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Mon projet de recherche de thèse porte sur le mythe littéraire d’Adonis fin XIXe siècle selon une perspective comparatiste. Je privilégie l’expression fin-de-siècle par rapport à celle d’époque décadente, quelque peu réductrice ici pour l’ensemble des œuvres envisagées, et dont certaines se réclament d’une autre esthétique, en particulier symboliste, même s’il est parfois difficile de les différencier. Je m’intéresse à la résurgence de la figure littéraire d’Adonis dans les œuvres de cette période, sous trois formes.
Adonis renoue premièrement avec la tradition grecque de son mythe, qui était jusqu’alors escamotée, en particulier avec les réécritures renaissantes et classiques du mythe : à la fin du XIXe siècle, les représentations de la figure littéraire d’Adonis réintègrent avec force, notamment en poésie, des traits essentiels du rituel antique des Adonies. En même temps qu’elle retrouve certains attributs de sa dimension religieuse passée, la figure d’Adonis donne lieu, paradoxalement, à un topos de la fiction romanesque, plus attaché à sa dimension humaine, plastique et physique, tellement galvaudé dans le langage courant, qu’il en est devenu une antonomase : Adonis est le type de l’éphèbe grec, d’une très grande beauté, et dont les traits fins et délicats sont parfois androgynes. Mais, le topos est également réinterprété au théâtre, aussi bien à Broadway avec le music-hall que dans des opérettes parisiennes, sous une forme burlesque et irrévérencieuse. Il est aussi étroitement lié aux domaines des arts, et de la création, et se révèle moins anecdotique qu’il n’y parait. Cette triple résurgence de la figure d’Adonis est intéressante car révélatrice : que ce soit par un retour à sa dimension antique, par sa manifestation topique ou son expression théâtrale, elle témoigne d’un système de valeurs et de représentation.
Ma thèse devrait permettre d’interroger la spécificité du mythe littéraire d’Adonis fin XIXe siècle. Celui-ci apparaît comme une interrogation profonde de la masculinité : sur ce qu’est un homme et sur ce qui fait un homme ; on ne naitrait pas homme, on le deviendrait, pour détourner la célèbre formule de Beauvoir, et reprendre, entre autres, les analyses d’ XY : de l’identité masculine de Badinter. Or, contrairement à ce qu’affirme de manière catégorique l’auteur du Deuxième Sexe, je fais l’hypothèse qu’il existe des mythes de l’homme ou des hommes, et donc de la masculinité, et que la mythologie n’est pas la simple construction d’un discours masculin pour assurer et justifier le rapport dominant-dominé entre l’homme et la femme. En outre, avec les travaux de N. Loraux, en particulier Les Expériences de Tirésias. Le féminin et l’homme grec, l’on constate que les mythes grecs, - a contrario du logos de la cité sur une masculinité idéalisée sur le modèle de l’andreía -, ont étonnement pensé le rapport masculin féminin, par « un brouillage systématique » des catégories sociologiques.
Le mythe littéraire d’Adonis à la fin du XIXe siècle apparaitrait bien comme un mythe du masculin, mais à rebours d’une définition classique de la virilité. La figure littéraire d’Adonis fin de siècle interroge la notion même de virilité et de masculinité dans leur rapport à la féminité, par un jeu constant sur les catégories, mais en allant plus loin que les textes grecs ne l’avaient fait, pour atteindre, avec les réécritures proprement décadentes, une dimension sexuelle dans son rapport au corps. La décadence est envisagée ici comme « une fabrication de monstre, une tératogonie », selon la formule de Vladimir Jankélévith, avec un intérêt tout particulier pour le monstre au féminin, entendu comme dévorant et castrateur, dont la complexité a été étudiée par la thèse d’Evanghélia Stead, intitulée Le monstre, le singe et le fœtus. Tératogonie et Décadence dans l’Europe fin-de-siècle (1993).
