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Résonances contemporaines de la Seconde Guerre mondiale dans la littérature française et allemande : la figure de la victime

ARTICLE

Le travail de recherche que je poursuis porte sur les résonances contemporaines de la Seconde Guerre mondiale dans la littérature française et allemande. Je m'interroge plus précisément sur la figure de la victime du milieu des années 1990 à nos jours.

La Seconde Guerre mondiale dans l'espace artistique contemporain

Phénomène de retour, d'écho, la Seconde Guerre mondiale envahit, depuis une vingtaine d'années, l'espace artistique. Jamais tout à fait absente de la scène cinématographique ou littéraire depuis 1945, elle s'impose néanmoins, au tournant du siècle, comme une véritable source d'inspiration, au point de pouvoir parler d'un effet de mode. Depuis Shoah de Lanzmann en 1985, on ne compte plus les films consacrés à cette période sombre de l'histoire : The English Patient, La vita è bella, Saving Private Ryan, The Pianist, Amen, Der Untergang, Indigènes, The Reader, Inglourious Basterds ou encore La Rafle [1] , autant de longs métrages à succès qui donnent un aperçu de l'étendue du phénomène.

Dans cet engouement pour les années 39-45, la littérature n'est pas en reste. En France, ces dernières années, chaque rentrée littéraire compte en effet son lot de romans, d'essais, sur la Seconde Guerre mondiale. Cherchant à analyser et à dater le phénomène, Dominique Viart identifie « la vague 1997 » [2] . Cette année-là sortent dans les rayons des librairies La compagnie des spectres, Notre-Dame des Ombres, 1941, Les deux léopards, Chaos, Namokel mais aussi Dora Bruder [3] . Cette réappropriation récente du conflit par les écrivains ne se limite pas à l'Hexagone. En Allemagne aussi, la critique note une recrudescence des ouvrages inspirés par la guerre. Carola Hähnel-Mesnard, dans un article où elle envisage « la rapport au passé national-socialiste et à la seconde guerre mondiale dans la littérature allemande contemporaine » écrit : « Depuis le milieu des années 1990, il existe également un nouvel intérêt pour le passé national-socialiste [...] » [4] . De fait, les œuvres de Marcel Beyer, de Schlink, de Jirgl, de Timm ou encore de Walser en témoignent.

L'ère du bourreau ?

Analysant les récits et films récents sur la guerre d'Algérie, le génocide rwandais et la Seconde Guerre mondiale, Charlotte Lacoste note l'importance accordée, dans ce corpus, à la figure du bourreau [5] . En effet, on peut remarquer, avec elle, qu'un certain nombre de textes contemporains, dans la lignée de La mort est mon métier de Robert Merle [6] , envisage les conflits, en particulier celui de 39-45, par l'intermédiaire du criminel génocidaire. Ainsi le roman de Jonathan Littell, Les Bienveillantes [7] , publié en 2006, donne la parole à Maximilien Sue, un officier SS qui, des années plus tard, revient sur cette période décisive de son existence. Dans HHhH, titre qui est en fait l'acronyme de « Himmlers Hirn heißt Heydrich » [8] , Laurent Binet s'intéresse à la figure de Reinhard Heydrich, SS lui aussi, et à son assassinat au cours de l'opération « Anthropoïde » [9] . Cette attention portée aux criminels est sensible également en Allemagne. En 1995, Bernhard Schlink crée la surprise en publiant Der Vorleser, un roman qui, pour la première fois, donne un visage humain et féminin au bourreau [10] . Dans une perspective davantage autobiographique, qui s'inscrit dans la continuité de la Väterliteratur, Uwe Timm publie en 2003 Am Beispiel meines Bruders [11] , un récit dans lequel il revient sur l'engagement de son frère dans la division Totenkopff de la Waffen SS. Présents dans le paysage littéraire contemporain sur la Seconde Guerre mondiale, ces ouvrages bénéficient en outre d'un très bon accueil à la fois des critiques et du public. Tandis que le prix Goncourt et le Prix du roman de l'Académie française sont attribués au texte de Littell en 2006, HHhH reçoit le Prix Goncourt du premier roman en 2010. Le roman de Schlink, quant à lui, obtient une reconnaissance internationale dès sa sortie. Il est traduit dans plus de trente langues et adapté au cinéma en 2008. [12]

S'ils existent et bénéficient d'une large couverture médiatique - ils donnent souvent lieu à de nombreuses polémiques -, ces ouvrages ne représentent, néanmoins, qu'une tendance dans la littérature contemporaine sur la Seconde Guerre mondiale. En effet, parallèlement à ces romans qui se construisent autour du personnage du bourreau, se constitue, en France comme en Allemagne,  un corpus qui questionne et met en scène la figure de la victime, ou plutôt les figures de victimes. C'est sur cet ensemble de textes que porte mon travail de recherche.

