Agrégation

Présentation L'Homme rapaillé de Gaston Miron

ARTICLE

Pistes d'entrée dans l'oeuvre. Notes issues d’une présentation orale.

 

Il existe beaucoup de ressources et de références bibliographiques pour L'Homme rapaillé. Miron a un statut de classique au Québec, c’est le premier poète à avoir eu des funérailles d’État en 1996 et les années qui ont suivi sa mort ont vu la publication d’un nombre considérable de travaux (par exemple le dossier de la revue Études françaises de 1999). Je dirais que le flux de commentaires s’est peut-être un peu tari dans la décennie passée – de même que la référence à Miron a peut-être perdu quelque peu de son efficacité identitaire et mobilisatrice au Québec. Il n’en reste pas moins que la difficulté ici sera davantage de faire le tri dans ce qui existe que d’aller chercher des ressources difficiles d’accès. Je vais proposer quelques pistes pour entrer dans l’œuvre de Miron, en les jalonnant des repères bibliographiques qui me semblent les plus indispensables dans le cadre spécifiquement de cette préparation agrégative. Je renvoie à la bibliographie, déjà sélective, et insiste d’emblée sur trois titres:

-En 2011, a paru un ouvrage de référence, la biographie écrite par Pierre Nepveu, Gaston Miron, La Vie d’un homme, qui constitue, bien plus qu’un récit de vie, un morceau d’histoire culturelle et un ouvrage critique.

-Est par ailleurs facilement accessible le numéro d’Europe consacré en 2015 à Miron, avec les contributions de D. Combe, X. Garnier, Y. Lamonde (surtout pour les questions contextuelles) et de M. Jalbert.

- On trouvera aussi beaucoup d’articles utiles dans le volume L’Universel Miron, dirigé par Jean-Pierre Bertrand et François Hébert (voir bibliographie sur L’Homme rapaillé).

Pour retrouver les références des citations données, se reporter à la bibliographie. La pagination des poèmes renvoie à l'édition au programme.

 

  1. Question de la part biographique

 

Pierre Nepveu place en épigraphe de son ouvrage cette citation de Miron : « Je n’ai pas de biographie, mais mes poèmes sont autobiographiques. » Ce n’est pas une formule simple à comprendre, mais je crois qu’il faut la prendre au sérieux. Dans un article, Nepveu l’explicite ainsi : « l’autobiographique ne peut se dire pour lui [pour Miron] avec la plus grande intensité que dans le poétique, qui conserve des fragments d’un récit de soi, mais court-circuite aussi la temporalité collective » [L’Universel Miron, p. 125]. Autrement dit encore, les poèmes sont remplis de traces biographiques, de « copeaux » de réel, pour reprendre une expression de Jean-Christophe Bailly (L’Élargissement du poème) qu’aurait sans doute appréciée Miron dont le père était menuisier-charpentier. Plus encore que les données biographiques, sont éclairants les récits de moments de vie que Miron a pu donner a posteriori. Le poème reconfigure en effet les anecdotes en « légendes » (un des grands termes du lexique mironien).

Je donnerai simplement un exemple, assez connu, de biographème qui devient matrice d’images : la découverte de l’analphabétisme du grand-père maternel. Pour rappel : Miron, né en 1928, a grandi à Sainte-Agathe-des Monts, dans les Laurentides. Sa mère vient de la vallée de l’Archambault (plusieurs fois mentionnée dans le recueil), à l’époque assez reculée et coupée des voies de circulation. Il faisait régulièrement des séjours chez ses grands-parents maternels, à Saint-Agricole. (« Saint-Agricole » est un des titres qui a été donné au poème finalement intitulé « Paris » : le poète, visitant l’Europe, se trouve démuni « avec les maigres mots de [ses] héritages / avec la pauvreté natale de [sa] pensée rocheuse » [HR 146]). Miron explique dans un entretien avec Claude Filteau :

