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Traduction et revues littéraires : quelques exemples dans l'Europe de l'entre-deux-guerres

ARTICLE

Il s'agit ici d'examiner trois revues dans lesquelles la pratique de la traduction a joué un rôle majeur, trois revues des années 1920 qui prennent part à la réflexion sur une civilisation européenne qui sait désormais qu'elle est mortelle. Par ordre d'entrée en scène, la première est anglaise : The Criterion, trimestriel fondé en octobre 1922 par T. S. Eliot et financé par Lady Rothermere, femme d'un magnat de la presse britannique jusqu'en 1925. Son titre renvoie à la nécessité d'établir un critère, une norme dans la production littéraire contemporaine. La revue mêle textes littéraires et critiques sans rubriques spécifiques ni distinctions typographiques. La deuxième est française : il s'agit de Commerce, le très élégant trimestriel fondé et financé par la princesse Marguerite Caetani di Bassiano et dirigé, plus ou moins effectivement, par Paul Valéry, Léon-Paul Fargue et Valery Larbaud. Il paraît entre août 1924 et le printemps 1932, en 29 livraisons qui ne proposent que des oeuvres littéraires, sous la forme d'un salon, dans une perspective exigeante et élitiste. La troisième est l'italienne 900 (Novecento, c'est-à-dire « vingtième siècle »), fondée à Rome, en 1926, par Massimo Bontempelli qui lui donne comme sous-titre « Cahiers d'Italie et d'Europe » (en français) et la dote d'un comité de rédaction international, composé de Pierre Mac Orlan, Georg Kaiser, James Joyce, Ramon Gomez de la Serna et, à partir du printemps 1927, Ilia Ehrenbourg. Sa particularité est d'être entièrement rédigée en français, au moins pour ses quatre premières livraisons, avant que le régime mussolinien n'impose l'italien.

Le choix de ces trois titres ne relève pas de l'arbitraire : dans les trois cas, le projet est explicitement d'élargir les horizons au-delà de la seule littérature nationale. Dans le même temps, on n'y trouve, en dehors de quelques notes de Bontempelli, aucun discours explicite sur la traduction, alors même que plusieurs de leurs collaborateurs ou directeurs -et on pense bien sûr à Larbaud ou à Eliot- ont mené ailleurs une réflexion sur le sujet. Les modalités et la présence d'œuvres traduites sont assez différentes dans les trois revues, ce qui permet d'esquisser sinon une typologie, au moins quelques pistes de réflexion.

Premier titre donc, The Criterion. Son ouverture aux littératures étrangères est tout à fait remarquable : celles-ci apparaissent dans toutes les livraisons, dès la première, où figurent la traduction du plan d’un roman de Dostoïevski, le texte de la conférence de Valery Larbaud sur Joyce parue dans La Nouvelle Revue Française en avril 1922 et une présentation de la poésie allemande contemporaine par Hermann Hesse. Cette intervention à la tonalité conservatrice contraste avec, dans le même numéro, la publication du grand poème moderniste qu’est The Waste Land, coexistence significative du projet de T. S. Eliot, dans la mesure où elle révèle une oscillation entre modernité et classicisme, qui constitue précisément le principal enjeu esthétique du Criterion.