La période envisagée, la fin du XIXe siècle, est ainsi caractérisée par une crise, accompagnée d’une mutation dont on retrouve les échos en littérature. La figure littéraire d’Adonis est emblématique d’une époque imprégnée d’archaïque, tournée vers l’origine et le sacré. Mais, peut-être, surtout, Adonis est le reflet d’une définition singulière de la beauté et de l’art, pour s’avérer, finalement, une incarnation particulière de la beauté masculine, qu’il interprète et questionne. Car c’est avant tout par la représentation du corps, que le mythe littéraire d’Adonis permet de s’interroger sur le genre.
Si l’on présuppose avec Jacques Lacarrière et Jean-Pierre Vernant que le mythe est un récit, fondé sur des croyances fabuleuses, transmis de génération en génération, qui tente d’apporter une réponse à l’inexplicable et à l’inconnu, sous une forme allégorique, alors le mythe apparait universel et présent dans toutes les cultures. Mais, dans une approche plus sociologique, il peut être considéré comme un ensemble figuratif des croyances et des représentations d’un groupe, à une époque et en un lieu déterminés, constituer un vecteur de sens essentiel pour la littérature. En effet, le mythe est un matériau privilégié des œuvres, sans cesse réactivé par des relectures et transpositions. La littérature produit aussi de nouveaux mythes en adéquation aux interrogations propres à un nouvel état de culture. Ce processus de création est plus au moins conscient de la part des auteurs, et peut donner naissance à un mythe personnel. Aussi, étudier les mythes littéraires s’avère une exploration passionnante de l’imaginaire, et une voie possible de connaissance des hommes.
Pourquoi s’intéresser au mythe d’Adonis, alors que sa trame mythique parait bien mince, comparée à d’autres grands mythes comme ceux de Prométhée ou de Don Juan ? Sa postérité est féconde, et Adonis n’a cessé de fasciner, car il concentre en lui-même plusieurs aspects fondamentaux qui nous interpellent : c’est un mythe de mort et de renaissance, mais peut-être avant tout, de jeunesse et de beauté, comme le montre le retour de la question essentielle du travestissement et du genre dans les réécritures littéraires du mythe.
Son culte ancien et ses représentations sont bien connus. Il a été l’objet de nombreuses études, que ce soit Le culte et les fêtes d’Adonis-Thammouz (1904) de Charles Velay, ou Adonis, Attis, Osiris (1906) de James Frazer. Mais, précisément, ces ouvrages s’intéressent aux différents aspects anthropologiques et religieux du mythe, dans une perspective de syncrétisme religieux, et, même s’ils sont intéressants pour tenter de décrypter les clefs du mythe antique, ils concernent très peu le mythe littéraire.
Dans les années soixante-dix, Marcel Detienne applique dans Les Jardins d’Adonis, la mythologie des parfums et des aromates en Grèce (1972) une démarche structuraliste et systématique en se focalisant sur la période antique.
Mais très peu d’études portent sur le mythe littéraire d’Adonis en lui-même ; il existe une thèse récente en littérature française, La Fable d'Adonis en France à l'époque moderne (de la seconde moitié du XVIe à la fin du XVIIe siècle (2006) de Céline Bohnert, qui s’interroge plus sur les conditions d’élaboration de la fable que sur les traits du mythe d’Adonis ; et une autre plus ancienne de Wahib Atallah, Adonis dans la littérature et l’art grecs (1966), somme qui analyse autant le culte antique que la symbolique et la présence d’Adonis dans la littérature hellénique. Dans une perspective comparatiste, l’essai d’Hélène Tuzet, Mort et résurrection d’Adonis (1987) étudie l’évolution du mythe dans la littérature occidentale, pour en dégager ce que le mythe conserve, transforme ou perd de ses traits, au fils de ses réécritures, et se demande si l’on peut encore parler de mythe. Surtout centré sur les réécritures pastorales du mythe, cet essai important, qui a fait date, même s’il évoque le retour aux sources antiques de la figure littéraire d’Adonis au XIXe siècle, fait abstraction des deux autres résurgences de la figure d’Adonis à la même époque ; sa manifestation topique, que l’on retrouve dans les œuvres romanesques, et ses transformations irrévérencieuses au théâtre.
