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La solitude est-elle un lieu commun ? Retour sur les horizons historiques, politiques et narratifs de l'intertextualité dans Médée. Voix (1996) de Christa Wolf

ARTICLE

Le titre allemand est univoque : Medea Stimmen [1] . Stimmen est bien le pluriel de voix et décrit l’organisation même du texte, découpé en 11 chapitres portés cependant par six voix distinctes, trois femmes, trois hommes. Il n’est donc pas question d’un ensemble de voix appartenant à un chœur mais de six voix, narrations homodiégétiques, six soliloques qui oscillent entre description, monologue intérieur et dialogue remémoré. L’autrice inscrit d’emblée le dispositif perspectiviste dans son titre. D’un autre côté, l’hésitation que permet le titre français entre la voix ou les voix n’est pas sans intérêt : elle révèle la singularité de cette voix, que l’autrice souligne d’ailleurs par la structure du roman, encadré et ponctué par la voix de Médée aux chapitres 1, 4, 8 et 11, et son inscription dans un collectif de voix encore indéfinies au moment où le lecteur découvre le titre.

Le lieu commun est aussi un topos littéraire que l’autrice a choisi d’explorer, mieux, de corriger à travers le personnage féminin sans doute le plus radical de la mythologie : Médée. Il ne s’agira pas de revenir sur la longue liste des prédécesseurs, – notons toutefois que l’espace germanophone ne compte pas moins de 80 récritures du mythe au moment où Christa Wolf publie son roman [2] , – mais de comprendre comment le texte tisse un réseau poétologique [3] , tout en se distinguant de la vaste machine discursive qui « normalise » les structures sociales et politiques et garantit le fondement et fonctionnement de la communauté : le mythe. Réinvestir ce « lieu commun » est alors un acte nécessaire qui s’inscrit, aussi, dans une relecture de la place de la femme dans l’histoire et la littérature.

Le « lieu commun » est alors topographique. L’ouvrage est à considérer dans toutes ses strates, du paratexte aux intertextes, comme une vaste enfilade de chambres d’échos. En quoi ce système polyphonique permet-il de poser une pratique ouverte de l’écriture et de la lecture ?

La solitude est une question de posture : ex-position

La solitude appartient entièrement au projet autour de Médée. Elle est liée, historiquement et biographiquement, à l’effondrement de la RDA en 1989, qui fut aussi un effondrement physique pour Christa Wolf, et dont elle racontera l’histoire en 2002 dans Leibhaftig. Cet événement historique a contraint l’autrice à se repositionner dans un champ littéraire censément « réunifié » après 1990. La solitude est ainsi liée à la position inconfortable, toutefois partagée par plusieurs de ses contemporains (Heiner Müller, Frank Castorf…), d’une artiste qui ne voit la réunification que comme une vaste opération commerciale, le rachat de la RDA par la banque centrale d’Allemagne de l’Ouest, et regrette que tous les idéaux socialistes soient balayés par les nombreux scandales qui éclatent au moment de l’ouverture des archives de la Stasi. Les Allemands de l’Est et de l’Ouest découvrent alors le réseau tentaculaire des indics (IM est le sigle pour inoffizieller Mitarbeiter, c’est-à-dire collaborateur inofficiel) recrutés de gré ou de force (chantage) par la police étatique. Le cas de Christa Wolf défraiera la chronique ; en 1993, elle prend les devants de la presse et publie elle-même ses archives, révèle son activité d’indic en tant que « IM Margarete » entre 1959 et 1962, ainsi que sa propre surveillance par de nombreux proches et anonymes. Elle espère alors dévoiler, au-delà de son cas particulier, le mécanisme propre au système. Mais les médias racontent une autre histoire qu’elle vivra comme un moment de dissociation identitaire : en écrivant l’histoire de Médée, il s’agissait de raconter la fabrique des mythes.

Médée appartient donc à ce temps que Wolf considérera comme celui d’une « chasse aux sorcières » par une presse qui lui renvoie une image de soi tronquée et factice. La crise la pousse à l’éloignement et c’est lors d’une résidence à Santa Monica, haut lieu de l’exil allemand lors de la Seconde Guerre mondiale, que le projet Médée s’écrit à la lumière des écrits de René Girard sur la constitution symbolique des sociétés à travers la figure du bouc émissaire. L’exil américain, qui fut aussi celui de la génération d’écrivains et d’intellectuels de gauche qui porteront le projet utopique de la RDA en 1949 et auxquels Christa Wolf a toujours dit sa gratitude de l’avoir libérée du fascisme, s’inscrit dans la réflexion sur ce passé commun aux deux Allemagne. Une fois la déchirure historique du mur comblée, les traces du passé ne risquent-elles pas de s’effacer ? Voilà l’objet de son entreprise, revenir aux sources de la civilisation pour en déterrer les fondements, le malaise, et révéler les structures qui nous portent encore. Tout comme dans sa revisite de Cassandre en 1983, le mythe sert à la confrontation avec l’histoire et la société, passée et présente. Christa Wolf s’explique :

D’où vient ce besoin de sacrifices humains ? Pourquoi nous faut-il toujours et encore des boucs émissaires ? Ces dernières années, après ce que l’on nomme ‘le tournant’, la chute du mur, et qui a fait disparaître la RDA de la scène de l’histoire, j’ai pensé qu’il était légitime de réfléchir à cette question. Depuis juin 1991, je retrouve des notes sur le personnage de Médée, cette silhouette s’est détachée d’elle-même de ce contexte qui me confronte à des sentiments tellement contraires ; elle s’est imposée à moi et a pris le pas sur d’autres projets littéraires plus anciens[note id="note5"] [4] .

Ce contexte biographique et historique a pesé sur la réception de l’œuvre en Allemagne, considérée souvent comme un roman à clés :

- Le portrait d’Aiétès y serait celui d’Honecker, en souverain « sénile » qui refuse de céder son trône et convient du sacrifice de son fils (MV 121) pour pouvoir se maintenir plus longtemps ;

- l’idéal solidaire, devenu « antique légende » en Colchide (MV 120), permettrait de considérer les idéaux communistes mais aussi leur dévoiement ;

- la petite communauté d’artistes et d’intellectuels, portée par Aréthuse, Oistros, Leukos et Médée, évoquerait quant à elle autant les écrivains dissidents du Prenzlauer Berg des années 1970-1980 que les exilés allemands de Santa Monica des années 1930-1940 [5] ;

- Colchide et Corinthe représentent les deux Allemagne, établies sur un même crime, un même socle refoulé, différemment : « C’était toute la Colchide qui était pleine de sombres secrets et lorsque je suis arrivée ici, réfugiée à Corinthe, la ville étincelante du roi Créon, j’ai eu cette pensée envieuse : ces gens-là n’ont aucun secret. Et c’est ainsi qu’ils se voient, voilà ce qui les rend si persuasifs. » (MV 19) Pourtant, le parallélisme entre les deux villes ne fait plus de doute : de Corinthe, Médée dit un peu plus loin : « La cité est fondée sur un forfait » (MV 29 ; « Die Stadt ist auf eine Untat gegründet », MS 23).

- Enfin, Médée, malade, poursuivie par les hommes et la rumeur, semblait figurer l’autrice, hospitalisée en 1988, conspuée par la presse en 1993.

- Quant aux enfants assassinés, outre les victimes de la Shoah et de la dictature qui hantent de toute évidence le récit, on pouvait y voir son œuvre, rendue suspecte, voire un temps inaudible à la suite des scandales [6]

La solitude de Christa Wolf remonte cependant à bien plus loin qu’à l’année 1989 et marque, de façon paradoxale, le moment où l’autrice s’émancipe du canon culturel et de l’orthodoxie est-allemands. En effet, son histoire s’est développée à la fois au cœur et en marge du système. Elle fut avec son mari Gerhard Wolf l’un des piliers de la communauté intellectuelle en RDA, du Leseland proclamé par Erich Honecker [7] , c’est-à-dire d’une société portée par la lecture. C’est par le « réalisme socialiste [8] », doctrine d’état héritée de Jdanov et Gorki dès la fondation de la RDA en 1949, renforcée par les conférences de Bitterfeld à partir de 1959, que l’utopie devait se « réaliser ». Cette place de choix accordée à la littérature et aux arts avait aussi son prix : il fallait représenter la société en accord avec les principes socialistes afin d’éduquer les masses. Cette vision didactique de l’art ne tolérait toutefois aucune ambiguïté, formelle ou thématique, et permettait de façon assez arbitraire de discréditer des œuvres et des artistes. Membre du SED de 1959 à 1989, « indic » pour la Stasi entre 1959 et 1962, Christa Wolf remet en question le fondement réaliste de l’art orthodoxe marxiste-léniniste dès 1965 et propose en 1968 dans son essai Lesen und Schreiben (En Lisant, en écrivant) une écriture, décriée comme formaliste, fondée sur « l’authenticité subjective ». Ce sera le début d’une écriture singulière, dont Médée est l’accomplissement. La solitude appartient ainsi à une urgence éthique et poétologique dont elle tentera de retracer les fondements historiques et biographiques. C’est cette même urgence solitaire qu’elle salue dans l’œuvre d’Ingeborg Bachmann (citée en exergue du chapitre 6, Glaucé) :

On entendra une voix : courageuse et accusatrice. Une voix conforme à la vérité, c’est-à-dire : une voix qui parle, en connaissance de cause, de ce qui est certain et de ce qui ne l’est pas. Et qui, conformément à la vérité, se taira lorsque sa voix lui fera défaut[note id="note11"] [9] .

