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Appel à contributions pour le n°53 de la revue Slavica occitania (à paraître en 2021)
Les Primitivismes en Russie, fin XIXe - XXe siècles
L’idée de « primitif », avec ses complexités, ses ambiguïtés, ses origines différentes, a été particulièrement sollicitée, en Europe occidentale et en Russie au tournant des xixe et xxe siècles, et cela jusqu’à la Première Guerre mondiale et la Révolution russe. Il s’agit de recourir au « primitif » pour régénérer une civilisation et des arts décadents, pour retrouver un souffle puissant de création. Selon une définition de Philippe Dagen, le « primitivisme » désigne en effet « une attitude consistant à proposer pour modèles ou références des œuvres choisies dans des cultures jugées archaïques » pour en faire le ferment d’un renouveau formel – l’historien de l’art s’empresse néanmoins d’ajouter : « reste à déterminer quelles sont ces cultures[1] ».
En Europe occidentale, on donne traditionnellement au primitivisme trois actes de naissance[2] : les recherches de Gauguin à Pont-Aven et en Polynésie, le moment où les yeux de Derain s’ouvrent, en 1906, sur les œuvres africaines et maories du British Museum à Londres et la visite par Picasso du Musée d’ethnographie au Trocadéro en 1907. En sus des œuvres d’Afrique et d’Océanie, les avant-gardes ne cesseront de s’inventer de nouveaux « primitifs » à imiter. Ceux-ci se découvrent en amont dans le temps (le primitif biblique, antique ; le primitif du Moyen-Âge ; les primitifs italiens et flamands précédant la Renaissance ; le primitif de la préhistoire même), mais aussi en soi-même (les pulsions de l’inconscient) ou juste à côté de soi (œuvres populaires ou naïves, œuvres des enfants ou des fous). Ce sont ces œuvres, jusqu’alors tenues pour indignes d’admiration, qui permettent la rupture avec le passé récent, avec les legs de l’académisme et du réalisme, et plus largement avec les règles de la représentation élaborées à partir de la Renaissance.
Pourtant en Russie, ce ne sont pas les « fétiches nègres » (selon l’expression alors en usage) qui jouent le rôle de primitifs à imiter, mais les arts asiatiques et, à leurs côtés, les œuvres et artefacts créés par la paysannerie russe (icônes, loubki, broderies traditionnelles, ustensiles et outils ornés, etc.).
Primitivismes et orientalismes
L’une des caractéristiques majeures du primitivisme russe est donc de se tourner vers l’est : Alexandre Chevtchenko dans Néo-primitivisme (1913) écrit que « le primitivisme indique immédiatement une origine orientale » et que le terme réfère à une « constellation d’arts orientaux » – le terme « constellation » mérite ici l’attention. Natalia Gontcharova écrit quant à elle dans La Cible (Mišen’), préface du catalogue de l’exposition du même nom à Moscou en 1913 : « Nos aspirations vont vers l’est et notre attention vers l’art national », exprimant clairement qu’il ne s’agit pas d’une fuite dans un ailleurs mais bien d’un ressourcement du national. Si l’Europe recherche d’abord l’ailleurs et l’autre dans les arts d’Afrique et d’Océanie (dont la découverte demeure liée à une forme d’exotisme[3]), la Russie se cherche elle-même à l’est. Le primitivisme, qui permet avant tout aux Européens la quête de nouvelles formes, est en revanche associé pour les Russes à une quête d’identité. Or celle-ci passe par un rejet de l’Occident et peut-être par un désir de rupture avec ce dernier : il s’agit de cesser de prendre pour modèle l’Europe occidentale et son legs artistique[4].
L’Orient est bien évidemment une catégorie complexe et l’examen du « primitif » devra aussi être l’occasion de préciser s’il existe quelque chose comme un « orientalisme » russe. Celui-ci ne saurait en tout cas se confondre avec l’orientalisme tel que l’a pensé Edward Said : l’Orient est pour la Russie à la fois étrangeté et proximité. La question de l’empire se pose ici : l’empire russe n’est pas un empire maritime, le rapport entre le centre et la périphérie n’est pas du tout le même et les confins orientaux (Sibérie ou Caucase) sont des marges et non des outre-mer ; à l’inverse, les empires orientaux (tatars, mongols) se sont étendus dans des régions russes. En d’autres termes, non seulement l’Orient est un pôle de l’espace russe, mais il appartient aussi à l’histoire, il renvoie à un passé national. Restent nombre de questions complexes, qui ne trouveront pas nécessairement les mêmes réponses chez les penseurs, les écrivains et les artistes : Quels sont les différents Orients ? Comment les discours sur « Asie », « Eurasie » et « Orient » interfèrent-ils ? La question de l’Orient a-t-elle une place dans le débat entre occidentalistes et les slavophiles ? L’Orient n’est-il pas lui-même pluriel et divers ? La Russie se reconnaît-elle dans certains Orients, lesquels ? Surtout, tous les Orients ne sont pas également considérés comme « primitifs » : comment donc, et selon quels critères, primitivisme et orientalisme s’articulent-ils ? Quel rôle pour le chamanisme sibérien (ayant par exemple largement préoccupé Kandinsky)[5] ?
