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Partons d’une hypothèse : la guerre est peut-être par excellence ce qui échappe à la littérature. Systématiquement évoquée comme une réalité folle et incompréhensible, elle tombe sous un chef d’accusation qui relève autant de l’éthique que de l’esthétique : puisque le texte littéraire a partie liée avec la mimesis, la guerre est l’irreprésentable même. En faire l’expérience, au mieux en rapporter des fragments, des images, comme autant de traces de blessures, cela fait partie d’une politique d’échange vieille comme l’espace littéraire lui-même : à celui que la guerre a privé d’un corps, d’un idéal, d’une illusion, le texte s’est toujours offert comme un substitut ou comme un dédommagement symbolique. On reprend son bien comme on peut. On s’approprie ce qui a dépossédé chacun. De là à croire que l’on puisse dire la guerre il y a un fossé que probablement la littérature n’a pas vocation à franchir. Ce qu’il y a d’extraordinaire avec 1914 dont nous commémorons le centenaire dans ce congrès, c’est que cette année marque autant le déclenchement de la Première Guerre mondiale que l’avènement d’une autre réalité, sans doute moins perceptible mais beaucoup plus importante du point de vue de la littérature, à savoir l’invention de la guerre non plus seulement comme un fait militaire plus ou moins susceptible d’être dit et décrit, mais comme un fait littéraire à part entière.
Aucun contemporain de 1914 qui n’ait en mémoire ce que l’on pourrait appeler une bibliothèque de la guerre. Tous les classiques du genre sont lus et, pour l’occasion, relus, Stendhal et Tolstoï en tête. Chacun fait siennes les pensées sur la guerre de ses écrivains favoris choisis pour la circonstance : d’Annunzio se nourrit de Dante, Unamuno relit Cervantès, Hesse retrouve Goethe. Mais à vouloir étudier la représentation de la guerre chez tel ou tel, on se heurte rapidement à un obstacle, qui est celui que rencontre toute étude monographique, et qui ne permet pas de penser la guerre comme telle. Il y aurait ainsi la guerre chez Sophocle, ou la guerre dans l’Orlando furioso, c’est-à-dire la guerre partout et où l’on voudra, au mieux la guerre chez deux contemporains pour comparer leurs discours respectifs sur elle, mais en aucun cas une approche croisée de la guerre. Les grands modèles de la guerre en littérature (pensons aux Perses d’Eschyle, aux Tragiques de d’Aubigné, à La Route des Flandres par exemple) ont tous en commun de tenir sur la guerre un discours de l’irreprésentable : la guerre, c’est ce dont on ne peut parler. Encore il y a peu (dans Les Champs d’honneur de Rouaud, dans Une autre mer de Magris, dans La Splendeur du Portugal de Lobo Antunes), le champ de bataille s’est vu confirmé dans le rôle du lieu impossible, interdit au langage, et donc intéressant la littérature comme peu d’autres. Il y a donc lieu de s’étonner, alors que naît le premier conflit mondial en 1914, de la fascination, tout à fait inouïe à cette échelle-là, des écrivains européens pour le voir et le dire de la guerre. Pour la première fois sans doute — c’est l’hypothèse que l’on souhaiterait mettre à l’épreuve dans cette communication — une guerre, 1914, marquerait non plus seulement un événement guerrier, mais tout à fait autre chose : la date de naissance de la littérature européenne dans ce qu’elle présente d’absolument inédit dans les discours croisés sur la guerre.
