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ARTICLE
Dans une affirmation devenue célèbre écrite en 1949, Adorno formule qu’» écrire un poème après Auschwitz est barbare [1] ». Cet énoncé, emblématique d’un terrible soupçon à l’égard des relations entre poésie et histoire après la Seconde Guerre mondiale, signifiant l’échec de la culture, manifeste une problématique au cœur des réflexions sur l’esthétique depuis lors. Cependant, quelques années après, Adorno écrit : « L’art ne consiste pas à mettre en avant des alternatives, mais à résister, par la forme et rien d’autre, contre le cours du monde qui continue de menacer les hommes comme un pistolet appuyé contre leur poitrine [2] ». Cette formule permet de dialectiser la position esthétique du penseur : l’art doit être un geste critique puissant. Par ailleurs, on connaît la méfiance d’Adorno à l’égard de l’industrie culturelle, qu’il a aussi appelée culture de masse. L’apogée de cette industrie correspond alors à une période particulière de l’histoire des médias, que Régis Debray considère comme le passage de la « graphosphère » à la « vidéosphère ». Ces différentes remarques nous conduisent à soulever la question suivante : comment l’expérience et la dénonciation de la guerre se traduit-elle à l’heure de la prédominance de l’image et de la société médiatique ?
Pour répondre à cette question, nous avons ciblé notre réflexion sur quatre œuvres qui prennent pour sujet la phase d’intervention des États-Unis durant la guerre du Vietnam, de 1964 à 1973. Cette guerre peut alors s’analyser comme le premier phénomène médiatique d’ampleur en tant que celle-ci mobilisa l’opinion publique : les journalistes étaient présents sur les lieux du conflit, transmettaient les informations et permettaient la diffusion des images de la guerre. Des mouvements de protestation furent alors organisés pour dénoncer d’une part la violence des combats et les importantes pertes civiles, d’autre part l’impérialisme américain. Matthew Israel, dans son récent ouvrage Kill For Peace: American Artists Against the Vietnam War, rappelle que les études sur les productions artistiques contre la guerre du Vietnam lors de sa phase américaine souffrent d’un manque d’intérêt de la part de la recherche universitaire ; il affirme aussi que « ce peu d’études universitaires peut s’expliquer par le fait que de nombreux artistes de l’avant-garde newyorkaise refusaient de s’engager sur des questions d’ordre social durant la guerre du Vietnam [3] ». Ce disant, le critique ignore un pan de la production néo-avant-gardiste américaine, néo-avant-garde qu’Andrea Huyssen considère d’ailleurs comme la première phase de la postmodernité [4] , qui réagit contre la guerre du Vietnam et qui sera dans notre recherche incarnée par Emmett Williams. Dans notre cas, notre analyse ne se limitera pas au domaine états-unien et selon les usages de la littérature comparée, nous confronterons des productions de diverses aires linguistiques qui, ici, impliquent une rencontre entre le texte et l’image. Ainsi nous réunirons quatre auteurs dont les pratiques poétiques sont des moyens pour s’engager contre le conflit ravageur qu’ils expérimentent par le truchement des médias : Emmett Williams, poète concret puis artiste fluxus, américain, originaire du pays critiqué et dénoncé ; J. G. Ballard, écrivain britannique, qui fonde dans sa nouvelle Love and Napalm: Export U.S.A une représentation originale de la guerre et Eugenio Miccini et Ketty La Rocca qui tous deux appartiennent au Gruppo 70 dont l’engagement et la prise de position sur certains événements politiques furent essentiels à la création du groupe artistique et littéraire florentin relevant de la poesia visiva italienne.
- Présentation des œuvres comparées
Les œuvres ici présentées feront l’objet d’une comparaison du fait que chacune exploite leur medium d’une façon particulière : elles mettent en place une rhétorique de l’image à partir du livre et de la page.
