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ARTICLE
Deux événements sont constitutifs de la vie littéraire dans l’État soviétique. Le 28 décembre 1928, une résolution du Comité central du Parti déclare que la littérature doit désormais être « un instrument de mobilisation des masses autour des principaux objectifs politiques et économiques, d’éducation active de la conscience de classe des ouvriers et des larges masses laborieuses dans la lutte contre les influences et les survivances bourgeoises et petites-bourgeoises, d’aide aux masses dans leur effort pour s’approprier les réalisations de la science et de la technique, de propagande du léninisme et de lutte contre ses déviations ». Le 23 avril 1932 est adoptée la résolution Sur la restructuration des organisations littéraires et artistiques. Tous les regroupements et organisations littéraires sont liquidés au profit d’une unique Union des écrivains soviétiques. L’acte de naissance de la doctrine du réalisme-socialiste a lieu deux ans plus tard, au premier congrès des écrivains soviétiques. L’écrivain devient « ingénieur des âmes », un rouage de la grande mécanique sociale et idéologique. Le génie, le seul talent, rebute. C’est presque une forme de médiocrité que l’on cherche chez l’écrivain, devenu simple chambre de résonance de la vraie force créatrice, celle du peuple et de la classe ouvrière.
On ne saurait imaginer écart plus fondamental avec la conception romantique de l’artiste, celle qui a accompagné l’épanouissement du Bildungsroman, dont le premier Lukács (celui qui se reconnaît dans la lignée de Hegel, de Goethe et du romantisme) n’était pas loin d’étendre la définition à celle du roman moderne dans son entier. Certes, le genre (tiraillé entre l’optimisme pédagogique des Lumières, les désillusions solipsistes du Romantisme et la crise de la conscience moderne) n’est pas descriptible comme un bloc unitaire. Il n’empêche que même l’Antibildungsroman continue de se référer en creux à une tradition active et clairement identifiable dans l’esprit du lecteur. Or ce sont les présupposés de cette tradition – la valeur d’un cheminement individuel dans le monde, la possibilité même que celui-ci soit l’objet d’un questionnement – qui perdent leur pertinence dans le paysage littéraire que nous venons d’évoquer.
Un roman de formation est-il donc possible en contexte communiste ? Nous empruntons cette question à Frédérique Leichter-Flack, qui en a fait le titre d’une contribution à un ouvrage dirigé par Philippe Chardin, dans lequel le genre du roman de formation fait l’objet d’une approche comparatiste [1] . Frédérique Leichter-Flack donne des éléments de réponse à travers une lecture des romans Tchevengour de Platonov et Le Docteur Jivago de Pasternak. Dans la même perspective, on peut mentionner une étude antérieure de Jeanne Gucker consacré au modèle du Bildungsroman chez Ivan Bounine [2] . Nous nous proposons d’ouvrir à notre tour quelques pistes. Nulle ambition synthétique encore, mais un premier état de réflexion construit à partir de quelques lectures qui ont pu nous interpeller sur ce point.
Précisons d’emblée que, si les deux études citées partent d’une définition très extensive du roman de formation (des récits de vie complets qui excèdent le temps du jeune âge où les désirs s’éprouvent et où les choix se forgent), nous en resterons, pour notre part, à cette conception de l’éducation en phase avec l’Aufklärung, ce temps intermédiaire entre l’adhésion spontanée au système familial et la stabilité (théorique) donnée par les engagements sentimentaux et professionnels de l’adulte. Les deux premiers romans dont il sera question ici font directement écho aux dates rappelées ci-dessus : 1928 est l’année de parution du roman de Mikhaïl Ossorguine, Une rue à Moscou [Sivcev Vražek [3] ], tandis qu’en 1932 est publié dans la revue La Jeune Garde le roman de Nikolaï Ostrovski Et l’acier fut trempé [Kak zakaljalas’ stal’ [4] ]. Le troisième objet de cette étude est plus tardif. Il s’agit du roman de Léonid Guirchovitch, Apologie de la fuite [Prajs [5] ], écrit au début des années 1980 mais publié en Russie seulement en 1998. Notre but sera aussi, avec cette œuvre, d’esquisser un parcours historique, de réfléchir aux évolutions suivies par les questions qui nous occupent.
Une rue à Moscou : une inauguration et un congé
En réalité, Ossorguine ne relève pas de la « littérature soviétique » au sens strict de littérature écrite par des écrivains vivant en URSS sous le gouvernement soviétique. Une rue à Moscou paraît à Paris, où son auteur s’installe après son expulsion d’URSS en 1922 et une année passée à Berlin. Cette situation, cependant, intéresse de près notre approche comparatiste. La position d’Ossorguine au sein de l’émigration reste singulière. Ayant adhéré au mouvement révolutionnaire dès 1905, le romancier ne pourra jamais acter une rupture morale complète avec son pays d’origine.
Le romancier situe sa fable dans des années de tourmente et d’effervescence, celles de la Première Guerre mondiale, de la révolution d’Octobre et de la guerre civile, jusqu’aux débuts de la Nouvelle politique économique (NEP). Quoiqu’il ne puisse s’y réduire, Une rue à Moscou se rattache au roman de formation par le biais du personnage de Tanioucha, petite fille d’un vieil ornithologue, laquelle voit s’exercer sur elle plus ou moins directement, depuis le petit salon cultivé qui ne pourra la préserver qu’un temps, les forces puissantes à l’œuvre dans son pays. Âgée de seize ans à l’ouverture du récit, Tanioucha est encore une toute jeune fille à peine sortie de l’enfance. À la fin du roman, mariée et ayant acquis une lucidité sur les hommes et l’Histoire, elle constate qu’elle est devenue femme, étonnée de voir désormais sa vie toute tracée.