Mon grand-père disait : « quand on ne sait ni lire, ni écrire, on est toujours dans le noir. Tout le noir est entré en moi d’un seul coup. Tout le noir du monde est entré en moi. Par un effort d’exorcisme, j’ai essayé d’assumer tout ce noir, pour dire aussi que ces hommes avaient un immense savoir oral et non écrit. […] Je parle souvent de la lumière noire : « délivrez-moi de la lumière noire » (Notes sur le non-poème et le poème), dans les poèmes qui semblent les plus autobiographiques, comme dans L’homme agonique : «Car je trempe jusqu’à la moelle des os / jusqu’aux états d’osmose incandescents / dans la plus noire trasnparence de nos sommeils ». […] Même ce sommeil de l’aliénation renferme une certaine richesse. Il possède sa transparence qui annonce peut-être sa future libération. (Cité dans Filteau 1984, p. 123-124)

Toujours à propos du « noir analphabète », je signale le documentaire d’André Gladu, Gaston Miron, Les Outils du poète (1994), que l’on peut trouver sur youtube et dans lequel Miron livre à nouveau le récit de ce moment de révélation ; de manière générale, ce film est très utile.

 

  1. Questions contextuelles

L’Homme rapaillé est associé à un moment essentiel de redéfinition de l’identité québécoise – la Révolution tranquille des années 1960-70. L’adjectif « québécois » s’impose à cette période, pour remplacer celui de « canadien-français » - on considère souvent le numéro de la revue Parti pris, Pour une littérature québécoise  (1965) comme un point de bascule à cet égard ; on trouvera d’ailleurs dans ce numéro le texte de Miron « Un long chemin », intégré à L’Homme rapaillé en 1970, qui ne figure pas dans l’édition au programme, mais dont la lecture est essentielle.

Les adjectifs précédents (canadien, canadien-français) sont associés à ce qui a été appelé le « paradigme de la survivance » (voir Bouchard, Genèse des nations et cultures du Nouveau Monde), fondé sur des valeurs conservatrices, en particulier un catholicisme régissant largement la vie sociale. Miron lui-même vient de ce monde canadien-français. À ses origines rurales et à sa culture familiale s’ajoute une éducation chez les frères : à partir de douze ans, il est loin de chez lui, dans un séminaire des Cantons de l’Est et se destine à devenir « frère Adrien ». S’il n’a pas la vocation pour devenir religieux, il n’en reste pas moins marqué par cette formation et par une sensibilité sociale catholique. De manière plus générale, l’imaginaire chrétien, et plus spécifiquement christique, continuera à informer sa poésie - « je suis signalé d’aubépines et d’épiphanies » (94), « Terre de Québec / lit des résurrections » (103).

Un autre facteur identitaire canadien-français est constitué par ce que Gérard Bouchard appelle les « mythes dépresseurs » : une identité fondée sur le souvenir de défaites face aux Anglais (la célèbre défaite des Plaines d’Abraham en 1759, lors de la guerre de sept ans, qui conduit à la fin de la Nouvelle-France) ; le sentiment d’un abandon (par la France) et celui d’humiliations, avec l’écrasement de la rébellion des Patriotes en 1837-38 et les stigmates durables du rapport Durham, qui, en 1839, parle d’un peuple « sans littérature et sans histoire », dont il préconise l’assimilation. De cela, il est évidemment question chez Miron, qui évoque par exemple le « chiendent d’histoire depuis deux siècles » dans « Séquences » (76) ou le « débarras de l’Histoire » dans « Monologues de l’aliénation délirante » (93).

