du cinéma hollywoodien, avec son grand écran, ses grands moyens, et tout ce qui s’ensuit. Pour résumer, le péplum apparaît comme un genre idéal pour allier expression spectaculaire et représentation politique. Il manquait au roman péplum les caractères d’un médium grand spectacle et collectif. Un roman est toujours une petite chose qui tient dans les mains et qu’on lit seul. Un film est toujours à l’origine voué à la diffusion sur grand écran devant un grand nombre de personnes.
Alors que dans le roman historique, l’Antiquité a peine à s’affirmer car elle est trop éloignée de nous, elle devient par cet éloignement même au cinéma un objet privilégié de déréalisation spectaculaire et de réflexion théorique sur le politique. Dès lors, on identifie l’Empire romain soit à l’ennemi, dans les péplums les plus apologétiques et propagandistes, comme Quo Vadis ? de Mervyn LeRoy (1951), soit à l’Empire américain lui-même, dans les péplums les plus progressistes, où la question devient : comment doit se comporter un Empire face à l’autre de l’Empire – par exemple, l’esclave dans Spartacus de Stanley Kubrick (1960) ou le barbare dans La Chute de l’Empire romain d’Anthony Mann (1964). Finalement, les péplums sont des films à l’antique en ce qu’ils répètent la mégalomanie des grands travaux de l’Antiquité. Qu’on écoute par exemple l’opérateur Billy Bitzer raconter le tournage d’Intolerance de D. W. Griffith (1916), première superproduction hollywoodienne. Il décrit un chariot de travelling géant, dont la hauteur égale le décor du palais de Babylone construit pour l’occasion :
La plate-forme au sommet mesurait près de deux mètres de côté, et ne faisait pas loin de 20 mètres de largeur à la base. La tour était montée sur six jeux de bogies à quatre roues empruntées à des wagons de chemin de fer, et il y avait un ascenseur au milieu. Le chariot se déplaçait sur des rails posés suffisamment loin et offrant assez de recul pour que la caméra englobe l’ensemble du décor sur lequel étaient rassemblés 5000 figurants, et notamment les personnages plantés tout autour des immenses murailles du palais. Cette gigantesque tour à roulettes avançait et reculait sur des rails, poussée en douceur par 25 manœuvres [14] .
Le péplum et la fantasy
Et après ? Une fois l’âge d’or hollywoodien et sa déclinaison italienne terminés, le péplum a continué à migrer, mais de manière moins massive. Un exemple intéressant nous est fourni par les cas d’hybridation avec la fantasy. Le péplum n’a pas a priori de rapport évident avec la fantasy. Les péplums hollywoodiens de l’âge d’or représentent avant tout l’histoire romaine, et de manière réaliste. Même ceux qui adaptent la mythologie grecque évacuent le surnaturel : dans Hélène de Troie de Robert Wise (1956) ou Troie de Wolfgang Petersen (2004), pour prendre le cycle troyen, les dieux ont disparu. Cependant, il existe aussi beaucoup de péplums, en particulier italiens, qui représentent des mythes antiques sans en gommer le surnaturel et qui relèveraient donc de la fantasy ? La fantasy est le merveilleux d’un âge où l’on ne croit plus au merveilleux : la mythologie ne peut donc pas en tant que telle relever de ce genre. Mais quand une œuvre prend assez de libertés avec la matière antique pour constituer autre chose qu’une simple adaptation du mythe, alors la fantasy devient possible. Cela tombe bien, car le péplum n’est pas avare en transformations fantaisistes du mythe.