Avec Tanioucha, c’est toute une génération qui est convoquée. La jeune fille est au centre d’une galerie de personnages masculins aux destins variés : certains sont décimés par la violence historique, d’autres en tirent parti en transigeant avec eux-mêmes de manière plus ou moins abrupte. Le cadre est donc celui d’un monde en plein bouleversement, quand l’ordre ancien s’effondre et que le nouveau n’est encore qu’embryonnaire. Tous ces jeunes gens appartiennent à cette génération de transition qui retenait l’attention de Frédérique Leichter-Flack dans son étude. « Pour [cette génération], écrit-elle, les enjeux traditionnels d’un roman de formation sont nécessairement altérés par la nouvelle donne sociopolitique : que peut bien signifier chercher et trouver sa place dans le monde, quand le monde que l’on a reçu en partage à sa naissance est sens dessus dessous [6] ? »
Le roman d’Ossorguine conserve une facture classique. La linéarité est de mise, dans ce récit qui rappelle à l’envi la marche du temps, et son travail sur les êtres et les choses. Le parcours de Tanioucha est celui d’un éveil sentimental, d’une ouverture à l’histoire et à la politique. Pourtant, si on veut aller plus loin, il faut peut-être consentir à un petit détour vers un aspect plus singulier, moins balisé, de la réflexion théorique sur le Bildungsroman, mais qui nous semble autorisé par l’histoire du genre comme par les caractéristiques de notre exemple singulier. Cela concerne la musique.
En effet, depuis la recension du Wilhelm Meister par Friedrich Schlegel, laquelle use pour la première fois de la référence à la musique pour servir la description structurale de l’œuvre, la modernité du roman de Goethe est rattachée à son idéalité musicale. La représentation de la formation du sujet, plus généralement, aura désormais partie liée avec la présence d’un modèle compositionnel, comme si la musique comme Vorbild détenait, en somme, les clés les plus secrètes de la Bildung.
Or le roman d’Ossorguine se réfère manifestement à cette association à l’origine bien germanique entre formation du sujet et idéalité musicale du roman. Les tout premiers mots consacrés à Tatiana, dès les premières pages d’Une rue à Moscou, sont pour ses qualités de pianiste : « Tanioucha était une future artiste ; elle avait de la puissance, de l’habileté et l’amour de la musique. Tanioucha étudiait au Conservatoire et jouait à de petits concerts sans la moindre nervosité » [Танюша – будущая артистка; и сила у неё есть, и влечение к музык, и способности. Танюша учится в консерватории. На маленьких концертах выступает без страха [7] ]. Le seul personnage explicitement désigné comme le maître de la jeune fille est son professeur de piano, Édouard Lvovitch. Ce dernier est également compositeur et c’est à travers le prisme métaphorique de son œuvre que seront mis à l’épreuve de 1917, non seulement les rêves et les espoirs des personnages, mais encore le sens de l’Histoire et la possibilité de la Bildung.
Deux compositions de Lvovitch font, en effet, l’objet d’une attention signifiante. La première, qui s’intitule Le Cosmos, est évoquée au début du roman. Les résonances intimes qu’elle provoque chez Tanioucha qui l’écoute dans le petit salon moscovite montrent comment la musique soutient l’enjeu de formation :
Космос? Его Танюша не видела; он – цельность и завершение, она – на пороге жизни, едва за пределами хаоса, из которого вышла ребенком. Она только начала собирать крупицы реальнаго знания, вся была в мире вопросов, первых ощущений, важнейших, дробящихся, противоречивых. […]
И чутко, ухом музыкальным лаская дробь звуков, сливая их целое, порою – сама пианистка – видя их в пяти нитях нотной бумаги, – слушала Танюша странную и сильную импровизацию своего учителя и думала свое, мелкое, бытовое, житейское – и великое, не разрешимое для мягких еще мускулов сознания. Её мироздание лишь строилось. (Sivcev Vražek, op. cit., p. 21-23)Le cosmos ? Tanioucha ne le pouvait concevoir, car n’était-ce pas une plénitude, le couronnement de toutes choses, alors qu’elle n’était qu’au seuil de la vie, à peine dégagée du chaos dont elle était issue ? Elle ne faisait que commencer à recueillir des miettes de connaissance, étant encore entièrement plongée dans le monde des problèmes et des premières impressions, tous de la plus haute importance, tous inconsistants et contradictoires. […]
Et, attentivement, son oreille musicienne caressée par la plus menue parcelle sonore, mêlant parfois les sons en un tout et les voyant emprisonnés dans les cinq lignes de la portée (elle était pianiste), Tanioucha écoutait l’étrange et puissante improvisation de son maître, agitant ses petites pensées quotidiennes, et de grandes aussi auxquelles le faible pouvoir de sa conscience ne pouvait encore découvrir de solution. Son univers était encore en voie de création. (Une rue à Moscou, op. cit., p. 20-22)
On perçoit bien, dans cet extrait, comment Tanioucha, encore tenue par son inconscience enfantine, cherche dans la limpidité mélodique de l’œuvre de son maître la voie de sa propre Bildung. La seconde composition de Lvovitch, juste désignée par un numéro d’opus, fera l’objet d’une longue et substantielle description à la fin du récit, comme pour achever l’arche ébauchée par la première scène. Nous n’en reproduisons ici qu’un extrait :
Вступление понятно и законно; так начинается многое. Во вступлении есть логика и внутреннее оправдание. Но вдруг тема, едва намеченная и лишь начавшая развиваться, прорезывается... Как бы это обьяснить... какой-то музыкальной царапиной, раскалывающей ее затем сверху донизу. Тема упрямо хочет нормально и последовательно развиваться, но царапина углубляется, рвет натянутыя нити музыкальной пряжи, треплет концы, путает все в клубок трагической неразберихи. Момент отчаянной борьбы, исход которой неведом.
