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La relation entre texte et image dans le roman graphique : Alan Moore, ou la création d'une "littérature dessinée"

ARTICLE

Le sujet de thèse étudie la portée littéraire de la bande dessinée anglo-saxonne contemporaine et  la façon dont ce medium se réapproprie les grandes figures littéraires des siècles passés via le prisme du dessin et de l’écriture à contraintes. Il s’agit également d’analyser le processus créatif qui découle de l’exploitation de cet héritage. Cette recherche est fondée sur quatre romans graphiques scénarisés par Alan Moore : V for Vendetta (1982-1988, dessiné par David Lloyd), Watchmen (1986-1987, dessiné par Dave Gibbons), From Hell (1991-1996, dessiné par Eddie Campbell), The League of Extraordinary Gentlemen (1999- 2011, dessiné par Kevin O’Neill).

Avatars du « livre » (par opposition à la « revue »), les graphic novels inscrivent les bandes dessinées qu’ils contiennent dans une durée de vie commerciale sans commune mesure avec la périodicité mensuelle des comic books, mais également dans une durée de lecture qui constitue une expérience nouvelle en Amérique du Nord. Cependant, le problème n’est évidemment pas celui du nombre de pages mais plutôt de l’expérience de lecture qui en découle : là où la bande dessinée connotait depuis toujours une lecture légère, rapide, ne nécessitant pas d’efforts de concentration et de compréhension au contraire des « vrais » livres, ces graphic novels proposent des récits complexes, riches, longs et denses exigeant un réel investissement au-delà d’une activité de consommation.

Présentation du corpus de romans graphiques

Concernant le corpus choisi, chacun des quatre romans graphiques entretient des liens étroits avec la littérature et propose une réflexion ambitieuse au lectorat. Avec V for Vendetta et The Watchmen, Alan Moore a fait entrer l’industrie du comic book dans un âge nouveau, où la maturité des thèmes et des personnages compte autant que le souci du détail et du réalisme (alors que l’industrie se compose essentiellement de récits super héroïques et fantaisistes).

Dans ces œuvres, l’auteur crée un univers parallèle au nôtre et offre une multitude de détails réalistes aidant à la création d’un monde cohérent et familier. Dans Watchmen, si peu différent du monde réel, il fait s'entrecroiser plusieurs générations de justiciers au-dessus des lois, des « super héros » terriblement humains, tourmentés par leurs phobies, leur sexualité, leur passé, leurs aigreurs, leur âge. De plus, le scénariste inclut dans son récit des éléments philosophiques (questions de la prédestination, de la morale, du libre arbitre, etc.).

L'Angleterre de V for Vendetta pourrait être n'importe quel pays contemporain du XXe ou du XXIe siècle. L'inspiration de Moore surgit aussi bien de The Man in the High Castle de Philip K. Dick que de 1984 de George Orwell et l’œuvre propose une réflexion sur la politique, le terrorisme, le rôle du peuple, les rapports entre pouvoir et contre-pouvoirs.

From Hell, l’enquête sur Jack l’Eventreur, peut se lire comme un ouvrage philosophique qui traite de manière originale de métaphysique, de morale, de psychologie et finalement d'humanité. Il s’agit également d’une peinture sociale de l'époque victorienne et d’une réflexion sur la position de la femme dans la société occidentale à travers les âges.

The League of Extraordinary Gentlemen reprend  avec humour la forme d’un roman feuilleton et pastiche les boys’ books que l’on trouvait en Angleterre au XIXe siècle, ce qui crée un contraste avec la convocation de protagonistes particulièrement sombres. L’un des intérêts majeurs de l’œuvre consiste à utiliser les personnages illustres de la littérature victorienne, comme Sherlock Holmes ou Dracula et à intégrer des figures d’auteurs de l’Europe contemporaine, comme Jules Verne (jeu sur la diégèse, les auteurs font métalepse dans une œuvre de fiction). La pratique de la citation et de l’emprunt, la présence massive d’intertextes relevant de domaines culturels et linguistiques différents invitent à une approche comparatiste.