Ce que l’étude comparée des littératures en 1914 révèle, ce qu’elle offre de si singulier au chercheur ne se confond pas avec une collection de voix particulières sur la guerre (ce qu’en dit Maeterlinck, ce qu’en dit Musil, ce qu’en dit Proust), mais s’érige en faisceaux de sens. Avec 1914 c’est l’idée même d’une littérature européenne qui trouve son origine. Ce qui ne veut pas dire que cette littérature n’aurait pas eu de réalité avant, mais qu’elle prend corps, dès 1914, avec la guerre et, il faut l’ajouter, grâce à elle. C’est en 1914 que s’invente l’idée de littérature européenne, de littérature non pas en tant qu’objet d’étude ou en tant qu’institution, mais en tant que corps organique. Ce que 1914 force à faire les écrivains de toute l’Europe, c’est, tous ensemble, par écrit, de rendre compte d’un objet, la guerre, non plus séparément, mais simultanément. C’est la guerre, autrement dit, qui a donné corps à ce qui n’était qu’une idée abstraite de la littérature, son identité européenne : avec 1914 ce qui se dit en train de s’inventer, ça n’est rien moins que la littérature comparée de l’Europe. Il faut voir cela d’un peu plus près.
C’est peu dire que le déclenchement de la guerre a donné naissance à une autre littérature de guerre : elle a créé une communauté d’écrivains qui n’existait pas avant, une communauté qu’a fédéré le sentiment de vivre en commun pour la première fois quelque chose d’inouï et d’inconnu à quoi il fallait prendre part. Qu’ont à voir entre elles l’écriture poétique de Trakl et celle de T.S. Eliot par exemple ? Aux yeux du comparatiste, si peu de chose, autant dire rien. C’est 1914 qui va les contraindre, sans même qu’aucun des deux poètes ne le sache, à dialoguer. Il faut relire ceux des poèmes de Sébastien en rêve que Trakl a composés au tout début des hostilités et jusqu’à sa mort en novembre 1914. Ces poèmes disent le cauchemar d’un prophète qui annonce, avec la ruine du monde, ce qu’il appelle le « crépuscule occidental ». La vision s’inscrit on ne saurait plus nettement dans la tradition johannique de l’Apocalypse :
Je vis beaucoup de villes en proie aux flammes
Et les temps entasser horreur sur horreur
Et je vis beaucoup de peuples tomber en poussière
Et le vent disparaître dans l’oubli [1] .
La guerre qui se dit chez Trakl est « un temps de silence », la voix de ceux qui se sont tus et qui ne sont plus à présent que des « ombres au cœur glacé de la nuit », ravagés par « les plaies pourpres de la tristesse ». La guerre du poète est donc le nom que porte la désolation du monde en train de naître, « l’Occident », et qui apparaît dans le moment où il n’est plus qu’ombre et poussière. Or, pour offrir un premier regard croisé sur cette même réalité au même moment, un texte du Waste Land, écrit aussitôt après la guerre, mais rempli encore des images les plus saisissantes du conflit, vient pour répondre en quelque sorte et confirmer la lecture apocalyptique des combats. Tandis que s’écroulent les grandes capitales séculaires de l’Europe, et celle de l’Angleterre la première (« le pont de Londres s’effondre, s’effondre, s’effondre »), c’est le même paysage de terre ravagée qui se dévoile :
Quel est ce bruit très haut dans l’air
Ce gémissement maternel
Quelles sont ces hordes voilées et qui pullulent
Sur les plaines sans borne, et qui trébuchent
Sur la terre craquelée que cerne l’horizon
Quelle est cette cité par delà les montagnes
Qui se démembre et se reforme et s’effiloche dans l’air violet
Ces tours croulantes
Jérusalem Athènes Alexandrie
Vienne Londres
Fantômes [2] .
La guerre, autrement dit, n’est plus, comme elle avait coutume d’être représentée, la ruine d’un camp pour lequel on prend parti, elle ne se traduit plus, comme elle avait fini par le faire, par un appel à la vengeance, elle est figurée dans les deux cas, en même temps, et de deux côtés adverses, comme la mise à mort d’une même civilisation, civilisation qui n’avait pas de réalité comme telle sans le conflit. C’est donc la guerre qui donne, avec son unité, son existence à l’Europe, la guerre en tant que menace pour la civilisation sans doute, mais comme facteur de cohésion et de rassemblement à la fois.