[…]
Когда Эдуард Львович играет эту страшную страницу, он чувствует, как его старое и усталое сердце замирает, почти останавливается, как шевелятся затылке остатки волос и подергиваются надбровныя дуги. Страница преступная, непозволительная, – но это же сама правда, сама жизнь! Тут нельзя изменуть ни одной шестнадцатой! Композитор – преступник, но композитор – творец. Слушатель и служитель истины. Пусть мир рушится, пусть гибнет все, – уступить нельзя. Рвутся все нити, сразу, скачком; далеким отзвуком тушуются и быстро умолкают концы музыкальной пряжи, тема мертвеет и умирает, – и рождается то новое, что ужасает автора больше всего: рождается смысль хаоса. (Sivcev Vražek, op. cit., p. 386-387)L’introduction était compréhensible et ne s’écartait pas des règles ; beaucoup d’œuvres commencent ainsi. Dans ce début, il y avait aussi de la logique et une justification intrinsèque. Mais à peine esquissé et commençant seulement à se développer, le thème était soudain tranché – comment expliquer cela – par une sorte de coupure musicale qui le déchirait de haut en bas. Le thème tentait obstinément de se développer de façon normale à travers ses phases successives, mais l’entaille allait s’approfondissant, rompait les fils tendus de la trame musicale, éraillait les bouts et mêlait le tout en un écheveau embrouillé de confusion tragique. C’était un moment de lutte désespérée dont on ne pouvait prévoir l’issue.
[…]
Quand Édouard Lvovitch jouait cette page terrible, il sentait son vieux cœur défaillir, presque s’arrêter ; il sentait ses rares cheveux s’agiter sur sa nuque et l’arc de ses sourcils se tirer légèrement. C’était une page criminelle, inadmissible. C’était pourtant la vérité même, la vie même. Rien n’y pouvait être changé, pas même une double croche. Le compositeur était un criminel, mais un créateur aussi, un homme qui écoutait la vérité et la servait. Le monde pouvait s’écrouler et périr, il n’y avait pas moyen de céder. Soudain, tous les fils se brisent, les extrémités de la trame musicale retombent en une résonance lointaine et, tout aussitôt, se fait le silence. Le thème s’éteint… et quelque chose de nouveau est né, quelque chose qui, plus que tout, effraie le compositeur : le sens du chaos est né. (Une rue à Moscou, op. cit., p. 283-284)
Sur le plan compositionnel, c’est d’abord la culture du développement thématique qui se voit signifier son congé dans cette œuvre. Mais il est clair ensuite que le commentaire musical prend une dimension réflexive : c’est bien au temps du récit – et à son désir brisé pour la limpide linéarité de la Bildung – que semble se référer en filigrane l’évocation de cet opus 37. L’œuvre musicale, certainement, est pensée comme l’analogon du roman ; son intervention dans les derniers chapitres a donc une double fonction d’élucidation, puisqu’elle concerne à la fois le chaos de l’Histoire et la possibilité même de sa relation.
L’opus ultimum de Lvovitch est une inauguration. Il désigne, certes dans l’incertitude, la renaissance après la destruction. À quelques lignes de la fin, le vieux grand-père de Tanioucha prophétise : « Des hommes viendront, des hommes nouveaux qui essaieront de tout faire d’une façon nouvelle, à leur façon » [Люди придут, новые люди, начнут все стараться по новому делать, по своему [8] ]. Bien que les visages qu’en donne le roman (des bureaucrates, des brutes ivrognes, des maîtres du marché noir) ne soient pas sans défaut, ces hommes nouveaux sont accueillis avec confiance. L’opus 37, cependant, reste un hapax, sans postérité possible : la pièce en elle-même n’admet pas de retouche et, lorsque les dernières notes jouées dans la douleur cessent de résonner, le compositeur quitte la scène. Dans ce monde nouveau, la musique n’a de place que dans les concerts que donne Tanioucha en guise de gagne-pain dans les cercles ouvriers. Ayant su exprimer, mieux que les mots, la discontinuité historique, l’idéalité compositionnelle ne participera pas à son dépassement, comme si Ossorguine lui-même laissait entendre que quelque chose restait à inventer, loin des modèles de la Bildung germanique.
Et l’acier fut trempé : aux sources du roman de production
Le texte dont nous parlerons à présent occupe peut-être cette place. C’est en 1930 que Nikolaï Ostrovski commence à écrire Et l’acier fut trempé, qui sera publié deux ans plus tard. Ce roman a marqué des générations de lecteurs et son héros, Pavel Kortchaguine, est resté l’incarnation emblématique du romantisme révolutionnaire.
L’ancrage historique du récit est sensiblement le même que dans Une rue à Moscou (approximativement entre 1915 et 1927). Mais nous sommes, cette fois, de plain-pied avec les hommes nouveaux, engagés dans la construction du socialisme. Le récit, en grande partie autobiographique, suit de près les principaux épisodes de la vie d’Ostrovski, né en Ukraine, très jeune ouvrier, engagé dans l’Armée rouge et membre du Komsomol dès 1919. Gravement blessé, malade, l’auteur comme son personnage souffre de voir la paralysie et la cécité l’éloigner de l’action. L’écriture deviendra dès lors la dernière arme de son combat révolutionnaire. À la fin du récit, Kortchaguine voit son manuscrit accepté par un éditeur de Léningrad. Son titre est celui du dernier roman d’Ostrovski lui-même, resté inachevé à sa mort : Enfantés par la tempête [Roždennye burej]. Il suffit à témoigner du caractère crucial de la formation dans ces années de bouleversement.