Je souhaite, plus particulièrement, considérer la période fin-de-siècle et étudier cette tension entre permanence et création du mythe littéraire, suivant une démarche mythocritique.
La figure d’Adonis y retrouve en poésie les racines du mythe antique, en écho aux rituels adonisiaques. Cette première forme de la figure d’Adonis interroge la notion de sacré et son histoire. Mais cette conquête de la fiction s’exprime peut-être encore plus avec la seconde manifestation de la figure littéraire d’Adonis : sa manifestation topique dans les œuvres romanesques. Etudier la topique est essentiel, car elle est révélatrice de la présence d’images et de développements littéraires constants, fondée sur un fond culturel communément admis. Le topos témoigne ainsi des valeurs de la doxa d’une époque au sein même du texte littéraire. Cette transformation du récit mythique et tragique d’Adonis en un topos du bel éphèbe résulte vraisemblablement des réécritures modernes de la Renaissance et de l’âge classique, qui ont privilégié le bonheur – même éphémère -, des amours de Vénus et Adonis, dans un univers idyllique et champêtre selon les conventions de la tradition pastorale, comme en témoignent, par exemple, l’élégie de Ronsard ou le poème élégant et épique de La Fontaine. Le chevalier Marin va plus loin dans la rupture avec le mythe antique avec son Adone baroque dans lequel le critique Chapelain voit un nouveau type d’épopée, non plus guerrière, mais une célébration de l’amour, des arts et de la paix. Poussin s’inspirera beaucoup de l’Adone pour son traitement d’Adonis dans ses tableaux.
Mon enquête sur la constitution topique de la figure littéraire d’Adonis comme référence romanesque à la fin du XIXe siècle appliquera une méthode de comparaison avec un balisage systématique des occurrences d’Adonis.
Mon corpus d’étude sur le mythe littéraire d’Adonis fin XIXe siècle est principalement un ensemble de textes de langue française et de langue anglaise.
Les œuvres poétiques réintègrent les données du mythe antique, et reprennent les sources antiques majeures, le poème funèbre L’Epitaphe d’Adonis de Bion, les Hymnes orphiques, et en particulier l’Hymne orphique 56 à Adonis, comme l’illustre la poésie anglaise avec, entre autre, The Garden of Adonis (1871) de Emma Lazarus, The Lawn-Adonis (1881) de James Logie Robertson, ou encore ceux de Michael Field -, pseudonyme masculin de Katharine Bradley et Edith Cooper -, Adônis and Aphrodîtê (1881) et The Song of Aphrodîtê (1881).
En outre, les œuvres de Gustave Flaubert, La Tentation de saint Antoine (1874) et de Gérard de Nerval, Voyage en Orient (1851), « Isis », Les Filles du feu (1854), qui incorpore le mythe d’Adonis au sein d’une mythologie personnelle, s’inscrivent tout autant dans cette tradition de la figure littéraire d’Adonis.
Mais, c’est sans nul doute, la période parnassienne et « décadente », nourrie des travaux des mythologues et des exégèses, qui témoigne le plus de ce retour du mythe littéraire à ses origines archaïques, en particulier les poèmes de Leconte de Lisle, « Le Retour d’Adonis » dans ses Poèmes antiques (1852), « La Résurrection d’Adonis » dans les Poèmes tragiques (1884), et « Le Parfum d’Adonis » dans ses Derniers poèmes (Posthume, 1895), celui de son disciple José Maria de Heredia, « Le Réveil d’un dieu », des Trophées (1893), mais aussi ceux de André de Guerne, Les Adôniastes (1890-1897), Les Philosophes (1890-1897) et Le Reniement de Nymphodora (1890-1897).
Le corpus poétique comprend également le recueil d’Adelswärd-Fersen, L'Hymnaire d'Adonis : à la façon de M. le marquis de Sade (1902). Pour les « décadents », Adonis est le plus souvent une figure emblématique de l’homosexualité masculine, comme Ganymède. Les poèmes de Swinburne Laus Veneris (1866), St Dorothy (1866), et de Crowley « Mort d’Adonis » et « Réveil d’Adonis », Rodin in Rime (1907) appartiennent aussi à cette sensibilité décadente.