Ketty La Rocca, Bianco Napalm, 1966
Le poème visuel de Ketty La Rocca, Bianco Napalm, est composé de quatre éléments sur un fond a priori vierge, se rattachant à ce que Werner Spies nomme « collage synthétique [5] » lorsqu’il analyse l’œuvre de Max Ernst. Les éléments sont disposés sur le support de la manière suivante : sur la droite il y a la photographie d’une très jeune personne asiatique portant un bébé sur son dos et au-dessus est collée l’image d’un soldat qui s’apprête à jeter une bombe incendiaire. Sur la gauche, un prêtre catholique est représenté et son vêtement blanc ne permet pas de véritablement le distinguer de son fond. Au dessous de lui est écrit « Bianco Napalm », titre qui permet de verbaliser la scène qui se produit dans cette œuvre : le bombardement des populations au Vietnam face à la complaisance de l’Église. Le collage invite alors le spectateur à s’interroger plus largement sur le rôle qu’a joué l’Occident durant le conflit. L’utilisation d’une photographie d’une jeune personne juxtaposée à celle d’un prêtre dont l’air satisfait a pu être analysé comme « sadique [6] » confère une tonalité pathétique au collage.
Eugenio Miccini, Viaggio tra le nuvole, 1967
Dans Viaggio tra le nuvole d’Eugenio Miccini, il s’agit d’un photomontage sur fond uni mais non sur support vierge : le fond est composé par des coupures de journaux dont la typographie est trop petite pour être lisible. Cette récupération indique dès lors le contexte médiatique de l’œuvre et le parti pris de son auteur qui affirme : « la Poesia Visiva transforme les mass media en mass culture [7] ».
La récurrence du terme « dio » [« dieu »] et des éléments de prière tel « salvatemi » [« sauvez-moi »] ouvre la voie à une lecture métaphorique et permet l’analyse des images qui sont ici détournées : la main collée en dessous de la photographie journalistique d’une scène de guerre peut notamment être comparée à la main de Dieu du fait que le mot « dio » y est lui-même superposé. Le mot est d’ailleurs intégré à un slogan publicitaire formant « dio è andato a ruba » [« dieu se vend comme des petits pains »]. Au centre, on remarque une phrase dans une typographie très fine et peu visible en catalan « armes contra drets humans » [« les armes contre les droits humains »] explicitant le message véhiculé par ce poème composé de photographies journalistiques, d’une image de la déesse Minerve et d’images et slogans publicitaires.
James Graham Ballard, Love and Napalm : Export U.S.A, 1969
La nouvelle « Love and Napalm : Export USA » traduite sous le titre « Amour et napalm : Export U.S.A » dans le livre The Atrocity Exhibition [La Foire aux atrocités] fait partie d’un ensemble tantôt qualifié de roman, tantôt qualifié de recueil de nouvelles. « Love and Napalm : Export USA » est d’ailleurs le titre d’une nouvelle publiée initialement dans la revue anglaise Circuit [8] en 1968 et dont le texte revisité est publié en 1969 dans The Atrocity Exhibition. Autre trouble dans le genre : le fait que l’édition américaine du livre-recueil, datant de 1972, n’ait pas conservé le titre original, lui préférant le titre du texte au centre de notre analyse [9] . Clémentine Hougue, mettant en perspective le livre de Ballard avec les pratiques de Burroughs, écrit :
La Foire aux atrocités présente une série de textes de longueurs variables […] le texte de Ballard est presque impossible à résumer, car il ne présente pas de structure linéaire, pas de diégèse organisée dont on pourrait identifier le début et la fin : la toile de fond la plus stable est celle d’un institut scientifique où sont menées des expériences de réalité virtuelle [10] .
Pour ces différentes raisons, nous avons choisi de focaliser notre étude sur le chapitre intitulé « Love and Napalm », et non sur l’intégralité du livre. Le texte est construit sur la superposition de deux fictions, l’une développée sous forme de phrases en italique dont les segments entrecoupent chacun des paragraphes de l’autre fiction :
At night, these visions of helicopters and the D.M.Z. fused in Traven’s mind with the spectre of his daughter’s body. The lantern of her face hung among the corridors of sleep. Warning him, she summoned to her side all the legions of the bereaved. By day the overlights of B-52s crossed the drowned causeways of the delta, unique ciphers of violence and desire.