Revers de ces « mythes dépresseurs », s’est affirmée, en particulier dans la poésie patriotique du xixe siècle, une dimension épique et héroïque, à même la défaite. Pierre Nepveu a montré à quel point cet imaginaire de la « race héroïque » avait nourri les premiers poèmes de Miron. Celui-ci s’efface progressivement, au profit de l’avènement d’une communauté plus anonyme et plus horizontale, celle des « compagnons des Amériques ». C’est d’abord d’une minorité dominée économiquement et symboliquement qu’il s’agit, celle des « damned Canucks » dont il est question dans la section « La Batèche ». « Batèche » est un sacre (l’altération de « baptème »), un juron que Miron transforme en condition : « la batèche ». Le poème qui ouvre cette section est « Le damned Canuck » : « canuck », est un terme péjoratif pour désigner les Canadiens francophones (aujourd’hui c’est un terme qu’utilisent volontiers les Canadiens anglophones pour se désigner eux-mêmes avec humour; c’est un terme aux connotations complexes, comme tous ces termes à l’origine dépréciatifs qui sont réappropriés). C’est « l’homme du cheap way, l’homme du cheap work » (75), que l’on retrouve dans le poème suivant, « Séquences » : « Damned Canuck de damned Canuck de pea soup » : « pea soup » (soupe aux poix) est aussi un terme péjoratif pour désigner un Canadien français (voir Pea Soup, le film de Pierre Falardeau et Julien Poulin, 1978).

La pauvreté est l’un des grands motifs de l’œuvre, « la pauvreté luisant comme des fers à nos chevilles » (dans « Compagnons des Amériques », 101) ; elle caractérise aussi la poésie, Miron parlant de [sa] « pauvre poésie en image en pauvres » dans le poème « La pauvreté anthropos » (145). Le terme recouvre aussi une dimension symbolique, puisqu’il s’agit bien sûr aussi de dire et de renverser la domination qui s’exerce par le mépris de la minorité linguistique et du français parlé au Québec, je vais y revenir.

Cela étant, l’œuvre de Miron est également contemporaine de changements de paradigmes, d’évolutions notables dans la société québécoise, changements qu’elle reflète, accompagne, cristallise, précipite peut-être aussi à sa manière. D’une part, les années 1950, au cours desquelles Miron commence véritablement son œuvre poétique, sont un « âge de la parole » (titre d’un recueil de Roland Giguère). La conscience d’entrer dans l’histoire, dont le Québec aurait été coupé, enfermé dans le discours de la « permanence tranquille », le sentiment de la naissance d’une communauté, d’un avènement poétique, est très marqué chez Miron. C’est sans doute un point commun avec les autres recueils du programme : la prégnance des images d’aube : « l’aube des mystères » (37), les « frimas de l’aube » (63), les « arquebuses de l’aube » (78) ou encore « l’aube nouvelle-née » (38). Chez Miron, ces images sont très souvent associées au geste du salut, par exemple dans « Compagnon des Amériques » : « Salut à toi / Salut les hommes et les femmes » (102).

Si l’époque est charnière pour l’identité québécoise, c’est tout le recueil L’Homme rapaillé qui peut aussi être considéré comme lieu de transformation, de reconfiguration, de retournement. Beaucoup des poèmes partent de la « condition » individuelle et collective (les deux apparaissant indissociables) : une condition d’humilié, à terre, à genoux (« seulement les genoux » dans « le Damned Canuck »), pour aller vers le salut, le redressement. C’est un mouvement qui rappelle beaucoup celui de la poésie de Césaire, en particulier celle du Cahier d’un retour au pays natal, avec laquelle Miron s’est effectivement trouvé beaucoup d’affinités (il le lit en 1955 et en est bouleversé, voir correspondance avec Claude Haeffely). Plusieurs titres de poèmes affichent clairement ce mouvement et cette visée : « Pour retrouver le monde et l’amour » ; « Pour mon rapatriement ». Cette idée de but est un élément structurant, comme l’’indiquent :

 

- le titre du recueil : L’Homme rapaillé (« rapailler » signifie : ramasser des objets épars ou rassembler des personnes).