Il y a bien plus toutefois : alors que la tradition des représentations de la guerre brassait les stéréotypes à n’en plus finir sur la guerre comme espace par excellence de la grandeur épique, qui exaltait les qualités morales comme le courage, le sacrifice, la loyauté, la persévérance, etc., 1914 marque une cassure en défaisant l’imagerie héroïque et en la ramenant à ses substrats antiques et féodaux aussi sanguinaires qu’anachroniques. Pour Machado par exemple, la guerre est du passé, elle appartient à un temps qu’on aurait cru révolu, et seul son refus est digne d’être élevé au rang de valeur morale. Un poème très célèbre des Champs de Castille, daté de novembre 1914, et intitulé « L’Espagne en paix », dit ce courage d’une nouvelle sorte, mais aussi, et surtout, évoque la nouvelle fraternité européenne des pays qui se sont lancés dans la folie de la guerre :
Eh bien ? Le monde en guerre, l’Espagne seule en paix.
Salut, oh ! don Quichotte ! Si ce geste est de toi,
Je te salue. Salve ! Salut, paix espagnole,
Si tu n’es pas couardise, mais orgueil et mépris […].
Ces peuples jettent leurs richesses
À la mer et au feu, tous, pour se sentir frères
Un jour devant l’autel divin de la pauvreté,
Gaulois et Tudesques, Latins et Britanniques [3] .
Or, ce que permet de découvrir 1914, ce que la littérature n’avait pas dit avant, c’est qu’il n’est pas besoin qu’un pays soit entré dans un conflit pour que ses écrivains se rangent derrière leurs tranchées respectives. Il ne peut y avoir de littérature européenne digne de ce nom tant que chaque camp ne sort pas de son espace national, et 1914 a justement fait exploser cette frontière. L’européanité de la guerre vient très exactement de cette prise de distance, qui dépasse le stade du regard singulier de chaque écrivain sur le conflit et permet d’accéder à une série de regards croisés — d’accéder pour la première fois probablement donc à un regard d’ensemble.
Condamner le camp adverse ne suffit plus pour rendre compte de la guerre : la vérité de la guerre, s’il y en a une, est au-delà, elle est à saisir dans ce qui fait d’elle une entité, une nouvelle fraternité collective. Il faut relire un poète qu’on ne lit plus, et reprendre l’un de ses tout premiers recueils, Jules Romains et sa presque oubliée Europe composée entre octobre 1914 et décembre 1915. La guerre s’y trouve dite comme une faiblesse, voire comme une folie, qui en appelle à la pitié plus qu’à l’exaltation, et surtout elle agit sourdement comme un ferment d’unité entre les pays belligérants. Fertile en hyperboles, ce « chant de l’Europe » ainsi qu’il se désigne lui-même présente les pays en guerre comme un seul et même pays, et condamne par là la guerre comme une lutte civile. C’en est fini de l’épopée, il ne reste plus de place légitime que pour l’élégie :
Voilà soixante jours que l’Europe est en guerre,
L’Europe, mon pays, que j’ai voulu chanter […].
Europe ! Je n’accepte pas
Que tu meures dans ce délire.
Europe, je crie qui tu es
Dans l’oreille de tes tueurs […].
Tous les villages de l’Europe
Meurent par le front des armées.
Les villages d’Europe s’affaissent,
Ils se tassent petit à petit […].
Europe ! Europe ! Je crie :
Ne te laisse pas mourir ! Cramponne-toi. Crispe-toi.
Reprends ta vie dans un spasme.
Écrase le dieu terrible [4] !
C’est la guerre qui invente une communauté littéraire en Europe et, faut-il ajouter, c’est une lecture comparée de la guerre, d’une littérature à l’autre, qui permet de mettre en pleine lumière sa nature véritable, c’est-à-dire le désir suicidaire qui la travaille de tous côtés au lieu de sa légitimité de surface. Là où on ne tiendrait compte que d’une littérature nationale, la guerre resterait ininterprétable (elle serait, justement, limitée à son pathos, ou à son obscénité), et c’est en croisant tous les discours sur elle que l’on parvient à faire d’elle un objet à même d’être pensé.