La nuit, ces visions d’hélicoptères et de la Zone démilitarisée fusionnaient dans l’esprit de Traven avec le spectre du corps de sa fille. Son visage émacié était suspendu dans les corridors du sommeil. Le mettant en garde, elle convoqua à ses côtés toutes les légions des endeuillés. De jour, les vols de B-52 passaient au-dessus des chaussées submergées du delta, symboles uniques de la violence et du désir [11] .
Cet ensemble de phrases renvoie au reste du livre et à son personnage principal, un scientifique dont l’identité varie et revêt différents noms (Travis, Talbot, Taven, Tallis, Trabert…). La seconde fiction, quantitativement plus importante, narre l’expérience sur différents témoins du visionnage de scènes de cruauté durant la guerre du Vietnam. Il ressort que l’expérience de ces images correspond à un plaisir sexuel et à une méthode curative, « un modèle psychosexuel, concrétisé par la guerre du Vietnam » [« a psychosexual module such as provided by the Vietnam war [12] »].
Emmett Williams, Soldier, 1973
« Soldier » fait partie d’un ensemble de quatre petits livres d’artiste dédiés à la femme du poète et publiés sous le titre A Valentine for Noël. Sur une quarantaine de feuillets est accumulé sur une même colonne le mot « soldier » signifiant « soldat » imprimé en lettres majuscules à l’encre bleue. Au fur et à mesure que l’on tourne les pages, on s’aperçoit qu’un segment du mot est isolé en rouge, « die », signifiant « mourir » : le mot investit la page peu à peu, jusqu’à le saturer à la fin du livre. Ce dispositif représente alors le devenir d’une armée en guerre et le mot rouge se détache visuellement « ainsi du sang et de la mort progressant dans les rangs d’une armée en ordre de marche [13] ». Le livre, succinctement analysé par Anne Mœglin-Delcroix dans son ouvrage fondamental Esthétique du livre d’artiste, est décrit ainsi :
Le récit suggéré, comme le message de protestation contre la guerre du Vietnam qu’il comporte, le sont uniquement par la typographie. Les mots, ici, font un livre : words in progress [14] .
À la suite d’Anne Mœglin-Delcroix, nous pouvons affirmer que c’est la plasticité du langage verbal, devenant visuel, qui permet, à travers le jeu typographique, de véhiculer une critique. Celle-ci n’est pas explicitée par les mots mais bien par la couleur, la forme ainsi que le dispositif de lecture qui consiste, comme dans n’importe quel livre, à tourner les pages. En cela, on peut rapprocher le livre du flip-book et comparer son fonctionnement au procédé cinématographique du travelling [15] .
Les œuvres abordées décrites et ayant fait l’objet d’une première approche peuvent maintenant être confrontées.
- Du lisible au visible : rupture de la linéarité et intégration des images
Le premier point que nous aborderons est l’apparition du visible, prenant le pas sur le lisible. Bien que les objets choisis ici diffèrent, de par le support sur lequel ils apparaissent, les matériaux qui ont mené à leur élaboration, le dispositif de création ou de lecture qu’ils impliquent, qu’ils soient dans la sobriété ou la profusion sémiotique, ils manifestent certains points communs et deux pratiques dominantes apparaissent : la rupture de la linéarité et l’intégration des images. Pour aborder notre propos, nous reviendrons sur certaines réflexions importantes qui ont émergé dans les études sur les relations texte-image puis nous décrirons spécifiquement les différents dispositifs mis en œuvre.