Eliot s'attache en particulier, comme en témoigne sa correspondance, à convaincre des intellectuels, écrivains ou essayistes européens de participer à la revue. Leurs contributions, toujours traduites en anglais, ne figurent pas dans des rubriques distinctes mais se mêlent aux textes d'auteurs anglais, dans un mouvement notable d’intégration de l’étranger, puisque se crée ainsi une continuité entre œuvres nationales et œuvres importées. Plus encore, lorsqu'il sollicite des critiques étrangers, Eliot privilégie leurs centres d'intérêt et non leur origine ; en d'autres termes, contrairement aux pratiques courantes dans les revues de l'époque, il ne leur demande pas d'intervenir sur des œuvres ou des auteurs de leur pays d'origine. C’est le cas, par exemple, à la même époque, pour la rubrique « Lettre d’Angleterre », tenue par Eliot lui-même dans La Nouvelle Revue Française. Eliot publie ainsi la conférence de Valery Larbaud sur James Joyce, prononcée le 7 décembre 1921 à la Maison des Amis des Livres, la librairie d’Adrienne Monnier, et parue en avril 1922 dans La NRF, ou, en janvier 1923, un article d'Ernst Robert Curtius consacré à Balzac puis, en avril 1924, « On the Style of Marcel Proust », du même Curtius, qui constitue une prépublication d’un essai sur « l’esprit français » [1] . La diversité géographique des auteurs invités ou publiés est notable, de l'Espagne, avec Ramón Gómez de la Serna et l'Italie, avec Pirandello [2] à la Russie (Dostoïevski [3] ) ou la Grèce (Cavafy, dont The Criterion publie « Ithaka » dans une traduction de Georges Vassalopoulos, sur une suggestion d'E. M. Forster [4] ). A titre de comparaison, dans La Nouvelle Revue Française, à la même période, sont proposées seulement des traductions de l’anglais et du russe, en l’occurrence du même Dostoïevski. En ce qui concerne les textes critiques, Hermann Hesse intervient sur la poésie allemande contemporaine [5] , Antonio Marichalar sur la littérature espagnole [6] . Les lecteurs peuvent découvrir une version anglaise de la préface de Julien Benda à son roman La Croix de roses [7] , ainsi qu’un essai de Ramon Fernandez sur le cardinal Newman [8] ou le texte d’une des conférences de Jacques Rivière sur Freud, publiée en anglais avant de l’être en français [9] . Ces derniers exemples indiquent la forte présence du groupe de La NRF dans The Criterion, présence qui se fonde sur une communauté intellectuelle et esthétique en ces années où Jacques Rivière dirige la revue parisienne.

Le choix des auteurs traduits constitue ainsi un indice pertinent du projet d'Eliot : revenir aux racines de la civilisation européenne, dans une perspective classicisante, en accord avec la formation intellectuelle du poète, tout en prenant parti dans le débat sur l'hellénisme et le classicisme qui occupe les intellectuels britanniques de l'après-guerre. On se souvient qu'Eliot est l'auteur, en 1919, d'un essai resté célèbre, « Tradition and the Individual Talent », dans lequel il insiste sur la relation d'interdépendance entre le passé et le présent. Sa perception des littératures étrangères s'inscrit dans la même ligne : il s'agit de décloisonner aussi bien dans l'espace que dans le temps la culture de ses contemporains, en leur proposant un ensemble qui réponde à la définition d'un esprit européen.

Le projet de Commerce [10] n'est pas sans lien avec celui du Criterion. Son titre renvoie au « commerce des idées » et signale combien la revue a été pensée par sa fondatrice et ses collaborateurs comme un salon littéraire, un lieu de création et d’échange, destiné à un public choisi. Cela n’empêche pas Commerce d’être diffusé non seulement en France mais en Europe et, plus largement, dans le monde : dix pays, à l’hiver 1925, dix-huit au printemps suivant (dont l’Argentine, les États-Unis, la Roumanie, l’Égypte ou le Danemark). Son tirage passe de 1600 exemplaires à 2900 à partir du cahier n° IX, ce qui en fait une revue de taille moyenne pour l’époque.

La revue mêle des œuvres contemporaines inédites, françaises et étrangères, et des textes anciens méconnus ou oubliés comme des poèmes de Maurice Scève ou des écrits de Maître Eckhart. Le projet esthétique s’inscrit dans la perspective de définition d’un classicisme moderne, en quoi la revue se rapproche de La NRF. Il s’agit, selon Marguerite Caetani, de réaliser « l’union de ce qui est resté jeune, et le restera toujours, avec ce que notre époque apporte de nouveau » [11] , c’est-à-dire de contribuer à une réflexion sur la tradition, sur l’héritage littéraire, réflexion qui n’exclut pas une attention sensible au contemporain. C'est ainsi que les premiers extraits d’Ulysses en traduction française paraissent, à l'été 1924, dans la première livraison de Commerce. Marguerite Caetani s'entoure, pour les littératures étrangères, de conseillers, eux-mêmes écrivains ou critiques, qui assurent le lien entre la France et leur pays d’origine [12] . T. S. Eliot, alors éditeur du Criterion, pour le domaine anglais, Hugo von Hofmannsthal et Bernard Groethuysen, collaborateur de La NRF, pour les littératures germanophones, le poète Giuseppe Ungaretti pour l’Italie et D. S. Mirsky, pour le domaine russe proposent textes et auteurs en proportion variable. Les choix dépendent fortement, on s’en doute, de la personnalité des médiateurs et ce d'autant plus que Commerce n'a pas véritablement de comité de rédaction. Entrent aussi en ligne de compte les opinions et les goûts de la princesse de Bassiano. La conjugaison de ces divers facteurs peut expliquer qu’il n’y a pas de cohérence entre les différents domaines linguistiques et culturels représentés (largement occidentaux). Le domaine anglophone est le plus représenté (dix-neuf auteurs et vingt-quatre interventions) et réunit des auteurs anglais, irlandais, américains et un sud-africain, contemporains ou non, proposant ainsi à la fois un aperçu de la littérature moderniste et un retour sur des poètes ou prosateurs plus anciens, comme Thomas Wyatt, Thomas Browne ou Hawthorne et Poe. Dans les domaines allemand et autrichien, la revue ne s’ouvre pas aux auteurs les plus contemporains, si ce n’est les conseillers eux-mêmes de Caetani, Hofmannsthal et Rudolf Kassner. Ni Musil, ni Gottfried Benn, ni les expressionnistes n’y trouvent place ; en revanche plus d’auteurs non contemporains sont publiés (Nietzsche, traduit par Paulhan, Maître Eckhart et Hölderlin, traduits par Groethuysen). Kafka figure au sommaire du cahier XXVI (hiver 1930) avec « Premier chagrin » et « Un champion du jeûne » traduits par Alexandre Vialatte, qui a introduit, on le sait, son œuvre en France.