De même que les mythes grecs sont le parent pauvre de l’histoire romaine pour le péplum, la matière antique est le parent pauvre de la matière médiévale pour la fantasy – à l’inverse de la science-fiction, avec ses odyssées de l’espace, son Sénat de Star Wars, ses gladiateurs de Hunger Games, etc. Dans sa conférence sur Beowulf, Tolkien défendait l’épopée anglo-saxonne contre les épopées antiques parce qu’elle osait mettre les monstres au centre de son œuvre et en faisait de vraies puissances des ténèbres, les ennemis des hommes et des dieux, le mal à l’état pur [15] . Walter Scott avait de même préféré le Moyen Âge, plus sombre et romantique, avant que le cinéma ne s’approprie le genre de la fiction historique avec le péplum. Or, la fantasy s’appropriera elle aussi, en un second temps, la matière antique, mais presque toujours en la médiévalisant, comme si le merveilleux païen antique n’était jamais assez merveilleux pour elle. C’est ainsi que Le Choc des Titans de Desmond Davis (1981) et son remake de 2010, censés narrer le mythe de Persée, se sentent obligés de confronter le héros à un kraken, créature fantastique des légendes scandinaves médiévales. Dans Jason et les Argonautes de Don Chaffey (1963), qui profite comme le précédent des beaux effets spéciaux de Ray Harryhausen, les Harpies gagnent une paire d’ailes de chauve-souris et une apparence de gargouilles, alors qu’elles ont normalement un corps d’oiseau et une tête de femme.
Quoi qu’il en soit, dans les péplums fantaisistes, la portion de merveilleux reste le plus souvent congrue – et incongrue, comme quand le méchant Thulsa Doom du Conan le Barbare de John Milius (1981) se transforme en boa. C’est cela peut-être que permet l’Antiquité : la représentation d’un monde en voie d’humanisation, de désenchantement, avec quelques rares poches de résistance surnaturelle par endroits. Dans A Song of Ice and Fire de George R. R. Martin (1996‑…) et dans son adaptation sérielle Game of Thrones (HBO, 2011‑…), le surnaturel irrigue la religion la plus ancienne (Old Gods du Nord, inspirés du polythéisme celtique) et la plus récente (dieu unique R’hllor, inspiré du monothéisme chrétien), mais pas la plus gréco-romaine, la Faith, qui est avant tout une religion humaine, trop humaine, avec son panthéon de sept dieux et l’accent mis sur le rituel plutôt que sur la foi [16] .
La mythologie antique se prête idéalement aussi à la fantasy parodique. C’est en bande dessinée que ce registre est le plus fécond. Dans Heracles de Christophe Blain et Joann Sfar (2002), il s’agit de se moquer de l’héroïsme machiste, et le merveilleux passe au second plan, comme autant d’images d’Epinal remises en cause par le discours des récitatifs. Tirésias de Serge Le Tendre et Christian Rossi (2001) raconte sur un mode burlesque la légende du devin Tirésias, transformé en femme par Athéna. Jean Van Hamme et Paul Cuvelier avaient initié cette veine érotico-comique en 1968 avec Epoxy. Comme le dit André-François Ruaud à propos du romancier de fantasy antiquisante Thomas Burnett Swann, la matière antique permet de « recréer une mentalité réellement pré‑chrétienne, non encombrée de la notion du péché [17] ». Ce qui fait la faiblesse de la matière antique fait alors aussi sa force : ce qui lui manque en termes d’elfes, de trolls, de fées et de magiciens, elle le gagne en termes de créatures et de dieux plus humains, voire plus comiques, féminins ou érotiques.
Si le péplum semble donc effectivement s’être cristallisé grâce à une déterritorialisation d’envergure de l’Ancien vers le Nouveau Monde, le genre n’en a pas moins connu de multiples autres migrations, en amont comme en aval. Et, sur le modèle de certains genres antiques comme la tragédie, il n’est pas interdit d’imaginer un nouveau grand exode à venir. Quoi qu’il en soit, si l’histoire du péplum vaut pour d’autres genres, il semble bien qu’un territoire d’accueil trouve toujours à s’enrichir des codes en exil qui migrent en son sein.
Bibliographie
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Wyke, Maria, Projecting the past : ancient Rome, cinema, and history, New York, Routledge, 1997.
Notes
- [1]
Gilles Deleuze, et Félix Guattari, Qu’est‑ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, « Critique », 1991 ; « Reprise », 2005, p. 82-108.
- [2]
Claude Aziza, « Le mot et la chose », Le Péplum : l’Antiquité au cinéma, éd. Claude Aziza, Corlet‑Télérama, CinémAction, n°89, 4e trimestre 1998, p. 7‑11, p. 10.
- [3]
Voir Frédéric Martin, L’Antiquité au cinéma, Paris, Dreamland, 2002, p. 12.