- la structure du recueil, qui agence des textes écrits et parus de manière éparse en revue pour dessiner une trajectoire : les « Six courtepointes » sont des poèmes écrits après la première publication de L’Homme rapaillé, d’abord publiées séparément en 1975 et ensuite intégrées aux éditions successives. En 1970, la partie constituée par les poèmes (car il y avait aussi des proses, je vais y revenir) s’achevait sur la section « J’avance en poésie » ; dans la version définitive, le recueil s’achevait sur le poème « L’Héritage et la descendance », poème que Miron dédie à sa fille et qui fait également la part belle au verbe « avancer ».

- la structure des poèmes, et plus précisément encore, leur composition sonore. De manière assez frappante, on remarque une trame sonore récurrente, avec une ouverture en dé- (préfixe de la déréliction, pour employer un grand terme mironien, de ce qui se défait, se délite, se décompose), et un crescendo en ré/re- (préfixe du redressement et du rapaillage). Voir par exemple « Séquences » qui s’ouvre sur le vers « Parmi les hommes dépareillés de ces temps », part des « bulles du délire les couleurs débraillées » et s’achève sur « je vous réponds, je recommence », « ma poitrine résonne », « j’ai retrouvé l’avenir » (79). Ou encore dans « Monologues de l’aliénation délirante : le poète qui « déparle », qui est « dépoétisé, « déphasé et décentré, qui « dérive », finit par « revendiquer », « refuser », « résister ».

Toutefois, ni le mouvement du recueil ni celui des poèmes ne sont ceux d’une dialectique ou d’un progrès définitif. Il faut bien plutôt évoquer une forme de « cyclothymie », qui n’est encore une fois pas sans rappeler Césaire. À l’intérieur du recueil, à l’intérieur des cycles, mais aussi à l’intérieur des poèmes, alternent phases dépressives et phases prospectives, enthousiastes. Miron se désigne lui-même comme celui qui est « toujours à renaître de ses clameurs découragées. » (78) Je renvoie encore au poème « Séquences », titre frappant, poème dans lequel apparaît le néologisme « amironner », que cette citation pourrait définir.

J’ajouterais que cet effort pour tenir ensemble un passé douloureux assumé et un avenir commun projeté est aussi visible à une échelle plus réduite, dans les images, les oxymores assez nombreux, à commencer par cette « lumière noire » dont nous avons parlé à l’instant.

Je terminerai ce point par une citation de Pierre Maheu à propos de l’historicité de la poésie québécoise des années 1960, qui utilise certes des termes datés, mais qui me semble très appropriée pour Miron :

Le poète, en notre période pré-révolutionnaire, accomplit une démarche paradoxale, à la fois catharsis et prospective. […] Il retourne en arrière vers le pays nié, vers notre malheur collectif, pour l’assumer, et se projette dans l’avenir, posant d'abord comme mythe l’homme nouveau que nous voulons devenir. » (Pierre Maheu, « Le poète et le permanent », dans le numéro « Pour une littérature québécoise » de Parti pris, janvier 1965, p. 4.)

 

  1. Questions de langue

 

La question linguistique a constitué un point de débat essentiel dans les années 1960 et 1970, en lien avec des questions identitaires. Il s’agit de considérer le français parlé (mais aussi écrit) au Québec dans ses différences avec les variantes françaises, et dans son rapport à l’anglais. C’est ce deuxième point surtout qui intéresse Miron et sur lequel se fonde sa lecture d’un Québec colonisé, en voie d’assimilation.

Le premier point n’est pas sans pertinence toutefois – Miron a revendiqué certaines spécificités du français québécois par rapport à celui (ceux) de France. Dans « Situation de notre poésie », texte en prose qui figure dans l’édition de 1970, il écrit

notre tellurisme n’est pas français… nous devrons nous trouver davantage, accuser notre différenciation et notre pouvoir d’identification […] Nous aurons alors une poésie très caractérisée dans son inspiration et sa sensibilité, une poésie canadienne d’expression française et, si nous savons aller à l’essentiel, universelle. Les réussites du Mexique, du Chili, pour ne prendre que ces deux pays, sont concluantes à cet égard.  (HR édition de 1970, p. 91)

 