Dans la continuité des remarques précédentes, on peut remarquer que la musique n’est pas absente de Et l’acier fut trempé, même s’il ne peut plus être question du piano, meuble bourgeois par excellence. Pavel Kortchaguine, pour sa part, est accordéoniste, plutôt doué au demeurant. Mais la musique dont il est question est toujours idéologiquement conforme : elle a pour fonction d’éveiller l’émotion des masses populaires selon des dispositions précises (gaieté et entrain des danses populaires, enthousiasme et héroïsme des marches révolutionnaires, nostalgie calibrée des chansons traditionnelles). Rien de semblable à la fonction structurelle que la musique occupait dans le roman d’Ossorguine, dans tous les cas.
On retrouve toutefois, en des termes bien différents et plus du tout musicaux, ce motif du chaos qui était le cœur de l’opus 37 de Lvovitch. Dans les premières pages de Et l’acier fut trempé, les événements arrivent privés de sens, incompréhensibles par la population qui n’en a qu’un point de vue partiel et extérieur. Il en va ainsi, par exemple, au début du deuxième chapitre :
В маленький городок вихрем ворвалась ошеломляющая весть! “Царя скинули!”
В городке не хотели верить. […] Прошли дни, шумливые, напоенные возбуждением и радостью. […] Для Павки, Климки и Сережки Брузжака ничего не изменилось. Хозяева остались старые. Только в дождливый ноябрь стало твориться что-то неладное. Зашевелились на вокзале новые дюди, все больше из окопных солдат, с чудным прозвищем: “большевики”. (Kak zakaljalas’ stal’, op. cit., p. 16)Brutale, la nouvelle étourdit la petite ville : “Le tsar est renversé !” Personne ne voulait le croire. […] Des jours s’écoulèrent, jours tumultueux, lourds d’émotion et de joie. […] Pour Pavka, Klimka et Sériojka Broujah, rien n’avait changé. Leurs patrons étaient restés en place. Seul le mois pluvieux de novembre apporta quelque chose d’insolite. Des hommes nouveaux parurent dans la gare, pour la plupart des soldats de retour des tranchées, au nom bizarre de “bolcheviks”. (Et l’acier fut trempé, op. cit., p. 38-39)
Très vite, pourtant, les jeunes gens quittent ce statut d’observateur, d’objet de l’Histoire (qui était, avec des nuances, celui des personnages d’Ossorguine). Pavel et ses frères d’armes deviennent les héros bâtisseurs du socialisme. Leurs parcours épousent la transformation de leur pays.
Mais la notion de formation est-elle encore pertinente pour ces personnages ? À la fin du récit, Pavel tire le bilan de sa vie, en des termes a priori parfaitement compatibles avec cette idée :
Перед его глазами пробежала вся его жизнь, с детства и до последних дней. Хорошо ли, плохо ли он прожил свои двадцать четыре года? Перебирая в памяти год за годом, проверял свою жизнь, как беспристрастный судья, и с глубоким, удовлетворением решил, что жизнь прожита не так уж плохо. Но было немало и ошибок, сделанных по дури, по молодости, а больше всего по незнанию. Самое же главное – не проспал горячих, нашел свое место в железной схватке за власть, и на багряном знамени революции есть и его несколько капель крови. (Kak zakaljalas’ stal’, op. cit., p. 299-300)
Son existence défilait devant ses yeux depuis l’enfance. Qu’avait-il fait de ces vingt-quatre années ? Il les inspectait une à une, comme un juge impartial et satisfait. Il nota que, somme toute, il n’avait pas vécu si mal que cela ! Certes, plus d’une faute avait été commise, par imbécillité, par inexpérience et, surtout, par ignorance. Mais l’essentiel n’était pas manqué. Il n’avait point sommeillé quand les journées étaient ardentes ; il avait trouvé sa place dans l’âpre lutte pour le pouvoir, et sur l’étendard pourpre de la Révolution étaient tombées aussi quelques gouttes de son sang. (Et l’acier fut trempé, op. cit., p. 436)
Il faut, cependant, apporter quelque nuance. Le roman se divise en deux parties. La première a indubitablement l’allure d’une éducation, sentimentale, politique. Pavel grandit au contact de son maître en idéologie, le matelot Joukhraï, puis au sein d’un collectif, l’armée. À la fin de cette partie, après avoir frôlé une première fois la mort, il sort de son coma avec le sentiment d’une « seconde naissance » [второе рождение [9] ]. Il rompt avec ses premières amours pour une jeune fille bourgeoise et fait devant celle-ci le constat sans appel de son initiation : « Je ne suis plus le Pavloucha d’autrefois » [Я теперь не тот Павлуша, что был раньше [10] ].
À partir de là, le personnage n’évoluera plus. Il remplit désormais point par point le cahier des charges du héros positif du réalisme socialiste. C’est d’abord un travailleur de choc : un des épisodes les plus intenses de cette deuxième partie est la construction d’un tronçon de chemin de fer destiné au ravitaillement en bois de la ville. Dans cette course contre le froid de l’hiver, Pavel surpasse et galvanise tous ses camarades jusqu’à être terrassé par le typhus. Son sens de l’abnégation et du sacrifice pour l’avenir, pour la communauté, pour le Parti, est exacerbé à outrance. Cet oubli de soi se traduit aussi sur le plan sentimental : Pavel est un héros asexué, qui avorte volontairement les quelques aventures qui s’ébauchent dans cette seconde partie. On est donc en droit de se demander jusqu’à quel point ces inflexions font sortir le texte du canon du roman de formation. En effet, les notions de doute, d’hésitation, de recherche ou de conflit intérieur, n’ont plus véritablement leur place dans ce contexte où les vérités sont données. Le processus d’intériorisation de la Bildung se heurte au primat du collectif et de l’action.
