Actes & Volumes collectifs

Entre écriture et image, la représentation à l’œuvre dans la littérature contemporaine : Antonia Susan Byatt, Peter Handke, Tracy Chevalier, Louis Aragon et Michel Butor

ARTICLE

Aux origines de la thèse

C’est en lisant un ouvrage de Peter Handke, écrivain autrichien contemporain, que j’ai pu entrevoir la possibilité d’une véritable interconnexion entre deux domaines que j’affectionne : littérature et arts plastiques. Peter Handke raconte dans Die Lehre der Sainte-Victoire [1] comment il a découvert, lors d’une exposition en 1978, l’œuvre de Paul Cézanne et comment les tableaux du peintre l’ont bouleversé jusque dans sa conception du métier d’écrivain. Dans ce roman, second volet d’une tétralogie nommée Langsame Heimkehr [2] , Handke se rend sur les traces du peintre en Provence pour découvrir et parcourir les chemins escarpés de la montagne Sainte-Victoire ; un voyage initiatique qui va engendrer une réflexion sur le pouvoir de représentation de l’écriture comparée à la peinture. La découverte d’Antonia Susan Byatt fut une seconde étape essentielle dans l’édification de la problématique de cette thèse. Dans le second volet de sa tétralogie The Frederica Quartet [3] , Byatt fait intervenir les œuvres de Vincent Van Gogh et des extraits de sa correspondance. Avec The Matisse Stories [4] , qui opère un déploiement intersémiotique bâti sur l’œuvre de Matisse, Byatt va plus loin et fait entrer plastiquement l’image dans le texte. Un point commun unit Byatt et Handke, ils sont de ceux qui veulent manier la plume comme le pinceau et travailler le langage comme une matière plastique. L’auteur anglais, comme son homologue autrichien, fait entrer l’image picturale dans le texte pour enrichir l’écriture et mettre à l’épreuve son pouvoir de représentation. C’est cette réflexion sur la langue, modelée par ces auteurs comme une matière plastique, qui a suscité la naissance de notre problématique.

De la problématique au corpus

« Cela fait des siècles que les fourmis du verbe roulent sous le char des inventeurs visuels, qui ont, pour ainsi dire, le triomphe inné » [5] .  Debray pose les fondements de la réflexion née de la lecture de ces deux auteurs et malmène encore le vieil adage d’Horace, « ut pictura poesis erit ». S’il est vrai qu’arts plastiques et littérature n’exploitent pas les mêmes matériaux, l’écriture n’en est pas moins une matière à part entière. Notre siècle assiste à une réévaluation de la relation entre les arts, à une révolution dans notre façon d’appréhender l’objet artistique, que celui-ci soit plastique ou textuel. Les ouvrages abordés reposent la vieille question de la relation entre les arts et la possibilité même d’une hiérarchie des arts. C’est en proposant une réflexion sur l’expérience de l’art et de la littérature que ces écrits contemporains questionnent ces deux grands domaines, la relation entre les deux et envisage la possibilité d’une interconnexion enrichissante.

Si ces deux auteurs occupent une place majeure dans notre corpus, ce dernier est également constitué des romans de Tracy Chevalier, écrivain américaine plus "populaire" et peu critiquée dans le milieu universitaire. Ses fictions ne visent pas à travailler l’écriture comme chez Byatt et Handke, l’image plastique y occupe en effet une tout autre place. La peinture donne naissance à la fiction et s’inscrit comme son point d’origine, c’est notamment le cas dans le roman Girl with a Pearl Earring [6] qui porte le nom de la célèbre toile de Johannes Vermeer. Avec Chevalier, on est loin de cette littérature qui interroge la matière, la peinture intervient comme le point d’ancrage du récit, l’inspire et lui donne l’opportunité de raconter. Les préoccupations de cette romancière, même si elles diffèrent tout à fait de la réflexion sur la langue menée par les écrivains majeurs du corpus, s’avèrent intéressantes et soulignent encore davantage la spécificité de la démarche de Byatt et Handke. Dans l’optique d’un questionnement sur les connexions littérature-peinture, l’évocation de l’écrivain-théoricien Michel Butor semblait indispensable. Notre travail s’est intéressé à un ouvrage atypique paru en 2006 : Cantique de Matisse [7] . Ce livre au genre hybride d’une soixantaine de pages à peine, trop souvent noyé dans l’immensité de l’œuvre de Butor, peut-être à cause de sa brièveté, est une étrangeté. Le peintre Henri Matisse est le sujet de choix de Butor dans cet ouvrage qui se situe dans un entre-genre indéterminé et indéterminable. Le titre Cantique de Matisse fait d’emblée la jonction entre trois formes d’art que sont peinture, musique et poésie. Le livre se compose d’images picturales de Matisse, d’extraits de ses écrits auxquels se joint la parole poétique de Butor. Cantique de Matisse relève sans conteste d’une volonté de mêler harmonieusement texte et image, de les confondre sans choc de forme dans la musicalité de l’écriture. En tenant compte du précieux apport de Butor critique d’art et amateur d’art, il s’agit donc d’examiner les enjeux de cet ouvrage étonnant qui semble représentatif d’un nouvel échange verbal-visuel et entend toucher à la réalisation d’une harmonie littérature-peinture. Dans la même perspective, Henri Matisse, Roman [8] de Louis Aragon est un patchwork texte-visuel déconcertant. Poète et critique, Aragon a évolué au milieu des peintres, n’a cessé d’écrire sur eux, avec eux et pour eux. Dans sa production colossale, Henri Matisse, Roman s’impose comme une œuvre originale née, en 1941, d’une amitié artistique et créatrice à considérer dans l’histoire des « Sister Arts ». [9]