En réalité, ces différences sont surtout lexicales et tiennent essentiellement à la nécessité de nommer des réalités locales (voir dans Les Outils du poète l’intervention de Miron devant des étudiants, expliquant qu’on le trouvait « exotique » parce qu’il employait le mot « claytonie »). On trouvera un « petit glossaire mironien » avec ces termes dans le livre de Yannick Gasquy-Resch, Gaston Miron. Tel un naufragé : « achigan », « épilobe », « épinette », « frayère », « tocson ». L’autre ensemble de termes québécois est différent (et d’ailleurs incomplet d’ailleurs dans ce glossaire) : ce sont des mots populaires ou des sacres : « grégousse », « cré bataclan », « batèche »... Ils sont peu nombreux et, pour les sacres, concentrés dans le poème « Séquences ». Ils s'associent sans heurt à un vocabulaire savant. Du point de vue de la syntaxe, la langue de Miron ne cherche pas l’écart avec une norme française. Dominique Combe explique ainsi l’ambivalence de Miron dans son rapport à la langue : « D’un côté, il s’insurge contre l’hégémonie parisienne et se présente comme un "variant français" », au nom de la pluralité des francophonies. De l’autre, toujours à la recherche du "mot juste", il est obsédé par le souci de la correction du français, toujours menacé par la contamination de l’anglais. » (dans Europe no 1031, p. 163) J’ajouterais que Miron a d’une certaine façon résolu cette contradiction en assumant dans le lexique sa différence francophone, américaine, mais aussi sociale (celle du pea soup qui assume la misère), tout en plaçant le combat contre l’anglais sur le plan de la syntaxe.

J’en viens donc au deuxième point, le rapport à l’anglais, qui pose plus largement la question de l’aliénation, maître mot de la pensée politique de Miron. Pierre Nepveu écrit que Miron est un poète « sociologue et anthropologue », plutôt qu’un poète artiste (La Vie d’un homme, p. 183). Cela est juste à plusieurs niveaux. Miron a fait des études de sociologie (des cours du soir, en arrivant à Montréal) et a toujours lu passionnément beaucoup de prose d’idée, en particulier sur les questions coloniales (voir les textes d’Y. Lamonde et de D. Combe dans Europe).

Miron a beaucoup raconté sa prise de conscience de sa « condition de colonisé », assujetti aux signes de l’autre, de la majorité anglophone. Il y a plusieurs étapes dans ce récit : la rencontre avec les Montréalais anglophones venant l’été à Sainte-Agathe-des Monts (dans « Le bilingue de naissance »), l’arrivée à Montréal après les années de séminaire (c’est le sujet du grand poème « Monologues de l’aliénation délirante » avec « la grande St.-Catherine Street qui galope et qui claque »), et, à partir de 1955, les lectures des ouvrages sur « la décolonisation qui soufflait dans le monde ». Il raconte aussi régulièrement une expérience presque épiphanique, le constat d’une étrangeté absolue devant les panneaux de l’autoroute (« Ne dépassez pas quand arrêté ; partez au vert… »), et l’identification de son mal, quand il était jusqu’alors un « Monsieur Jourdain de l’aliénation linguistique » (HR Typo, p. 238). Miron comprend que s’il est un « poète empêché » (« Notes sur le non-poème et le poème »), s’il doute de chacun des mots qu’il emploie, ce n’est pas pour des raisons personnelles, mais parce que, comme pour tous les écrivains québécois, sa langue est corrompue par « une situation d’infériorisation collective » (133).