On observe, à ce sujet, une modification symptomatique. Et l’acier fut trempé suit a priori le schéma du roman de formation de l’écrivain puisque le roman s’achève sur le passage à l’écriture de Pavel et sur la rédaction d’un roman éponyme de celui de l’auteur lui-même. Pourtant, Proust comme Joyce (pour citer les grands contemporains ouest-européens) interrompent la Recherche ou Portrait de l’artiste en jeune homme au seuil de l’écriture ; le livre annoncé (que le lecteur a entre les mains) n’est toujours qu’à-venir. Le récit de la vocation artistique est profondément marqué par cette tension vers un idéal, vers une perfection imaginée ; il est pleinement prospectif. Chez Ostrovski, la fin est verrouillée. Le manuscrit est achevé, envoyé chez l’éditeur qui le reçoit avec ces mots enthousiastes : « Nous saluons la victoire » [Приветствуем победой [11] ]. La difficile constitution de l’identité artistique n’est plus vraiment de mise.
D’une façon générale, le retrait des enjeux individuels s’accompagne d’un retour en force du modèle épique. Le roman rend moins compte de l’influence de l’extérieur sur l’univers intérieur d’un sujet qu’il ne met en scène un héros actif, informant le monde qui l’entoure. Les qualités de celui-ci ne sont en rien problématiques. Au contraire, il se doit d’être absolument exemplaire. François Eychart, dans son introduction à l’édition française, signale que plusieurs passages du roman ont fait l’objet d’une réécriture après la première publication. Pavel, initialement, devait suivre un temps les mouvements d’opposition communistes hostiles à la ligne de Staline. Point de cela dans la version finale : Ostrovski s’en explique en déclarant que « la figure du jeune révolutionnaire de [son] temps doit être irréprochable [12] ».
En définitive, ce figement progressif montre que, à l’horizon de Et l’acier fut trempé, se trouve un type de roman spécifiquement soviétique, le « roman de production » [производственный ромаи [13] ]. Aux côtés du roman industriel, dont les héros sont les usines et les machines, du roman kolkhozien, centré sur l’agriculture et la dékoulakisation, il y a le roman de formation, dont l’objet est l’homme, mais l’homme comme matériau brut en voie de transformation historique – et non plus individuelle. Le titre du roman d’Ostrovski est révélateur. La clé en est donnée lorsqu’un membre de la section locale du Parti se prend à louer la valeur des ouvriers engagés dans la construction dantesque du chemin de fer, au cours de l’épisode déjà évoqué : « Tu avais raison, dit-il à un camarade, ces gars sont inestimables. C’est ici que se trempe l’acier » [Правду ты, что им цены нет. Вот где сталь закаляется [14] ] Le modèle organique, ferment de la Bildung goethéenne, s’efface devant la grande métaphore industrielle.
À quoi tient, dès lors, le fait que l’identification du roman comme récit de formation fonctionne encore dans l’esprit du lecteur ? Demeure, tout d’abord, l’enjeu de mise en forme du chaos, qu’on avait déjà relevé chez Ossorguine. C’est à cela que tient l’évolution la plus marquante de Pavel. Adolescent, celui-ci n’est qu’énergie brute, une révolte à canaliser parce que prompte à s’épanouir dans un anarchisme peu constructif. À la fin du roman, Pavel, devenu à son tour responsable d’une section locale, fait observer : « Il faut les avoir à l’œil, les jeunes, sans quoi ils débordent. Je connais ça, moi-même, j’étais pareil » [Ведь комса, если за нею не углядишь, частенько норовит выскользнуть вперед цепи. Я сам такой был, знаю [15] ]. L’obsession pédagogique est d’ailleurs un autre des traits qui rattache le récit au Bildungsroman des origines. Pavel doit recruter, formater idéologiquement, faire travailler ensemble les ouvriers et les futurs membres du Parti. Et il est évident que le lecteur est la cible ultime de tout cet arsenal éducatif. Enfin, et c’est peut-être l’élément le plus significatif, le roman pose une équivalence stricte entre le parcours de ses personnages et le destin de la Russie. Le parallèle est posé en conclusion dans cette juxtaposition syntaxique : « Les hommes avaient grandi. Le pays s’était fortifié » [Выросла страна, выросли и люди [16] ]. Par postulat idéologique, l’intrication d’une destinée individuelle dans l’histoire collective est appelée à se résoudre dans une fusion harmonieuse. Or cette injonction est bien celle qui gouvernait la marche vers soi de Maître Guillaume, laquelle supposait l’adéquation entre le progrès de l’individu et les exigences de la société.
Cette hypothèse d’une convergence entre l’hapax goethéen et les multiples récits de vie exemplaires engendrés, quelques années après les pages enthousiastes d’Ostrovski, par les directives esthétiques du régime stalinien, a été formulée par Jean-Marie Paul dans l’ouvrage mentionné précédemment :
[Wilhelm Meister] représente un moment unique, l’accord d’une personnalité au terme d’une formation programmée de main de maître et d’un état de la société en un point précis de l’espace et du temps. Cette harmonie idéale suppose la réunion d’un ensemble de conditions favorables auxquelles il n’est possible de croire qu’en entrant de parti pris dans le jeu de l’auteur. Wilhelm Meister est un roman utopique dont le génie de l’auteur a habilement dissimulé la nature en le situant dans un temps et un lieu bien réels, la contemporanéité du récit n’excluant pas cependant son caractère essentiellement a-historique puisque l’événement capital de l’histoire contemporaine, la Révolution française, est pratiquement ignoré, donc nié, et doit l’être sous peine de détruire la symbiose entre le sujet et son univers. […] On ne retrouve guère le postulat de la nécessité d’un accord exemplaire entre l’individu et la société (ou une idéologie destinée à transformer celle-ci) que dans les productions du réalisme-socialisme qui se réclame d’une vision scientifique de l’histoire tout en déroulant un récit objectivement utopique par son absence d’inscription dans l’histoire réelle [17] .