Le rôle d'Ungaretti, ami de Jean Paulhan, est déterminant dans les choix en matière de littérature italienne (sept auteurs et onze textes) car il privilégie, outre sa propre poésie, seule à paraître en italien, au printemps 1925 et, dans la version originale accompagnée d'une traduction de l'auteur, à l'été 1927, les collaborateurs d’une revue romaine néo-classique La Ronda, Emilio Cecchi, Vincenzo Cardarelli, Riccardo Bacchelli et Bruno Barilli, qui s’illustrent dans la forme de la « prosa d’arte ». Commerce partage ainsi avec La Ronda le goût pour la poésie de Leopardi, considérée comme l’acmé de la littérature italienne On peut toutefois s’interroger sur des absences et surtout sur celles d’un poète, Eugenio Montale (dont Ossi di seppia paraît en 1925), et d’un romancier, Italo Svevo, dont La coscienza di Zeno paraît en 1923. tous deux amis de Valery Larbaud. Celui-ci joue en particulier un rôle déterminant dans la reconnaissance de Svevo en France puis en Italie et échange avec Montale des lettres évoquant une possible parution dans Commerce. Dans le cas de Svevo, il semblerait que Larbaud, qui lui avait proposé de publier des extraits de La coscienza di Zeno se soit heurté à un refus de la princesse de Bassiano [13] . Il semble bien que l’influence d’Ungaretti ait été déterminante dans le cas de Montale qu’il n’aimait pas (même s’il se ravise plus tard), ce qui explique l’absence du poète aussi bien de Commerce que de La NRF. En témoigne une lettre adressée à Paulhan, en avril 1933, soit à une date postérieure à la disparition de Commerce :

Pour Eugenio Montale, voici : Ossi di seppia : mauvais vers (un mélange inouï, comme forme de Rostand et d’Agrippa d’Aubigné pour te donner une idée des équivalences françaises) — comme inspiration : néant — mon premier livre (Allegria di naufragi) dilué de la façon la plus mécanique et absurde. Nouveaux vers : comme forme : la musique de mes vers — comme inspiration : quelque chose comme Kodak de Cendrars, ou certains petits tableaux de pays, de Jacob. — Très mécanique. Des bribes philosophiques de temps en temps parfaitement idiotes. [14]

On ne peut exclure dans le jugement d’Ungaretti le refus d’une forme de concurrence poétique ; l’exemple montre en tout cas comment un médiateur peut faire écran à la réception d’un auteur à l’étranger. De la même façon le courant novecentiste est exclu de Commerce comme d'ailleurs de La NRF. Ungaretti voit en lui l’image d’une « littérature qui est en train de suffoquer par tous les moyens tout effort noble » [15] et poursuit, à l’annonce de la parution chez Gallimard de Une âme dans un bar de Bontempelli : « C’est un excellent service que la NRF rend aux lettres italiennes. Vous nous plongez ainsi jusqu’aux cheveux dans le caca des arrivistes. » [16]

Le domaine russe, enfin (cinq auteurs et sept textes) met en valeur les auteurs classiques comme Pouchkine et s’ouvre aux poètes de la génération de 1890, Pasternak et Mandelstam.

