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ARTICLE
Nous proposons de considérer le genre du « tombeau » comme un lieu de négociation des héritages et de construction de généalogies poétiques. Loin de constituer un simple équivalent poétique du monument, le tombeau permet une inscription critique et dynamique des œuvres passées dans l’œuvre présente. Et si le tombeau du xxe siècle n’est plus que rarement un ouvrage collectif, il n’en conserve pas moins une dimension plurielle et dialogique. Les poèmes « tombeaux » sont en effet rarement isolés, ils répondent à des textes antérieurs et forment des ensembles par lesquels se constituent les généalogies. Après avoir rappelé quelques éléments essentiels sur l’histoire et la poétique des tombeaux, nous nous concentrerons sur un exemple de ces tombeaux généalogiques, une chaîne dont Mallarmé est le maillon central, et qui relie Verlaine, Mallarmé et, plus d’un siècle plus tard, Yves Bonnefoy. L’enjeu comparatiste dans cet exemple est d’abord intermédial, puisqu’on verra le tombeau poétique se différencier du monument qui en est l’analogon premier. Nous suggérons toutefois que, si le « tombeau » est un nom de genre français, des équivalents de ces poèmes généalogiques existent dans d’autres langues et qu’ils peuvent comporter une dimension transnationale et translinguistique.
Préambule : brève histoire du tombeau [1]
Le tombeau littéraire apparaît en France au xvie siècle : c’est un recueil collectif, composé à l’occasion de la mort d’un prince ou d’un roi, qui fait concurrence au monument de pierre [2] . Les tombeaux élaborés par les poètes de la Pléiade sont ainsi concomitants des tombeaux les plus spectaculaires de la basilique Saint-Denis. Comme les tombeaux de pierre, les tombeaux de papier sont des créations collectives, relevant du montage, ou de l’assemblage, assumant une grande hétérogénéité, puisque l’on trouve des « genres » très différents dans ce dispositif (odes, hymnes, triomphes). Ils témoignent aussi d’une grande diversité linguistique, caractéristique de l’époque. Si le tombeau poétique est à l’origine composé pour un puissant, auquel il doit assurer une gloire plus éternelle que celle procurée par le monument matériel, susceptible d’être corrompu par le temps, assez rapidement, des tombeaux sont composés pour des poètes : pour Hughes Salel en 1554, et, parmi les plus connus, le tombeau pour du Bellay, en 1560 (qui paraît dans le même ouvrage que le tombeau pour Henri II) et le tombeau pour Ronsard en 1586. Lorsque le genre du tombeau poétique revient, à la fin du xixe siècle, après un long moment d’éclipse, c’est essentiellement à des poètes (ou des artistes) qu’il est dédié, beaucoup plus rarement à des figures politiques.
Le Tombeau de Théophile Gautier, qui marque cette résurgence, est publié en 1873, à l’initiative d’Albert Glatigny [3] . Le libraire et éditeur Alphonse Lemerre s’occupe de l’aspect matériel du livre, pendant que Catulle Mendès donne les consignes artistiques, voire rituelles : il s’agira d’adresser un toast au défunt lors d’un banquet sur sa tombe (Mallarmé suit scrupuleusement la consigne en intitulant sa contribution « Toast funèbre »). Le volume est copieux, varié, multilingue : il correspond bien à la pratique du tombeau de la Renaissance. Il faut rappeler que Glatigny était grand connaisseur de la poésie du xvie siècle, admirateur de Ronsard, et que la Renaissance constitue plus généralement pour les poètes de cette génération un « âge d’or ». Avant même d’entrer dans les micro-généalogies que proposent les tombeaux, on sera attentif à ce lien entre la Renaissance et la fin du xixe siècle, qui est construit par la résurgence du tombeau – et par l’écriture intensive de sonnets, une forme qui n’a pas connu une éclipse complète comme le tombeau, mais qui est puissamment réinvestie par les Parnassiens et s’insère souvent dans les ouvrages tombeaux, voire fait tombeau à elle seule. Le Tombeau de Charles Baudelaire, composé quelque vingt ans plus tard, en 1896, de taille certes plus modeste, rassemble les contributions des grands noms du symbolisme, avec un poème de Mallarmé en ouverture.