Écritures des victimes

Les ouvrages qui mettent en scène, aujourd'hui, les victimes de la Seconde Guerre mondiale sont nombreux. Si chacun d'entre eux contribue à rendre compte d'un air du temps, j'ai choisi de resserrer mon analyse autour des romans de six écrivains : Dora Bruder de Patrick Modiano, Magnus de Sylvie Germain et Moi, Sàndor F. d'Alain Fleischer pour le corpus français, Austerlitz de W. G. Sebald, Flughunde de Marcel Beyer et Die Unvollendeten de Reinhard Jirgl du côté allemand. Ce choix, qui contient nécessairement une part d'arbitraire, a été guidé par des préoccupations à la fois d'ordre littéraire, thématique et théorique.

Un état de la mémoire contemporaine sur la Seconde Guerre mondiale

Contrairement aux événements, aux faits historiques, qui restent intangibles, la mémoire du conflit continue de se construire, de se transformer longtemps après la signature d'un armistice. Depuis 1945, en France comme en Allemagne, des changements dans les domaines politique, judiciaire, mémoriel ou encore générationnel sont venus régulièrement alimenter une relecture souvent plus nuancée et plus complexe de la guerre. La mémoire des victimes n'échappe pas à cette règle. Depuis la fin du conflit, elle n'a cessé de se modifier, de s'enrichir. Par la diversité des histoires qu'elles racontent et des personnages auxquels elles donnent vie, mais aussi par leurs silences, les œuvres que j'ai choisies d'étudier se font l'écho de ce cheminement et rendent compte d'un état de la mémoire contemporaine.

Tandis que W. G. Sebald, Patrick Modiano et Alain Fleischer rendent hommage aux victimes juives du génocide et s'inscrivent ainsi dans la continuité d'une mémoire de la Shoah, Sylvie Germain et Reinhard Jirgl, témoignent de débats historiographiques récents qui mettent en évidence les souffrances du peuple allemand. Limitée pendant de nombreuses années au cercle familial, la mémoire des bombardements, des viols ou de l'exode envahit aujourd'hui l'espace public allemand. Alors que les ouvrages historiographiques sur le sujet se multiplient, on assiste à la publication ou à la réédition de nombreux romans ou témoignages qui reviennent sur cette histoire longtemps passée sous silence, aussi bien en RDA qu'en RFA [13] . Tandis que dans Magnus Sylvie Germain thématise le traumatisme et l'horreur des bombardements de Hambourg, Reinhard Jirgl, dans Die Unvollendeten, rappelle à la mémoire du lecteur le parcours chaotique de ceux qui ont subi l'exode après la signature de l'Armistice.

Loin de dresser le portrait de la victime, les ouvrages de mon corpus tentent donc de saisir la diversité des victimes de la Seconde Guerre mondiale et rendent compte, en ce sens, d'un moment dans l'histoire de la mémoire.

Écrire les victimes

Reflets d'une mémoire toujours en construction, ces textes se distinguent avant tout par leur approche de l'écriture des victimes. Héritiers des questionnements sur les rapports entre l'art et le génocide, sur l'écriture de l'histoire et sur le roman lui-même,  ils semblent prendre acte de ces réflexions et tentent d'y apporter une réponse. Ils témoignent en ce sens d'une écriture contemporaine de la Seconde Guerre mondiale. Voici quelques-unes des pistes de réflexion qui feront l'objet d'une analyse dans le cadre de ma thèse.

Des écritures de la « post-mémoire »

Comme la plupart des auteurs qui, depuis les années 1990, investissent la période 39-45, Patrick Modiano, Sylvie Germain, Alain Fleischer, W. G. Sebald, Marcel Beyer et Reinhard Jirgl n'ont pas vécu directement le conflit. Nés dans les dernières années de la guerre, ou bien dix ou vingt ans après, ils appartiennent tous à la génération des enfants ou des petits-enfants qui bien souvent ne connaît cette période qu'à travers la mémoire familiale et collective. Si certains textes, comme Moi, Sàndor F. ou Flughunde plongent le lecteur dans les années noires, beaucoup envisagent cette période de façon rétrospective. Ainsi, Austerlitz et Dora Bruder par exemple mettent en scène des personnages qui reconstruisent, par le biais d'une enquête, la vie des personnes disparues. Cette appartenance à une écriture de la « post-mémoire » se traduit par la présence, dans ces récits, de photographies, d'archives, de témoignages. Traces du passé, ces documents l’attestent.

Absence/présence de la victime

S'ils partagent une même posture à l'égard du conflit - ni acteurs, ni témoins - , ces écrivains s'interrogent, en outre, sur le figuration de la victime. Comment dire l'horreur, comment raconter la souffrance que l'on a pas vécue ? Patrick Modiano et W. G. Sebald choisissent, dans leurs romans, d'aborder la question de la Shoah sous le thème de la disparition et de l'absence. La victime est celle dont, malgré les recherches, on perd la trace. Alain Fleischer adopte, lui, une posture très différente : par l'intermédiaire d'un témoignage fictif, il confronte le lecteur à la réalité physique et psychique de celui qui va bientôt mourir. Au spectre s'oppose donc la matérialité de l'être.