Le refoulé, une histoire collective et singulière : l’intrigue se noue

Pour comprendre Médée. Voix, il faut revenir à l’ouvrage qui est le véritable cœur de l’œuvre de Christa Wolf et qui permet d’entrer et de dépasser le tropisme biographique du récit. En 1973, elle participe à un congrès d’écrivains organisé par le parti unique (SED) autour du thème « littérature et conscience historique ». Ce sera le déclencheur de son roman autobiographique Kindheitsmuster (Trame d’enfance), dans lequel elle revient, à travers une narration démultipliée [10] , sur les étapes saillantes d’une vie représentative de sa génération. La langue, ses habitudes, son étymologie, et la mémoire y sont les piliers de son questionnement. C’est la trame, linguistique, idéologique, psychologique, d’une vie socialisée dans les années 1930 que Christa Wolf scrute à travers le parcours de son alter-ego : Nelly Jordan. Tout comme dans Médée, le retour rétrospectif est déjà inscrit dans le présent. Dès la première page on peut lire : « Le passé n’est pas mort, il n’est pas même passé [11] . »Déjà, les voix du passé s’imposent à la narratrice et font naître un premier personnage : « Ces voix maintenant, en masse. Comme si quelqu’un avait ouvert toutes les vannes qui les enfermaient [12] . » Déjà, l’écriture plonge dans le refoulé, représenté concrètement par une descente dans les profondeurs d’une cave (dans Kindheitsmuster) ou dans les entrailles d’un palais (dans Médée) : « Faut-il nous protéger des abîmes de la mémoire [13] ? » Une brèche s’ouvre alors dans le système clos de la mémoire, qui est aussi celui sur lequel la RDA a pu s’établir. C’est le sens de la citation de Franz Fühmann, ami de Christa Wolf, écrivain et spécialiste de littérature romantique (longtemps écartée du canon socialiste) : « Ma génération a trouvé le chemin du socialisme en passant par Auschwitz. Si l’on veut réfléchir à notre transformation, il faut commencer exactement là, au seuil des chambres à gaz [14] . »

Ce trompe-l’œil collectif (qui se joue donc différemment à l’Est et à l’Ouest à partir de 1945) impose à Christa Wolf l’urgence de son récit : elle ne cesse d‘écrire contre la machine à détruire la conscienceet exhume ce que chaque nuit, ce peuple de dormeurs, détruit méthodiquement :

Tu t’imagines un peuple de dormeurs, un peuple dont les cerveaux exécutent en rêvant les ordres qu’on leur a donnés : effacer effacer effacer. Un peuple sans conscience qui plus tard, quand on lui demandera des explications, répondra, comme un seul homme, par un million de bouches, qu’il n’en avait aucun souvenir[note id="note18"] [15] .

Ces quelques lignes font vaciller les fondements de l‘individu, mais aussi de l’utopie collectiviste en RDA : ainsi les millions de bouches amnésiques qui mentent de concert font face aux voix qui s’élèvent du passé. Déjà, ces deux versants anticipent la construction de Médée : aux voix singulières qui s’élèvent, elle oppose la rumeur aux millions de bouches qui superpose histoire et mythe. La fin du récit de 1976 peut se lire comme le fil que reprendra Christa Wolf dans chacune de ses œuvres depuis, de Cassandre à Médée, en passant par son récit recentré autour de la catastrophe de Tchernobyl et de l’opération du cerveau de son frère, Störfall. Ainsi, on peut lire dans Trame d’enfance : « Et ce passé qui pouvait dicter des normes linguistiques, qui pouvait scinder la première personne pour en faire naître une deuxième, puis une troisième, son pouvoir s’est-il brisé ? Les voix s’apaiseront-elles [16] ? »

Atomisation de l’individu et naissance des voix : ignorance et reconnaissance

En 1976, c’est le passé personnifié qui démultiplie les voix, qui arrache la deuxième et la troisième personne à la première, qui force le « je » à se confronter à soi, en tant qu’autre, dans la conversation ou la fiction. Wolf formule ainsi la littérature comme lieu de la solitude réflexive et créative. Dans Störfall, Nachrichten eines Tages (1987), cette scission des voix, confrontée à la matérialité monstrueuse de la scission nucléaire et maladive de la schizophrénie, devient le diagnostic même de la modernité :

A-tome en grec correspond à in-di-vidu en latin – indivisible. Ceux qui ont inventé ces mots ne connaissaient ni la scission nucléaire, ni la schizophrénie… mais d’où vient cette compulsion moderne à scinder tout en parties de plus en plus petites ? à des partitions de pans entiers de cette personne archaïque que l’on pensait indivisible [17] ? »

Elle anticipe ici le dispositif qu’elle met en exergue de Médée : l’autrice propose, pour entrer dans les strates de son récit, un dispositif emprunté à Elisabeth Lenk et au vocabulaire de la photographie : on y retrouve le trépied, la perspective et les « chambres » ou « cloisons » en accordéon qui permettent de rapprocher ou d’éloigner le sujet considéré. Plus qu’un trépied, c’est finalement le prisme qui permettrait sans doute de modéliser le roman de Christa Wolf : l’histoire se brise sur le prisme de l’autrice, point aveugle [18] , « cœur de ténèbres » du récit, pour se disperser dans les différentes voix qu’elle projette comme autant de faisceaux. Là s’arrête le prisme, ou plus exactement se démultiplie-t-il ; c’est l’image des poupées russes chez Lenk [19] , car chaque faisceau contient un nouveau prisme et disperse à nouveau l’histoire projetée, répercutée dans un récit, pour entrer dans le mythe et, ce faisant, le déconstruire.

L’imbrication est vertigineuse et répond différemment aux questionnements éthiques formulés dans Kindheitsmuster. Ce roman de 1976 proposait un va-et-vient constant entre les strates historiques, entre les voix, entre des digressions réflexives et des récits mémoriels ; ici les voix sont singularisées, rendues cohérentes en apparence par le cadre formel du chapitre, tout en s’inscrivant dans un réseau dialogique [20] . Chaque voix porte ou narre, selon le cas, le souvenir d’autres voix, aucune, même les plus solitaires, comme Akamas [21] , n’existe pour soi, chacune se consolide par la confrontation aux autres à l’intérieur des chapitres, de chapitre en chapitre, mais aussi entre les textes placés en exergue et le chapitre. Les voix créent un réseau narratif « dans lequel chaque personnage a sa juste place et où Médée peut être considérée de différents points de vue, contradictoires [22] . » C’est le sens de l’écriture « en contrepoint », évoquée à juste titre par Anne-Lemonnier-Lemieux [23] .

Il ne s’agit donc pas de postuler l’égalité des voix dans l’architecture du texte, mais bien leur différence, marquée notamment par le réseau d’énonciation qu’elles contiennent. Si l’on s’intéresse aux modalités du discours rapporté à l’intérieur des chapitres, on se rend compte qu’elles sont toutes différentes et disent le degré d’autonomie ou d’hétéronomie de chaque « voix ». Le chapitre 5, porté par Akamas, laisse ainsi plus de place au récit, au discours narrativisé et au discours indirect [24] , immédiatement commenté : sa langue met en relief le point de vue narratif fort du premier astronome du roi Créon, véritable chef d’orchestre de la manipulation des masses, point de cristallisation de toutes les rumeurs passées et à venir. L’ensemble du chapitre est recentré sur la langue et le pouvoir de la communication, il occupe à ce titre une place méta-réflexive [25] . Les quelques bribes de discours direct appartiennent tous au dialogue avec Médée et transgressent « le domaine autour duquel » Akamas « avait tracé une frontière » (MV 150) : le questionnement de Médée revêt clairement une fonction maïeutique qui libère le refoulé. La voix de Glaucé est quant à elle caractérisée par un combat intérieur entre ses pulsions et les injonctions extérieures], par l’indécision entre rêve, réalité et imaginaire. Les assertions y sont relativisées par des sources d’énonciation tierces (MV,167 : « paraît-il ») et culminent à la fin du chapitre, où l’hétéronomie du personnage s’exprime par le recours à l’impersonnel, contrainte à oublier le traumatisme, le « ça » qui se réveille : « Cela revient, je le sens, cela m’étrangle déjà, cela me secoue déjà, n’y a-t-il personne ici, personne ne va donc me recueillir sur son giron, Médée. » (MV194).