- [4]
Françoise Thomé‑Gomez, « Le péplum et sa parodie », Le Péplum : l’Antiquité au cinéma, Claude Az éd., Corlet‑Télérama, CinémAction, n° 89, 4e trimestre 1998, p. 75‑83, p. 75.
- [5]
György Lukács, Der historische Roman, Berlin, Aufbau Verlag, 1956 ; Le Roman historique, trad. Robert Sailley, Paris, Payot, 1965 ; Payot & Rivages, 2000.
- [6]
Edward Bullwer‑Lytton, The Last Days of Pompeii, Harper & Brothers, New York, 1835.
- [7]
Ibid., p. VI.
- [8]
Op. cit., p. 65.
- [9]
Erich Auerbach, Mimesis. Dargestellte Wirklichkeit in der abendländischen Literatur, Bern, Francke, 1946 ; Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, trad. Cornélius Heim, Paris, Gallimard, « Tel », 1977, p. 35‑60.
- [10]
Edward Bullwer-Lytton, Op. cit., p. XI. Nous traduisons.
- [11]
Cité dans Claude Aziza, Guide de l’Antiquité imaginaire : roman, cinéma, bande dessinée, Paris, Les Belles lettres, 2008, p. 24.
- [12]
G. Lukács, Op. cit., p. 33.
- [13]
Maria Wyke, Projecting the past : ancient Rome, cinema, and history, New York, Routledge, 1997, p. 14.
- [14]
Eric Hobsbawm, « Inventer des traditions », L’Invention des traditions [The Invention of Tradition, éd. Eric Hobsbawm et Terence Ranger, Cambridge, Cambridge University Press, 1983], trad. Christine Vivier, Paris, Amsterdam éd., 1992, p. 11‑25.
- [15]
Cité dans Jacques Lourcelles, Dictionnaire du cinéma, Paris, Robert Laffont, 1992, p. 750.
- [16]
J. R. R. Tolkien, « Beowulf : les monstres et les critiques » (1936), dans Les Monstres et les Critiques, trad. Christine Laferrière, Paris, Christian Bourgois, « Agora/Pocket », 2006, p. 15-93.
- [17]
Voir Maureen Attali, « Rome à Westeros. Eléments d’historiographie des religions romaines dans A Song of Ice and Fire de George R. R. Martin », L’Antiquité dans l’imaginaire contemporain. Fantasy, science-fiction, fantastique, dir. Mélanie Bost‑Fiévet et Sandra Provini, Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 299‑320.
- [18]
André-François Ruaud, Panorama illustré de la fantasy et du merveilleux, Lyon, Les Moutons électriques, 2004, p. 234.
Pour citer cet article
Vivien Bessières, "« Déterritorialisation du péplum »", SFLGC, Bibliothèque comparatiste, publié le 01/07/2019., URL : https://sflgc.org/acte/bessieres-vivien-deterritorialisation-du-peplum/, page consultée le 22 Décembre 2024.
Biographie de l'auteur
BESSIERES Vivien
Maître de conférences en langue française, agrégé de lettres classiques. Thèse de lettres modernes soutenue en 2011 à Toulouse 2 – Jean Jaurès, sous la direction de Jacques Dürrenmatt : « Antiquité et postmodernité – Les intertextes gréco-latins dans les arts à récit depuis les années 1960 (fiction, théâtre, cinéma, série télévisée, bande dessinée) ». Une version largement remaniée est parue en 2016 aux Classiques Garnier : Le Péplum et après ? L’Antiquité gréco-romaine dans les récits contemporains.
Thèmes de recherche actuels : stylistique et fiction populaire ; stylistiques alternatives appliquées au récit – ou comprendre une œuvre narrative sans l’interpréter : niveau affectif (stylistique cognitive), niveau corporel (soma-esthétique), niveau pratique de l’imitation et de la création (ateliers et manuels d’écriture). Voir, par exemple, « Stylistique et fiction populaire », Le Pardaillan, Revue de Littératures populaires et cultures médiatiques, n° 1, septembre 2016, p. 49‑64 ; « Le style des manuels d’écriture – ou le rôle de la prescription dans les genres populaires », Mauvais goût, mauvais genre ?, Actes du séminaire interdisciplinaire de l’ENS Ulm, Paris, La Taupe Médite, 2018, p. 379‑400.