Un aspect de ce propos retient particulièrement notre attention : selon Jean-Marie Paul, cette convergence s’appuie sur un commun déni de l’Histoire, celui-ci donnant lieu, dans les récits soviétiques, à la construction d’une réalité alternative, idéologiquement conforme mais utopique. Or ceci nous conduit directement au dernier roman dont il sera question dans cette étude, Apologie de la fuite de Léonid Guirchovitch.
Apologie de la fuite, la dissolution des « grands récits »
L’auteur a grandi à Léningrad, où il est né en 1948. De parents musiciens, il intègre naturellement le conservatoire de la ville, dans un contexte où la promotion des artistes interprètes juifs sert la propagande du régime et tient à la fois du privilège social et de la relégation, En 1973, il parvient à s’expatrier en Israël, où il vivra pendant sept ans. En 1980, il rejoint l’Allemagne et devient premier violon dans l’orchestre de l’Opéra de Hanovre. La lecture du Doktor Faustus de Thomas Mann, puis la découverte de Nabokov, sont les expériences littéraires qui le poussent à son tour dans l’écriture. D’emblée, on se doute que la spécificité de cette identité musico-littéraire nous ramènera aux considérations qui avaient guidé notre lecture du roman d’Ossorguine. Avant cela, le parcours de Guirchovitch est déjà remarquable dans la mesure où il rend particulièrement sensible cette interface entre Russie et Europe (ou plus précisément Russie et monde germanique) fondamental dans le sujet qui nous occupe.
L’œuvre romanesque de Guirchovitch se construit autour d’un même dessein : rendre compte de la condition juive dans l’histoire du XXe siècle. Dans Apologie de la fuite, le romancier imagine que la déportation massive des Juifs russes dans l’extrême-est sibérien, projetée par Staline avant sa mort, a été effectivement menée à bien. Une petite société s’est reconstituée, mêlant les exilés et les indigènes et fonctionnant de manière totalement autarcique selon les préceptes du plus pur soviétisme. Le principal personnage est un adolescent du nom de Preis, un orphelin de mère élevé au sein de cette communauté dans la plus parfaite ignorance de l’extérieur et qui se destine à la peinture. Après avoir obtenu un miraculeux visa de sortie, il se trouve projeté au cœur d’une société russe en pleine déstalinisation, nouveau royaume d’Ubu doté d’une gouvernance à cinq têtes. Le roman s’achève sur une double révélation : celle des retrouvailles du jeune homme avec sa mère et celle de sa vocation de romancier.
Guirchovitch semble prendre à la lettre l’hypothèse de Jean-Marie Paul. Le monde d’Ijma, en effet (c’est le nom de cette région imaginaire) est le produit d’une uchronie. Il est une réalité contrefactuelle, dont le support est autant linguistique qu’historique. La soviétisation de la langue, en effet, est un outil extrêmement puissant dans le processus de création de l’homme et du monde nouveaux. Elle permet d’imposer une fiction qui se donne pour la réalité. Si le roman d’Ostrovski se montre déjà perméable à la novlangue qui régira la production littéraire des années 1930, on y trouve encore des traces d’une parole vivante, dialectale, non encore normalisée (proche du skaz). Il est symptomatique que le progrès de Pavel passe par l’élimination, dans sa parole, des jurons et des grossièretés. Dans Apologie de la fuite, le processus de normalisation linguistique est achevé. Les personnages parlent par slogans, clichés, expressions tirées des discours des dirigeants et promues en éléments de langage omniprésents, le trait commun étant l’écart manifeste entre le signifié de ces derniers et un référent malade, contrefait, voire absent [18] . Ijma est donc le monde programmé par Et l’acier fut trempé ou, du moins, il en est une parodie. Apologie de la fuite joue clairement avec le souvenir du récit d’Ostrovski ; il est lui aussi nourri d’éléments autobiographiques et s’achève sur l’accession du héros au statut de romancier. Clin d’œil significatif : un des camarades de classe de Preis à Ijma – décrit comme un « digne fils de sa classe » [настоящий сын своего класса [19] ] – s’appelle Pavel Ostrovski, de la fusion du nom de l’auteur avec celui de son personnage.
Dans ce cadre évolue donc un jeune artiste, Léonti Preis. Le récit se concentre sur les quelques jours cruciaux où le jeune homme de dix-sept ans, encore empêtré dans sa chrysalide (le profil psychologique de l’adolescent est ainsi résumé par Guirchovitch : « Des nerfs entortillés, un sang empoisonné, un orgueil frôlant la naïveté, laquelle, à son tour, frisait l’idiotie mystique » [Со спутавшимися нервами, с ядом в крови, высокомерный до наивности и в ней доходящий до юродства [20] ]), est sommé d’entrer dans le monde des adultes, qui est aussi celui de la réalité historique. Plusieurs des motifs connus du roman de formation sont convoqués : l’émancipation de la tutelle familiale, le voyage formateur, l’éveil à la sexualité… Le parcours dans son ensemble est celui d’un dessillement voire d’une désillusion, d’une accession à la maturité, surtout, par mise à l’épreuve d’un absolu esthétique. Ce dernier point est, à notre sens, crucial pour comprendre ce roman au demeurant complexe. Le nom de Preis a une consonance allemande, ce qui est relevé à maintes reprises dans le texte (il est notamment associé à une réplique du Freischütz de Weber). Quant à sa conception de l’art, de la peinture en particulier, elle hérite de la tradition spéculative née sur le terreau de l’idéalisme allemand et du romantisme d’Iéna, laquelle dote l’art d’une fonction de connaissance de l’absolu, de révélation ontologique.