L’irréel n’est pas réservé à Glaucé, il hante également Médée : au dialogue répercuté, elle ajoute le dialogue qui n’a pas eu lieu : « Des bêtises, aurait dit Jason, c’est pourquoi je me suis tue. Il a dit : Nous n’allons pas nous disputer, Médée. Pas cette nuit. Viens. La voix. » (MV 33). Cet exemple montre la fluctuation des positions énonciatives : le silence de Médée niche en creux des discours de Jason qui l’encadrent. Le conditionnel n’est cependant pas ici le signe d’une fuite, mais le début d’une prise de conscience. Car chacune de ces phrases, liées à Jason, est la trace rendue visible de l’intériorisation de la norme patriarcale dont elle se défera au chapitre 2, au moment où le refoulé, qui est aussi la source de la rumeur, est retracé : la mort du frère, qui rejoue les mythes d’Orphée ou d’Osiris, était un crime d’état, orchestré par son père, et par conséquent la vraie raison de sa fuite avec Jason. On trouve ici une « transmotivation[note id="note30"] [26] » du mythe, qui, du régime des passions, est rendu au régime politique : Médée ne tue personne, ni Pélias, ni Absyrtos, ni Glaucé, pas même ses enfants. Christa Wolf dit s’inscrire dans des versions du mythe antérieures à leur dramatisation par Euripide. Elle n’est d’ailleurs pas la première à faire de la transmission de ce mythe par Euripide un cas d’école de la refondation du patriarcat. George Tabori avait fait de Jason le meurtrier de ses enfants dans sa pièce M (1984) et Katja Lange-Müller, qui a quitté l’Allemagne de l’Est en 1984, s’imagine en voisine de cellule, dans sa lettre adressée à Médée : « Doch ich hoffe Medea hört mich nicht [27] » (« Mais j’espère que Médée ne m’entend pas », 1988 [28] ). Elle y règle ses comptes avec l’instrumentalisation de Médée en tant que « séductrice de la poésie masculine » et déconstruit soigneusement ce fantasme masculin [29] . La transmotivation chez Wolf est ancrée politiquement, puisque chacun des meurtres qui lui sont imputés est de fait le moment fondateur de la société qui l’exile [30] , de la Colchide à Corinthe et marque le passage du matriarcat au patriarcat.

Pour comprendre le sens de cette écriture enchâssée, j’aimerais faire une digression vers la prose de deux auteurs germanophones : Thomas Bernard et W.G. Sebald. Tous deux ont fait du discours rapporté la clef de voûte de leur système narratif. Chez Thomas Bernhard, le discours indirect est la trace du solipsisme du personnage central qui s’invite dans le récit de son narrateur jusqu’à le faire disparaître, l’absorber entièrement [31] . Le passé vampirise le présent, rend audible par son système le centre du refoulé : la violence fondatrice. Ce solipsisme existe en germe dans Médée, dans le texte et dans le personnage. Voilà la première facette qui sous-tend la force révélatrice de Médée, véritable pierre de touche qui extirpe aux personnages leur vérité [32] . C’est le sens symbolique su premier souvenir qu’a Jason de Médée, il la voit : « penchée au-dessus de la fontaine, puisant de l’eau avec ses mains » (MV 53). Médée puise à la fontaine de l’inconscient et de la conscience, aux sources de l’identité. Ce motif est repris avec le puits dans lequel se jettera Glaucé. Sur ce même puits s’ouvre le chapitre I : « Langue du rêve. Langue du passé. Aidez-moi à sortir de ce puits, à me débarrasser du cliquetis dans mon crâne. » MV 15). Le texte s’extirpe du refoulé, topographiquement il s’agit d’une ascension dans la version allemande qui joue sur le redoublement paronomastique de « herauf, heraus » : elle « remonte », elle « sort » du puits des temps [33] .

Écriture du refoulé et narration enchâssée : manœuvres dilatoires

Le système de W.G. Sebald nous offre une autre piste de lecture. Au solipsisme généré par le discours rapporté dominant chez Bernhard, Sebald répond en effet par un enchâssement vertigineux : dans Austerlitz (2001) on retrouve jusqu’à quatre instances d’énonciation dans une même phrase et autant de strates temporelles ou fictionnelles qui, au lieu de se distinguer, finissent par se confondre. A la place du contenu, c’est le relai, la situation d’énonciation elle-même qui entre dans le cœur de la phrase ; c’est la littérarité qui paradoxalement devient gage d’authenticité. Sebald nomme ce procédé, emprunté à Bernhard, « écriture périscopique [34] » Chaque locuteur est un des miroirs du périscope sur lequel se reflète la réalité pour arriver jusqu’au narrateur, jusqu’au lecteur : l’événement raconté est alors passé par autant de truchements qu’il faut absolument garder visibles, audibles. Cette technique lui avait été dictée par la nécessité double de dévoiler tout en refusant d’usurper un témoignage qui n’était pas le sien [35] .

Chez Wolf, chaque locuteur permet de garantir la « pudeur face au tabou, résolus non sans peine à extorquer aux morts leur secret », comme l’explicite le texte en italiques, placé entre la présentation des personnages et le chapitre 1. Je cite encore la p.12: « Notre méconnaissance forme un système fermé, rien ne peut la réfuter. A moins que nous ne nous risquions jusqu’au plus intime de notre méconnaissance [36] , celle de nous-même également, marcher tout simplement ; les uns avec les autres, les uns derrière les autres [37] , avec dans l’oreille le bruit des cloisons qui s’écroulent. » Unis par la première personne du pluriel, la voix auctoriale et le lecteur/la lectrice entrent dans l’intimité du doute, qui est aussi un espace intertextuel, ici délivré de ses hiérarchies, culturelles, temporelles et spatiales [38] .

Le jeu avec les intertextes se donne à voir dès la première page. La citation, placée sous la segmentation, recouvre, physiquement le début du chapitre : elle est grille de lecture, mode d’emploi, ou encore « système de méconnaissance » (Sénèque, Euripide, Caton et Platon) ou de « reconnaissance » (Bachmann, Girard, Kamper, Cavarero). Mais, si l’on considère le sens de la lecture, cette citation est palimpseste du texte qu’il recouvre. « Maintenant je suis Médée [39] » (MV 13), la citation de Sénèque proclame une genèse forte, Médée naît de la « souffrance », alors que le mouvement du texte de Wolf vise justement à déconstruire cette « identité » fixe. Ce n’est qu’à la toute fin, alors que le mensonge a été retracé, que Médée peut affirmer son identité : « Moi, Médée, je vous maudis » (MV 289). On pourrait ainsi comprendre l’organisation même du livre comme illustration du cheminement à rebours proposé en exergue. Le lecteur en tournant les pages creuse le sous-texte, l’envers du texte canonisé.

On pourrait distinguer entre un champ d’intertextes explicite, un champ implicite et un champ proprement intertextuel, qu’on pourrait dire liminaire et qui s’inscrit dans le fonctionnement même du texte. L’espace explicite est constitué des textes cités en exergue du roman et de chaque chapitre. Ils sont identifiables, leur source est clairement énoncée. Paradoxalement, en érigeant la citation en système, la voix individuelle est aussi absorbée par la fonction auctoriale qui préside ici à leur agencement. On retrouve en somme le principe du montage, tel que le concevaient les auteurs du théâtre documentaire dans les années 1960. Le document et la nécessité d’en révéler l’origine, et donc la source, s’inscrivait aussi dans une œuvre d’art, dont l’artificialité revendiquée servait de mise en perspective. Je citerai en guise d’exemple la pièce écrite par Peter Weiss en partant du procès d’Auschwitz à Francfort en 1965 : L’instruction. Oratorio en 11 chants. Plusieurs éléments du dispositif de Peter Weiss peuvent aider à penser celui de Christa Wolf : la segmentation en 11 chants, ou 11 voix, de même que le cheminement symbolique, qui permet de transmettre chez Weiss le cheminement réel de la rampe de sélection à celui des fours crématoires, cite la progression concentrique de la Divine Comédie de Dante. D’autre part, Weiss retranscrit une enquête, un procès qui est ici celui d’un tabou tonitruant, celui du silence de la société allemande de l’après-guerre ou plus exactement celui d’une parole inaudible (celle des victimes) face à celle écrasante des bourreaux. Médée reprend l’enquête, croise les fils des récits. Le tribunal est chez Wolf celui du mythe [40] , des discours et de ses implications, il devient procès à part entière aux chapitres 8 et 9. Au mensonge, Weiss opposait le recours au théâtre documentaire en tant que « critique du camouflage, de la falsification de la réalité et du mensonge », portés par les « moyens de communication de masse [41] ».