Cela étant, le retour du genre est aussi accompagné de transformations profondes. D’une part, seule l’une des deux variantes du tombeau renaissant resurgit, le tombeau pour un poète. Alors que le tombeau du xvie siècle scellait l’alliance du poète et de la cité, le tombeau parnassien fait au contraire le deuil de ce lien (la coupe que lève Mallarmé dans le « Toast funèbre » est vide). Il célèbre l’autonomie de la poésie, tout en cherchant à lui redonner une fonction liturgique. Cette réduction des destinataires est toutefois compensée par le fait que les tombeaux ne sont pas seulement écrits pour des poètes, mais aussi pour des artistes, peintres, musiciens – cela sera particulièrement vrai au xxe siècle, et les tombeaux écrits par Yves Bonnefoy en seront un exemple.
D’autre part, ces tombeaux collectifs sont, somme toute, rares. Le tombeau « se marginalise » selon l’expression de Dominique Moncond’huy [4] , devenant de plus en plus hommage d’un poète à un autre poète ou artiste. Les hommages collectifs persistent, bien sûr, mais ils prennent moins souvent la forme d’un recueil intitulé « tombeau » que celle d’un numéro de revue. Le développement considérable des revues littéraires à la fin du xixe et au début du xxe siècle a certainement joué un rôle dans cette évolution. Mallarmé a pratiqué les deux formes : il a contribué à des ensembles collectifs (avec le « Toast funèbre » dans Le Tombeau de Théophile Gautier ou avec le « Tombeau d’Edgar Poe »), mais a aussi écrit des poèmes détachés, pour Wagner ou pour Verlaine [5] . Autre évolution notable, qui est corrélée à la précédente : le genre est de moins en moins lié à la mort du célébré, autrement dit de moins en moins circonstanciel. Les tombeaux prennent acte de la dissociation entre l’homme et le poème qui signait déjà pour Mallarmé la véritable apothéose du poète – ainsi dans les célèbres vers du « Tombeau d’Edgar Poe » : «Tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change / Le Poète suscite avec un glaive nu / Son siècle épouvanté de n’avoir pas connu / Que la mort triomphait dans cette voix étrange!» [6] . Le mot « Poète » apparaît avant le nom « Poe », comme un signe de cette essentialisation aboutie dans la mort. Une caractéristique des tombeaux poétiques contemporains – car c’est bien le troisième grand moment de ces « âges du tombeau » – est même de rendre hommage à des figures très éloignées dans le temps pour véritablement constituer des généalogies intellectuelles et artistiques. Cela sera particulièrement visible dans ce que l’on peut appeler « l’âge post-moderne du tombeau », avec un Tombeau de Du Bellay, par Michel Deguy en 1973, ou Les Tombeaux de Pétrarque, par Jacques Roubaud, en 1975.
Les tombeaux de Verlaine et l’héritage de Mallarmé
Le dernier tombeau que Mallarmé écrit est pour Verlaine [7] . Ce « Tombeau » a pour particularité de ne pas mettre en exergue le nom du défunt dans le titre, comme pour différer son apparition au dernier vers du premier tercet (lieu où le nom du célébré figure invariablement dans les tombeaux écrits par Mallarmé). Lorsque le nom apparaît, il est dévoilé après avoir été « caché » (comme Verlaine dans l’herbe), et est redoublé :
Tombeau
Anniversaire – Janvier 1897
Le noir roc courroucé que la bise le roule
Ne s’arrêtera ni sous de pieuses mains
Tâtant sa ressemblance avec les maux humains
Comme pour en bénir quelque funeste moule.
Ici presque toujours si le ramier roucoule
Cet immatériel deuil opprime de maints
Nubiles plis l’astre mûri des lendemains
Dont un scintillement argentera la foule.
Qui cherche, parcourant le solitaire bond
Tantôt extérieur de notre vagabond –
Verlaine ? Il est caché parmi l’herbe, Verlaine
À ne surprendre que naïvement d’accord
La lèvre sans y boire ou tarir son haleine
Un peu profond ruisseau calomnié la mort. [8]
Ce poème est certes lié à la circonstance, mais l’épigraphe indique qu’une distance est prise avec le moment de la mort, survenue un an plus tôt, et avec la cérémonie funéraire (à laquelle Mallarmé a assisté et sur laquelle il a écrit un texte). Il s’agit d’un hommage plus personnel de créateur à créateur et non plus d’un poème écrit à l’occasion de la mort ou de l’érection d’un monument (comme c’était le cas pour le tombeau de Poe). Mallarmé oppose à la pierre tombale, « noir roc courroucé », le « ramier » qui « roucoule » – avec des sons proches dans « courroucé » et « roucoule », mais les monosyllabes heurtés contrastent avec les allitérations roulantes – et la fluidité de l’eau : Verlaine est occupé à surprendre « un peu profond ruisseau calomnié la mort ». C’est encore le contraste entre la mort de la personne, actée dans la solennité du rite, et l’immortalité du poète en son œuvre qui est formulée, puisque les images finales de ce tombeau reprennent des mots de Verlaine (« parmi » est un terme que Verlaine affectionnait).