Une œuvre ultra-référentielle

L’œuvre de Moore invite le lecteur à la redécouverte de tout un patrimoine littéraire et d’une époque en multipliant les références et clins d’œil. Cela peut aller de l’allusion explicite (évocation d’un nom, représentation d’un personnage) à un degré beaucoup plus subtil (un élément caché dans une image, que seuls les amateurs peuvent connaître et/ou reconnaître). Si l’œuvre peut se lire comme une BD traditionnelle et être comprise de tous, ses multiples niveaux de lectures et sa forte imprégnation littéraire lui donnent une dimension autre. Il y a là la revendication d‘une culture littéraire très riche. Ce qui devait être à la base une œuvre anglo-saxonne formatée  selon les canons de l’industrie du comic book et destinée au marché américain s’est transformée en une œuvre ambitieuse et réellement littéraire. Qu’apportent toutes ces références aux œuvres ?

Intertextualité et intermédialité

Le concept littéraire de « Wold Newton », utilisé dans la Ligue, a été développé par l'auteur de science-fiction Philip José Farmer. Dans les bio-fictions de deux personnages de fiction (Tarzan Alive, 1972, et Doc Savage : His Apocalyptic Life, 1973), Farmer imagine que la météorite qui est tombée à Wold Newton en Angleterre en 1795 était radioactive et a provoqué la mutation génétique des occupants d'une diligence qui passait à proximité. Les descendants de ces passagers sont donc des personnages aux talents exceptionnels, dont les aventures ont été par la suite romancées : Sherlock Holmes, Tarzan, Doc Savage, Lord Peter Wimsey ou Fu Manchu. The League of Extraordinary Gentlemen est une extension et une avancée de ce concept. Moore et O’Neill ont créé un monde dans lequel n’importe quel personnage fictionnel peut coexister avec n’importe quel autre personnage. Le premier volume voit se rencontrer des protagonistes aussi divers qu’Allan Quatermain, Rosa Coote, Weary Willy et Tired Tim [1] . Le second a étendu le champ des possibilités pour inclure des personnages, des lieux, des époques et des éléments de centaines d’ouvrages différents. En termes d’ampleur, de taille et de potentiel, la Ligue s’impose actuellement comme le crossover (croisement intertextuel) ultime.

L’Almanach du Nouveau Voyageur (volume II) propose une série de récits et documents sur les pérégrinations et rencontres des héros, prolongeant ce voyage dans le folklore littéraire de l’époque et renforçant également les liens d’intertextualité avec des littératures étrangères : il existe également une Ligue allemande, constituée des héros du cinéma expressionniste, Der Zwielicht-helden (Dr Mabuse, Dr Caligari, Pr Rotwang), et une Ligue Française, Les Hommes mystérieux (Fantômas, Arsène Lupin, le Nyctalope, Jean Robur, Zenith l’Albinos).

From Hell propose une passionnante réflexion sur la société en conjuguant toutes les formes d’art. L’architecture joue un rôle essentiel dans l’œuvre, notamment dans le chapitre  IV de l’œuvre, où l’assassin visite la ville de Londres et en déchiffre les symboles (le De Architectura de Vitruve est cité en guise d’introduction). La peinture joue aussi un rôle important : le peintre Walter Sickert – qui a été suspecté d’être Jack l’Eventreur – est un protagoniste important dans le récit et le lecteur trouvera plusieurs reproductions de tableaux célèbres dans l’œuvre (parmi lesquelles The Ghost of a Flea de William Blake), qui nourrissent cette réflexion sur l’art. Le même procédé est appliqué à la littérature avec la présence d’Oscar Wilde et la corrélation entre le roman de R. L. Stevenson, The strange case of Doctor Jekyll & Mr Hyde, et les meurtres (bien que 2 années séparent la publication de l’œuvre et le premier crime). Les œuvres de William Butler Yeats et Aleister Crowley sont également citées plusieurs fois. Les théories du complot liées à la franc-maçonnerie sont omniprésentes avec la figure mystique de Jahbulon.