Outre un rôle remarquable dans la découverte d’auteurs encore débutants, Commerce se livre à une importante entreprise de diffusion des textes étrangers. C’est ainsi que « Time passes », section centrale de To the Lighthouse de Virginia Woolf, paraît dans la traduction française de Charles Mauron, dans le cahier n° X (hiver 1926), avant d’être publié en Grande-Bretagne. Il s’agit d’un état intermédiaire du texte, entre le manuscrit et la version définitive, dont seule cette traduction française a été conservée. Outre Jean Paulhan, qui oriente régulièrement vers Commerce des textes qu'il ne publie pas dans La NRF, Valery Larbaud, grand esprit européen, figure éminente de lecteur, traducteur et critique, joue un rôle éminent. Outre son œuvre propre, il donne à Commerce neuf traductions de l’anglais et quatre de l’italien, tout en proposant des auteurs, en particulier sudaméricains, comme Ricardo Guïraldes, Alfonso Reyes. Au-delà de ces relations avec La NRF, Marguerite Caetani tenait à établir des liens avec d’autres revues européennes, ce qui est perceptible dans le choix des conseillers étrangers : on l'a vu, Eliot anime depuis 1922 The Criterion, tandis que Hofmannsthal est rédacteur de Neue Deutsche Beiträge entre 1922 et 1927 et que Mirsky l’est de Versty.

Si Commerce ne propose pas plus de théorie de la traduction qu'elle ne fait place à la critique littéraire, on ne peut qu'être sensible aux choix de la princesse de Bassiano et des rédacteurs de la revue. Pour ne donner que quelques exemples, qui ne prétendent en rien à l'exhaustivité, Larbaud, pour Riccardo Bacchelli [17] , Bruno Barilli [18] ou Emilio Cecchi [19] , dans le domaine italien, Sir Thomas Browne [20] , Coleridge [21] ou Hawthorne [22] , outre Joyce, dans le domaine anglo-saxon, Saint-John Perse, pour The Hollow Men d'Eliot [23] , Valéry pour des fragments des Marginalia de Poe [24] , témoignent de cette exigence qui conduit à confier les traductions à des écrivains, selon le postulat de la fondatrice, rappelé par Henriette Levillain : « la traduction était moins l'affaire d'équivalents linguistiques que poétiques, concernait moins les professionnels que les initiés » [25] . Tout comme pour les choix littéraires, ce sont les sommaires qui font foi et témoignent d'une politique explicite de diffusion de textes étrangers inédits ou méconnus, contemporains ou anciens.

La question de la traduction se pose de façon très différente dans 900 dans la mesure où Massimo Bontempelli, le fondateur de la revue, décide de la publier intégralement en français. Ce choix se révèle d'autant plus intéressant et problématique que la revue naît en 1926, soit à un moment où le régime fasciste s'est établi en Italie et que Bontempelli lie explicitement son manifeste esthétique à l'idéologie au pouvoir. La tâche de l'artiste et celle du politique se rejoignent : il s'agit de créer de nouveaux mythes, de nature à frapper les masses, puisque Bontempelli identifie celles-ci comme une force nouvelle, principale cible du discours, de quelque nature qu'il soit. Mais alors que le régime fasciste s'oriente peu à peu vers un retour aux figures et aux mythes fondateurs de la romanité, afin de se doter d'une légitimité issue des traces de la Rome impériale, Bontempelli se propose de doter l'Italie nouvelle de références esthétiques véritablement modernes, d'un art proprement contemporain, à l'image du nom de sa revue.

Le choix du français s'inscrit dans cette perspective : pour faire connaître et diffuser hors des frontières italiennes cette nouvelle atmosphère poétique et littéraire, Bontempelli recourt à une langue plus pratiquée en Europe que l'italien et surtout synonyme de haute culture. Il s'agit de s'inscrire dans un vaste réseau, perçu comme éminemment moderne, qui réunirait l'élite intellectuelle et artistique du continent [26] . En outre, l'usage d'une langue étrangère répond au principe peut-être le plus surprenant de l'esthétique bontempellienne : « une des pierres de touche d’une œuvre ‘vingtième siècle’ sera sa traductibilité » [27] . La littérarité ne résiderait plus alors dans les effets formels mais dans ce qui reste transposable dans une autre langue, c’est-à-dire les images, le rythme, l’intrigue au sens large. Ce parti pris est révélateur de l'orientation que Bontempelli entend donner à la revue, ainsi qu'il l'expose dans la deuxième livraison :