Précisément, si on en condamne l’absurdité d’un côté, de l’autre on en loue l’énergie, la force que l’on croit capable de donner un nouvel élan, une nouvelle dynamique au continent arrivé en fin de course. Fin de l’Histoire ou commencement d’une nouvelle ère, la guerre, si on veut en connaître la vérité profonde en 1914, échappe à toute lecture univoque. Raison de plus pour prêter attention aux écrivains qui, plutôt que de la condamner purement et simplement, ont voulu voir en elle, bien sûr une faillite, mais peut-être aussi une chance pour l’Europe. Le point de vue peut paraître sacrilège, le regard exceptionnel ; il ne l’est pas tant que cela, et il faut lui rendre la place qui a été la sienne. Pessoa, du Portugal, en 1917, a envoyé un Ultimatum (c’est le titre de son long poème) à l’ensemble de l’Europe en guerre, un avertissement valable à compter du début du conflit pour débarrasser le continent de ce qui l’a conduit à sa perte sans en profiter pour lui donner un visage nouveau. Cette fois encore, ce n’est plus un camp contre un autre, mais la somme de tous les regards croisés possibles sur une réalité inconcevable, qui embrasse l’intégralité des parties belligérantes et leur inanité :
Misère ! Que fais-tu sur l’autel de la gloire, toi, Guillaume II l’Allemand, gaucher amputé du bras gauche, Bismarck sans couvercle qui encombres les fourneaux ?!
Qui es-tu, toi, avec ta crinière socialiste, David Lloyd George, clown au bonnet phrygien taillé dans l’Union Jack ?!
Et toi, Eleuthérios Vénizélos, tartine de Périclès au beurre, tombée par terre côté beurre ?!
Et toi, et n’importe qui d’autre, tous les autres, Aristide Briand ?!
Tous ! tous ! tous ! Ordure, poussière, fripouille provinciale, racaille intellectuelle, baquet d’ordure renversé devant la porte de l’indigence de notre époque !
Hors de ma vue que tout cela ! […]
Tout le monde dehors !
Ultimatum à tous, et à tous ceux qui leur ressemblent !
Après avoir passé en revue, pays par pays, strophe par strophe, le personnel au grand complet de l’Europe en guerre, Pessoa en vient à faire défiler devant les yeux du lecteur les différents pays engagés dans le conflit, et c’est pour offrir, mieux que des regards croisés, un panorama complet et navrant de l’Histoire. L’Europe a fait fausse route, partout, et par la faute de tous simultanément. Il n’est plus question ici de pays contre un autre, de système contre un autre, ni de vision du monde contre une autre, que la guerre jetterait l’un contre l’autre depuis 1914 et ce qui s’en est suivi. L’enjeu est de tout rejeter :
Faillite générale de tout à cause de tous !
Faillite générale de tous à cause de tout !
Faillite des peuples et de leurs destins ! Faillite absolue !
Défilé des nations devant mon mépris !
Toi, ambition italienne, chien de manchonette nommé César !
Toi, effort français, coq déplumé au plumage peint sur la peau !
Toi, organisation britannique et ton Kitchener envoyé par le fond dès le début de la guerre !
Toi, culture allemande, Sparte pourrissante dans de l’huile de christisme et du vinaigre de nietzschéisation, ruche en fer-blanc, débordement impérialoïde du servilisme enrayé !
Toi, Autriche asservie, mélange de sous-races, battant de porte modèle K !
Toi, von Belgique, héroïsme forcé, lave-toi les mains dans le torchon que tu as été !
Toi, esclavage russe, Europe d’Asiates, détente d’un ressort déglingué !
Toi, impérialisme espagnol, avec tes toreros aux âmes vêtues de san-benito à tous les coins de rue et tes vertus guerrières ensevelies au Maroc !
Et toi, Portugal-centavos, République-résidu de la monarchie nidoreuse, extrême-onction souillure du malheur, avec ta contribution artificielle à la guerre ! […]
Recouvrez-moi tout ça d’un drap !