Dans Watchmen, les protagonistes sont inspirés par les icônes de l’écurie Charlton (the Shield, Blue Beetle, etc.) et se présentent comme des miroirs sombres de Superduperman, personnage parodique crée par MAD Magazine. Œuvre ancrée dans la pop culture et mêlant à la fois le courant underground, de fausses autobiographies, la musique et un hommage aux pulps des années 40-50 (Influence de William S. Burroughs), Watchmen est aussi un récit alliant déterminisme, fatalisme, sociologie, ainsi qu’un « existentialisme » super-héroïque. La citation la plus connue du récit « Who Watches the Watchmen ? » s’inspire elle-même de Juvénal et de son Quis custodiet ipsos custodes ? Il est à noter que l’œuvre figure au classement du Times comme l’un des cent romans de langue anglaise à lire alors qu’il s’agit d’un roman graphique.

Inspirée des peintures d’après-guerre de Max Ernst et empruntant également à l’œuvre de Thomas Pynchon – jusque dans son titre, V - V for Vendetta possède également de nombreux accents shakespeariens, tout au long du récit : s’agit-il d’une histoire de vengeance ? Ou d’un pamphlet contre le fascisme « quotidien » ? Est-ce une tragédie romantique ? Un thriller politique d'anticipation bouillonnant ? Une fable poétique ? Un chant d'amour à l'humanité qui se cache toujours derrière d'innombrables masques ?

Cet ensemble constitue la bibliographie, relevé des icônes des auteurs, le catalogue des œuvres qu’ils ont lues/vues/écoutées, aujourd’hui et par le passé, ce qui les a influencés, ce qu’ils ont convoqué pour réaliser leur roman graphique. C’est aussi une promesse pour le lecteur de se retrouver dans un univers particulier :

La bibliographie où je me sens en territoire connu est la promesse d’une retrouvaille et je rentre de l’intuition d’une intimité. Lecteur naïf, je présume ma place dans le texte, le confort et le plaisir qu’il me réserve, à l’affinité que je ressens avec son paysage affiché. S’il ne recoupe aucunement le mien, je sais que le livre me sera inaccessible ou qu’il me demanderait trop d’effort, je le laisse sans m’aventurer davantage en terra incognita. Plus que tout exorde ou captatio benevolentiae, la bibliographie m’accroche lorsque je m’y retrouve à ma place auprès de l’auteur : nous avons les mêmes lectures, nous appartenons au même monde. [2]

Ce voyage rendu possible par les auteurs, est l’accomplissement d’un croisement intertextuel poussé dans ses derniers retranchements. Alan Moore convoque non seulement tout un patrimoine littéraire mais également les autres formes d’art telles que la peinture, la musique, l’architecture et forme un tout homogène et cohérent. Il invite par là même le lecteur à la (re)découverte de tout cet héritage culturel.

L’apport du dessin au texte/ Principe d’écriture à contraintes

La dimension comparatiste de la recherche est également impliquée par l’étude de la relation texte / image. L’esthétique des œuvres, chacune dessinée par un artiste différent, ce qui leur confère un cachet particulier, permet une réflexion approfondie sur la relation de travail scénariste/dessinateur, très importante pour Alan Moore. L’un des aspects les plus intéressants du roman graphique est l’apport du dessin à un univers/projet originellement romanesque. Cicéron soulignait déjà que l’invention de l’art de la mémoire par Simonide ne reposait pas seulement sur la découverte de l’importance de l’ordre dans la mémoire, mais aussi sur la découverte que le sens de la vue est le plus fort de tous les sens.  D’où l’importance du dessin, ici illustration de la pensée de l’auteur, support de la mémoire et réactualisation fidèle de l’œuvre originale :

Simonide (ou l’inventeur, quel qu’il fut, de la mémoire artificielle) vit fort bien que, de toutes nos impressions, celles qui se fixent le plus profondément dans l’esprit sont celles qui nous ont été transmises et communiquées par les sens ; or, de tous nos sens, le plus subtil est la vue. Il en conclut que le souvenir de ce que perçoit l’oreille ou conçoit la pensée se conserverait de la façon la plus sûre, si les yeux concourraient à le transmettre au cerveau. [3]