Miron s’est notamment beaucoup exprimé sur ce qu’il appelle le « traduidu » : le français du Québec dont les structures syntaxiques sont minées par les calques de anglais (les panneaux d’autoroute en sont un exemple). L’analyse de cette langue aliénée fait l’objet de plusieurs textes en prose qui accompagnaient les éditions québécoises. Il subsiste deux textes en prose dans l’édition Poésie/Gallimard, ceux que Miron avait au fil des publications déplacés de la deuxième partie de L’Homme rapaillé (regroupant toutes les proses en 1970), au cœur de la partie regroupant les poèmes. Ce sont les textes intitulés « Recours didactiques » : on y trouvera exposée cette langue cariée si l’on peut dire, cette langue du « non-poème », que le poète cherche à désaliéner et à récupérer. « Aliénation délirante » juxtapose ainsi fragments de français infesté d’anglais et délire réflexif : « Y est-y flush lui… c’est un blood man… watch out à mon seat cover… c’est un testament de bon deal… voici me voici l’unilingue sous-bilingue voilà comment tout commence à se mêler à s’embrouiller c’est l’écheveau inextricable » (117). Ce « non-poème » est négativité, « processus de dé-création », de « dé-réalisation », développement d’un pur message : « La mutilation présente de la poésie, c’est ma réduction présente à l’explication. » (132).

C’est en réalité à même le travail sur la langue que se situe le processus de désaliénation, de « récupération ». La poésie permet l’élaboration d’une langue qui soit natale – un mot qui revient également dans le discours de Miron : « nous avons besoin de plus que d’une langue maternelle pour nous épanouir, nous avons besoin d’une langue qui nous soit natale » (HR Typo, 200).

 

4. Question de l’édition au programme et des éditions disponibles

Cette question du rapport entre prose et poème amène à poser le problème des éditions de L’Homme rapaillé et de la particularité de celle qui a été retenue par le jury de l’agrégation (Poésie/Gallimard), sous-titrée Les Poèmes, car elle contient (presque) uniquement les poèmes. En 1970, poèmes et prose étaient nettement séparés : un ensemble intitulé « Recours didactique » regroupait 6 textes en prose, dont « Aliénation délirante » et « Notes sur le non-poème et le poèmes ». Par la suite, je le disais, ces deux-là sont insérés au cœur des poèmes (et « Aliénation délirante » est alors sous-titré « recours didactique », comme le poème « Les années de déréliction ». Une des proses disparaîtra (« Situation de notre poésie », encore présente dans l’édition de 1981, mais plus en 1996), pendant que d’autres textes s’ajoutent. Dans l’édition préparée par Miron pour les éditions Typo (1996), 3 sont regroupés sous le titre « Circonstances » et 3 sous le titre « De la langue ». Ces 6 textes disparaissent de l’édition posthume en Poésie/Gallimard. Marie-Andrée Beaudet, universitaire qui était aussi la compagne de Miron, explique dans l’avant-propos que ce choix « offre l’occasion de libérer cette poésie du poids d’une certaine historicité, de circonstances, précisément, qui ont pesé sur l’œuvre du poète. » (p. 15) Il n’en reste pas moins que ce choix prive le lecteur d’éléments de contextualisation importants, alors même que l’historicité est une notion que nous voudrions mettre au cœur de ce programme. Et puis, Miron avait toujours fait le choix d’inclure des proses, et même de les insérer à un endroit, certes mouvant, du recueil. Cela conduisait à une réflexion essentielle sur les liens entre prose et poème : le poème s’écrit contre la prose, « contre » au sens de « accolé à » et au sens de « en opposition à ».

L’édition Poésie/Gallimard (comme Typo 1996) reprend les poèmes de L’Homme rapaillé de 1970 (avec des variations), qui agençait une sélection de textes écrits entre 1950 et 1970 (surtout dans les années 1950), publiés en revue ou dans un recueil publié avec Olivier Marchand (Deux sangs, en 1953) et ajoute Six courtepointes, publiées en 1975. On ne trouvera pas inscrite la date de chaque poème, mais la chronologie en fin de volume donne beaucoup d’éléments pour retrouver ces dates. On pourra aussi s’appuyer sur l’édition commentée de L’Hexagone ou sur des bibliographies (celle du livre de Mario Selvaggio est très complète à cet égard). Cela étant, dans le cadre de cette préparation, et en particulier des commentaires à l’oral, il faut surtout considérer le recueil tel qu’il est conçu par Miron. C’est l’ordre des poèmes dans le recueil qui nous importe, même si, ponctuellement, certaines données chronologiques sont intéressantes et significatives.