Dans cette revue on ne discutera jamais de questions de langue : questions oiseuses et absurdes, parce qu'une langue n'existe jamais par elle-même et qu'elle n'a pas d'importance en soi ; ont seules de l'importance la pensée et l'imagination. Et celles-ci sont tellement puissantes qu'elles imprègnent et animent non seulement la langue originale dans laquelle elles sont nées pour la première fois et se sont exprimées, mais toutes les autres langues dans lesquelles elles sont traduites. Aussi les seules questions intéressantes sont celles qui regardent la pensée et l'imagination. [28]

C'est ainsi en traduction française que les lecteurs italiens découvrent l'Ulysses de Joyce dans la traduction d'Auguste Morel. A quelques exceptions près, les traductions sont le fait d'un traducteur unique, Emmanuel Audisio, qui traduit directement les textes écrits en italien et relit la plupart des textes traduits d'autres langues (Georg Kaiser, Ramon Gomez de la Serna, A. Marichalar par exemple), contribuant ainsi à une certaine uniformité stylistique, corollaire de la ligne suivie par Bontempelli [29] . Le français devient, en ce sens, une « langue neutre », pour reprendre l'heureuse expression de Fulvia Airoldi Namer [30] , simple support d'expression et non objet de recherches formelles. Reste que la règle souffre une exception, notable au vu des sommaires de 900 : les textes écrits en français sont présentés dans leur version originale, sans passer au filtre de la traduction. C'est le cas de contributions des surréalistes français, comme Philippe Soupault, Max Jacob et Georges Ribemont-Dessaignes. [31]

Cette ouverture ostensible à la modernité ne cache pas l'orientation première du projet : dessiner une Europe de la culture dont le centre serait l'Italie mussolinienne et Rome, ainsi destinées à retrouver une place de premier plan, face à Moscou et à l'Union soviétique. La traduction est ainsi mise au service de l'idéologie et, de fait, ne constitue pas un enjeu littéraire pour Bontempelli. Son initiative fait long feu : d'une part, 900 est considérée comme internationaliste en Italie et fasciste à l’étranger, ce qui entraîne des difficultés de publication et de diffusion considérables ; d'autre part, Bontempelli est contraint de renoncer à publier la revue en français [32] . Lorsque la revue reparaît, après une interruption de plusieurs mois, en juillet 1928, sous la forme d’un mensuel, elle est rédigée en italien [33] . Elle n’en reste pas moins ouverte aux littératures européennes, proposant des textes de D. H. Lawrence, Stefan Zweig ou Virginia Woolf [34] mais son propos semble s’épuiser, du moins sous la forme adoptée par son fondateur et l’histoire de 900 s’achève au bout d’un an.

The Criterion, Commerce et 900 proposent ainsi trois projets cohérents dans lesquels la traduction tient une part essentielle, part qui a à voir avec une définition de la modernité et la claire conscience que celle-ci ne peut s'enfermer dans d'étroites frontières nationales. Le projet le plus extrême est celui de Bontempelli, puisqu'il assimile le moderne au traduisible, ce qui le conduit paradoxalement à rejeter toute forme d'expérimentation langagière. Pour Eliot, la perspective est celle d'une réflexion sur l'Europe : face à la crise de la civilisation occidentale, il est nécessaire et urgent de chercher des solutions, d'affirmer des valeurs. La traduction apparaît alors comme un moyen pour accéder aux textes fondateurs du classicisme moderne qu'Eliot a pour ambition de définir et d'incarner. Commerce, enfin, propose un parcours cohérent dans des œuvres littéraires réunies par un point de vue qu’on peut qualifier de moderniste même s’il n’est jamais formulé explicitement comme tel : il s’agit de réunir des textes éloignés les uns des autres dans le temps et dans l’espace, en abolissant les frontières temporelles, linguistiques et génériques, en faisant dialoguer les oeuvres au nom de l’enracinement dans une tradition qu’il s’agit toujours de redéfinir et de revivifier. Dans les trois cas, la traduction constitue une forme de militantisme littéraire, clairement affirmé, même si les revues ne font pas directement place à une réflexion théorique sur la question.

Notes

  • [1]

    Traduit par F. S. Flint, l’article correspond à la section « Stilbetrachtung », du chapitre consacré à Proust dans Französischer Geist im Neuen Europa, essai qui paraît en allemand en 1925 (Berlin-Leipzig, Deutsche Verlags-Anstalt, p. 53-59).