Bouclez-moi tout ça à triple tour et jetez la clé ! […]
J’étouffe d’être entouré par tout ça ! Laissez-moi respirer !
Ouvrez toutes les fenêtres [5] !
Il faut bien sûr ici faire la part du sacrilège libérateur et de l’exaspération forcenée. Il reste que le spectacle de la guerre ne met pas aux prises un regard contre un autre, mais envisage tous les points de vue sur la guerre et tous les engagements de part et d’autre comme autant d’erreurs : la guerre tue l’Europe peut-être, mais elle l’unit en même temps. Avec la guerre, ce qui trouve à se penser, c’est, tout au contraire de ce qu’un seul regard aurait fait apparaître (le bien contre le mal, la culture contre la barbarie, etc.), le refoulé du monde, c’est-à-dire sa médiocrité. En ce sens la guerre dit la vérité de l’Histoire, quand on la saisit dans l’ensemble des regards que l’on peut faire converger les uns vers les autres. Et cette vérité a un nom, elle est la petitesse humaine :
Aucune grande idée, aucun concept fini, aucune ambition d’empereur-né !
Aucune idée de structure, aucun sens de l’édifice, aucune soif de l’organisation !
Pas un courant qui rende le son d’une idée germinale ! […]
Vile époque des subalternes, des ébauchés et des laquais ! […]
Oui, laquais, vous tous qui représentez l’Europe, vous tous les politiciens à l’affiche dans le monde entier, vous les littérateurs, les chefs de file des courants européens, vous qui êtes censés représenter quelque chose pour quelque chose dans ce maelström de thé froid !
Grands hommes de Liliput-Europe, passez sous les fourches caudines de mon mépris !
Tout porte à croire en fin de compte que la guerre, à mille lieues de faire voler en éclats l’unité du continent, serve de force de cohésion, et de cohésion littéraire aussi : jamais autant qu’en 1914 les voix de la littérature n’ont joué, non pas les unes contre les autres, mais les unes pour les autres. D’un poète à l’autre, d’un romancier à l’autre, c’est un concert inédit, véritablement inouï qui se donne, et dont il faut entendre toutes les voix ensemble. Qu’ont à voir encore, pour prendre de nouveaux exemples, deux écrivains comme Th. Mann et R. Rolland - d’un côté le défenseur du roman dans la tradition classique, promoteur de la « Kultur », et, de l’autre, l’inventeur du roman-fleuve et l’ardent partisan de la paix ? Avant 1914, rien ; dès 1914, tout ; tout, c’est-à-dire, pour commencer, un échange passionné de discours qui se répondent et s’appellent les uns les autres parce que la guerre en a voulu ainsi. Jamais autant qu’avec 1914 la guerre n’aura joué en faveur d’une telle fabrique de la communauté, et peu d’écrivains autant que l’auteur de la Montagne magique et de Jean-Christophe, avec ceux qui sont venus faire communauté autour d’eux, Hesse, Stefan Zweig, Hofmannsthal, Verhaeren, Eugenio d’Ors, etc., n’auront à ce point contribué à européaniser la littérature.
Rolland n’a pas attendu longtemps pour entrer dans le débat : le premier texte de lui qui sera recueilli ensuite dans Au-dessus de la mêlée date du 29 août 1914 et il prend à parti Gehrart Hauptmann, « le plus important [et] le plus représentatif des poètes allemands », pour l’enjoindre de renoncer à son prussianisme, cause selon lui de « la ruine de la civilisation européenne ». Peine perdue. Rolland tente ensuite de rallier à sa cause Rilke, mais celui-ci « se dérobe » ; « quant à Hofmannsthal et à Wassermann, des conversations privées lui apprenn[ent] qu’il ne fallait pas compter sur eux [6] ». S’il en a été un en revanche sur qui il a valu la peine de compter, ç’a été Th. Mann, lequel n’a pas mis longtemps non plus avant de répondre aux accusations de Rolland dans ses Considérations d’un apolitique en cours de rédaction. Le romancier français, rétorque-t-il, ne comprend rien au sens du conflit et aux forces qui sont en jeu, et quant à sa volonté de se situer « au-dessus » de lui, il témoigne d’« une présomption naïve et d’une impossibilité dans l’Europe d’aujourd’hui ». Surtout, et pour mettre fin au débat, Th. Mann conclut qu’il se sent « capable de penser que la haine et l’inimitié entre les peuples d’Europe est une illusion, une erreur, que les partis qui se déchirent ne sont pas au fond des partis, mais que, soumis à la volonté divine, dans un tourment fraternel, ils travaillent en commun au renouvellement du monde et de l’âme [7] ».