Bernard Vouilloux, en discutant la poétique prescriptive du Laocoon de Lessing qui différencie les arts de l’espace et les arts du temps et détermine les limites entre arts plastiques et poésie, écrit que les arts du temps ont une « saisie non linéaire [16] ». En effet, selon le chercheur, « au lieu de lire le texte verbal, nous parcourons du regard l’espace physique dans lequel il s’inscrit ». Les œuvres de notre corpus, en tant que « texte visible » et « poème visuel », maximisent cette modalité perceptive. La limite entre ces œuvres et les œuvres relevant explicitement des arts plastiques devient ainsi de plus en plus tenue. Cependant, Vouilloux affirme que « l’opération de décodage linéaire est emportée et déportée, mais non annulée, par des effets de tabularisation [17] » : l’étude de ce type d’œuvres par la littérature comparée prend alors tout son sens puisque si le langage verbal est a priori minoré, il reste nécessaire à la perception globale de l’œuvre. D’ailleurs, à partir du XXe siècle, le caractère visuel de l’œuvre littéraire est fortement exploité. Tiphaine Samoyault, dans un article intitulé « Textes visibles » dans lequel elle analyse les modalités visuelles et les configurations spatiales de certaines œuvres d’Arno Schmidt, Michel Butor et Maurice Roche, écrit :
Les processus modernes d’éclatement des caractères linéaires et successifs du texte, qui donnent celui-ci à voir autant qu’à lire, n’affectent pas seulement le poème : le roman se trouve lui aussi atteint par le visible de l’éclat fragmentaire. Dans les années 1960, un renouvellement de la lisibilité passe par un travail sur le visuel et sur le musical qui dérange des habitudes de lecture, instaure un protocole de réception qui se cherche [18] .
Ainsi s’analyse la nouvelle de Ballard qui marque un certain flottement générique, spécificité que note d’ailleurs Tiphaine Samoyault au sujet des œuvres qu’elle compare [19] . L’éclatement du texte a d’ailleurs dû à son auteur d’être associé à William Burroughs à qui il emprunte les pratiques expérimentales du cut-up et plus largement, du collage littéraire [20] . Dans sa préface à l’édition anglaise de 2001, Ballard adresse un conseil aux lecteurs déconcertés par la structure d’Atrocity Exhibition :
Readers who find themselves daunted by the unfamiliar narrative structure of The Atrocity Exhibition – far simpler than it seems at first glance – might try a different approach. Rather than start at the beginning of each chapter, as in a conventional novel, simply turn the pages until a paragraph catches your eye.
Quant aux lecteurs qui se sentiraient quelque peu intimidés par la déconcertante structure narrative de La Foire aux atrocités […], ils devraient tenter une approche différente. Au lieu de commencer chaque chapitre par son début, comme dans tout roman traditionnel, contentez-vous d’en tourner les pages jusqu’à ce qu’un paragraphe retienne votre attention [21] .
Cette lecture non linéaire résulte d’une construction fragmentaire à l’image de la société dont elle est issue : une société de l’image dans laquelle la réalité est mise en scène et que Ballard exploite et transpose dans un genre dystopique où réalité et simulation s’interpénètrent. William S. Burroughs, qui d’ailleurs écrit la préface de l’édition américaine de 1972, affirme : « ce n’est rien d’autre que ce que Robert Rauschenberg accomplit dans son art – littéralement faire exploser l’image » [« This is what Bob Rauschenberg is doing in art – literally blowing up the image [22] »]. De même, les dispositifs utilisés par La Rocca, Miccini et Emmett Williams relèvent clairement de la visualité de la page et du poème et exploitent la plasticité de l’écrit, plasticité qui peut, à partir de la sémiotique visuelle fondée par le Groupe µ, être décrite grâce à l’analyse de la couleur, de la forme et de la texture [23] .
L’expérience de la guerre dans « Love and Napalm », « Viaggio tra le nuvole » ou « Bianco Napalm » est faite par le truchement des médias qui deviennent de véritables passeurs : l’image est prélevée dans la presse imprimée pour la poésie visuelle et dans les émissions télévisées pour la nouvelle de Ballard et est réintroduite dans un ensemble qui constituera l’œuvre. Ainsi,
Les matériaux sont en définitive des images standardisées, présentées comme « objets trouvés », « ready-made », icônes prélevées dans le vaste répertoire des mythologies de la culture de masse, dont ils changent radicalement le sens et le but final [24] .
Cependant, dans la nouvelle/chapitre de Ballard, il s’agit non pas d’une « exemplification [25] », comme c’est le cas pour la poésie concrète et la poésie visuelle dont « le texte exemplifie ses aspects visuels, icono-plastiques [26] », mais d’un rapport in absentia qui, pour reprendre les mots de Bernard Vouilloux, s’organise lorsqu’ « une substance verbale renvoie à une substance qui lui est hétérogène » et que « les images sont en quelques sortes prises dans la lettre du texte, captées dans la seule dimension lisible [27] ».