Le « Tombeau de Paul Verlaine » d’Yves Bonnefoy, appartient au recueil Presque dix-neuf sonnets, repris en 2011 dans La Longue Chaîne de l’ancre [9] :
Le tombeau de Paul Verlaine
Ce « peu profond ruisseau », où coule-t-il
Plus avant qu’en ses vers, qui savent bien
Sur toute rive est proche, dans les joncs
Enchevêtrés du désir et du rêve ?
Juges, au soir, les mots !
Boue autant que lumière, vérité !
Lui ne l’oubliait pas, bien qu’irritant, futile,
Son propos tressautât de pierre en pierre.
Il fut humble, par fierté simple, il consentit
À n’être pour les autres qu’un miroir
Dont le tain dévasté filtrerait le ciel.
À eux de voir que le ciel fut en lui
À son plus rouge à travers ces feuillages
Du soir, quand le roucoulement des ramiers s’enténèbre [10] .
Ce recueil de « presque-sonnets » pourrait-on dire, puisque les vers sont organisés en quatrains et tercets, mais sans rimes ni vers réguliers, comprend cinq tombeaux : de l’architecte L. B. Alberti, de Baudelaire, de Leopardi, de Mallarmé et de Verlaine. On voit combien s’est creusée la distance avec la circonstance. C’est cette distance qui permet de faire du tombeau un lieu pour afficher un art poétique dans l’hommage à une figure de la tradition, hommage doublé d’une réflexivité et d’une interrogation critique. On mesure aussi l’écart dans cette configuration avec le tombeau de la Renaissance : il ne s’agit plus d’un livre pour une figure célébrée contenant des contributions de plusieurs auteurs, mais d’un recueil qui contient des tombeaux écrits par un seul poète, constituant son propre panthéon [11] , proposant une méditation sur des héritages au long cours et ouvrant le temps de l’écriture à tout l’empan de l’histoire culturelle. Il faut toutefois apporter ici une nuance, puisque les tombeaux écrits par Bonnefoy l’ont d’abord été séparément, accompagnés par les dessins de Gérard Titus-Carmel dans des livres pauvres, très loin d’une visée monumentale. Il s’agissait plutôt d’une réflexion presque intime dans une collaboration étroite entre le poète et l’artiste, qui aiguise la réflexion sur le compagnonnage des arts.
Or, lorsque Bonnefoy écrit le tombeau de Verlaine, il ajoute une pierre au tombeau commencé par Mallarmé, mais il renforce aussi le lien entre Mallarmé et Verlaine. On note en effet que les tombeaux qu’il leur consacre présentent des correspondances :
Le tombeau de Stéphane Mallarmé
Sa voile soit sa tombe, puisqu’il n’y eut
Aucun souffle sur terre pour convaincre
La yole de sa voix de dire non
Au fleuve, qui l’appelait dans sa lumière.
De Hugo, disait-il, le plus beau vers :
« Le soleil s’est couché ce soir dans les nuées »,
L’eau à quoi rien n’ajoute ni ne prend
Se fait le feu, et ce feu le subjugue.
Nous le voyons là-bas, indistinct, agiter
À la proue de sa barque qui se dissipe
Ce que des yeux d’ici ne comprennent pas.
Est-ce comme cela que l’on meurt ? Et à qui
Parle-t-il ? Et que reste-t-il de lui, la nuit tombée ?