S’il n’y a pas de renvoi explicite à l’holocauste, tout dans le récit des abîmes qui s’ouvrent sous la cité, de l’inouï de ce sacrifice, jusqu’aux textes mis en exergue laisse poisser l’indicible. L’écho se fait audible au dernier chapitre, lorsque Médée anticipe sa propre renommée infamante. La rumeur, mythe en devenir, permet de perpétuer le mensonge et avec lui les fondements d’une société qui mènera les hommes à leur perte. Cette prophétie a été traduite ainsi : « Mais qu’est-ce que ce sera, comparé aux horreurs qu’ils auront connues entre-temps. Cela nous ne l’apprendrons jamais. »  Le texte allemand dit un peu autre chose : « Denn wir sind unbelehrbar. » (MS 218) « Car nous n’apprenons jamais de nos erreurs » ou « nous sommes incorrigibles ». La traduction française implique que les contemporains de Médée, disparus depuis longtemps, ne seront pas confrontés à cet indicible. On pourrait presque y lire un soulagement. La phrase allemande est au contraire profondément pessimiste :  elle explicite le refoulé (le meurtre des enfants pour refonder l’autorité) qui condamne à la répétition du même.

Le puits du forfait et de la mort de Glaucé [42] , la caverne où se réfugie Médée, celle où se retranche Oistros, les fonds marins où son semés les ossements d’Absyrtos sont les concrétisations de ce refoulé qui ne perdure qu’à l’état de trace. Les pierres [43] en sont une autre matérialisation : elles sont l’édifice vacillant du pouvoir de Créon, mais elles sont aussi les blocs auxquels Aréthuse et Oistros extirpent leur vérité (Glaucé, MV 185), elles représentent enfin les souvenirs, arrachés à Médée par Circé : « que ma mémoire s’ouvre brutalement, mettant au jour d’un seul coup tous ces blocs de souvenirs, tout comme chaque année de nouvelles pierres apparaissent à la surface des champs. » (MV 130 [44] ) La plongée dans les profondeurs de l’inconscient prépare la transgression à venir, exprimée à la toute fin du chapitre 4 : « Et maintenant j’aimerais savoir ce que je vais trouver en franchissant ses bords. » (MV 137 [45] )

La quête aux confins du monde connu est aussi celle du lecteur qui suit les sinuosités des souvenirs des personnages. Ainsi l’enquête de Médée au chapitre 1 mène à la découverte dans les entrailles du palais des ossements d’Iphinoé. Les chapitres suivants donneront une nouvelle lecture de cette découverte. Au chapitre 3, le lecteur suivra ce même cheminement, mais d’un peu plus loin, de la perspective d’Agaméda [46] . Enfin, cette même scène est anticipée par le traumatisme remémoré de Glaucé : « Se laisser glisser, descendre, s’enfoncer… Je devais en même temps suivre avec la plus grande attention cette image réduite de moi-même qui s’efforçait de descendre en moi. » (MV 176) Cette description rappelle le procédé d’E. Lenk annoncé en exergue et vaut commentaire poétologique. Dans Störfall, Christa Wolf écrit : „Je, ce je qui lorsqu’il veut réfléchir a l‘habitude de se séparer, de se scinder de ‘moi’ [47] ». La séparation, l’atomisation du sujet, est chez Christa Wolf le moment d’une mise à distance, on pourrait aller jusqu’à affirmer que cette objectivation transitoire est le signe d’une alinéation qui peut être aussi « distanciation ». Une trace de ce mécanisme se trouve narrée au chapitre 2 par Jason : « Et cette étrange agitation qui gagna mon cœur lorsque mon nom, dans sa bouche, me parut étranger. » (MV 57).

Ce même mécanisme, toujours relié à Médée, est décrit par Akamas : « C’était quelque chose de curieux, pour moi, que de voir ma ville par ses yeux. Elle était capable de demander pourquoi il y avait deux Créon ? ». (MV 146) Rappelons que « distanciation » (Verfremdung) est le terme utilisé par Brecht pour traduire les effets « d’étrangéisation » utilisés dans son théâtre épique pour dévoiler, comme le fait Wolf, le « système de méconnaissance », déciller les yeux du spectateur et l’arracher à la force de l’habitude. Pour Brecht, la narration à laquelle renvoie le théâtre épique est l’un des piliers de cette mise à distance : elle historise l’actualité du texte dramatique et enlève aux mythes (comme illusion historique) le voile mensonger de l’évidence et de l’immuable. Leukos en incarne l’ambivalence au chapitre 9. En effet, en tant qu’astronome, il répond à la modélisation imaginée par Bertolt Brecht du « nouveau type de théâtre » (théâtre critique ou théâtre non aristotélicien). Au théâtre aristotélicien qui, tel un carrousel, emportait le spectateur dans le tourbillon fictif de l’action et des sentiments représentés, il opposait le modèle du planétarium :

Le nouveau type doit être comparé à cette installation bien connue qui sert aux démonstrations astronomiques, le planétarium. Le planétarium montre les mouvements des astres, autant qu’ils nous sont connus. […] Nous allons maintenant comparer l’ancien théâtre à un carrousel. […] C’est fictivement que nous galopons, que nous volons et que nous conduisons. A la musique de créer un léger état de transe. Les sentiments alternent : nous avons d’une part le sentiment réel d’être irrésistiblement entraînés par le mécanisme (il y a là des sommets et des abîmes) et d’autre part le sentiment fictif de nous diriger nous-mêmes. […] La dramaturgie de type P qui, à première vue, abandonne tellement plus le spectateur à lui-même, le met pourtant davantage en état d’agir. Son progrès sensationnel – renoncer largement à l’identification du spectateur – a simplement pour but de livrer, par le moyen des représentations qu’il en donne, le monde à l’homme, au lieu de livrer, comme le fait la dramaturgie de type C, l’homme au monde [48] .

Là, le spectateur pouvait contempler, à distance, les agissements des personnages et reconnaître ainsi les mécanismes modélisés à travers un cas particulier. C’est bien ce que fait Leukos : « il me suffit d’observer les astres sur leur trajectoire prévisible et d’attendre que la douleur desserre peu à peu son étreinte. » (MV 281) La clairvoyance de Leukos lui sert d’écran afin de mettre à distance ses émotions, sa responsabilité et son inaction : il refuse toute intervention dans la « machine meurtrière [49] ». Comme le premier Galilée de Brecht [50] , l’astronome se cache derrière son impuissance et refuse de transformer la société qu’il perce à jour. Leukos ajoute : « Il en sera toujours ainsi, quoi qu’on fasse. […] »  (MV 281) Ces termes sont ceux qu’emploie Brecht pour décrire l’idéologie qui régit le théâtre aristotélicien : « l’homme est supposé connu, l’homme immuable » et s’opposent au théâtre épique, où « l’homme est objet de l’analyse, l’homme qui se transforme et transforme [51] ». Pourtant, Leukos quitte son point de vue surplombant et descend de sa tour, se mêle à la foule et face à « l’inhabituel » (le meurtre des enfants), qui est chez Brecht le pivot de l’effet du théâtre épique sur le spectateur (« Voilà qui est insolite, c’est à n’en pas croire ses yeux – il faut que cela cesse [52] ») est emporté par la rumeur qui enfle et confronté, par le discours direct, au meurtre des boucs émissaires (MV 282-283).

La dernière phrase contient l’horreur par antiphrase : « Le soleil se lève. Comme elles brillent, les tours de ma ville, dans les splendeurs du matin. » (MV 283) L’horreur du meurtre est redoublée par l’emphase, la perfection du rythme ternaire qui viennent souligner cette beauté rutilante. L’image du progrès et de l’utopie (les lumières du matin) met le lecteur face au scandale. Wolf avait déjà utilisé le même procédé dans Störfall ; à la fin du récit de cette journée qui associe la catastrophe (Tchernobyl) au miracle (l’opération de son frère), on peut lire : « La journée s’acheva dans la clarté lumineuse [53] ».

Chez Brecht, c’est le dissensus induit par la distanciation qui devait ensuite rendre au spectateur les moyens de son action [54] . Le dissensus se trouve dans l’espace entre ces deux derniers paragraphes. Est-ce alors la clef de l’hybridation du texte que propose Wolf ? Le texte s’achève par une conjuration qui propose un pont vers le lecteur : la posture de Leukos est mise à nue, de même que ses limites.

Le « roman » du théâtre : écrire après la catastrophe ?

Quelle valeur accorder à l’indication générique apposée sur la page de couverture, sachant que Christa Wolf a proposé une première lecture d’un extrait de son texte sur la scène du Hebbeltheater en 1994, qu’une transposition du texte au théâtre a eu lieu moins d’un an après sa parution (Akademietheater de Vienne et Schauspielhaus de Leipzig) et qu’il est toujours joué aujourd’hui. Pourrait-on alors parler de narrativisation, comme le propose Genette [55] ? La situation est plus indécise : la transposition, si l’on veut l’appeler ainsi, ne s’applique pas aux textes convoqués, mais les déconstruit, les absorbe. La forme quant à elle est transgressive, au même titre que son héroïne et son autrice. « L’écriture ouverte, qui transgresse les frontières, nous dit Christa Wolf, est la seule forme possible pour écrire sur des événements passés et présents. » (WA II, 270). Les éléments empruntés au drame – le registre des personnages, le prologue, les segmentations, la corporéité ambivalente des voix, les nombreux dialogues, toutefois soustraits à leur actualité factice – sont tous inscrits dans le cadre d’un récit démultiplié qui les intériorise et les met en perspective [56] .