  • [2]

    L. Pirandello, « The Shrine », The Criterion, 2, janvier 1923. Le nom du traducteur n’est pas mentionné.

  • [3]

    F. Dostoïevski, Plan du roman « The Life of a Great Sinner » (« La Vie d’un grand pécheur »), traduction de S. S. Koteliansky et Virginia Woolf, The Criterion, 1, octobre 1922 ; « Two Unpublished Letters », The Criterion, 3, avril 1923.

  • [4]

    C. Cavafy, « Ithaka », The Criterion, 7, janvier 1924.

  • [5]

    H. Hesse, “Recent German Poetry”, The Criterion, 1, octobre 1922.

  • [6]

    A. Marichalar, “Contemporary Spanish Literature”, The Criterion, 3, avril 1923.

  • [7]

    J. Benda, « A Preface », The Criterion, 3, avril 1923.

  • [8]

    R. Fernandez, « The Experience of Newman », The Criterion, 9, octobre 1924.

  • [9]

    J. Rivière, « Notes on a Possible Generalisation of the Theories of Freud », The Criterion, 4, juillet 1923.

  • [10]

    J. Rivière, « Notes on a Possible Generalisation of the Theories of Freud », The Criterion, 4, juillet 1923.

  • [11]

    Lettre à Elisabeth Förster-Nietzsche, citée par S. Levie, Commerce 1924-1932, op. cit. p. 29.

  • [12]

    Voir Henriette Levillain, « Commerce, une utopie européenne (1924-1932) », in Cl. De Grève et C. Astier (dir.), L’Europe, reflets littéraires, Klincksieck, 1993, p. 143-153.

  • [13]

    Voir S. Levie, op. cit., p. 196-198.

  • [14]

    G. Ungaretti, lettre à G. Paulhan [avril 1933], in Correspondance Jean Paulhan-Giuseppe Ungaretti. 1921-1968, Cahiers Jean Paulhan, 5, Paris, Gallimard, 1989, p. 238.

  • [15]

    G. Ungaretti, lettre à Jean Paulhan du 21 février 1926, ibid., p. 63.

  • [16]

    G. Ungaretti, lettre à Jean Paulhan, [1926] ibid., p. 66.

  • [17]

    « Trois divinités sur les Appenins », cahier XII.

  • [18]

    « Trois essais » dans le Cahier X et « Vieille Parme » dans le cahier XIX.

  • [19]

    « Kaléidoscope » dans le cahier VIII où figure aussi une traduction d’ « Aquarium » par Benjamin Crémieux.

  • [20]

    Le chapitre V de Hydrotaphia, cahier XXI.

  • [21]

    « Opinions sur Sir Thomas Browne », cahier XXI.

  • [22]

    « Idées et germes de nouvelles », cahier XVIII.

  • [23]

    Cahier III.

  • [24]

    Cahier XIV.

  • [25]

    H. Levillain, op. cit., p. 152.

  • [26]

    Voir à ce sujet F. Airoldi Namer, « Scrivere in francese : Bontempelli e i ‘Cahiers du 900’ », in : F. Livi (dir.), De Marco Polo a Savinio, écrivains italiens en langue française, Paris, PUPS, 2003, p. 155-178.

  • [27]

    M. Bontempelli, 900, I, 1.

  • [28]

    M. Bontempelli, « Déclaration », 900, 2 (hiver 1926-1927), p. 169.

  • [29]

    Voir F. Airoldi Namer, op. cit., p. 160-161.

  • [30]

    Ibid., p. 163.

  • [31]

    P. Soupault, « Mort de Nick Carter », 900, 1 (automne 1926), p. 53-66 ; M. Jacob, « Illisible », 900, 2 (hiver 1926-1927), p. 22-29 ; G. Ribemont-Dessaignes, « Devant et Derrière », ibid., p. 36-52. Soupault et Ribemont-Dessaignes sont d’ailleurs exclus du mouvement de Breton pour avoir collaboré à 900, considérée comme une revue fasciste.

  • [32]

    Les difficultés sont aussi d’ordre matériel et relèvent, pour une part, d’une entreprise de sabotage du projet : ainsi, la disparition des caractères « é » et « è » de l’imprimerie interdit la composition en français.

  • [33]

    Bontempelli avait tenté de transiger en publiant deux versions de 900 pour le dernier cahier de la première série à l’automne 1927.

  • [34]

    Respectivement dans les numéros d’octobre, novembre et décembre 1928 ; novembre 1928 ; avril 1929 (avec un extrait de Mrs Dalloway).