Cette écharpe de deux couleurs, creusant le fleuve. [12]
Les deux poètes sont associés à l’eau, à la fluidité – le fleuve pour Mallarmé, le ruisseau pour Verlaine – et saisis dans un crépuscule rougeoyant, avec des effets de clair-obscur saisissants (le feu qui subjugue Mallarmé au couchant, le rouge quand le roucoulement des ramiers s’enténèbre pour Verlaine). Surtout, Bonnefoy ouvre son poème pour Verlaine par les mots qui concluaient le poème de Mallarmé : « un peu profond ruisseau ». Or ce sont aussi les mots de Mallarmé que reprenait le compositeur Pierre Boulez dans la partie « Tombeau » de Pli contre pli – le développement du tombeau en genre musical est un sujet qui excède largement notre cadre, mais il est évident que la question du rapport entre les arts est posée en profondeur par la coexistence de la branche poétique et de la branche musicale, parfois croisées, comme c’est le cas dans la pièce de Boulez. Bonnefoy emploie immédiatement après le verbe « coule », qui restait sous-jacent dans le poème de Mallarmé (où l’on trouvait « roule », « roucoule »). Le tombeau s’achève enfin sur le « roucoulement des ramiers », variation sur les mots de Mallarmé que nous avons commentés. Bonnefoy reprend ainsi très ostensiblement le poème du « Maître ».
Il lui donne pourtant une tout autre inflexion. Alors que Mallarmé cachait Verlaine dans l’herbe et parlait de son « solitaire bond », Bonnefoy réinscrit la transitivité, l’autre, le lecteur. Il reprend la structure interrogative de Mallarmé, mais au début du poème, comme une question posée à Verlaine (ou à Mallarmé, ou au lecteur), comme une ouverture dialogique. Surtout, Bonnefoy fait de Verlaine un poète dont la quête n’est pas solitaire, et qui consent humblement à « n’être pour les autres qu’un miroir ». C’est aux autres, « à eux », qu’il revient de voir « que le ciel fut en lui à son plus rouge ». On retrouve ici une idée chère à Bonnefoy : « La poésie est foncièrement transitive, son texte est pour se défaire du moi et non pour le conforter, elle est donc, en puissance, associative, une alliance qui se propose, de l’amitié pour des inconnus, dans l’avenir inconnu. » [13]
Or si l’on examine le tombeau de Mallarmé par Bonnefoy, on remarque une inflexion similaire. Mallarmé y parle, même si l’on ne sait à qui : c’est bien l’idée d’une poésie transitive, bouteille à la mer de Vigny plutôt qu’« aboli bibelot d’inanité sonore ». Et la citation de Victor Hugo dans la bouche de Mallarmé tire aussi celui-ci du côté du romantisme plutôt que du Parnasse. Il faut ici identifier une autre citation, qui n’est pas signalée explicitement comme l’est celle de Victor Hugo, et qui est pourtant essentielle au sens du poème : « la yole de sa voix » est une référence au poème de Paul Valéry, « Valvins », adressé à Mallarmé en 1897, c’est-à-dire un an avant sa mort. « Valvins » est un sonnet (et non un presque sonnet), également consacré à Mallarmé, voguant sur la Seine. Valéry fait de Mallarmé le poète du livre et non de la vie : il vogue sur une « fluide yole à jamais littéraire », son « silence » le livre aux cris de « tout le brut azur », et « l’ombre de quelque page éparse d’aucun livre / tremble » [14] . Tout au contraire, le Mallarmé de Bonnefoy est une voix et une parole. Il faut aussi ajouter que Valvins est le lieu où est mort Anatole et où se dresse une stèle pour lui ; c’est aussi là que mourra son père en 1898. Or Valéry ne réussira jamais à achever le tombeau de Mallarmé qu’il avait entrepris [15] , comme Mallarmé n’avait pu achever le tombeau de son fils [16] . Tout se passe donc comme si Bonnefoy écrivait pour Valéry cet impossible tombeau, mais en substituant au Mallarmé valéryen, c’est-à-dire au Mallarmé livresque, tourné vers une poésie « pure », un Mallarmé hugolien et surtout verlainien, tourné vers un interlocuteur et ancré dans le réel de la matière, de la nature. C’est donc une chaîne plus complexe qu’il n’y paraît qui se constitue là : si elle relie bien Mallarmé, Verlaine et Bonnefoy, des maillons intermédiaires, Hugo et Valéry, sont aussi indispensables. Une certaine généalogie est ainsi constituée, mais une généalogie dialogique et critique, ouverte au questionnement et aux réinterprétations.