Le changement de médium, qu’il soit la conséquence d’une transposition ou d’une mise en récit, est tellement exacerbé par la dimension dystopique du texte de Ballard et par la mise en relation d’objets hétérogènes dans la poésie visuelle qu’il semble que la guerre n’est plus réelle, n’est plus effroyable mais n’est qu’image ou « spectacle » dans le sens que lui a donné Debord. En cela, l’esthétique choisie, le dispositif du collage impliquant le recours à une lecture tabulaire, démontre une conception particulière de l’image, qui émerge dans les années 1960 et que Rancière décrit ainsi :
on affirme que désormais il n’y a plus de réalité mais seulement des images ou, à l’inverse, qu’il n’y a désormais plus d’images mais seulement une réalité se représentant incessamment à elle-même [28] .
Tel dispositif nécessite alors une certaine réception : il a une dimension pragmatique, « fondée sur un échange entre actants, qui peut relever de la communication, mais aussi, plus largement des affaires humaines [29] ». Cela se traduit par une posture herméneutique que doit revêtir le lecteur qui doit déchiffrer, mettre en relation, relire et tourner les pages. Ainsi, dans le texte de Ballard, le segment de phrases et propositions en italiques implique-t-il de la part du lecteur un réagencement sans lequel aucun sens ne peut être construit. Au sujet de la poésie visuelle et concrète, Anne Mœglin-Delcroix affirme à la suite de Jochen Gerz qu’« en même temps que la page se volatilise, le lecteur est requis d’être acteur [30] ». Par ailleurs, le processus de lecture s’effectue selon deux opérations, la perception et la compréhension : la compréhension repose sur « des savoirs généraux d’arrière-plan et […] la maîtrise de l’environnement situationnel [31] ». En tant qu’éléments prélevés dans un environnement préexistant, les fragments des différentes œuvres bien qu’intégrés dans un nouveau médium, le poème ou le livre, renvoient à une autre dimension que celle uniquement esthétique de l’œuvre d’art. Ces éléments renvoient alors au journal, au lexique : à l’expérience du quotidien et donc à l’expérience d’un spectateur passif de la guerre du Vietnam dans le cas des années 1960. Selon Wolfgang Iser, l’œuvre doit être concrétisée « par l’acte de constitution d’une conscience qui la reçoit [32] ». Elle requiert du lecteur une mise en activité et une interprétation qui est fondée sur l’expérience : l’expérience esthétique exigée par les œuvres ici analysées permettrait idéalement de pallier la passivité du spectateur face à l’atrocité de la guerre et aurait pour but de le faire réagir. Cette posture à laquelle le lecteur est invité est à mettre en perspective avec le spectateur passif de « Love and Napalm », qui subit les images dont l’effet est sur lui, paradoxalement, apaisant :
Combat films and the clinically insane. Endless-loop newsreels of Vietnam combat were shown to (a) an audience research panel, (b) psychotic patients (tertiary syphilis). In both cases combat films, as opposed to torture and execution sequences, were found to have a marked hypotensive role, regulating blood pressure, pulse and respiratory rates to acceptable levels. These results accord with the low elements of drama and interest in routine combat newsreels.
Films de combats et déments cliniques : des bandes d’actualité montées en boucle ont été projetées devant (a) un public de chercheurs, (b) des malades psychotiques (syphilis tertiaire). Dans les deux cas, les films de combats, par opposition aux films de torture et de scènes d’exécution, se sont avérés jouer un rôle hypotensif net, régularisant la tension artérielle, le pouls et la respiration à des niveaux normaux. Ces résultats concordent avec le faible niveau dramatique et l’intérêt limité suscités par la diffusion quotidienne des combats aux actualités [33] .
Cette passivité est alors dénoncée par l’auteur, qui opère une véritable critique culturelle et historique en détournant la rhétorique publicitaire [34] , et à laquelle le dispositif non linéaire tente de remédier.