Quoi qu’il en soit des positions respectives des deux adversaires (qui se réconcilieront assez vite passé la guerre, et au nom de l’idéal d’une culture européenne à protéger), l’un et l’autre ont reconnu, l’un contre l’autre, mais c’est-à-dire l’un avec l’autre, que la guerre n’aura joué qu’un rôle, celui de faire porter de l’intérêt, un intérêt vital, extrême, aux différents pays qui se sont engagés en elle - autrement dit que, si la guerre aura eu un sens, au-dessus des charniers, elle aura servi à resouder la culture même qu’elle avait tout fait pour faire voler en éclats. Et la littérature ? De nationale, passé 1914, elle est devenue, pour reprendre une formule dont se servira sous peu H. Broch, supranationale. Les regards se sont croisés, c’est un espace du visible, un espace en train de se construire sous les yeux de tous, qui a trouvé à se créer.
Qu’en conclure ? Qu’elle se soit donnée à lire comme un scandale ou comme une libération, comme une dépense d’énergie ou comme une folie, la guerre en 1914 a au moins été pensée et dite comme un resurgissement de l’Histoire. Ce qui fait sens surtout, ce ne sont pas (ou plus, vus un siècle après) les dissensions, les points de vue inconciliables, mais la contemporanéité de tous ces discours littéraires, contemporanéité dont la littérature n’était pas familière jusqu’alors. On n’en finirait pas d’opposer celles des voix qui ont fait de 1914 un objet ou un autre ; d’Ungaretti à Jünger, ou encore d’Owen à Hasek, si nombreuses ont été les voix européennes sur la guerre qu’il est probablement vain de vouloir les faire dialoguer toutes entre elles. Il reste pourtant une réalité de fait, à laquelle les guerres qui ont précédé la Première Guerre mondiale sont demeurées étrangères, et que l’on s’est proposé d’appeler l’invention de la littérature européenne.
Cette invention, dont nous vivons depuis un siècle maintenant, il faut savoir gré à un autre écrivain, Claudel, d’en avoir pris toute la mesure dans ses textes sur le déclenchement des hostilités en 1914. Il note pour commencer dans son Journal en date du 26 juillet 1914 :
Le matin […], grande affiche blanche au coin de la rue chez le marchand de tabac […] : KRIEG !!! […] A la même heure, dans toutes les grandes villes d’Europe, Hambourg, Berlin, Paris, Vienne, Belgrade, Saint-Pétersbourg […]. Une fois de plus tous les peuples vont s’étreindre et se retrouver, se sentir dans les bras l’un de l’autre, se reconnaître. Inlassablement, une fois de plus à la tâche, vieille Europe [8] !
Si l’on fait, comme il se doit, la part du lyrisme sacrilège dans ces exclamations, il n’en reste pas moins que l’idée est là : c’est la guerre qui fait l’Europe, qui la refait encore et encore, mais cette fois sur tout le continent, qu’elle travaille à unifier par son pouvoir de cohésion.