Conclusion : pour une ouverture transnationale
Nous employons à dessein ce terme de généalogie, en l’empruntant à Sally Connolly, une critique qui s’est intéressée à la constitution de ce type de chaîne chez des poètes de langue anglaise, pour lesquelles le terme de « tombeau » n’est pas disponible. Il n’y a pas, sinon en néo-latin (« tumulus »), de strict équivalent de ce nom de genre dans d’autres langues. Sally Connolly parle donc de « genealogical elegy » dans son ouvrage Grief and meter [17] , qui prend pour point de départ l’extraordinaire poème d’Auden pour Yeats, « In Memory of William Butler Yeats » (lui-même enté sur l’épitaphe que Yeats avait composée pour lui-même, « Under Ben Bulben »). Le poème d’Auden est la matrice du poème de Brodsky pour T. S. Eliot, poème en russe (« Stixi na smert’ T.S . Eliota »), mais qui importe l’expérience formelle d’Auden. Or à la mort de Brodsky, Seamus Heaney écrit le poème « Audenesque », qui ne reprend pas toute la structure d’Auden, mais le seul quatrain trochaïque, pour rendre hommage au poète russe. Yeats, Auden, Brodsky, Heaney : l’ensemble de ces élégies, que l’on appellerait « tombeaux » en français, construit une chaîne de poètes alliant extrême rigueur formelle et sentiment de « responsabilités » [18] envers le monde, foi dans le pouvoir [19] de la poésie pour, non pas agir directement sur l’histoire, mais en transformer l’héritage : « with the farming of a verse / make a vineyard of the curse » [20] , dirait Auden.
On l’aura bien remarqué dans les tombeaux pour Verlaine : le genre repose sur un régime citationnel. Les citations sont en effet nombreuses, parfois verbatim, signalées par des guillemets, parfois plus indirectes (des mots, des motifs), parfois plus formelles (des structures, comme le sonnet ou le quatrain trochaïque). Car c’est bien là l’enjeu essentiel du tombeau : redire les mots, reprendre les formes, les transmettre donc. Il est alors passionnant d’étudier comment s’intègrent plus ou moins harmonieusement voix du célébrant et voix du célébré, comment s’opère un métabolisme plus ou moins complexe et comment surgit une « troisième voix » – dans les mots d’Auden encore : « The words of a dead man / Are modified in the guts of the living » [21] . Le phénomène est particulièrement remarquable lorsqu’il s’agit de langues différentes, et que les citations sont des traductions. C’est sur cette proximité entre écriture du tombeau et traduction, autre forme de la transmission, que nous voulons conclure. Ce n’est sans doute pas un hasard si les auteurs de tombeaux sont aussi souvent de grands traducteurs. L’exemple que nous avons choisi est à ce titre tout à fait révélateur : Mallarmé a traduit Poe, pour qui il a aussi écrit un tombeau, de même que Bonnefoy pour Leopardi. Car ce métabolisme, ce brouillage parfois des frontières auctoriales, c’est aussi ce qui s’opère dans la traduction, par l’accueil des mots de l’autre, leur transformation. Alors même que le « tombeau » peut apparaître comme un genre spécifiquement français, il entretient une affinité avec la traduction et permet d’ouvrir les généalogies poétiques à d’autres langues et d’autres traditions.
Notes
- [1]
Pour plus de détails, voir Dominique Moncond’huy, « Qu’est-ce qu’un tombeau poétique ? » dans Le Tombeau poétique en France (dir. Dominique Moncond’huy), Poitiers, La Licorne, 1994, p. 3-16 et l’introduction du volume Tombeaux poétiques et artistiques. Fortunes d’un genre (dir. Marik Froidefond et Delphine Rumeau), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2020, p. 7-52.
- [2]
Pour le tombeau de la Renaissance, voir en particulier Amaury Fleges, « Tombeaux littéraires en France à la Renaissance », dans Dominique Moncond’huy (dir.), Le Tombeau poétique en France, Poitiers, La Licorne, 1994, p. 71-142.
- [3]
Sur cet ouvrage, voir en particulier les travaux de Carole Furmanek, en particulier, « Chanter devant les tombes. Les hommages funèbres du Tombeau de Théophile Gautier aux Tombeaux mallarméens », dans Claude Millet (dir.), La Circonstance lyrique, Bruxelles, Peter Lang, 2011, et son importante thèse de doctorat, À la recherche d’une communauté poétique ? Constitutions de rituels et dissolutions de groupes, du Tombeau de Théophile Gautier à la mort de Mallarmé, Université de Lille, 2010. On pourra aussi consulter Joël Dalançon, « Le tombeau de Théophile Gautier », dans Dominique Moncond’huy (dir.), Le Tombeau poétique en France, op. cit., p. 239-254. Sur ce tombeau, voir aussi Pascal Durand, « La mort en partage. À propos du Tombeau de Théophile Gautier. 1873 », Histoires littéraires, octobre 2008, vol. 36, p. 43-49 et Michael Pakenham, « Le Tombeau de Théophile Gautier (1873) », dans Michèle Dugast et Jacques Touret (dir.), Tombeaux et monuments, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1993, p. 39-52.