Le dispositif initial de la fable thématise cette hypothétique rencontre. L’existence et le parcours de Preis à Ijma sont entièrement suspendus à la possibilité de greffer dans un contexte communiste parvenu à sa quintessence, un personnage implicitement chargé du bagage culturel dans lequel s’est épanouie la notion de Bildung. En fin de compte, cette greffe ne prend pas si mal, même si Preis cultive au sein de la petite communauté des Ijmiens une bizarrerie peu gratifiante. L’étrangeté du personnage tient au fait qu’il fond dans un même moule les exigences du socréalisme le plus pur et une métaphysique de l’art nourrie de platonisme et de romantisme.
Ce qui rend cet alliage possible, toutefois, c’est qu’il est soumis à un regard ironique, profondément désacralisant. La possibilité du sens, dans le roman de Guirchovitch, la possibilité même de « penser » le personnage, les genres, l’art et l’histoire, est constamment grevée par le burlesque, le kitsch, la dérision de la forme et de l’idée. L’impératif ironique atteint tout autant l’absolu politique – le mythe de la Révolution et de l’homme nouveau réduit à une coquille vide, une bulle au bord de l’implosion –, que l’absolu esthétique, comme en témoigne une scène jubilatoire de renversement carnavalesque qui intervient à la fin du roman, et au cours de laquelle les tableaux de Preis destinés à être montrés à l’Académie de peinture de Léningrad se font piétiner par deux agents de service, vivants représentants de la culture populaire. Le personnage lui-même n’est plus qu’un réceptacle, un jeu de forces difficilement caractérisable de manière univoque si ce n’est une pure extravagance. Son parcours initiatique s’effondre sous le poids du grotesque.
Ce constat peut être éclairé de nouveau par la référence à la musique. Guirchovitch est musicien professionnel et la musique, incontestablement, demeure le prisme de sa vision du monde. L’édition russe d’Apologie de la fuite place d’ailleurs en première page, presque comme un frontispice, une photo de Chostakovitch. Dans la fable, Preis est peintre et la musique présente à Ijma est réduite à la chorale des déportés (même l’accordéon du Pavel d’Ostrovski a été supprimé). Mais une des étapes importantes du parcours du héros est sa rencontre avec un compositeur chef de chœur, son double opportuniste et revenu de tout idéalisme, peut-être l’incarnation de son propre avenir.
Dans la mesure où l’idéalité musicale est un des plus puissants ressorts de la tradition spéculative dont Apologie de la fuite instruit le procès, peut-on s’attendre à ce que la musique conserve cette fonction élucidante de la Bildung et de l’Histoire qu’on avait observée chez Ossorguine ? La réponse est à l’image des ambivalences du roman. Guirchovitch convoque la musique comme instance structurante (le rôle semble dévolu, notamment, à la Symphonie n°13 de Chostakovitch, dont le premier mouvement évoque l’extermination de Juifs de Kiev dans le ravin de « Babi Yar ») mais c’est finalement pour mieux décevoir et mettre en valeur la parodie. Le récit est plutôt mu par une fluidité rhapsodique, un tropisme digressif qui le mène finalement aux bords de la dislocation. Le chaos, cette fois, est effectif et éloigne irrémédiablement de la transparence narrative du Bildungsroman. C’est en grande part cette fragilisation de la concordance qui rend sensible au lecteur la transgression des frontières du genre. Mais si l’on juge cette qualification d’Apologie de la fuite en roman de formation difficile, cela n’est plus dû exactement à un ancrage soviétique. Au contraire, Guirchovitch, qui ne cesse d’interroger le devenir de l’Europe et les possibilités de la culture dans un monde marqué par les ruptures de l’Histoire, nous rappelle que le marxisme, comme avant lui les Lumières, le romantisme, l’idéalisme spéculatif, et le modèle de la Bildung, est encore un de ces grands récits dont s’est abreuvée, jusqu’à la crise, notre modernité.
Malgré les doutes formulés en ouverture sur la compatibilité du Bildungsroman avec les préceptes du soviétisme littéraire, on est loin de conclure à un simple rapport d’exclusion. On peut même considérer que ces incursions du roman de formation en URSS offrent un nouvel aperçu des multiples métamorphoses auquel s’est prêté ce genre composite et à l’évolution complexe. Sur ces terres, il est sommé d’abandonner certains de ses traits (la valeur du sujet et de la quête de soi) mais d’en réactiver d’autres (notamment celles qui nourrissent une conception holiste d’inclusion de l’individu dans la communauté sociale). Deux aspects nous semblent cependant surdéterminés dans ce contexte. D’une part, le fait que le monde n’a rien d’une donnée stable, qu’il est lui-même en transformation et que la formation de l’homme doit désormais intégrer ce paramètre d’incertitude. D’autre part, le fait que la Bildung engage fortement la concordance narrative et que les doutes qui l’atteignent passent nécessairement par une fragilisation des paradigmes du récit. C’est ainsi que, si le roman d’Ostrovski, indifférent à ses choix narratifs, témoigne du crédit accordé à la forme, ceux d’Ossorguine et de Guirchovitch ne dissocient pas leur allégeance au roman de formation du constat – inquiet pour l’un, ironique pour l’autre – de ses indéniables archaïsmes.
Bibliographie
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– Et l’acier fut trempé, traduit du russe par Valentin Feldman et Paul Kolodkine, Montreuil, Le Temps des Cerises, coll. « Roman des libertés », 2016.CHARDIN, Philippe (dir.), Roman de formation, roman d’éducation dans la littérature française et les littératures européennes, Paris, Éditions Kimé, coll. « Détours littéraires », 2007.
HELLER, Michel, « Les années trente » dans E. Etkind, G. Nivat, I. Serman, V. Strada (dir.), Histoire de la littérature russe, t. 6, Le XXe siècle. Gels et dégels, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1988.
