appel
5 allées Antonio Machado
31058 Toulouse Cedex 9
« Détruire les livres » ne saurait constituer pour nous un mot d’ordre. La question n’en est pas moins capitale si l’on admet que « [l]’attitude biblioclaste remonte à la nuit de l’écriture », pour reprendre le mot de l’historien du livre Lucien X. Polastron.
La destruction de livres a souvent été étudiée sous un angle idéologique ou historique, notamment en lien avec l’histoire de la censure : elle est la plupart du temps appréhendée comme un moyen mis au service d’une fin qui concerne les textes, les idées et les êtres vivants qui les expriment ou qui les lisent. Peut-on en dire plus, ou en dire autre chose ? Le geste biblioclaste en lui-même, loin d’être anodin, représente en effet un véritable tabou dans les cultures dites « du livre », un interdit suprême lesté d’évidentes implications symboliques.
Pourtant, le roman moderne ne s’ouvre-t-il pas sur la destruction de la bibliothèque de Don Quichotte ? La fin des livres ne hante-t-elle pas nombre de récits fictionnels, depuis le labyrinthe borgésien ou le Nom de la rose à l’univers dystopique de Fahrenheit 451, jusque dans le livre de jeunesse ? Le livre d’artiste n’est-il pas en partie fondé sur le paradoxe de « bibliophiles… biblioclastes », pour reprendre le titre d’un numéro de la revue L’Art vivant de 1974 ? Si le respect des livres, voire leur amour, sont supposés être au cœur de l’écriture et de la lecture, ils peuvent également donner lieu à des revirements contre eux. La bibliophilie et le biblioclasme engagent ainsi la question même de la création et de la confrontation entre ses idéaux et ses supports matériels.
Car c’est bien de la matérialité des supports qu’il est question, et de la difficulté de la prendre en compte. Cette difficulté tient d’une part à l’approche littéraire, qui tend à dématérialiser le texte au profit de l’œuvre, et d’autre part à l’idéologie technique actuelle qui associe de façon trompeuse la mutation numérique à une « dématérialisation » menaçante, suscitant en retour une célébration du livre-papier dans l’édition et donnant lieu à quantité de détournements sur les réseaux sociaux.
Sans relativiser ni minimiser d’aucune manière la dimension politique des biblioclasmes, c’est cette dualité entre destruction et création que le présent colloque souhaite interroger en mettant au cœur de sa réflexion la matérialité du livre, que ce soit sous un format papier ou numérique, autant que sa dimension symbolique.
À quelles conditions, selon quelles modalités et avec quelles implications la destruction de livres peut-elle se présenter comme un instrument paradoxal de création ?
Les enjeux et les formes de ces rapports paradoxaux et problématiques aux livres seront explorés dans le domaine littéraire et à travers ses relations avec d’autres arts, dans des aires géographiques et culturelles variées et à des périodes différentes.
Les communications pourront notamment, mais non exclusivement, s’inscrire dans les axes suivants, qui abordent les enjeux pratiques, historiques, mais aussi poétiques et symboliques de la destruction de livres :
-Terminologie et enquête lexicale. Quels sont les termes en concurrence pour désigner ce phénomène (autodafé, biblioclasme, bibliolythie, destruction, fin du livre/des livres…) ? Les dictionnaires et manuels bibliophiliques du XIXe siècle témoignent d’un flou sémantique persistant entre certaines de ces notions, qui varient en outre selon les époques et les contextes. Dans quelle mesure le livre constitue-t-il à cet égard un cas particulier ?
-Histoire et relectures historiques. L’histoire et l’historiographie des destructions sont complexes, mettant en évidence des événements moins connus que d’autres. Comment rendre compte des entrelacements des époques et des déplacements dans les pratiques artistiques (archaïsmes techniques des livres d’artistes depuis les années 1970, ambition anthropologique des performances contemporaines...) ?