La mise en image joue également un rôle important dans la réécriture, puisqu’elle change selon l’époque qui est retranscrite. Ainsi, selon que l’aventure se passe en 1898, en 1958 ou à la fin du XXe siècle, le lecteur se retrouvera face à des réclames que l’on trouvait dans les journaux au début du siècle, des reproductions de comic-books semblables à ceux que l’on pouvait trouver dans les années 50 ou des extraits de pièces de théâtre qui reprennent la même typographie qu’au XVIIe ou au XXe siècle, les auteurs allant jusqu’à « vieillir » le papier pour faire croire qu’il s’agit d’un document authentique. Le dessin joue donc un rôle actif dans l’immersion du lecteur et dans la constitution de l’œuvre. Qu’apporte au texte le style sombre et réaliste de David Lloyd (V for Vendetta), influencé par les pulps et les comics anglais des années 60 ? Comment Dave Gibbons représente-t-il les différentes lignes temporelles et met-il en scène les six héros de Watchmen ? Pourquoi utiliser le noir et le blanc dans la description des tableaux londoniens de From Hell ? Qu’apporte le travail de Kevin O’Neill aux grandes figures littéraires que sont le capitaine Nemo, Hyde/Jekyll, Wilhelmina Murray (anciennement Harker), Prospero ou Orlando ? Les personnages sont-ils représentés tels qu’ils ont été décrits par les auteurs dans les œuvres d’origine ? Comment Moore et O’Neill les ont-ils fait évoluer ? Les ont-ils « transformés » ? Y a-t-il une évolution psychologique ?

En renvoyant dos à dos toutes les religions, tous les mythes, toutes les théories philosophiques, en mêlant l’architecture, la peinture, la musique et le dessin à la littérature, en traçant des correspondances folles entre toutes les époques, tous les faits historiques, en perdant les lecteurs dans un monde où tout fait sens, où chaque acte, chaque lieu, chaque geste est un rouage infime d'une machine infinie, Alan Moore crée le plus formidable des vertiges.

Le roman graphique doit ébranler le lecteur dans ses convictions, l’interroger, lui donner des pistes de réflexion. L’œuvre d’Alan Moore et des dessinateurs qui l’accompagnent est une expérience extrême, qui possède à la fois la force évocatrice de la littérature (le non-dit, le non-montré, les terres de l'imaginaire) et la puissance de la représentation (le dessin sombre et réaliste de Lloyd, Dave Gibbons revisite la culture pop et l’Histoire des Etats-Unis,  les tableaux londoniens d’Eddie Campbell, l’esthétique steampunk de la Ligue), d’où l’appellation de « Littérature Dessinée ».

Thématiques de l’œuvre

Il est intéressant d’étudier les thématiques que l'on retrouve dans ces histoires (réflexion politique, exploration de la sexualité, dimension sociologique, influence de la fiction sur la réalité, déconstruction du héros traditionnel ou de « types » littéraires connus pour réinventer ces personnages), ainsi que les procédés d'écriture employés par l'auteur et retranscrits par les dessinateurs (notamment l’emploi de l’uchronie, les procédés de réécriture, le mélange des parties graphique et écrite, le pastiche des différentes formes d’art en corrélation avec l’époque à laquelle se passent les récits). Il y a une réelle progression logique dans le travail de Moore et tout est envisagé dans une perspective littéraire et artistique.

Parmi les thématiques intéressantes à étudier chez Alan Moore, on trouve en premier lieu la déconstruction de la figure héroïque. Les protagonistes dépeints dans l’œuvre sont des personnages torturés, amoraux et souvent en marge de la société. Ce choix invite le lecteur à une réflexion sur l’héroïsme tel qu’il est traditionnellement véhiculé dans les romans.

Les membres de la Ligue, choisis au départ pour leur qualité de personnages archétypaux (l’aventurier exemplaire, la jeune première, le héros romantique, le double maléfique et le savant fou), sont ici transformés par les auteurs, qui en donnent une vision déformée, retravaillée et éloignée de leurs modèles originaux tout en restant fidèle à leur concept de base. Le résultat est l’obtention non pas d’un groupe de super-héros victoriens mais la formation d’un groupe d’antihéros très éloigné du concept de l’héroïsme traditionnel : un opiomane, une femme divorcée, un pirate extrémiste, un monstre schizophrène et un psychopathe invisible.

Le personnage de V, bien que luttant contre un état totalitaire, se révèle très vite inquiétant et n’hésite pas à utiliser les mêmes méthodes que ses adversaires : meurtre, manipulation, tortures mentales et psychologiques, sur ses adversaires ou sur ses alliées (Evey, Rose). Si le personnage agit au nom du « Bien », il pose au lecteur un certain nombre de questions : jusqu’où serait-on prêt à aller pour lutter contre le « Mal » ? Quelle est la différence entre un combattant de la liberté et un terroriste ? La fin justifie-t-elle les moyens ?