Transmettre : la place de la voix

Écrire les victimes de la Seconde Guerre mondiale, c'est aussi, pour ces auteurs, s'interroger sur la transmission d'une mémoire, d'une histoire. En ce sens, le traitement qu'ils font de la voix est remarquable. Si cette dernière est souvent un moyen de rendre présente la victime, elle est parfois le symbole d'un mode de transmission disparu. Chez Reinhard Jirgl, Marcel Beyer ou Alain Fleischer, la voix de la victime se fait jour dans le texte. Dans Die Unvollendeten, l'écrivain accorde une place singulière à l'oralité par une ponctuation chaotique, des jeux typographiques et de nombreux néologismes. La voix des victimes se fait entendre également dans Flughunde ou Sàndor, F. dans lesquels les personnages se racontent à la première personne et livrent un ultime témoignage. Êtres inaccessibles et disparus à jamais, les victimes dans Austerlitz ne prennent pas la parole. Pourtant les voix se succèdent dans de très nombreux récits enchâssées. Elles sont le symbole, dans ce roman, d'une transmission perdue.

Avancées du travail de recherche et projets pour la quatrième année

Mes premières années de recherche ont été consacrées à un important dépouillement bibliographique. La lecture de romans mais aussi d'ouvrages historiques et historiographiques m'a permis de constituer un corpus d'une part et de déterminer les enjeux de mon sujet d'autre part. Je compte désormais poursuivre l'analyse critique des ouvrages de mon corpus et consacrer ma quatrième année de recherche à la rédaction de la thèse.

Notes

  • [1]

    The English Patient [Le patient anglais], Anthony Minghella, 1996 ; La vita è bella [La vie est belle], Roberto Benigni, 1997 ; Saving Private Ryan [Il faut sauver le soldat Ryan], Steven Spielberg, 1998, The Pianist [Le Pianiste], Roman Polanski, 2002 ; Amen, Costa Gavras, 2002 ;Der Untergang [La Chute], Olivier Hirschbigel, 2004 ; Indigènes, Rachid Bouchareb, 2006 ; The Reader [Le Liseur], Stephen Daldry, 2008 ; Inglourious Basterds, Quentin Tarantino, 2009 ; La Rafle, Roselyne Bosch, 2010.

  • [2]

    Dominique Viart, Bruno Vercier, La littérature française au présent : Héritage, modernité, mutations, Paris, Bordas, La bibliothèque Bordas, 2005.

  • [3]

    Lydie Salvayre, La Compagnie des spectres, Seuil, 1997, 187 p. ; François Thibaux, Notre-Dame des ombres, le Cherche midi « roman », 1997, 190 p. ; Jean-Pierre Amette, Les deux léopards, Paris, Seuil, 1997, 271 p. ; Marc Weitzmann, Chaos. Roman, Paris, Grasset, 247 p. ; Catherine Lépront, Namokel. Roman, Paris, Seuil, 1997, 362 p. ; Patrick Modiano, Dora Bruder, Paris, Gallimard, 1997, 146 p.

  • [4]

    Carola Hähnel-Mesnard, « Le rapport au passé national-socialiste et à la Seconde Guerre mondiale dans la littérature allemande contemporaine : contextes et expressions », Allemagne d’aujourd’hui, n°178, oct-déc. 2006, p. 4.

  • [5]

    Charlotte Lacoste, Séductions du bourreau, négation des victimes, Paris, PUF, 2010.

  • [6]

    Robert Merle, La mort est mon métier, Paris, Gallimard, 1952.

  • [7]

    Jonanthan Littell, Les Bienveillantes, Paris, Gallimard, 2006.

  • [8]

    Cet acronyme se traduit par « Le cerveau d’Himmler s’appelle Heydrich ».

  • [9]

    Laurent Binet, HHhH, Paris, Grasset, 2009.

  • [10]

    Bernhard Schlink, Der Vorleser : Roman, Zürich, Diogenes, 1995 [Le liseur : Roman, traduction de l’allemand de Bernard Lortholary, Paris, Gallimard, « Du monde entier », 1996].

  • [11]

    Uwe Timm, Am Beispiel meines Bruders, Köln, Kiepenheuer & Witch, 2003. [A l’exemple de mon frère, traduction de l’allemand par Bernard Kreiss, Paris, Albin Michel, 2005].

  • [12]

    L’adaptation cinématographique du roman est réalisée par l’américain Stephen Daldry.

  • [13]

    Parallèlement à la production de textes nouveaux, on constate en effet la parution, la réédition ou la traduction d’ouvrages plus anciens qui bénéficient aujourd’hui d’un regain d’intérêt. Le roman de Heinrich Böll Der Engel schwieg en est un exemple. Écrit entre 1949 et 1951, il est refusé par les éditeurs de l’époque. Ce n’est qu’en 1992, et à titre posthume, qu’il est publié pour la première fois en Allemagne. Trois ans plus tard, en 1995, une traduction est proposée au public français.