 

5. L’épopée de l’amour ?

 

Il faut enfin dire un mot des poèmes du recueil qui semblent a priori moins bien s’inscrire dans la problématique d’ensemble. Une partie importante de l’œuvre est en effet constituée par des poèmes d’amour, et en particulier d’amour malheureux. C’est très nettement un ressort essentiel, sinon le ressort principal de l’inspiration de Miron (et la plupart des poèmes qu’il n’a pas gardés dans L’Homme rapaillé, publiés sous le titre Poèmes épars, sont des poèmes d’amour). Certaines pièces du recueil peuvent même apparaître comme relevant du pur lyrisme amoureux (par exemple les poèmes qui ouvrent et ferment « La marche à l’amour »). Pourtant, tels qu’ils sont choisis et intégrés à L’Homme rapaillé (avec un effacement des destinataires), ces poèmes rejoignent d’une certaine façon le projet collectif.

Il faut lire attentivement le poème « Sur la place publique », l’un des nombreux poèmes réflexifs de Miron (c’est l’un des deux poèmes lus lors de la célèbre Nuit de la poésie en 1970). Il semble opposer un poète de la souffrance solipsiste (« si je fus le haut lieu de mon poème ») au poète de l’engagement (« je suis sur la place publique avec les miens »). C’est toutefois l’arrimage de la souffrance personnelle à la souffrance collective qu’il montre : « Maintenant je sais nos êtres en détresse dans le siècle » (p. 99). Toute la section « l’amour et le militant » associe également ces deux pôles. Plus généralement, c’est la même syntaxe et le même mouvement qui caractérisent les poèmes à dominante amoureuse et ceux qui semblent d’emblée politiques. C’est aussi le même lexique et la même poétique fondée sur la métaphore (voire la concaténation de métaphores). Même si Miron explique qu'il n'y a pas vraiment chez lui d'équation femme-pays (Filteay 1984), la patrie est parfois apostrophée dans une expression amoureuse (« Québec ma terre amère ma terre amande », p. 101). Je renvoie une dernière fois au texte d’Henri Meschonnic, « L’épopée de l’amour » :

C'est l'élan, le mouvement même du discours, la poétique de la voix, allant vers, qui neutralise l'opposition entre moi et l'autre, ou les autres à travers l'autre. Parce que d'abord ce n'est pas un moi contre un autre, une intériorité contre une extériorité, une subjectivité contre une objectivité, c'est un je qui ne se dit que comme passage de je en je.

Par quoi il n'y a pas, ici, des poèmes-d'amour, par opposé à des poèmes politiques, des poèmes du je distincts de poèmes à l'autre et avec l'autre, sur l'autre, ou pour l'autre. Du singulier opposé au pluriel. Les autres. Catégories superficielles, qui ne considèrent que le dit, pas le dire. Il me semble, au contraire, que c'est d'être cette marche à l'amour qui fait que ces poèmes sont politiques. Et c'est un autre aspect de la même poétique, de la même marche du poème, qui fait — et peut-être même généralement — qu'il n'y a de poème lyrique que s'il est épique d'abord. (p. 98-99)

Cela étant, dans l’exercice du commentaire, on sera attentif à ne pas rabattre systématiquement la dimension amoureuse sur la poésie politique et réciproquement : s’il s’agit bien d’évaluer leur synergie à l’échelle du recueil, il arrive bien qu’à l’échelle du poème, une dimension prime largement sur l’autre (par exemple « Seul et seule », « Errant amour »). Enfin, on lira avec intérêt l'entretien qu'a donné Miron et Claude Filteau (Filteau 1984) qui explique comment a évolué sa poésie amoureuse, comment il a renoncé à l'équation femme-poésie comme à l'équation amour-poésie, au profit d'une conception beaucoup moins sacralisée de l'amour.