Dans From Hell, Alan Moore adopte le point de vue du tueur et donne la parole au monstre, qui explique sa vision du monde et de la société de son époque. L’auteur montre également les complots d’Etat et les actes immoraux commis par les dirigeants au nom de la Raison d’Etat, pour le bien de tous. En parallèle, l’inspecteur Abberline, chargé de mener l’enquête sur Jack l’Eventreur, apparaît comme un policer compétent mais n’est ni un jeune premier ni un avatar des grands détectives littéraires. Pire, il découvrira l’identité du tueur par le plus grand des hasards et gardera cette révélation secrète.

Dans Watchmen, enfin, la réalité des super-héros telle qu’elle est dépeinte est très éloignée de l’image traditionnelle véhiculée dans les comic-books. Les « héros », terriblement humains, sont tourmentés par leurs phobies, leur sexualité, leur passé, leurs aigreurs, leur âge…

Ce schéma se rapproche des travaux de Michel Foucault, qui  a étudié le monstre dans le cadre de sa réflexion sur l’humain et a établi tout un jeu d’entrées et de sorties entre le normal et le genre monstrueux, afin de mettre au jour la façon dont l’humain peut passer du côté du monstre et inversement. Dans son ouvrage posthume Les Anormaux, il fait apparaître le monstre dans le cadre de référence que constitue la loi au sens large du terme. Selon lui, l’humain monstrueux est par définition une notion juridique, il est : «  […] dans son existence même et dans sa forme, non seulement violation des lois de la société, mais violation des lois de la nature. » [4]

Nous sommes ici fort éloignés de l’image traditionnelle de l’héroïsme tel qu’il est représenté dans la littérature ou dans les comic books. A travers ces figures ambiguës, les auteurs posent la question de l’héroïsme et des clichés qui sont véhiculés autour de lui et, ce faisant, invitent les lecteurs à la méfiance :

Je pense qu’il est dangereux d’avoir des héros. Pour la bonne raison que, la majorité des gens que l’on considère comme des héros, qui pourraient à eux tout seuls maîtriser un campement ennemi avec une mitraillette, en fait, ces gens-là sont – me semble-t-il  – des psychotiques. Courir au milieu des balles ne requiert pas seulement de l’héroïsme, mais une idée erronée de sa propre mortalité. Ce n’est pas naturel, quel que soit l’animal considéré. [5]

Le statut du héros et la subjectivité quant à la notion d’héroïsme sont également remis en cause dans le roman graphique. Les différents membres de la Ligue, conscients de l’étrange entité qu’ils forment tous ensemble, s’interrogent sur les motivations des services secrets à unir des individus si opposés dans leur caractère et éloignés des normes héroïques. Ainsi, Quatermain est perçu à la base comme un symbole du colonialisme britannique triomphant (« The Empire’s favourite son ») alors que Nemo  est vu comme un terroriste  (« its nightmare » [6] ). Ce dernier apporte une réponse intéressante sur la notion du héros et sa fabrication : « The winning side writes the history books, Miss Murray.» [7] Une figure est héroïque non pas seulement en fonction des actes qu’elle accomplit, mais aussi en fonction de critères idéologiques et politiques, naturels et esthétiques, sociétaux et subjectifs :

Il y a aussi le fait que l’on nous « autorise » seulement certains héros. […] [Jan Palach]… [L’homme sur la place de Tienanmen]… Je ne dis pas qu’ils ne sont pas des héros, je dis simplement que ce sont des héros qu’on nous a autorisés d’avoir, parce qu’ils luttaient contre « L’Empire du Mal », alors que des gens qui luttent, qui s’insurgent contre nous, dans la mesure où nous sommes les « gentils », doivent soit être fous, soit mauvais. En tout cas, on ne peut pas les traiter en héros. C’est l’attitude générale. Les héros sont dangereux car on les aime bien trop. [8]