Par ailleurs, l’œuvre de Gabriele d’Annunzio, Le Martyre de saint Sébastien (1911) écrit et porté à la scène pour Ida Rubinstein, et mis en musique par Debussy, relève de cette tradition, mais sous la forme d’une contamination avec la figure christique de Saint Sébastien, à la différence près que l’auteur s’est toujours refusé à l’hermétisme des « décadents ».
L’autre pôle de mon corpus est celui dont procède l’enquête topique sur la figure d’Adonis.
Le mythe littéraire d’Adonis fin XIXe siècle se voit contaminé par la figure de l’androgyne, comme dans Christine de Suède de Jules Beaujoint et A-M. Dumonteil, où Adonis se révèle être finalement un castrat (1873). Cette thématique de l’androgynie est reprise pleinement par Rachilde avec Madame Adonis (1888), réécriture moderne du mythe sur la question de l’identité du genre et du travestissement, pendant de son Monsieur Vénus (1884), écrit quatre ans plus tôt.
Par ailleurs, le mythe littéraire d’Adonis reçoit un traitement particulier avec Venus und Adonis (1900) de Leopold von Sacher-Masoch, où l’on constate encore plus qu’avec Rachilde, un renversement des catégories sexuelles et des rôles qui leurs sont liées, avec la figure de la femme dominatrice.
De même, The Picture of Dorian Gray (1890-1891) d’Oscar Wilde renouvelle la référence topique à Adonis en superposant le mythe d’Adonis à ceux de Narcisse et de Faust. Il est intéressant de constater que, même si elle relève de l’esthétique fin-de-siècle, la fiction romanesque n’exprime pas une tentative de rendre Adonis à sa dimension archaïque, comme c’est le cas en poésie, à la même époque.
Mon corpus comprend également des œuvres de théâtre, comme la comédie Adonis de William F. Gill et Henry Dixey. Représentée plus de soixante fois au théâtre à Broadway, de 1882 à 1887, elle constitue le plus grand succès théâtral de l’époque. La reprise topique dans cette pièce se double d’une contamination, irrévérencieuse et burlesque de la figure d’Adonis avec le mythe de Pygmalion et de Galatée.
En outre, l’on retrouve la figure d’Adonis dans la comédie anglaise, avec Adonis Vanquished (1865) de Amscotts, adaptée du Dégel (1864) de Victorien Sardou, ou encore celle de Sir Francis Cowley Burnand, Venus and Adonis ; or, the Two rivals & the small boar (1865).
La figure d’Adonis apparaît aussi dans une opérette parisienne de Léon Quentin, Le Bel Adonis, où Adonis s’avère être une fleur et non l’amant de Madame.
L’on observe également des réécritures plus fidèles à la vulgate classique du mythe, comme Cyprine et Adonis (1909) de Justin Pons, Vénus et Adonis (1897) de Louis de Gramont, ou encore le poème mythologique en un acte de Sirieys de Villers -, anagramme masculin d’Emilie de Villiers-, Adonis, ou la Naissance des roses (1909).
Ainsi, ma thèse sur le mythe littéraire d’Adonis fin XIXe siècle tentera de répondre à son hypothèse première : en quoi ce mythe revisité est le produit d’une époque nostalgique de l’origine et du sacré, caractérisée par une esthétique particulière, pour devenir un mythe de la beauté masculine.
De cette enquête sur l’originalité de la figure d’Adonis, trois pôles se distinguent nettement : le retour d’Adonis à son origine antique et cultuelle dans la poésie qui célèbre ce nouvel aôros avec une esthétique particulière de la belle mort, parallèlement, sa manifestation topique dans la fiction romanesque s’oriente cette fois-ci, non plus autour d’une beauté mourante, mais interroge précisément cette beauté pour opérer une réflexion sur la beauté masculine, entre questionnement et perversion, sans oublier ses détournements burlesques au théâtre. Une dernière piste de réflexion pourrait être la notion de travestissement qui serait la nouvelle métamorphose moderne des mythes antiques.