D’autre part, le théâtre est le lieu d’une réflexion qui fait de la représentation un enjeu politique. Parmi les éléments saillants, citons Presbon (MV 95, 234, 243), chef d’orchestre des festivités de Créon, et Turon, acteur malgré lui d’un théâtre de la cruauté (MV 252-53). Les récits de Jason, racontant ses aventures, évoluent en fonction de l’horizon d’attente de ses spectateurs : « chaque fois l’histoire s’est un peu modifiée en fonction des attentes de ceux qui m’écoutaient pour qu’ils aient vraiment peur et qu’ils puissent à la fin être vraiment soulagés. » (MV 69) Le commentaire reprend les catégories aristotéliciennes et retrace la transformation du mythe en instrumentalisation politique. Le théâtre est encore au cœur des deux crimes d’Etat : Absyrtos est tué en tant que « représentant » du roi, sa destitution est une mascarade qui reprend les destitutions symboliques à Rome. Le meurtre d’Iphinoé répond à ce même besoin de dissimulation : dans les deux cas une histoire vient faire écran. Tout comme le meurtre des enfants, raconté après une ellipse de sept ans, propose un dédoublement du mythe originel : paradoxalement, la commémoration, alors qu’elle est destinée à renvoyer à la monstruosité de la mère infanticide, rappelle aussi un état antérieur du mythe, dans lequel les sept garçons et filles de Médée étaient tués par les Corinthiens. D’autre part, le sacrifice des sept garçons et filles convoque la suite de l’histoire de Médée, telle qu’elle est racontée par Ovide au livre VII des Métamorphoses.

Dans son essai sur Cassandre, Christa Wolf retrace l’histoire du théâtre comme fondation symbolique de la société patriarcale à travers le culte du héros. Pour répondre à cette « memoria », cette technique mnémotechnique qui expulse de l’histoire tous ceux qui n’entrent pas dans le grand récit, Wolf pose une question, à laquelle Médée semble répondre :

Ne faudrait-il pas tenter d’écrire les grands textes de la littérature en remplaçant les hommes par des femmes ? Achille, Hercule, Ulysse, Œdipe, Faust, Julien Sorel, Wilhelm Meister. Des femmes qui agissent, des femmes violentes, des femmes clairvoyantes ? Elles n’entrent pas dans le cadre de la littérature. Voilà ce qu’est le réalisme. Toute l’existence de la femme fut jusqu’ici irréaliste [57] .

Elle s’appuie ironiquement sur le réalisme socialiste pour dire l’absence de représentation, même factice, de la femme dans le monde médiatique. L’égalité entre hommes et femmes n’avait-elle pas été entérinée par décret du SED en 1974 et la question « féminine » ainsi évacuée du débat public à l’Est, alors qu’il venait juste de commencer son histoire à l’Ouest [58] ? Dans son discours pour la remise du prix Büchner, l’histoire de cette exclusion est topographique : « La vie de Rosetta, Lena et Julie et des autres personnages féminins de Büchner se déroule en dehors de la citadelle. Aucun édifice conceptuel ne les intègre. Elles regardent d‘en bas l’homme entièrement absorbé par ses pensées, ses calculs, ses chiffres et ses plans destinés à sécuriser sa forteresse [59] . »

Médée, nichée au creux de la citadelle, bannie de la cité, mais qui reconquiert sa place dans le récit mémoriel, est la réponse de Christa Wolf à la question de « l’écriture féminine » ; une réponse qui refuse le sectarisme, dit-elle, « des mouvements féministes qui se retranchent sur un essentialisme » qui lui semble dangereux [60] . Elfriede Jelinek, autrice de pièces dites postdramatiques, qui s’affranchissent donc des catégories de personnage, de dialogue ou de fable, remplace les dialogues par des blocs de textes, les personnages par des surfaces de langage ou de discours qui pourraient bien correspondre aux poupées gigognes de Médée. Voix[note id="note66"] [61] .

Un cheminement réflexif assez semblable, à la fois engagé (Jelinek a été membre du parti communiste jusqu’en 1991) et en marge de l’actionnisme (notamment féministe), l’a poussée à proposer plusieurs pièces anti-canoniques. Elle les appelle des « drames secondaires », qu’elle imagine cheminer, comme un chien, aux côtés du drame principal (un drame cynique), ou servir de décor, comme une tapisserie que l’on déroule ou colle en arrière-plan (un drame collage [62] ). Secondaires, car ils arrivent après les premiers (le Nathan de Lessing, le Faust de Goethe), secondaires, car ils appartiennent au second degré, de la littérature mais aussi du langage, secondaires enfin, car il s’agit là de textes écrits par une femme et qu’elle dit ainsi la place réservée aux femmes au théâtre [63] . Le mécanisme est le suivant : elle récrit les grands textes au féminin, ou plus exactement elle propose d’éclairer le grand texte à la lumière du fait divers. Le titre de FaustIn and Out (2011) fait de l’écriture inclusive (« FaustIn » est la féminisation inclusive de Faust) un calembour polyglotte et signifiant : incluse (IN) elle est aussitôt exclue : « and OUT ».  Les textes de Jelinek se conçoivent alors comme un contre-chant, au même titre que l’écriture en « contrepoint » de Christa Wolf : elle propose un bruit de fond qui vient perturber, interrompre ou recouvrir les grands mythes du patriarcat : Faust, Dieu, le père, Orphée, auquel elle oppose le récit d’Eurydice [64] .

« Où vais-je aller ? Y a-t-il un monde, une époque où j’aurais ma place ? personne ici à qui le demander. Voilà la réponse. » L’ouvrage se referme et pourtant derrière « personne » se trouve une communauté de personnes reliées par l’expérience de la lecture : entrées l’une derrière l’autre, l’une avec l’autre dorénavant (« miteinander » postule la communauté, MS, 10) de 1996 à aujourd’hui, dans le texte. La fin les exhorte à retourner ce questionnement sur les fondements de leur société. Le roman est alors un dispositif, un mécanisme destiné au questionnement, dont Ernst Bloch [65] avait fait le fondement d’une utopie concrète, « d’un espoir [66] », qui toutefois ne peut se « réaliser » ici que dans le hors-champ du texte. Heiner Müller formulait autrement cette exigence qui sous-tend le texte de Wolf :

Toute l’histoire et la politique peuvent être réduits au refoulement de la mort. L’art en revanche provient et s’enracine dans la communication avec la mort et les défunts. L’enjeu est de faire une place aux morts. Voilà ce qu’est vraiment la culture [67]

Notes

  • [1]

    J’utiliserai les sigles MS pour l’ouvrage de Christa Wolf, Medea. Stimmen, [1996] Munich : dtv, 1998 en allemand et MV (Christa Wolf, Médée. Voix, traduit par Alain Lance et Renate Lance-Otterbein, Paris : Stock, 2001) pour la traduction française.

  • [2]

    Rita Calabrese, Von der Stimmlosigkeit zum Wort. Medeas lange Reise aus der Antike in die deutsche Kultur; in : Hochgeschurz Marianne, Christa Wolfs Medea, Voraussetzungen zu einem Text, München : dtv, 2000, p. 80 : elle retrace le portrait des transpositions du mythe dans les pays de langues allemande depuis les pièces de Klinger (Medea in Korinth, 1786), la trilogie de Grillparzer (La Toison, d’or), les variations de Heiner Müller (une pantomime en 1974 et Verkommenes Ufer Medeamaterial Landschaft mit Argonauten en 1983), la réédition en 1965 de la nouvelle de Gertrud Kolmar (écrite en 1930) Eine jüdische Mutter, la nouvelle d’Anna Seghers, Das Argonautenschiff (1950), le poème féministe de Helga Novak : Brief an Medea (1977) et la fiction d’Ursula Haas, Freispruch für Medea qui faisait déjà des Corinthiens les meurtriers des enfants de Médée (1987). Rita Calabrese revient sur la genèse de MV, ibid. p. 91.

  • [3]

    Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris : Seuil, 1982, p. 396 à 401.