Les œuvres du corpus ne mettent pas seulement en présence visuel et verbe, elles ont en commun un besoin vital d’images plastiques sur lequel il faut insister. Quand littérature et arts plastiques ne se contentent plus de cohabiter dans ce jeu de miroir qui leur est dévolu depuis l’antiquité, cessent de rivaliser et entrent en dialogue, la puissance de l’image plastique contamine peu à peu l’écriture et devient une nécessité. La problématique s’édifie ainsi autour d’un corpus qui envisage plusieurs types de rencontres entre littérature et arts plastiques. Que l’image soit plastiquement présente dans le récit, comme c’est le cas dans le tryptique de nouvelles de Byatt The Matisse Stories et les ouvrages atypiques de Butor et d’Aragon, ou qu’elle intervienne textuellement dans la fiction, elle influe toujours en profondeur sur l’écriture et la transforme. Conscient des multiples articulations de cette co-présence texte-image dans les textes, ce travail a voulu éviter de catégoriser les écrits choisis en cherchant un même angle d’approche. L’œil se trouve au centre de notre problématique et s’impose comme le lieu commun à toute entreprise d’écriture. Réapprendre à voir en portant un nouveau regard sur le monde, tel est peut-être le dessein de ces écrivains qui sont allés quérir du côté des arts plastiques cette leçon du voir donnée par les plasticiens.

Approche comparatiste et dimension transculturelle du corpus

Cette thèse s’inscrit de fait dans un esprit comparatiste interdisciplinaire et tend à analyser les connexions profondes entre littérature et arts plastiques chez des contemporains de différents pays qui font du champ fictionnel un lieu de rencontre artistique unique entre écrivain et plasticien. Le corpus se veut plurilingue et pluriculturel, un choix qui permet de situer la problématique au-delà des frontières mais nous contraint à un travail linguistique et stylistique parfois laborieux sur les langues française, anglaise et allemande.

L’organisation de la réflexion

La première partie de notre travail se donne pour tâche de poser les fondements de notre problématique. Aborder ces deux grands domaines au passé significatif que sont la littérature et les arts plastiques nécessite en effet l’évocation d’un arrière-plan théorique. Ainsi, dans un premier chapitre, notre travail parcourt l’histoire de la peinture et l’histoire de la littérature pour mieux saisir les liens qu’ont tissés littérature et, par extension, arts plastiques, au fil des siècles. L’épisode éminemment symbolique de la mort de Bergotte [10] chez Marcel Proust s’impose en toile de fond. Cette scène apparaît comme une image archétypale canalisant toutes les préoccupations de l'écrivain face au problème de la représentation. « Le malheur congénital des infirmes de l’art brut que sont les écrivains a été condensé, métaphorisé, éternisé par Proust dans un flash célèbre : la mort de Bergotte. » [11] De quoi Bergotte est-il mort exactement ? « De la pathétique inaptitude des mots à restituer un ciel, l’eau, le silence d’une ville au matin » [12] répond Debray. « La puissance de l’image n’est pas dans sa vision mais dans sa présence » [13] ajoute le médiologue qui creuse toujours plus profond le fossé entre texte et image. Peut-on alors parler de « présence du texte » ? Il est évident que je ne peux m’approprier le texte que dans le temps, c’est la succession des mots qui engendre le lisible. Loin du mutisme propre à l’image plastique, le texte bavarde et palabre pour transmettre avec toujours plus de précision l’état sensible du monde. Pour résumer cette différence substantielle : « le langage peut aspirer à "développer" l’image comme un négatif, quoiqu’il n’ait pas le même pouvoir de suggestion. Le visible alors s’accomplit dans le lisible. Cela s’appelle la littérature » [14] . Avant d’aborder notre corpus, il est essentiel de bien saisir ce qui constitue le complexe de la littérature face à la peinture et quelles sont les caractéristiques spécifiques à ces « Sister Arts ».  La médiologie, et précisément l’œuvre clef de Debray Vie et mort de l’image, s’avère éclairante, elle permet de comprendre comment fonctionne l’image, quelle est sa portée symbolique et esthétique, comment elle naît dans le regard et s’y inscrit. L’image archétypale de Bergotte foudroyé par cette vision du tableau de Vermeer restera notre cheval de bataille tout au long de ce travail, il faudra bien sauver Bergotte d'une manière ou d'une autre et le ressusciter comme il se doit. Sauver Bergotte : c’est peut-être dans cette entreprise que se lance, délibérément ou non, tout écrivain conscient du pouvoir des mots en quête de cette « présence du texte » que l’image possède par essence.