Mettre en action le lecteur-spectateur serait donc le meilleur moyen pour que celui-ci reçoive la critique véhiculée : comment cette critique s’articule-t-elle ?
- Des pratiques expérimentales pour critiquer et dénoncer la guerre du Vietnam
Ce sont des pratiques expérimentales, c’est-à-dire des pratiques transsémiotiques utilisées dans le domaine de la littérature, des arts plastiques, de la photographie ou du cinéma, faisant du médium livre un laboratoire, qui permettent de véhiculer une dénonciation des atrocités de la guerre. En effet, le collage et le montage permettent la rencontre d’éléments hétérogènes et fondent une esthétique du choc. En ce sens, on peut rapprocher ces pratiques du montage dialectique de Jacques Rancière selon qui « la manière dialectique investit la puissance chaotique dans la création de petites machineries de l’hétérogène [35] » : « elle crée des chocs [36] ». Il explique le montage ainsi : « Il s’agit d’organiser un choc, de mettre en scène une étrangeté du familier, pour faire apparaître un autre ordre de mesure qui ne se découvre que par la violence d’un conflit [37] ». Ce conflit est retranscrit via la fiction chez Ballard, à travers les images choquantes montées en bande auxquelles répond la phrase segmentée en italique ; il est aussi signalé par la rupture du familier dans la relecture du mot « soldier » que réalise Emmett Williams en répétant le montage de deux mots, ou, plus largement dans la relecture des images médiatiques en général chez les poètes italiens qui, eux aussi, utilisent les images effroyables de la guerre. C’est donc principalement à travers le détournement des stratégies publicitaires et du journal que se construit cette esthétique. Cette fascination pour la technique, qui pourra aussi se traduire par une répulsion, est issue des avant-gardes historiques, précédée par un Mallarmé [38] ou chantée par Apollinaire qui écrivait dans « Zone » : « Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut Voilà la poésie ce matin [39] […] ». Les œuvres tendent ainsi à être considérées comme des témoignages historiques à double niveau : d’une part, du fait du substrat historique qui sous-tend la création et s’illustre thématiquement, la guerre du Vietnam, d’autre part, à travers la dimension technique du dispositif utilisé. Pour Miccini, par exemple, l’appropriation du médium publicitaire fait un écho teinté d’ironie à la place attribuée à l’art et à la littérature depuis cette période : un bien de consommation.
Le livre et la page deviennent ainsi, pour Ballard, Miccini et La Rocca, tels un palimpseste intermédiatique qui remet en cause le traitement conjoint des informations et de la publicité. C’est donc ici une réécriture critique des médias, de la société de consommation et bien sûr, du conflit vietnamien qui est réalisée. En cela, les artistes étudiés répondent donc à la définition de l’« artiste-critique » de Rancière : un artiste qui se propose de « produire le court-circuit et le clash qui révèlent le secret caché par l’exhibition des images [40] . »
La guerre du Vietnam, précisément durant la phase d’intervention des États-Unis ici abordée, a donc soulevé l’opinion publique et fut un thème dont les artistes se sont emparés : c’est ainsi ce qu’ont fait J. G. Ballard, Ketty La Rocca, Eugenio Miccini et Emmett Williams. Cependant, nous avons vu que le choix d’un tel thème va de pair avec une critique qui, dans les quatre œuvres étudiées, est articulée selon un agencement spécifique d’un geste poétique ou littéraire et d’une rhétorique médiatique. Cet interstice où se rencontrent le lisible et le visible a été mis en perspective avec le montage dialectique et les potentialités critiques et éthiques qu’il implique à travers la mise en place d’une esthétique du choc. Celle-ci est rendue possible par la rupture de la linéarité via des dispositifs de fragmentation et d’éclatement du texte et par l’intégration d’éléments non littéraires ou d’images. Cette dernière pratique est à replacer dans le contexte d’une société médiatique alors à son apogée dans les années 1960, après s’être établie tout au long du XXe siècle par le développement de la libre circulation de l’image grâce à la publicité, à la photographie et au cinéma. Ainsi Anne-Marie Christin, dans L’Image écrite ou la déraison graphique, évoque-t-elle la « fascination magnétique qu’exerce le support des images sur le regard [41] » : après les horreurs de la Seconde Guerre mondiale et la mise à mal de la représentation, la guerre du Vietnam, directement accessible à tous par les médias, déclenche une vague de mobilisation qui se répercute sur les productions artistiques. Ces mêmes médias sont ceux qu’utilisent certains artistes pour maintenir un échange avec le public et toucher celui-ci. Eugenio Miccini affirme alors qu’il faut jouer sur cette fascination qu’exerce l’image, à partir de la publicité et des différents médias :
L’icône, et la publicité qui veut persuader et convaincre en même temps, cela veut dire que ce sont les langages les plus efficaces pour parler à la masse, et pourquoi les poètes ne devraient-ils pas les utiliser [42] ?