JURGENSON, Luba, « L’identité comme problème esthétique dans Apologie de la fuite de Léonid Guirchovitch », dans Hélène Mélat (dir.), Le Premier Quinquennat de la prose russe du XXIe siècle, Paris, Institut d’études slaves, 2006.
PAUL, Jean-Marie (dir.), Images de l’homme dans le roman de formation ou Bildungsroman, Actes du colloque organisé par le Centre de recherches germaniques et scandinaves de l’Université de Nancy II, mai 1993, coll. « Bibliothèque le texte et l’idée », 1995.
Notes
- [1]
Frédérique Leichter-Flack, « Un roman de formation est-il possible en contexte communiste ? Quelques remarques sur Tchevengour de Platonov et Le Docteur Jivago de Pasternak » dans Philippe Chardin (dir.), Roman de formation, roman d’éducation dans la littérature française et dans les littératures étrangères, Paris, Kimé, 2007, p. 221-233.
- [2]
Jeanne Gucker, « Ivan Bounine et le Bildungsroman » dans Jean-Marie Paul (dir.), Images de l’homme dans le roman de formation ou Bildungsroman, Actes du colloque de l’Université de Nancy, mai 1993, p. 247.
- [3]
Mihail Osorgin, Sivcev Vražek, Pariž, Knižnyj magazin “Москва”, 1928. Mikhaïl Ossorguine, Une rue à Moscou, traduit du russe par L. Lack, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2001. Le titre russe reprend le nom de la rue où se situe la majeure partie de l’action.
- [4]
Nikolaj Ostrovskij, Kak zakaljalas’ stal’ [1932], Leningrad, Izdatel’stvo “Hudožectvennaja literatura”, 1971. Nicolas Ostrovski, Et l’acier fut trempé, traduit du russe par V. Feldman et P. Kolodkine, Montreuil, Le Temps des cerises, 2016.
- [5]
Leonid Giršovi, Prajs, Sankt-Peterburg, Ivan Limbah, 1998. Léonid Guirchovitch, Apologie de la fuite, traduit du russe par Luba Jurgenson, Lagrasse, Verdier, 2004. Le titre russe correspond au nom de famille du personnage principal. Nous avons pris le parti de conserver le choix de la traductrice pour l’orthographe de ce nom en français : Preis.
- [6]
Frédérique Leichter-Flack, « Un roman de formation est-il possible en contexte communiste ? », art. cit., p. 222.
- [7]
Une rue à Moscou, op. cit., p. 11. Sivcev Vražek, op. cit., p. 7.
- [8]
Une rue à Moscou, op. cit., p. 297. Sivcev Vražek, op. cit., p. 405.
- [9]
Et l’acier fut trempé, op. cit., p. 218. Kak zakaljalas’ stal’, op. cit., p. 138.
- [10]
Et l’acier fut trempé, op. cit., p. 223. Kak zakaljalas’ stal’, op. cit., p. 143.
- [11]
Et l’acier fut trempé, op. cit., p. 454. Kak zakaljalas’ stal’, op. cit., p. 317.
- [12]
Cité par François Eychart dans « Nicolas Ostrovski, romantique révolutionnaire », Et l’acier fut trempé, op. cit., p. 11.
- [13]
Pour une première approche de cette catégorie, voir Michel Heller, « Les années trente » dans Histoire de la littérature russe, t. 6, Paris, Fayard, 1988, p. 140-167.
- [14]
Et l’acier fut trempé, op. cit., p. 285. Kak zakaljalas’ stal’, op. cit., p. 182.
- [15]
Et l’acier fut trempé, op. cit., p. 446. Kak zakaljalas’ stal’, op. cit., p. 309.
- [16]
Et l’acier fut trempé, op. cit., p. 448. Kak zakaljalas’ stal’, op. cit., p. 312.
- [17]
Jean-Marie Paul, « Avant-Propos. Quelques réflexions au sujet du Bildungsroman ou roman de formation » dans Images de l’homme dans le roman de formation ou Bildungsroman, op. cit., p. 9 -10.
- [18]
À ce sujet, nous renvoyons au remarquable article de Luba Jurgenson, traductrice et principale ambassadrice de l’œuvre de Guirchovitch en France, « L’identité comme problème esthétique dans Apologie de la fuite de Léonid Guirchovitch », dans Hélène Mélat (dir.), Le Premier Quinquennat de la prose russe du XXIe siècle, Paris, Institut d’études slaves, 2006.
- [19]
Apologie de la fuite, op. cit., p. 20. Prajs, op. cit., p. 13.
- [20]
Apologie de la fuite, op. cit., p. 17. Prajs, op. cit., p. 12.
Pour citer cet article
Nathalie Avignon, Conditions d’expansion du Bildungsroman en terres soviétiques : Ossorguine, Ostrovski, Guirchovitch, SFLGC, bibliothèque comparatiste, publié le .../.../..., URL : https://sflgc.org/acte/avignon-nathalie-conditions-dexpansion-du-bildungsroman-en-terres-sovietiques-ossorguine-ostrovski-guirchovitch/, page consultée le 26 Décembre 2024.
Biographie de l'auteur
AVIGNON Nathalie
Nathalie Avignon est Maître de conférences en Littérature comparée à l’université de Nantes. Elle est agrégée de Lettres Modernes et également titulaire d’une maîtrise de mathématiques fondamentales. Auteur d’une thèse de doctorat intitulée Modèle musical et rêve d’abolition du temps dans le roman contemporain. Helmut Krausser, Léonid Guirchovitch et Richard Powers, elle travaille sur les relations entre musique et littérature dans les périodes modernes et contemporaines. Elle s’intéresse plus particulièrement aux esthétiques romanesques dans les espaces germanique, nord-américain et slave et, par ce biais, elle interroge la modernité européenne en la confrontant à ses marges.