Ce que la paix aurait été incapable de réaliser, la guerre se charge de le faire aboutir : le sentiment d’appartenance à un même corps, que la littérature a pour tâche de consigner. « C’est la guerre qui a fait l’Europe et qui nous a obligés à prendre l’un à l’autre cet intérêt poignant », ajoute ailleurs Claudel [9] . Plus tard encore, il revient sur la signification profonde de l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand le 28 juin 1914 : « Alors, au milieu de cette paix pesante, de cette prospérité universelle, pète le coup de pistolet de Sarajevo… L’Europe est née [10] ! ». Et enfin, il conclut, au lendemain du second conflit mondial, sur ce qui aura fait naître le siècle et sur le sens à donner à la Première Guerre :
C’est un spectacle émouvant que celui de tous ces grands peuples de l’Europe, chacun de leur côté sous une impulsion commune, […] en travail de se chercher leur langue propre, leur forme propre, de se faire une âme en s’inventant une chair et des membres, de se demander, de se procurer l’un à l’autre, fût-ce à grands coups d’épée, à l’ombre de la croix, habitation [11] .
C’est sans doute parce que 1914 a mis en jeu des forces jusque là inconnues dans l’Histoire que la Première Guerre a mobilisé un aussi grand nombre d’écrivains pour la dire, pour l’exalter ou la maudire. Ce qui compte, on le voit, au moins du point de vue de la méthode pour lire la guerre en littérature, ce n’est pas tellement de savoir finalement qui aura mieux compris que qui d’autre le sens ou l’absence de sens de l’événement ; on ne ferait, ainsi, qu’une anthologie des textes sur 1914, et une anthologie ne sert qu’à collectionner, jamais à interpréter. Ce qu’il faut bien voir, par-delà les différences d’esthétique (et elles sont réelles, mais secondaires ici), c’est que la guerre a créé en 1914 une communauté d’écritures qui n’existait pas avant. Des fascinations singulières que les écrivains ont pu éprouver pour telle ou telle guerre avant 1914, on est passé à une forme tout à fait étonnante d’écriture collective, à ce qu’il faut bien se résoudre à appeler, malgré les atrocités, malgré les aveuglements, une famille littéraire. C’est la tâche de la littérature comparée, en tant qu’elle a vocation à lier les œuvres entre elles, de croiser les regards, les textes et les membres de cette famille.
Notes
- [1]
Georg Trakl, Œuvres complètes, traduit de l’allemand par Marc Petit et Jean-Claude Schneider, Paris, Gallimard, 1972, p. 278.
- [2]
T.S. Eliot, Poésie, édition bilingue, traduction de l’anglais par Pierre Leyris, Paris, Le Seuil, 1969, p. 85.
- [3]
Antonio Machado, Champs de Castille, traduit de l’espagnol par Sylvie Léger et Bernard Sesé, Paris, Gallimard, 1936, p. 227-229.
- [4]
Jules Romains, Europe, Paris, Gallimard, 1916, p. 9, 40, 65, 80, 85.
- [5]
Fernando Pessoa, Ultimatum, in Le Chemin du serpent, traduit du portugais par Michel Chandeigne et Jean-François Viegas, Paris, Ch. Bourgois, 1991, p. 47-48.
- [6]
Romain Rolland, Au-dessus de la mêlée, Librairie Paul Ollendorff, Paris, 1916, p. 5, 7, 15, 36 et 49.
- [7]
Thomas Mann, Considérations d’un apolitique, traduit de l’allemand par Louise Servicen et Jeanne Naujac, Paris, Grasset, 1975, p. 54, 133, 359 et 409.
- [8]
Paul Claudel, Journal I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 292-293.
- [9]
Conversations dans le Loir-et-Cher (1927), in Œuvres en prose, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 722.
- [10]
L’Europe (1946), in Œuvres en prose, p. 1381.
- [11]
Discours de réception à l’Académie française (1946), in Œuvres en prose, p. 637.
Pour citer cet article
Pascal Dethurens, "1914, ou l’invention de la littérature européenne", in M. Finck, T. Victoroff, E. Zanin, P. Dethurens, G. Ducrey, Y.-M. Ergal, P. Werly (éd.), Littérature et expériences croisées de la guerre, apports comparatistes. Actes du XXXIXe Congrès de la SFLGC, URL : https://sflgc.org/acte/pascal-dethurens-1914-ou-linvention-de-la-litterature-europeenne/, page consultée le 22 Novembre 2024.