Plutôt que le verbe « utiliser », ne peut-on pas imaginer que c’est le verbe « subvertir » qui aurait pu être employé ?
Notes
- [1]
Theodor W. Adorno, « Critique de la culture et société » [1949], Prismes, Paris, Payot, 1986, p. 23.
- [2]
Theodor W. Adorno, «« Engagement » [1962], Notes sur la littérature, Champs Flammarion, 1984, p. 289.
- [3]
Matthew Israel, Kill For Peace: American Artists Against the Vietnam War, Austin, University of Texas Press, 2013, p. 2 : « this lack of scholarship can be explained by the aesthetic disengagement with social issues of many New York avant-garde artists during the Vietnam War » (nous traduisons).
- [4]
Voir Andreas Huyssen, « Mapping the Postmodern », New German Critique, Modernity and Postmodernity, n°33, Automne 1984, p. 5-52.
- [5]
Werner Spies, Max Ernst : Les collages. Inventaires et contradiction, Paris, Gallimard, 1984, p. 107.
- [6]
Voir Gaëlle Théval, « Parler l’“ interlangue ” de mon siècle : la poesia visiva face aux mass-medias », TRANS-, n°2, 2006, disponible sur < http://trans.revues.org/157> (consulté en janvier 2015).
- [7]
Entretien d’Eugenio Miccini avec Jacques Donguy in Bernard Blistène (dir.), Poésure et Peintrie d’un art, l’autre, Marseille, Musée de Marseille/ Réunion des Musées Nationaux, 1998, p. 442.
- [8]
James Graham Ballard, « Love and Napalm : Export USA », Circuit, n°6, Londres, Juin 1968.
- [9]
Voir James Graham Ballard, The Atrocity Exhibition [1969], Flamingo Modern Classic, 2001 ; trad. fr. François Rivière, La Foire aux atrocités, Paris, Tristram, 2003, p. 184.
- [10]
Clémentine Hougue, Le cut-up de William S. Burroughs. Histoire d’une révolution du langage, Dijon, Les Presses du réel, coll. « Avant-garde », 2014, p. 322.
- [11]
James Graham Ballard, op cit., p. 179-183.
- [12]
Ibid., p. 184.
- [13]
Anne Mœglin-Delcroix, Esthétique du livre d’artiste. Une introduction à l’art contemporain, Marseille, Le Mot et le reste/ Bibliothèque Nationale de France, 2012, p. 88.
- [14]
Ibid., p. 88.
- [15]
Ibid., p. 90.
- [16]
Bernard Vouilloux, « Lire, voir. La co-implication du verbal et du visuel », Revue Textimage, Varia 3, Hiver 2003, disponible sur http://www.revue-textimage.com/07_varia_3/vouilloux.pdf (consulté en janvier 2015), p. 10.
- [17]
Ibid.
- [18]
Tiphaine Samoyault, Études littéraires, vol. 31, n° 1, 1998, p. 15.
- [19]
Ibid., p. 17.
- [20]
Voir Robert Nye, « Gerhardie Revisited: review of The Atrocity Exhibition », The Guardian, 9 juin 1970, p. 11.
- [21]
James Graham Ballard, op cit., p. 7.
- [22]
Ibid., p. 10.
- [23]
Voir Groupe µ, Traité du signe visuel. Pour une rhétorique de l’image, Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », 1992.
