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Comparatistes en quarantaine (9): Ce que la littérature nous apprend de l’épidémie
William Marx
(Collège de France)

La littérature est un réservoir de discours. On y retrouve la mémoire parcellaire, composite, déformée et reformée des événements qui marquèrent l’histoire de l’humanité. Plus exactement : grâce à la littérature, tout événement nous parvient sous les espèces d’un discours qu’il nous appartient de déchiffrer et d’interpréter et dont le fait historique lui-même ne peut qu’avec peine s’isoler comme une réalité entièrement objectivable. C’est pourquoi, si les épidémies appartiennent à l’expérience universelle et immémoriale, si elles occupent à ce titre une place non négligeable dans les textes littéraires, cette place elle-même appelle notre interrogation et notre interprétation. Elle dit quelque chose des modalités sous lesquelles l’humanité tente de faire face à l’épreuve. Ainsi la littérature peut-elle éclairer notre propre rapport à l’épidémie actuelle.

Certes, il y a épidémie et épidémie. Toutes n’ont pas une fortune littéraire identique, si tant est qu’elles laissent dans les textes la moindre trace. La peste, le choléra, la lèpre, l’ergotisme, la syphilis, la rougeole, la tuberculose, la grippe, le sida, pour ne citer que ces quelques maladies si diverses par leur mode de contamination, leurs symptômes, leur évolution et leur létalité, déterminent des expériences individuelles et sociales radicalement différentes et engagent la littérature de façon non moins diverse. Il arrive à la syphilis de se manifester dans l’œuvre à l’insu même de son auteur atteint par la maladie, non pas comme thème mais, de façon formelle et symptomatique, comme une force de destructuration du discours : les cas de Nietzsche, Maupassant ou Pierre Louÿs viennent spontanément à l’esprit. Le sida, comme la lèpre à certains égards, eut un effet de segmentation sociale, de création de communauté, où les œuvres littéraires jouèrent souvent un rôle fédérateur. Certaines maladies interviennent dans la littérature en priorité par le biais de destins individuels : qu’on songe à la scarlatine dans Les Quatre Filles du docteur March (1868) de Louisa May Alcott ou à la tuberculose dans La Dame aux camélias (1848) d’Alexandre Dumas fils (la vertu socialisante de la tuberculose a cependant une fonction non négligeable dans le sanatorium de La Montagne magique de Thomas Mann en 1924).

Les pandémies, quant à elles, ont ceci de particulier qu’elles font de la collectivité humaine leur victime. Elles atteignent l’homme dans sa capacité à faire société ; elles révèlent sa nature d’animal social en faisant de celle-ci à la fois la vectrice de la catastrophe et la source sinon d’un éventuel salut, du moins d’une consolation et d’un allégement des souffrances. Elles érigent l’humanité en problème. Par le seul fait de mettre en péril l’existence de la collectivité, elles constituent la société, voire le genre humain en sujet du discours, sinon en personnage littéraire. Car si le personnage est celui dont on peut raconter non seulement la vie, mais aussi la fin, alors la menace de la mort suffit à créer un effet de personnage.

Il n’est pas anodin sans doute que la littérature occidentale, du moins son plus ancien monument conservé, l’Iliade, débute par une épidémie : celle qui ravage le camp des Achéens durant la guerre de Troie. Cette peste (moins dans sa stricte définition médicale qu’au sens générique d’épidémie mortelle et fulgurante), qui menace d’anéantir l’armée et avec elle les efforts de neuf années de combat, est attribuée au dieu Apollon décochant ses flèches sur les guerriers, qui tombent les uns après les autres. Une action à distance, donc, alors que la maladie – nous ne le savons que trop – se propage par contact. Les assauts de l’archer divin permettent de rendre compte, selon les cadres de pensée de la Grèce archaïque, de l’inconcevable rapidité de la diffusion de la maladie. La croissance exponentielle perçue comme épiphanie divine : on voit que la description de l’épidémie exprime une certaine vision du monde, remplit une certaine fonction idéologique.

On peut ainsi distinguer dans la littérature quatre types de discours sur les épidémies, quatre grandes fonctions qu’on leur fait jouer et dont il est aisé de trouver des équivalents dans les discours actuels sur le Covid-19.

Il y a d’abord les textes qui considèrent l’épidémie comme un simple élément documentaire, un objet de curiosité humaine, historique et intellectuelle, qu’il convient de décrire avec la plus grande précision. Ainsi de Thucydide au livre II de La Guerre du Péloponnèse ou de Boccace relatant au début du Décaméron les ravages de la grande peste noire de 1348 à Florence. Le cas de Daniel Defoe est intéressant : alors qu’on s’inquiète en Angleterre de la peste qui sévit en Provence en 1720, l’écrivain entreprend de rassembler les documents et les témoignages d’une autre peste, celle de 1665 à Londres, et en compose son Journal de l’année de la peste (1722). Œuvre donc, vraiment, de journaliste et d’historien, dont les leçons éveillent aujourd’hui de curieux échos : on y lit, par exemple, qu’afin d’éviter toute contamination on payait les commerçants en jetant les pièces de monnaie dans un baquet de vinaigre ou que les clientes étaient invitées à récupérer elles-mêmes leur marchandise sur le croc du boucher – invention, en quelque sorte, du paiement sans contact et du drive.

