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Captives ou fugitives ? À la recherche du temps perdu, entre modèles et contre-modèles du féminin
: 20/12/2024
: Québec
: Revue Études littéraires
: revueel@lit.ulaval.ca
La définition de « roman moderniste » demeure un sujet de débat. Le corpus d’œuvres auquel il s’applique est resté relativement stable au fil des décennies ; néanmoins, sa délimitation historique et ses caractéristiques distinctives continuent d’être remises en question par les chercheurs. Dans la vaste bibliographie consacrée à ce sujet, on peut identifier trois champs d’investigation principaux : en premier lieu, les études portant sur la relation entre les écrivains modernistes et la tradition formelle héritée du XIXe siècle[1] ; en deuxième lieu, les travaux qui s’intéressent à l’autoréflexivité de l’œuvre moderniste et à son autonomie prétendue vis-à-vis des déterminations externes (historiques, politiques et surtout morales)[2] ; en troisième lieu, les analyses qui, se concentrant sur la portée théorique des textes, revendiquent pour eux la prérogative d’une connaissance à la fois irréductible et équivalente à celle de la science[3].

Bien qu’apparemment indépendants, ces trois axes s’entrecroisent constamment au sein des romans eux-mêmes. La relation souvent conflictuelle que les auteurs modernistes entretiennent avec le passé littéraire reflète leur détermination à problématiser le sentiment d’une tension entre : A) l’expression individuelle du langage commun (qui va de la prétention et de la conviction de l’originalité de l’art à la conscience plus ou moins aiguë et assumée que, par ce langage commun, passe un héritage sédimenté dans ses formes) ; B) la structure interne de l’œuvre de ce qui lui est extérieur (autonomie vs. hétéronomie du roman) ; C) la perspective subjective de la perspective objective (connaissance littéraire vs. connaissance scientifique). Il en résulte que, dès leur première réception, ces œuvres ont fait l’objet de controverses et ont été érigées à la fois comme parangons de « ce que peut faire la littérature » et comme produits culturels inégalables, résistant au processus de généralisation par lequel un objet doté de caractéristiques spécifiques devient représentatif de toute une catégorie. Plus rares sont les chercheur.se.s qui ont interrogé ces romans en tant que dispositifs hybrides, visant à remettre en question la pertinence de telles distinctions à une époque où la relation entre la littérature et les autres disciplines connaissait un bouleversement majeur dans ses hiérarchies.

À la Recherche du Temps Perdu de Marcel Proust témoigne de cet entrelacement complexe entre les sphères, souvent perçues comme mutuellement excluantes, de l’esthétique, de l’éthique et de l’épistémologie. Une notion permettant de les relier entre elles est celle de modèle, comprise dans ses trois acceptions principales. Dans le domaine de l’esthétique, un texte peut prendre pour modèle un ou plusieurs textes qui l’ont précédé et qui construisent son horizon d’intelligibilité : vu sous cet angle, le modèle coïncide avec l’intertexte de l’œuvre en question. Dans le domaine de l’éthique, les modèles sont en revanche considérés comme des exemples de comportement édifiant, en concourance avec la tradition des caractères moraux qui s’étend de Théophraste à La Bruyère et qui se prolonge jusqu’au pragmatisme anglo-saxon. Dans le domaine de l’épistémologie, un modèle se conçoit enfin comme une construction théorique qui, façonnée en amont des données empiriques, permet de les expliquer grâce à un processus à la fois de généralisation et de réduction. Si les personnages de Proust sont perçus comme uniques, c’est parce qu’ils détiennent une valeur paradigmatique : bien que son auteur rejette toute tentative de les réduire à une fonction unique, ils opèrent néanmoins comme des modèles, nous montrant comment l’expérience individuelle (d’écriture, de vie et de connaissance) peut être représentée, reproduite et même généralisée.

En adoptant une perspective interdisciplinaire et comparatiste (qui inscrit le dossier dans une série d’initiatives menées depuis les années 2000 par Vincent Ferré et d’autres chercheur.se.s sur les liens entre Proust et la tradition du roman moderne[4]), la revue Études littéraires invite les contributeur.ice.s à se pencher sur la question du modèle à partir des personnages féminins et de leurs interactions dans la Recherche. Ce choix s’explique par deux raisons principales. Premièrement, le problème du modèle est explicitement évoqué par le Narrateur dans un enchâssement progressif du féminin, de l’art et du savoir : on songe notamment aux réflexions sur la tentative d’imaginer Gilberte et de ne réussir à produire que la « photographie manquée » du modèle chéri[5]. Si les personnages masculins (le Narrateur, mais aussi Charlus, Swann et dans une moindre mesure Saint-Loup) sont chargés de développer les passages théoriques de l’œuvre, les personnages féminins principaux ou secondaires (Albertine, mais aussi Françoise et la famille du Narrateur) se comportent de manière à contraindre ces derniers à mettre ces passages à l'épreuve, voire parfois à en réfuter le contenu. La deuxième raison découle de la première : les passages théoriques (ou non diégétiques) du texte réfléchissent souvent sur la nature spécifique de la connaissance littéraire, tandis que les passages narratifs (ou diégétiques) fournissent des modèles pour cette même réflexion[6]. Le roman devient ainsi un dispositif de simulation permettant d'évaluer l'impact pratique d'idées spécifiques, voire de certains systèmes de valeurs globaux.