Le second chapitre de cette première partie entre ainsi dans le corpus de textes après avoir redéfini des termes clefs et certaines notions fondamentales propres à la peinture puis à la littérature. L’œuvre de Peter Handke, éclairée par la pensée d’Yves Bonnefoy, inaugure l’analyse des textes. L’univers fictif met en scène le personnage central de la tétralogie Lent Retour, le géologue Valentin Sorger. Notre travail s’est penché de près sur son parcours d’écrivain en devenir. Sorte de double de l’auteur, Sorger aspire en effet à porter un autre regard sur le monde. Son évolution met d’emblée en relief une carence du regard qu’il est urgent de combler, carence qui caractérise également l’héroïne du quartet de Byatt, Frederica. « But words, acquired slowly over a lifetime, are part of a different set of perceptions of the world. They have grown with us; they restrict what we see and how we see” [15] , regrette Byatt. C’est à ce carcan du langage que les personnages de Byatt souhaitent échapper. Pour ce faire, le regard doit s’ouvrir pour apprendre à percevoir autrement. Ainsi, Sorger et Frederica, les deux personnages-écrivains, vont être éprouvés car confrontés par leurs auteurs aux images plastiques, cette thèse suit le chemin de leur maturation. Notre travail n’omet pas les autres ouvrages du corpus et constate de toute part une invasion de l’espace scriptural par l’image plastique : du paratexte à l’iconotexte, l’intertextualité se fait en mots et en images. Dans les fictions inscrites dans le corpus (The Frederica Quartet, Lent Retour, Girl with a Pearl Earring), comme dans les textes au genre hybride (Henri Matisse, roman ou Cantique de Matisse), il s’agit de constater les spécificités de la co-présence texte-image selon une forme d’« herméneutique de la présentation et de la représentation » [16] . Le troisième et dernier chapitre de cette première partie revient de nouveau sur les fictions de Byatt et Handke, la thématique de l’espace, intimement liée à celle de regard, joue un rôle fondamental dans la connexion texte-image. Capter la sensation au cœur de l’espace est en effet le secret de la perception visuelle. La quête esthétique menée sur les chemins de Cézanne dans La Leçon de la Sainte-Victoire s’impose comme un apprentissage du regard. Ecrire nécessite de fait une rééducation du regard par l’image plastique pour Sorger, comme pour Frederica. Etudier le sens de la vue dans toute sa complexité implique de s’intéresser à la corporéité qui constitue un langage à décrypter dans les fictions du corpus.