  • [4]

    Arvi Sepp, Crise idéologique et esthétique littéraire. Réflexions sociologiques sur le champ littéraire en zone d’occupation soviétique et en RDA (1945-1955), in : https://journals.openedition.org/contextes/6119?lang=en (page consultée le 06.02.2020)

  • [5]

    Christa Wolf, „Von Kassandra zu Medea, Impulse und Motive für die Arbeit an zwei mythologischen Gestalten“, in: Marianne Hochgeschurz, Christa Wolfs Medea, Voraussetzungen zu einem Text, Berlin, 1998, p. 15: „Warum brauchen wir Menschenopfer. Warum brauchen wir immer noch und immer wieder Sündenböcke. In den letzten Jahren, nach der sogenannten Wende in Deutschland, die dazu führte, dass die DDR von der Bühne der Geschichte verschwand, sah ich Grund, über diese Frage nachzudenken. Seit dem Juni 1991 finde ich bei mir Notizen über die Figur der Medea, eine Gestalt, die aus dem aktuellen, für mich sehr aufwühlenden, von widerstreitenden, entgegengesetzten Gefühlen und Überlegungen besetzten Zusammenhang wie von selbst hervortrat und sich allmählich vor andere, ältere Schreibpläne schob.“

  • [6]

    Christa Wolf évoque l’histoire de cet exil à Los Angeles et de sa propre histoire dans son dernier roman Stadt der Engel (Ville des anges. Ou The Overcoat of Doctor Freud) [2010] ; les auteurs et intellectuels convoqués sont aussi ceux qui servent de matrice à la pensée de l’histoire et du refoulé dans Médée. Voix : « Brecht, Feuchtwanger, Thomas Mann, Heinrich Mann, Hanns Eisler, Arnold Schönberg, Bruno Frank, Leonard Frank, Adorno, Berthold Viertel, etc. etc.“ L’exil, la quête de la vérité, le retour sur l’histoire allemande sont les constantes qui relient les deux romans, deux faces d’une même médaille.

  • [7]

    Ces lectures existent (cf. la critique de Lorraine Millot, Médée fait le mur, Libération, 2 octobre 1997), et le choix même des épigraphes invite à lire Médée comme un roman à clés sur l’unification allemande, mais elles invitent aussi à une nécessaire littérarisation. Un résumé complet des différents pistes d’interprétation se trouve chez Carola Opitz-Wiemers, in « Medea. Stimmen »: Christa-Wolf-Handbuch, Leben-Werk-Wirkung, Metzler, 2016, p. 183-193.

  • [8]

    « Leseland », in : Michael Opitz, Michael Hoffmann, Metzler Lexikon der DDR-Literatur, Stuttgart: Metzler, 2009, p. 189, et « Anne Lemonnier Lemieux, « Médée. Voix de Christa Wolf : présentation », SFLGC, Agrégation, publié le 21 Juin 2019, URL : http://sflgc.org/agregation/lemonnier-lemieux-anne-medee-voix-de-christa-wolf-presentation/, (page consultée le 06 Janvier 2020) : «  À l’idéal de communauté fraternelle tel que l’idéologie communiste le dépeignait, s’est donc substitué en RDA une communauté institutionnelle bien différente. Le discours est-allemand officiel, celui d’une harmonieuse communauté sans classes, n’était qu’une fiction : l’obsession de Médée pour la vérité reflète sans doute la passion de Christa Wolf pour démasquer l’imposture du communisme institutionnel. »

  • [9]

    « Sozialistischer Realismus », in : Michael Opitz, Michael Hoffmann, Metzler Lexikon der DDR-Literatur, Stuttgart: Metzler, 2009, p. 319-322.

  • [10]

    On retrouve en creux de ce récit la naissance du mythe dont les mécanismes sont ceux du « réalisme socialiste » : MV, 93, Agaméda : « Sur la place, dans leur quartier où ils ont installé une petite Colchide imperméable à tout changement, quand ils resserrent leur cercle pour, dans des histoires qu’ils se chuchotent, faire surgir une merveilleuse Colchide qui n’a jamais et nulle part existé sur cette terre. »

  • [11]

    Christa Wolf, Die zumutbare Wahrheit. Prosa der Ingeborg Bachmann, WA 4, p.145-161: „Eine Stimme wird man hören: kühn und klagend. Eine Stimme, wahrheitsgemäß, das heißt: nach eigener Erfahrung sich äußernd, über Gewisses und Ungewisses. Und wahrheitsgemäß schweigend, wenn die Stimme versagt.“ (p.145) „versagen“ est polysémique et renvoie à un échec, mais aussi à une panne et un refus, le jeu de mot est ici plus profond, car le verbe est constitué du préfixe ver- et de la racine « sagen » : dire, parler, c’est donc les mots, trompeurs, qui forcent au silence.

  • [12]

    La narration répond, à rebours, aux stades de la maturation du petit enfant, pour arriver au coeur du refoulé : p. 11 : « Im Kreuzverhör mit dir selbst zeigt sich der wirkliche Grund der Sprachstörung: Zwischen dem Selbstgespräch und der Anrede findet eine bestürzende Lautverschiebung statt, eine fatale Veränderung der grammatischen Bezüge. Ich, du, sie, in Gedanken ineinanderschwimmend, sollen im ausgesprochenen Satz einander entfremdet werden.“ (« Quand on se soumet soi-même à un interrogatoire la vraie raison du trouble du langage se fait jour : entre le soliloque et l’adresse un déplacement langagier effrayant a lieu, une transformation fatale des liens grammaticaux : je, tu, elle, qui en pensées se confondent, doivent être séparés les uns des autres, rendus étrangers les uns aux autres, dans la phrase énoncée. »)

  • [13]

    Christa Wolf, Kindheitsmuster, [1976], Francfort/ Main: suhrkamp, 2007, p. 11: „Das Vergangene ist nicht tot ; es ist nicht einmal vergangen.“ Dans ce récit, le présent est donné par le cadre de la guerre du Vietnam qui sert de réactualisation aux souvenirs datant de la Seconde Guerre mondiale.

  • [14]

    « Solche Stimmen nun, haufenweise. Als hätte jemand eine Schleuse hochgezogen, hinter die Stimmen eingesperrt waren., Ibid. p. 55

  • [15]

    « Brauchen wir Schutz vor den Abgründen der Erinnerung ? », Ibid., p. 114.

  • [16]

    Franz Fühmann, 1980: „Meine Generation ist über Auschwitz zum Sozialismus gekommen. Alles Nachdenken über unsere Wandlung muss vor der Gaskammer anfangen, genau da. » Wolfgang Emmerich a montré dans son étude que le socialisme a longtemps fonctionné comme paravent derrière lequel le passé refoulé de la génération de Christa Wolf, qui a grandi dans les années 1933 à 1945, a pu un temps se cacher.

  • [17]

    Le terme utilisé par Akamas pour effacer le souvenir du meurtre d’Iphinoé est marqué historiquement : « auslöschen » (MS 211-212 ; ce terme est aussi celui cité par Wolf dans Kindheitsmuster, cette fois explicitement en lien avec le refoulé de l’histoire nazie ; MV 280 : « Bien sûr, il doit tout faire pour effacer la mémoire de ces événements. »), annihiler, est lié ici au langage du « Troisième Reich ». L’amnésie (ou le souvenir-écran que représente le mensonge lié à la mort d’Absyrtos) est le pivot du pouvoir à Corinthe, mais aussi en Colchide. En ce sens, la cure de Médée (pharmakon) appartient entièrement à une « esthétique de la résistance » (le terme est emprunté à Peter Weiss) contre l’oubli.

  • [18]

    « Du stellst dir ein Volk von Schläfern vor, ein Volk, dessen Gehirne träumend den ihnen gegebenen Befehl befolgen : Löschen löschen löschen. Ein Volk von Ahnungslosen, das, zur Rede gestellt, später wie ein Mann aus Millionen Mündern beteuern wird, es erinnere sich nicht.“ Kindheitsmuster, p. 236.

  • [19]

    „Und die Vergangenheit, die noch Sprachregelungen verfügen, die erste Person in eine zweite und dritte spalten konnte – ist ihre Vormacht gebrochen? Werden die Stimmen sich beruhigen?“  Ibid., p. 638.

  • [20]

    Störfall, p. 38 : „A-tom auf Griechisch das gleiche wie In-di-viduum auf Lateinisch – unspaltbar. Die diese Wörter erfanden, haben weder die Kernspaltung noch die Schizophrenie gekannt – woher nur der moderne Zwang zu Spaltungen in immer kleinere Teile, zu Ab-spaltungen ganzer Persönlichkeitsteile von jener altertümlichen als unteilbar gedachten Person.“

  • [21]

    Le „point aveugle“ est un autre fil rouge des écrits de Christa Wolf, il se retrouve dans Trame d’enfance, dans Störfall, dans Médée. Voix et enfin dans Ville des anges : elle y propose l’idée que nous ne parvenons à réduire le point aveugle, qui occupe le centre de notre conscience, qu’en s’attaquant à lui par la marge, pour finalement le rendre visible : « Der blinde Fleck ».

  • [22]

    La citation d’Elisabeth Lenk, est tirée de: „Achronie, Versuch über die literarische Zeit im Zeitalter der Medien“, in: Interventionen 4, Zürich, 1995.