- [4]
Dominique Moncond’huy, « Qu’est-ce qu’un tombeau poétique ? », art. cit., p. 7.
- [5]
Voir Hans Peter Lund, « Paroles d’outre-tombe : les “tombeaux” de Mallarmé », dans Dominique Moncond’huy (dir.), Le Tombeau poétique en France, op. cit., p. 255-272 et Virág Pataki, « Le Tombeau idéal ou les hommages funèbres de Mallarmé », Revue d’études françaises, no 5, 2000, p. 207-215.
- [6]
Stéphane Mallarmé, « Tombeau d’Edgar Poe », dans Poésies, Paris, Gallimard, « Poésie », p. 60.
- [7]
On pourra trouver un commentaire de ce tombeau par Jean-Michel Maulpoix sur http://www.maulpoix.net/tombeau.html, page consultée le 27 mai 2020.
- [8]
Stéphane Mallarmé, Poésies, op. cit., p. 62. Nous soulignons.
- [9]
Sur les tombeaux écrits par Yves Bonnefoy, voir Marik Froidefond, « “Hic est locus patriae”. Prestiges et ambivalences du tombeau dans l’œuvre d’Yves Bonnefoy », dans Tombeaux poétiques et artistiques. Fortunes d’un genre (dir. Marik Froidefond et Delphine Rumeau), op. cit., p. 181-206
- [10]
Yves Bonnefoy, Presque dix-neuf sonnets, repris dans L’Heure présente, Paris, Gallimard, « Poésie », 2014, p. 126.
- [11]
À la même période, en 2015, Bonnefoy a préfacé l’ouvrage de Stéphane Crémier qui lui est d’ailleurs dédié, Tombeaux et Taxidermies, composé de trente sonnets et de vingt-six gouaches : François d’Assise, Platon ou Samuel Beckett forment un ensemble de « phares ». Là aussi, un seul auteur propose une série de tombeaux (et seulement de tombeaux, alors que c’est le sonnet qui est le dénominateur commun dans la série de Bonnefoy).
- [12]
Yves Bonnefoy, Presque dix-neuf sonnets, op. cit., p. 117.
- [13]
Yves Bonnefoy, « Entretien avec Odile Bombarde, 2005 », L’Inachevable. Entretiens sur la poésie 1990-2010, Paris, Albin Michel, 2010, p. 466.
- [14]
Paul Valéry, « Valvins », Album de vers anciens, dans Œuvres, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1957, tome 1, p. 85.
- [15]
Il en reste sept pages de brouillon – on en retiendra certaines formules frappantes, comme « Je serai le tombeau / de ton ombre pensive » ou « Mon âme de ton âme est le vivant tombeau ». On trouvera reproduites des pages manuscrites de ces brouillons dans Judith Robinson-Valéry, « Valéry face à la mort de Mallarmé : de l’impossible prose à la poésie », Genesis, 1992 / 2, p. 61-79.
- [16]
Voir Margot Favard, « Le Tombeau d’Anatole de Mallarmé ou l’impossible œuvre de l’absence », dans Tombeaux poétiques et artistiques. Fortunes d’un genre (dir. Marik Froidefond et Delphine Rumeau), op. cit., p. 77-91.
- [17]
Sally Connolly, Grief and Meter, Elegies for Poets after Auden, Charlottesville, University of Virgina Press, 2016.
- [18]
C’est le titre d’un recueil de Yeats en 1914.
- [19]
« Redress » dirait Heaney (Seamus Heaney, The Redress of Poetry, New York, Farrar, Strauss and Giroux, 1995).
- [20]
W. H. Auden, « In Memory of W. B. Yeats », Another Time, New York, Random House, 1940 : « et par la culture d’un vers / faire de la malédiction une vigne ».
- [21]
Ibid. « les mots d’un défunt / Se transforment dans les entrailles des vivants ».
Biographie de l'auteur
Delphine RUMEAU
Delphine Rumeau est professeure de littérature comparée à l’université Grenoble-Alpes. Elle travaille sur les questions de réception (Dante, Mandelstam, Whitman), des héritages, de la transmission des modèles et des genres poétiques.