Cette affirmation met en lumière une seconde thématique essentielle dans l’œuvre de Moore, à savoir son aspect politique. Derrière les membres de la Ligue, Jack l’Eventreur, les Watchmen ou V,  ce sont aussi les autorités qui sont visées, les éminences grises qui tirent les ficelles dans l’ombre :

There is a political dimension to The League of Extraordinary Gentlemen. The story involves the state's attempts to control the fiction characters, which creates a subtext of the State trying to control the people's imagination and the popular imagination.[...] Since Book One, there has been an anti-authoritarian strain in the story where the paymasters of the League were not to be trusted, and in Book Two, this becomes more explicit with the government using the League to unleash a virus that kills the invading Martians and then covering up the human casualties of the virus. [9]

Il y a une parabole politique. L’œuvre d’Alan Moore sous-entend clairement que, derrière la manipulation des personnages, il y a une volonté de manipuler l’imagination des peuples et l’imaginaire populaire. Le choix de ces personnages permet à la fois la déconstruction du mythe du héros traditionnel et une réinterprétation des grandes figures de la littérature populaire.

Le rôle de la Femme, en littérature et dans la société, occupe également une place importante dans la réflexion d’Alan Moore. Ainsi, Evey, jeune fille naïve écrasée par un système totalitaire, deviendra l’héritière de V et poursuivra son œuvre. Silk Spectre, protagoniste féminin principale de Watchmen, met à mal le cliché de la super-héroïne sexy et révèle des fêlures qui font d’elle un personnage central dans le récit (enjeux amoureux, filiaux et cosmologiques). Mary Kelly, la prostituée de From Hell, sert un vibrant plaidoyer pour la condition de la femme dans la société à travers les âges. Et enfin, Miss Wilhelmina Murray, anciennement Harker, qui, de jeune première dans Dracula, devient une femme de poigne et une meneuse d’hommes, est un beau personnage de femme forte et fragile à la fois qui s’affranchit des règles d’une société patriarcale et machiste.

Difficultés

Les principales difficultés rencontrées dans le travail de thèse sont au nombre de trois. La première vient de l’aspect innovant et encore peu étudié du sujet. Le peu de ressources documentaires et d’études universitaires sur la bande dessinée en Europe invitent le chercheur à utiliser de nouveaux outils de recherches (Internet, revues spécialisées, communautés d’amateurs de bandes dessinées anglo-saxonnes) et à consulter les sources documentaires d’autres pays (en premier lieu, les Etats-Unis).

Ensuite, la bande dessinée, par les préjugés qu’elle véhicule, peut apparaître en décalage dans le champ de la recherche universitaire. Si le succès populaire du médium n’est plus à prouver (surtout en France, où plus de 5.000 titres inédits sont publiés chaque année – sans oublier le fameux carrefour franco-belge !), le travail de légitimation de la BD comme sujet d’études n’est pas encore achevé [10] mais de plus en plus d’études sur le sujet voient le jour, notamment sous la direction de M. Jacques Dürrenmatt. [11]

Enfin, l’aspect ultra-référentiel de l’œuvre d’Alan Moore entraîne un risque de « débordement » dans l’analyse que l’on peut en faire avec, à terme, un risque de hors-sujet ou la production d’un simple catalogue de références artistiques. La quête de sens dans le travail sur les références est primordiale.

Enjeux et problématique

L’œuvre d’Alan Moore constitue un réel projet littéraire et artistique digne d’une recherche universitaire, grâce à l’originalité de la forme choisie. L’appréciation esthétique tient également une place très importante car elle participe à la fois au statut du support de divertissement, aux canons de la création et à l’aboutissement d’une volonté artistique, comme le souligne Edgar Morin :

Il importe aussi que l’observateur participe à l’objet de son observation ; il faut, dans un certain sens, se plaire au cinéma, aimer introduire une pièce dans un juke-box, s’amuser aux appareils à sous, suivre les matches sportifs, à la radio et à la télévision, fredonner la dernière rengaine. Il faut être soi-même un peu de la foule, des bals, des badauds, des jeux collectifs. Il faut aimer flâner sur les grands boulevards de la culture de masse. [12]