  • [23]

    Mikhaïl Bakhtine : « Tout texte se situe à la jonction de plusieurs textes dont il est à la fois la relecture, l’accentuation, la condensation, le déplacement et la profondeur. » in : https://www.cairn.info/revue-bulletin-de-psychologie-2011-5-page-391.htm (page consultée le 6.02.2020).

  • [24]

    MV, 147: « Je ne pouvais résister à la tentation de briser la solitude et le silence auxquels je suis condamné afin de faire de cette femme, qui n’est pas de notre monde, une sorte de confidente. »

  • [25]

    Marianne Hochgeschurz, Christa Wolf, Warum Medea, p.80 et p.52: „Diese für mich neue Form hat sich aus Versuchen mit anderen Erzählweisen herausentwickelt. Erst spät hörte ich dann diese Stimmen und sah, dass sich mir dadurch eine Möglichkeit eröffnete, ein Erzählgewebe herzustellen, in dem jede der Figuren literarisch zu ihrem Recht kommt, in dem auch Medea von verschiedenen Seiten gesehen werden kann, in ihrer Widersprüchlichkeit. So kann ich es vermeiden, sie als ungebrochene Heroine darzustellen.“

  • [26]

    Anne Lemonnier-Lemieux, op. cit.

  • [27]

    MV, 149.

  • [28]

    MV 141 « rumeurs », « racontars », « histoires » ; 157, « on raconte », toutefois, p. 148 le discours direct vient justement souligner l’indicible : « Laisse-moi, dit-elle, ce n’est encore qu’une idée très vague que je ne peux pas exprimer ».

  • [29]

    Les verbes de modalité en sont la trace évidente : MV 168, et MS 128, « will, soll, muß, muß, muß » ; notons que la cascade de modalisateurs commence par le verbe « vouloir » et termine par la répétition du verbe « devoir », on passe du libre arbitre à la contrainte extérieure absolue, renforcée par les formules passives qui expriment l’instrumentalisation de Glaucé : « ich muß mich fragen lassen oder mich selbst fragen ». Cette gradation est moins perceptible dans la traduction française qui opte pour l’impersonnel « il faut se demander comment », de même que « je ne veux pas y repenser » devient « il ne faut pas que j’y repense ».

  • [30]

    Gérard Genette, op. cit. p. 401.

  • [31]

    Je renvoie pour plus de détails sur les versions allemandes du mythe de Médée au XXe siècle à Inge Stephan, „Medea, meine Schwester? : Medea-Texte von Autorinnen im 20. Jahrhundert“, 1997 in: Henn, Marianne; Hufeisen, Britta (éd.): Frauen: MitSprechen MitSchreiben. Beiträge zur literatur- und sprachwissenschaftlichen Frauenforschung (Stuttgart: Heinz, 1997), p. 1-23. https://doi.org/10.25595/308 [page consultée le 14.02.2020]

  • [32]

    Katja Lange-Müller, Vergessene Briefe unvergessener Frauen, 1990, p. 160-167.

  • [33]

    Inge Stephan, Medea multimediale Karriere einer mythologischen Figur, Weimar: Böhlau, 2006, p. 19.

  • [34]

    À ce titre, les récits des exilés de Colchide, retranchés dans les bars du port de Corinthe, évoquent le point de départ de la nouvelle de Anna Seghers, Das Argonautenschiff (1948), et s’inscrivent à nouveau dans l’histoire de la littérature (notamment est-allemande) de l’après-guerre. Dans cette nouvelle, Médée n’est qu’un souvenir, convoqué juste avant la mort de Jason, écrasé par son navire (et rentrant ainsi dans la légende). Le mouvement du récit qui déconstruit le mythe, tout en le rejoignant, est de fait assez comparable à celui de Wolf.

  • [35]

    C’est le cas dans ses romans Frost (1963) et Verstörung (1967), mais aussi dans sa pièce la plus célèbre, Heldenplatz (1988), où chaque personnage n’existe que par la citation des discours d’un autre.

  • [36]

    Glaucé reconnait en elle le désert affectif de sa propre enfance (MV 167), elle ne trouvera le giron de sa mère que dans la mort. Jason est rendu au déterminisme de la violence patriarcale (évocation du viol MV 268). Leukos reconnaît sa culpabilité par inaction (MV 283).

  • [37]

    La langue sonore, et donc poétique, de Christa Wolf confronte les traducteurs a des difficultés évidentes. Prenons cette page 15 : le texte allemand varie la sonorité en k : « Geklirr, Klirren, Klirren, kämpfen, Kopf » par des répétitions que le texte français tente de transposer à travers cette même allitération afin de conserver le chant du texte, dans lequel niche aussi l’implicite, l’écriture ‘oblique’, MV 13 : « cliquetis, crâne, s’entrechoquer, contre qui … ».

  • [38]

    Ben Hutchinson, W.G. Sebald, die dialektische Imagination, De Gruyter 2009, p. 11: « Mein Vorbild ist Thomas Bernhard […] Ich würde sein Verfahren als periskopisch bezeichnen, als Erzählen um ein, zwei Ecken herum – eine sehr wichtige Erfindung für die epische Literatur dieser Zeit.“

  • [39]

    Mandana Covindassamy, « Du lien entre intime et politique dans l’œuvre de W. G. Sebald ». in Le Texte étranger 8, p. 91-92 : « Le dispositif narratif crée un espace intime commun au narrateur, à ses personnages et au lecteur. Il ouvre un lieu où s’abolit la distinction entre soi et l’autre, non pas au prix d’une confusion, mais par la porosité. Les rôles ne sont pas intervertis. C’est la suprématie du narrateur qui est mise à bas. Les voix ne sont plus ni hiérarchisées, ni juxtaposées. Elles circulent. »

  • [40]

    Martin Beyer, Das System der Verkennung, Christa Wolfs Arbeit am Medea-Mythos, Würzburg : Königshausen und Neumann 2007, il y analyse ses cours de poétologie à Francfort, p.173-175.

  • [41]

    Dans le texte cette poursuite, cette enquête démultipliée se lit de chapitre en chapitre : nous voyons d’abord Médée suivant Mérope par la porte dérobée, pénétrant par un couloir qui se rétrécit de plus en plus, comme un long col qui mène à une renaissance ; puis, au chapitre 3, c’est Agaméda qui poursuit Médée : elle sait qu’elle sait, sans pour autant déterminer le fondement de ce savoir. Ce qui évoque ici une filature, tout droit sortie d’un roman d’espionnage, devient écriture psychanalytique au moment où Glaucé est confrontée à son refoulé. MV 176.

  • [42]

    Car c’est bien le tissu intertextuel et non la dénomination des intertextes qui fait sens : ce que nous allons scruter c’est « le bruit des cloisons qui s’écroulent » qui sont autant de discours dominants, de réseaux de certitudes dont la chute n’est pourtant pas le début d’une nouvelle année zéro.

  • [43]

    La citation du Banquet en propose le versant « masculin » : « « Un désir tout-puissant pousse les hommes à rester dans la mémoire/ et à acquérir un nom immortel pour l’éternité. » (MV 49).

  • [44]

    On peut penser alors aux remarques de Jacques Derrida sur le décentrement dans Le Cru et le Cuit de Claude Lévi-Strauss : « Il n’y a pas d’unité ou de source absolue du mythe. Le foyer ou la source sont toujours des ombres ou des virtualités insaisissables, inactualisables et d’abord inexistantes. Tout commence par la structure, la configuration ou la relation. Le discours sur cette structure a-centrique qu’est le mythe ne peut lui-même avoir de sujet et de centre absolus. Il doit, pour ne pas manquer la forme et le mouvement du mythe, éviter cette violence qui consisterait à centrer un langage décrivant une structure a-centrique. Il faut donc renoncer ici au discours scientifique ou philosophique, à l’epistémè qui a pour exigence absolue, qui est l’exigence absolue de remonter à la source, au centre, au fondement, au principe, etc. Par opposition au discours épistémique, le discours structurel sur les mythes, le discours mytho-logique doit être lui-même mythomorphe. Il doit avoir la forme de ce dont il parle. » Jacques Derrida, « La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines », Conférence prononcée au Colloque international de l’Université Johns Hopkins (Baltimore) sur Les langages critiques et les sciences de l’homme, le 21 octobre 1966.

  • [45]

    Peter Weiss, « Notes sur le théâtre documentaire » (1967), in : Discours sur la genèse et le déroulement de la très longue guerre du Vietnam illustrant la nécessité de la lutte armée des opprimés contre leurs oppresseurs, traduction de Jean Baudrillard, Paris, Seuil, 1968, p. 8.

  • [46]

    Il s’agit aussi du puits de sa psyché, dans lequel elle descend en quête du souvenir refoulé, MV 175 : « me laisser descendre dans les profondeurs de moi-même ». Et plus loin « dans ces profondeurs où reposent les images du passé » MV 190.