Vient ensuite une deuxième catégorie de textes : ceux qui font de l’épidémie le signe ou le symptôme d’un désordre cosmique, religieux ou social. Il suffit alors en principe de rétablir l’ordre initial pour arrêter le fléau. Tel est le cas de l’Iliade, lorsque Apollon punit les Achéens d’avoir touché à la fille de son prêtre ; d’Œdipe roi de Sophocle, où la peste dévastant Thèbes trahit l’inceste et le parricide commis par le souverain ; ou du livre biblique de l’Exode, quand Dieu décime les troupeaux des Égyptiens et leur envoie une épidémie d’ulcères pour les forcer à libérer le peuple hébreu. Dans la mesure où elle déclenche la quête d’un coupable, l’épidémie fournit au roman policier un ingrédient sans pareil : dans Pars vite et reviens tard (2001), Fred Vargas fait de la résurgence de la peste à Paris au XXIe siècle la révélatrice d’injustices oubliées. Difficile de ne pas songer, dans une veine analogue, aux discours reliant l’épidémie actuelle aux désordres environnementaux d’origine humaine ou aux politiques déficientes – cela dit sans préjudice de la pertinence de telles analyses.

D’autres textes insistent sur le caractère inéluctable de l’épidémie, relevant d’un ordre naturel du monde contre lequel il serait vain de se rebeller – comme dans la nouvelle d’Edgar Allan Poe, Le Masque de la mort rouge (1842). La description du fléau vient alors exorciser l’angoisse latente de la modernité. L’épidémie devient le motif privilégié de romans d’anticipation relatant la fin de la civilisation, sinon de l’humanité, chez Mary Shelley (Le Dernier Homme, 1826) ou chez Jack London (La Peste écarlate, 1912). Dans certains de ces récits appartenant à la littérature anglo-américaine, la terreur provoquée par l’épidémie cache mal une autre terreur, historique celle-là, liée à la Révolution française, dont la maladie ne serait que la transposition biologique. De façon paradoxale, c’est à cette veine fataliste et apocalyptique que se rattache la fameuse description par Lucrèce de la peste à Athènes, sur laquelle se clôt, intentionnellement ou non, son grand poème épicurien et matérialiste : appel à la résignation devant un fléau ressortissant à l’ordre de la nature.

Enfin, dans un dernier ensemble de textes, l’épidémie sert à la mise à nu morale et symbolique de l’humanité, révélatrice des vices et vertus des individus, des travers et des forces de la société, avec ses héros et ses salauds. La Peste (1947) d’Albert Camus désigne par une évidente allégorie toute crise humaine et sociale majeure, et en premier lieu l’Occupation. L’événement de la Seconde Guerre mondiale n’est étranger ni au choléra décrit par Jean Giono dans Le Hussard sur le toit (1951) ni au Typhus (1943) de Jean-Paul Sartre, scénario tourné plus tard par Yves Allégret sous le titre Les Orgueilleux (1953) avec Michèle Morgan et Gérard Philipe. C’était la voie déjà suivie trois siècles plus tôt par Jean de La Fontaine dans Les Animaux malades de la peste (1678), charge cinglante contre le mécanisme du bouc émissaire et contre l’interprétation sémiologique de l’épidémie, autrement dit contre les discours que nous venons de regouper dans la deuxième catégorie. Le célèbre incipit du poème (« Un mal qui répand la terreur, / Mal que le Ciel en sa fureur / Inventa pour punir les crimes de la terre »), référence appuyée à la rhétorique religieuse dominante, se révèle en réalité foncièrement ironique, tant il est contredit par la conclusion : que vaut en effet l’action divine si elle accroît l’injustice et si, loin de corriger la nature humaine, elle en exacerbe les défauts ? L’épidémie a partie liée avec la fable : elle est la lunette allégorique et philosophique par laquelle le moraliste pourra mieux observer l’humanité.

Voilà donc quatre types de discours – documentaire, sémiologique, eschatologique, moral – auxquels se laissent aisément rattacher, de façon pure ou mixte, les discours contemporains sur l’épidémie de Covid-19. Une telle typologie, riche d’une si longue tradition, ne suffit ni à exténuer la valeur des discours que nous entendons en ce moment ni à préjuger de leur pertinence, car ce qui était vrai ou faux, opportun ou nuisible hier en telles circonstances données ne l’est plus nécessairement aujourd’hui. Mais elle invite à prendre une certaine distance face aux arguments qui nous sont présentés et à les replacer dans une perspective historique et idéologique. C’est une des leçons que peut offrir la littérature.
: MARX, William