-Typologies et variations des pratiques biblioclastes/ bibliophiles. Ces pratiques renvoient parfois à des métaphores mais aussi à des performances corporelles et, plus largement, à la prise en compte de la matérialité du medium livresque (brûler, déchirer/couper, démonter/délier, tacher/maculer, fermer/envelopper, manger/assimiler…). Le biblioclasme est-il toujours volontaire ? Est-il possible de décliner cette notion en prenant en compte des degrés d’atteinte matérielle ? La notion de biblioclasme peut-elle s’appliquer indifféremment à tout type de médium imprimé ? Les périodiques et autres ephemera (affiches, tracts, etc.), par exemple, en sont-ils exclus, comme ils sont exclus de la sphère des « vrais » livres ?
-Publics concernés. Les productions variées engagent certes des réseaux de production et de réception différents. Mais faut-il les opposer (livres d'artistes contre éditions populaires, public adulte contre albums et littérature de jeunesse…) ou explorer les articulations entre ces mondes, à la faveur du rapport au livre ? Qu’en est-il de la place des avant-gardes ? Qu’en est-il des spécificités du traitement de ces pratiques dans les livres pour la jeunesse mais aussi lorsque des œuvres pour adultes sont transposées pour la jeunesse ?
-Idéologie et art. La place des livres permet-elle d’explorer moins une opposition qu’une articulation entre ces domaines ? Quelle dénonciation des autodafés, condamnant les livres et leurs auteurs à une même destruction, par l’art ? Faut-il pour autant définir les biblioclasmes par leurs enjeux idéologiques ?
-Arts et genres littéraires privilégiés. Les récits semblent majoritaires, mais en fonction de quels filtres et avec quelles concurrences ? Qu’en est-il du théâtre, mais aussi du cinéma et d’autres arts visuels (peinture, photographie, cinéma) ? Qu’en est-il des transpositions des romans dans les arts visuels (Fahrenheit 451 constituant ici un exemple capital mais non exclusif) ?
-Un corpus biblioclaste. Si un certain nombre d’anthologies récemment publiées (Bibliomanies, 2010, ou Les Fous de livres, 2011) exploitent volontiers la veine de la bibliophilie et de l’ivresse sensuelle qu’elle procure, une forme de tabou persiste autour de son pendant, en dépit de la récente publication de La Fin du livre : il n’en finit pas de mourir (1841-1930) en 2022. Cependant, la mise en avant d’œuvres canoniques est une façon de faire disparaître nombre d’autres références, que le programme dans son ensemble et le colloque en particulier visent à mettre au jour, sinon à répertorier.
Comité scientifique : Anthony Glinoër (Université de Sherbrooke, Canada), Isabelle Krzywkowski (Université de Grenoble Alpes), Isabelle Pantin (ENS Paris), Louisa Torres (BnF / INHA), Hélène Védrine (Paris-Sorbonne, Cellf).
Calendrier et modalités de propositions de communication :
15 janvier 2024, Fin de l’appel à communications : adressez aux organisateurs une proposition écrite de 3000 caractères maximum et une notice bio-bibliographique (en français ou en anglais ;marine.le-bail@univ-tlse2.fr ; benoit.tane@univ-tlse2.fr)
Mars 2024, finalisation de la sélection par le comité scientifique, qui sera attentif en outre à la dimension internationale et interdisciplinaire du colloque (universitaires et professionnels du livre) et à la place donnée aux doctorant.e.s et jeunes docteur.e.s.
Ce colloque sera accompagné d’une série de manifestations :
Exposition à la Bibliothèque d’Etude et du Patrimoine (co-org. Magali Vène, BEP)
Conférences :
Alberto Manguel
Lucien X. Polastron
Ecrivain invité : Fabien Clavel, auteur des Feuillets de cuivre (ActuSF, 2015)
Le projet « Biblioclasmes ! », initié en 2020 par Marine Le Bail et Benoît Tane, est à suivre sur
le carnet de recherche « Biblioclasmes. Livres menacés, livres détruits, livres recréés ? » : https://biblioclasm.hypotheses.org/