  • [47]

    MV 37 : « cette pierre dont je ne peux plus me débarrasser. »

  • [48]

    L’oubli et la mémoire sont les éléments structurants des chapitres : si Médée prend le chemin de la mémoire et se confronte à chaque chapitre à son refoulé, Jason n’a conscience que de son aveuglement (52 « quelque chose a dû m’échapper » ; 60 « tous ces rapports difficiles et cachés me dépassent » ; 78, « ce brouillard où ils me laissent tâtonner »), ses souvenirs, très présents au chapitre 2, seront consciencieusement détruits au chapitre 9 par la violence des actes ; Glaucé, après avoir discerné son traumatisme, (179 « Je ne sais pas, je ne sais vraiment pas comment elle s’y est prise pour que je parle, je veux dire pour que je parle de ce que j’avais oublié. ») n’aspire qu’à l’oubli ; quant à Akamas, la mémoire est son enjeu principal, pour figurer sur la « longue liste des prédécesseurs dont [les Corinthiens ] transmettent respectueusement le nom » (150) il est prêt à toutes les falsifications et à tous les effacements.

  • [49]

    Aux bords du récit, les pierres seront celles de la lapidation des fils (MV 283).

  • [50]

    MV 99-101.

  • [51]

    „Ich, jenes Ich, das sich zum Zwecke des Nachdenkens von „mir“ abzuspalten pflegt.“ Christa Wolf, Störfall 1987, p. 41.

  • [52]

    Bertolt Brecht, « Type C et type P dans la dramaturgie », Ecrits pour le théâtre, Gallimard, 2000, p. 683-686, Ces réflexion sur le théâtre à l’ère de la science sont nées de la confrontation avec son Galilée et suivies d’un dialogue sur la « Théâtralité du fascisme ». On retrouve dans la posture de Leukos les critiques adressées à Brecht aux dramaturges sans engagement dans « La Tour d’ivoire de l’observation », Ibid., p. 284-286.

  • [53]

    « Je sais en effet que ni moi ni personne ne pourrons les changer, et c’est pourquoi je n’interviendrai pas dans la machine meurtrière qu’ils font tourner. » (MV 281).

  • [54]

    Dans Ville des anges, Christa Wolf relie explicitement le Galilée de Brecht à l’aveuglement persistant des contemporains : p. 41 : « Personne ne peut à la longue voir tomber une pierre sur le sol et entendre dire qu’elle ne tombe pas. Oh, si, Brecht, nous en sommes capables, presque tous ! Et lorsque nous voulions mépriser votre Galilée parce qu’il a fini par abjurer, la pierre tombait déjà, sous nos yeux, elle tombait, inéluctablement et nous ne la voyions même pas. Et si quelqu’un avait voulu nous la montrer, nous nous serions contentés de demander : Quelle pierre ? »

  • [55]

    À considérer ces deux modèles, Christa Wolf répercute leur contradiction dans les personnages (Médée serait du côté de la transformation et de l’analyse, Akamas, Aiétès, Créon et même Leukos demeurent du côté de l’immuable) et la structure même de son récit (les analepses, les ellipses, la non-linéarité appartiennent du récit qui progresse « en faisant des méandres ») renvoie à la forme épique chez Brecht. Bertolt Brecht, „Théâtre récréatif ou théâtre didactique ? », in op. cit., p. 212-216.

  • [56]

    Ibid. p. 216.

  • [57]

    Christa Wolf, Störfall, p. 107: „Der Tag ging in hellem Glanz zu Ende, und auch dies ist einmal einer der dunklen Orte der Erde gewesen.“

  • [58]

    Sur le rapport du théâtre de Brecht au spectateur, nous renvoyons aux pages d’Umberto Eco dans L’œuvre ouverte, Paris : Seuil 1965, p. 306-307.

  • [59]

    Gérard Genette, op. cit., p. 401-402, il souligne que la narrativisation possède l’avantage de « l’aptitude à la focalisation et au monologue intérieur ».

  • [60]

    „Das Ideal einer neuen, nichttötenden, weiblichen Schreibweise, das starre Antinomien – auch zwischen weiblich und männlich – in fließende Übergänge verwandelt, gilt aber für weibliche und männliche Schriftsteller gleichermaßen.“ Christa Wolf, Projektionsraum Romantik. Gespräch mit Frauke Meyer-Gosau 1982 in: Werke, Band 8, p. 236-255.

  • [61]

    Christa Wolf, Voraussetzungen einer Erzählung: Kassandra. Frankfurter Poetik-Vorlesungen, 1983, p. 197.

  • [62]

    Christa Wolf-Handbuch, p. 36.

  • [63]

    „Leben von Rosetta, Marie, Lena, Julie und den anderen weiblichen Figuren bei Büchner spielt sich außerhalb der Zitadelle ab.“ […] „Kein Denkgebäude nimmt sie auf“ […] „Von unten blicken sie auf die Geistestätigkeit des Mannes, dessen ganzes Denken und Sinnen darauf gerichtet ist seine Festung durch Messungen, durch Berechnungen, ausgeklügelte Zahlen- und Plansysteme abzusichern“, in: Werke, Band 8, p. 191.

  • [64]

    La clé de sa réflexion est la reconnaissance des structures qui exploitent l’homme et la femme. « Autonomie ist eine Aufgabe für jedermann » : « L’autonomie est une tâche qui appartient à chacun. » (Christa Wolf, Voraussetzungen, p.198) Le chemin de cette autonomie, de cette critique de la société, passe, c’est la conclusion de son essai, par le « verbe vivant » (« das lebendige Wort »).

  • [65]

    Elfriede Jelinek : „Ich habe nach dem Lesen von Heiner Müllers Bildbeschreibung plötzlich dieses, auch mein Unbehagen an Dialogen bemerkt. Man müsste vielleicht an eine andere Art von Stückpartituren denken, die nicht mehr dialogisch funktionieren, wo man sich die Dialoge erst herausarbeiten muss. Wenn ich je wieder etwas mache für die Bühne, dann eher in dieser Richtung; prosaähnliche Texte“ (Frauen im Theater, Dokumentation 1986-87, Autorinnen, Berlin 1988, p.98)

  • [66]

    La définition que donne Hans-Thies Lehmann du Théâtre post-dramatique (2002, p.36) peut aussi s’appliquer au projet de Christa Wolf : « On peut décrire ainsi le théâtre postdramatique : les membres ou les branches de l’organisme dramatique sont, même comme matériau moribond, toujours présents, et constituent l’espace d’un souvenir qui éclate et ‘s’éclate’ à la fois. »

  • [67]

    Elfriede Jelinek, „Anmerkung zum Sekundärdrama“, 2010; in: https://www.elfriedejelinek.com/fsekundaer.htm [page consultée le 14.02.2020]

  • [68]

    „Ich bin eine Sekundärkünstlerin, kann aber danach vielleicht wieder einen neuen Antrag auf Originalkünstlerin stellen.“ Ibid. (« Je suis une artiste secondaire, mais je pourrai peut-être refaire après ça une demande pour être reconnue comme artiste originale. »)

  • [69]

    Schatten. Eurydike sagt. les armes de ce contre-chant rappellent celles de Christa Wolf : Jelinek déconstruit l’histoire par les rapprochements avec les faits divers, elle déconstruit les discours en les ouvrant sur le refoulé de leur signifié (on peut penser aux pages d’Umberto Eco sur le « pun », le calembour chez Joyce, L’œuvre ouverte, p. 265). C’est dans cette brèche, cet interstice que Jelinek conçoit son théâtre, féminin et nécessaire. Le drame secondaire permet aussi de penser les modalités du lien entre communauté et solitude : deux textes qui s’accompagnent, se contredisent, se recouvrent, se corrigent, deux solitudes dans un espace commun qui n’est plus ‘lieu commun’.

  • [70]

    Professeur de philosophie à l’Université de Leipzig de 1949 à 1961, il marquera profondément la jeunesse engagée à l’Est, mais aussi à l’Ouest (notamment Peter Weiss et Rolf Hochhuth) ; alors qu’il est de passage en Allemagne de l’Ouest au moment de la construction du mur en 1961, il décide de rester à Tübingen, où il enseignera jusqu’en 1976. Christa Wolf a assisté à ses cours dans les années 1950 à Leipzig, on trouve des traces de ses écrits dès Der geteilte Himmel, puis dans Nachdenken über Christa T.

  • [71]

    Ernst Bloch, Das Prinzip Hoffnung, [1954], Francfort/ Main: Suhrkamp 1959, p. 497-500: „Nicht Furcht und Mitleid, sondern Trotz und Hoffnung“.

  • [72]

    „Die gesamte Geschichte und Politik reduziert sich auf die Verdrängung der Sterblichkeit. Kunst aber stammt aus und wurzelt in der Kommunikation mit dem Tod und den Toten. Es geht darum, dass die Toten einen Platz bekommen. Das ist eigentlich Kultur.“ Heiner Müller, „Nekrophilie ist Liebe zur Zukunft“, in: Jenseits der Nation. Heiner Müller im Interview mit Frank Raddatz, Berlin 1997, p. 23.