La culture de masse, loin d’être indigne de l’étude universitaire, peut au contraire se révéler enrichissante, originale et surprenante. Alan Moore remet la littérature et l’imaginaire au goût du jour dans le domaine de la bande dessinée. Là où ce médium connotait depuis toujours une lecture légère, rapide, au contraire des « vrais » livres, ces graphic novels proposent des récits complexes, riches, longs et denses nécessitant un investissement sur le long terme pour en achever la lecture. C’est une nouvelle expérience qui s’impose dans l’offre de consommation culturelle américaine et, en parallèle, chez les Européens, séduits par la capacité de ces récits à maintenir leur souffle narratif, ce qui leur a valu des distinctions à Angoulême (From Hell, Prix de la Critique 2001, The League of Extraordinary Gentlemen, Prix du Scénario 2004). Loin de la production grand public, les auteurs de romans graphiques incarnent des stratégies de mise en œuvre du moyen d’expression pour lui-même, hors de toute logique d’entreprise. Le graphic novel résulte donc des influences que la bande dessinée américaine a subies sur le fond et la forme tant en provenance de l’Europe, de l’underground puis de la production indépendante, favorisant ainsi l’émergence d’une expressivité graphiquement et narrativement mûre qui constitue maintenant l’horizon de la bande dessinée américaine du XXIe siècle.

Notes

  • [1]

    Weary Willy et Tired Tim furent les premiers personnages récurrents à voir le jour dans les comics britanniques des années 1890. Ils furent créés en 1896 par Tom Browne et apparurent dans Illustrated Chips de 1896 à 1920.

  • [2]

    Antoine COMPAGNON, La Seconde Main ou Le Travail de la citation, Paris, éd. du Seuil, 1979, p. 333.

  • [3]

    De oratore, II, LXXXVII, p. 357.

  • [4]

    Michel Foucault, Les Anormaux. Cours au Collège de France. 1974-1975, Paris, Seuil/Gallimard, Coll. Hautes Etudes, 1999, cité dans Daniel Servane, La littérature et ses monstres, Cécile Defaut, 2006, p. 178.

  • [5]

    Alan Moore, in George Khoury, The Extraordinary Works of Alan Moore, TwoMorrows Publishing, trad. Jean Depelley, p. 107.

  • [6]

    LOEG, Vol. I, p. 20.

  • [7]

    Ibid.

  • [8]

    Alan MOORE in. George Khoury, op. cit., p. 108.

  • [9]

    [Il y a une dimension politique dans La Ligue des Gentlemen Extraordinaires. L’histoire implique une tentative de l’Etat pour contrôler les personnages de fiction, ce qui crée un sous-texte dans lequel l’Etat essaie de contrôler l’imagination des gens et l’imaginaire populaire. […] Depuis le premier livre, il y a une sensibilité anti-autoritaire dans l’histoire où l’on voit que les employeurs de la Ligue ne sont pas fiables, et, dans le livre deux, cela devient beaucoup plus explicite quand le gouvernement utilise la Ligue pour répandre un virus qui tue les envahisseurs martiens, ces derniers servant à couvrir les pertes humaines causées par l’action gouvernementale.] Alan Moore, Inside Black Dossier, Interview donnée sur www.comicbookresources.com, 14 Novembre 2007.

  • [10]

    Dans son livre Du comic book au graphic novel : l’européanisation de la bande dessinée américaine, le spécialiste en bande dessinée Jean-Paul Gabilliet note une analogie entre l’évolution du roman –medium d’abord décrié bien que populaire- et de la BD.

  • [11]

    Jacques Dürrenmatt est professeur à l’Université de Toulouse II. Il a écrit plusieurs ouvrages et articles consacrés à la bande dessinée, tels que « Töpffer et Cirier : le trait ironique », in Mélanges offerts à Philippe Hamon, L’Improviste et PSN, 2005 ; « Rêves sans frontières dans la BD contemporaine », OUVRIR/fermer, Lille, Murmure hors-série 2007 ; « L’oralité dans la bande dessinée au XIXe siècle », conférence donnée lors de la journée d’étude de la S.E.R.D. consacrée à la voix au XIXe siècle (Paris, janvier 2007), « Calligraphie et BD », Typographie/calligraphie, L’Improviste (2009).

  • [12]

    Edgar Morin, L’Esprit du Temps, 1960, Livre de Poche, 1988, p. 20.