La troisième partie de notre analyse observe donc le corps à corps peintre-écrivain qui se joue dans les textes. L’image plastique vient structurer la perception et investir le récit pour solliciter le corps et sa capacité de perception. Aller « sur le motif » selon l’expression de Cézanne, c’est partir à la rencontre du corps de l’artiste. Il s’agit d’appréhender une autre façon d’être au monde, entre espace réel et espace de la représentation. Cette partie entend souligner l’influence concrète de l’image plastique sur les personnages fictifs de même que les nombreuses transformations que cela implique. « Tableau modèle », « image réceptacle », « tableau épigraphe », « récit en image et image en récit », toutes ces dispositions au cœur de la matière texte engendrent des bouleversements. L’enjeu de notre réflexion se situe dans ces turbulences qui ébranlent le langage. Cette thèse se donne pour but de relever les transformations stylistiques provoquées par l’influence des images plastiques sur les mots. Avec Byatt, la métaphore acquiert ses lettres de noblesse, quand le mot brut, épuré de toutes ses connotations, s’impose comme le seul moyen de dire ce qui est perçu chez Handke. L’écrivain devient plasticien, il s’agit de modeler la matière scripturale sur le modèle de la peinture pour rendre enfin cette « présence de l’image » par le pouvoir de la langue : écrire l’œil au bout de la plume, peindre en mots, être dans les couleurs et mimer le mouvement du peintre. Libérée de ses complexes, la littérature envisage une harmonie entre le mot et son image ; le dernier chapitre de La Leçon de la Sainte-Victoire et The Matisse Stories envisagent finalement la possibilité d’un langage commun. Avec Cantique de Matisse de Butor, l’harmonie existe dans cet entre-genre, sorte de chant poétique en image. Suivant la leçon de ces deux grands théoriciens de la peinture que sont Matisse et Cézanne, les écrivains de notre corpus, Chevalier mise à part, apparaissent comme de véritables plasticiens, soucieux de dire ce qui est vu, sans artifice aucun. L’enjeu de toute création se situe dans l’acuité du regard et questionne l’artiste : « Comment s’assimiler à ce que l’on a dévoré des yeux, en faire un objet de parole, une figure verbale ? La porte du regard ouvre sur l’atelier du peintre. Et sur celui, tout contre, de l’écrivain. » [17]

Notes

  • [1]

    Peter Handke, Die Lehre der Sainte-Victoire, La Leçon de la Sainte-Victoire, trad. G. A Goldschmidt, Paris, Gallimard, Coll. Folio bilingue, n°18 [1980 pour la version originale], 1991.

  • [2]

    La tétralogie Langsame Heimkehr est constituée des quatre nouvelles suivantes : « Langsame Heimkehr », « Die Lehre der Sainte-Victoire », « Kindergeschichte », « Die Geschichte des Bleistifts ».

  • [3]

    La tétralogie The Frederica quartet est constituée de quatre romans : The Virgin in the garden, Still Life, Babel Tower, A Whistling Woman.

  • [4]

    Antonia Susan Byatt, The Matisse Stories, London, Vintage, 1994.

  • [5]

    Régis Debray, Vie et mort de l’image, Paris, Gallimard, Coll. Folio Essais, n°261, 1992, p. 65.

  • [6]

    Tracy Chevalier, Girl with a Pearl Earring, London, Harper Collins, 1999. Pour la traduction française : La Jeune fille à la perle, trad. Marie-Odile Fortier-Masek, Paris, Gallimard, Coll. Folio, 2002.

  • [7]

    Michel Butor, Cantique de Matisse, Ed. Virgile, Coll. Carnets d’Atelier, 2006.

  • [8]

    Louis Aragon, Henri Matisse, roman, 2 tomes, Paris, Gallimard, 1971, pour l’édition originale.

  • [9]

    Terme usité par Rensselaer W. Lee pour désigner les rapports qui unissent peinture et poésie in Ut Pictura Poesis. The Humanistic Theory of Painting, W.W Norton and Company Inc, 1967.

  • [10]

    Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, œuvre complète sous la direction de Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, Coll. Quarto, 1999, p. 1743.

  • [11]

    Régis Debray, Vie et mort de l’image, op.cit., p. 65.

  • [12]

    Idem.

  • [13]

    Ibid., p. 309.

  • [14]

    Ibid., p. 69, 70.

  • [15]

    Still Life, op.cit., p. 63. « Mais les mots, acquis lentement tout au long d’une vie, […] restreignent ce que nous voyons et comment nous percevons », in Nature morte, op.cit., p. 86.

  • [16]

    Dominique Vaugeois, L’épreuve du livre. Henri Matisse, roman d’Aragon, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2002, p. 12. Vaugeois précise à ce propos : « Parler d’herméneutique de la présentation et de la représentation, c’est alors étudier comment la présentation joue, dans cet espace hétérogène, sur la détermination de nos postures interprétatives, sur les moyens et les manières de notre interprétation du texte, et, conjointement, comment la représentation est interdépendante d’une position de lecture, déterminée par une présentation. ».

  • [17]

    Bernard Vouilloux, Un art de la figure, Francis Ponge dans l’atelier du peintre, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 1998, quatrième de couverture.