La réflexion sur la représentation du féminin et des femmes chez Proust compte déjà un certain nombre de contributions. Le plus souvent, les thèses qui défendent ou rejettent l’idée selon laquelle Proust ferait de la Recherche un espace de redistribution fictionnelle des connaissances à la fois des et sur les femmes partagées à son époque s’appuient toutefois sur des arguments philologiques ou biographiques. On cherche à montrer, par le vécu de l’auteur ou par des éléments jaillissant d’une analyse génético-textuelle, de quels valeurs, avis ou préjugés son œuvre serait le reflet. Une approche théorique et comparatiste peut s’avérer fructueuse en ceci qu’elle permet de déplacer le débat de la simple question des sources vers celle des idées, convoquant les quatre processus créatifs qui sont à l’œuvre dans l’intertextualité telle qu’elle est traditionnellement conçue : la conservation (problème de la citation), la suppression (problème de la trace), la transformation (problème des sources) et le développement (problème de l’amplification). En transposant ces procédures du domaine de la construction d’un personnage vers celui de sa fonction et de sa réception, il devient possible d’interroger la valeur, qu’elle soit positive ou négative, qu’on accorde à un modèle, et d’étendre par-là son acception du domaine de l’écriture à celui du comportement et de la connaissance.

Parmi les premières à s’intéresser à ce sujet dans une perspective semblable figurent Raymonde Coudert, qui en 1998 publie Proust au féminin, Elisabeth Ladeson, autrice de Proust Lesbien en 2004, et plus récemment l’ouvrage collectif Marcel Proust und die Frauen, sous la direction de Barbara Vinken et d’Ulrike Sprenger[7]. Dans ces études, comme dans celles sur la portée cognitive et éthique de la Recherche en général, une question apparaît d’emblée importante : est-ce que les personnages féminins de la Recherche perpétuent une représentation socialement et historiquement genrée des femmes ou échappent à de tels stéréotypes, offrant au public un modèle alternatif avec lequel il est possible de s’identifier ou d’où peut être tirer un exemple. Se pencher sur ce que Proust a hérité ou écarté des modèles féminins d’écriture, de comportement et de connaissance transmis par la tradition ne peut que conduire à interroger l’héritage que ce même auteur a légué à ses futures lectrices. Entre modèles et contre-modèles du féminin, les jeunes filles et femmes qui peuplent Balbec, Combray, Paris et surtout l’imaginaire du Narrateur semblent sans cesse demander à être situées : autrement dit, à ce qu’on se penche sur leur construction aussi bien que sur le public auquel elles s’adressent et aux différentes réactions qu’elles suscitent. Si les protagonistes masculins de Proust se tournent vers les personnages féminins à la fois comme vers des figures exemplaires (dont ils doivent tirer des leçons) et comme vers des créatures incomplètes (qu’ils doivent éduquer), ces dernières ne sont pas construites de la même façon que des types humains fixes, mais ressemblent plutôt à des simulations qui peuvent évoluer et régresser selon les lectures ou les rencontres qu’elles inspirent.



Nous vous invitons à transmettre vos propositions de texte d’une longueur d’environ 300 mots ainsi qu’une courte notice bio-bibliographique à l’adresse suivante : revueel@lit.ulaval.ca.

Voici l’échéancier prévue pour le numéro :

-       Date de tombée des propositions d’articles : 20 décembre 2024

-       Date de réponse : 1er janvier 2025

-       Date de tombée des articles rédigés : 31 mars 2025

 


[1] ELIOT, T. S. [1919] 1953. “Tradition and the Individual Talent”. Selected Essays, London: Faber & Faber, 1322; SCHNEIDAU H. N. 1991. Waking giants : The presence of the past in modernism. New York: Oxford UP.
[2] GREENBERG, C. [1965] 1982. “Modernist Painting”. Modern Art and Modernism : A Critical Anthology. ed. FRASCINA F., HARRISON C. New York: Harper & Row; SULEIMAN, S. R. 1983. Authoritarian Fictions : the Ideological Novel as a Literary Genre. New York: Columbia UP; GOLDSTONE, A. 2013. Fictions of Autonomy: Modernism from Wilde to de Man, New York: Oxford UP; STINSON, E. 2017. Satirizing modernism: aesthetic autonomy, romanticism, and the avant-garde. New York: Bloomsbury.
[3] BOUVERESSE, J. 2008. La connaissance de l’écrivain. Marseille: Agone, 2008 ; BANFIELD, A. 2000. The Phantom Table: Woolf, Frye, Russell and the Epistemology of Modernism. Cambridge: Cambridge UP;  LANDY, J. 2004. Philosophy as Fiction, New York: Oxford.
[4] « Proust et le roman moderne. Perspectives comparatistes » : https://proustmod.hypotheses.org/.
[5] PROUST [1918], 1917, ‘A l’ombre des jeunes filles en fleurs’, in À la recherche du temps perdu, ed. Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, coll. « La Pléaide », t. 1, pp. 489-490
[6] FERRÉ, V. 2013. L’essai fictionnel: Essai et roman chez Proust, Broch, Dos Passos. Paris: Honoré Champion
[7] COUDERT, R. 1998. Proust au féminin, Paris: Grasset; LADENSON E. 1999. Prousťs Lesbianism, Ithaca: Cornell UP; ORIOLL, J. 2010. Femmes proustiennes, Paris : Est Roumaine. SPRENGER, U. VINKEN, B. (ed.) 2019. Marcel Proust und die Frauen. Beiträge des Symposions der Marcel Proust Gesellschaft in München, 28- 30 Juni 2017, Berlin: Insel Verlag. On rappellera également les journées d’études Proust et le (mauvais) genre, organisée par Anne Simon et Yangjie Zhao à l’ENS de Paris en février 2023.
: Micha Globensky