- [24]
Matteo D’Ambrosio, « Collage et poesia visiva : problèmes de définition, lecture et analyse rhétorique », Revue d’esthétique, « Collages », n°3-4, 1978, p. 155.
- [25]
Nelson Goodman, Langages de l’art. Une approche de la théorie des symboles [1968], trad. fr. Jacques Morizot, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1990, p. 87.
- [26]
Bernard Vouilloux, art. cit, p. 7.
- [27]
Bernard Vouilloux, La Peinture dans le texte. XVIIIe-XXe siècles, Paris, CNRS Éditions, coll. » CNRS Langages », 1995, p. 16.
- [28]
Jacques Rancière, Le Destin des images, Paris, La Fabrique éditions, 2003, p. 9.
- [29]
Philippe Ortel, « Vers une poétique des dispositifs », Philippe Ortel (dir.), Discours, image, dispositif. Penser la représentation II, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 39. Selon la théorie des dispositifs mise en place notamment par Philippe Ortel et que nous reprenons à notre compte ici, le dispositif peut être décrit selon trois dimensions : une dimension technique, une dimension symbolique et, donc, une dimension pragmatique.
- [30]
Anne Mœglin-Delcroix, op. cit., p. 84. L’universitaire précise d’ailleurs que les interactions entre les thèmes de la volatilisation de la page et la participation active du lecteur sont très claires dans les propos de Jochen Gerz recueillis par Jaime Poniachik et Rose Kenig dans la revue Agentzia, n°11-12, 1969, p. 49.
- [31]
Bernard Vouilloux, art. cit., p. 12.
- [32]
Wolfgang Iser, L’Acte de lecture, trad. fr. Evelyne Sznycer, Bruxelles, Mardaga, 1976, p. 49.
- [33]
James Graham Ballard, op. cit., p. 180.
- [34]
Voir Jeannette Baxter, J. G. Ballard’s Surrealist Imagination : Spectacular Authorship, Farnham, Ashgate, 2009, p. 88.
- [35]
Jacques Rancière, op. cit., p. 66.
- [36]
Ibid., p. 66.
- [37]
Ibid., p. 67.
- [38]
Anne-Marie Christin écrit que la recherche formelle à l’origine d’Un Coup de dés jamais n’abolira le hasard de Mallarmé « avait bénéficié aussi du mouvement profond de réévaluation et de recréation de la lettre qui avait traversé le XIXe siècle. Ce mouvement, qui allait se poursuivre encore au siècle suivant, n’avait rien de littéraire : son objectif était publicitaire », L’Image écrite ou la déraison graphique, Paris, Flammarion, coll. « Champs Flammarion », 1995, rééd. 2001, p. 112. Paul Valéry note aussi quelques décennies plus tôt : « Il avait étudié très soigneusement (même sur les affiches, sur les journaux) l’efficace des distributions de blancs et de noir, l’intensité comparée des types », Au Directeur des « Marges », 1920, Variété II, Œuvres complètes, t. I, Gallimard, Pléiade, 1957, p. 627.
- [39]
Apollinaire, Apollinaire, « Zone », Alcools, in Œuvres poétiques, éd. Marcel Adéma et Michel Décaudin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, p. 39.
- [40]
Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé, Paris, La Fabrique éditions, 2008, p. 36.
- [41]
Anne-Marie Christin, op. cit., p. 19.
- [42]
Entretien d’Eugenio Miccini avec Jacques Donguy in Bernard Blistène (dir.), op. cit., p. 439.
Pour citer cet article
Anysia TROIN-GUIS, "Entre lisible et visible : des pratiques expérimentales pour critiquer la guerre du Vietnam", in M. Finck, T. Victoroff, E. Zanin, P. Dethurens, G. Ducrey, Y.-M. Ergal, P. Werly (éd.), Littérature et expériences croisées de la guerre, apports comparatistes. Actes du XXXIXe Congrès de la SFLGC, URL : https://sflgc.org/acte/anysia-troin-guis-entre-lisible-et-visible-des-pratiques-experimentales-pour-critiquer-la-guerre-du-vietnam/, page consultée le 21 Novembre 2024.