Un peuple en particulier est considérablement valorisé depuis le xviiie siècle comme ancêtre national, fournissant l’un des mythes identitaires de la Russie (mais aussi de la Pologne ou de l’Ukraine) : les Scythes (ou les Sarmates pour les Polonais). Les Scythes offrent aux Slaves (dont ils diffèrent pourtant) le prestige d’une antiquité propre, qui n’est pas celle de l’Europe occidentale. Quel rôle ont joué ici l’archéologie, l’intérêt pour la préhistoire, pour l’ethnologie et l’anthropologie ? C’est précisément la figure du Scythe qui cristallise l’attention du discours et des arts primitivistes dans la Russie pré-révolutionnaire et révolutionnaire : en 1912, le premier groupe de sensibilité futuriste s’appelle Hileia, selon le nom que donne Hérodote à une partie de la Scythie (où ont grandi les frères Bourliouk). Citons encore la Suite scythe de Prokofiev (1915), « Les Scythes » de Blok (1918) et surtout la revue (proche du Socialisme Révolutionnaire de gauche), Les Scythes, dont les deux numéros, parus en 1917 et 1918, ont été dirigés notamment par Ivanov-Razoumnik, qui voyait dans la Révolution de 1917 un mouvement populaire russe, amené à mettre fin à l’esprit petit-bourgeois (meščanstvo) et à déferler sur l’Ouest. On aimerait consacrer une attention particulière à cette revue, en particulier au texte d’ouverture d’Ivanov-Razoumnik, et aux auteurs qui y sont publiés (Essénine, Kliouev, Biély – avec notamment Kotik Letaev, dans lequel le primitif se décline aussi sur le mode de l’enfance).
Primitivismes du monde occidental, primitivismes de Russie
Une question demeure alors : dans quelle mesure n’est-ce pas aussi le contact avec les Européens qui a rendu possible le développement de cet autre primitivisme, à la manière russe ? Natalia Gontcharova, dans différents textes, remarque ainsi que Cézanne, Gauguin et Van Gogh coïncident avec la peinture russe ancienne (c’est-à-dire notamment les icônes et les peintures murales des églises)[6]. Quel rôle pour la diffusion des œuvres primitivistes européennes (reproduites dans des revues, contemplées lors de séjours à Paris, achetées et exposées par des collectionneurs comme Morozov et Chtchoukine à Moscou ?) Quels dialogues entre ces différents modes de primitivisme ? Le primitivisme russe n’a-t-il pas lui aussi nourri les artistes et les poètes d’Europe occidentale ? Ainsi, par exemple Matisse découvre dans l’éblouissement les icônes et l’art religieux russe lors de son séjour à Moscou en 1911 et un Boris Anrep, exposé parmi les post-impressionnistes en Angleterre, peut faire en ce pays figure de passeur.
Il faut aussi se placer du point de vue de l’histoire des idées, à un moment de circulation forte de la pensée nietzschéenne. Le terme « dionysiaque » est ainsi omniprésent à la fin du XIXe siècle ; on pourra alors s’interroger sur les tensions ou les interférences possibles entre imaginaires scythique et dionysiaque. On notera enfin que l’Amérique même peut fournir un modèle de primitivisme. C’est ce que dit Mandelstam dans De la nature du mot à propos de Whitman – « obrazec pervobytnoj poèzii ». Néanmoins, à ses yeux, ce modèle n’est pas opératoire pour la Russie, laquelle doit (comme le fait Khlebnikov), creuser des galeries dans le temps pour retrouver sa nature hellénistique.
On pourra enfin aborder la question d’un point de vue sémantique, et se demander quels sont les termes du « primitif » en russe et lesquels viennent d’Europe occidentale : quelles différences entre « pervobytnyj » et « primitivnyj » ? Quels réseaux de termes se constituent autour du « primitif » (« premier », « originel », ou, à un autre endroit du spectre « barbare », « sauvage ») et quels rapports (inclusion, tension…) ces termes entretiennent-ils ?
De manière plus générale, nous accueillerons les perspectives comparées permettant d’inscrire le primitivisme russe dans un contexte plus large. Ainsi par exemple la redécouverte des icônes et des fresques religieuses au début du XXe siècle (avec notamment la réapparition d’œuvres oubliées de Roublev) peut-elle être comparée avec l’intérêt envers les primitifs italiens ? Comparer différents modes de primitivisme permettra de renouveler le regard porté sur ce phénomène. C'est donc avec intérêt que nous examinerons les propositions s'inscrivant dans une démarche comparatiste.
Arts visuels et littérature
Le primitivisme est avant tout une notion liée aux arts visuels (peinture, sculpture, gravure), même si Philippe Dagen montre que la quête de formes nouvelles via la médiation de modèles primitifs s’est accompagnée d’une quête du primitif dans la littérature. Quelles formes en Russie pour un primitivisme littéraire ? Quels modèles ? Dans quelle mesure le primitivisme en Russie peut-il permettre de rompre avec une tradition - et quelle tradition ? - et de développer une anti-tradition ? À cet égard, on pourra étudier le primitivisme des différents groupes d’avant-garde de sensibilité futuriste.
En littérature, on pourra étudier la quête d’un langage primitif, lié à l’invention de langues, et les diverses expériences en zaoum (chez Kroutchenykh, Khlebnikov, Illiazd...). L’idée d’invention peut s’articuler à un retour à des textes et des formes anciennes (c’est bien le sens essentiel du primitivisme), et certains genres sont particulièrement propices aux explorations primitivistes : les contes populaires, l’épopée. On pense en particulier aux nombreuses références au Dit d’Igor dans la poésie contemporaine de la Révolution (Blok, Kliouev, Khlebnikov – pour ce dernier, le Slovo est véritablement le ferment d’une rénovation linguistique et formelle).
Les relations entre arts et littérature nous intéresseront particulièrement : le primitivisme se nourrit du va-et-vient entre poésie et arts visuels. On pourra étudier la proximité des poètes, des peintres et dessinateurs, ainsi que les livres d’artistes et livres illustrés créés en collaboration. On peut penser à Larionov illustrant Les Douze de Blok en traduction française (Paris, 1920) ou à Vera Khlebnikova illustrant en 1920 le poème de son frère « Le Chaman et Vénus ».
Les contributions sur d’autres arts sont aussi les bienvenues : on pense par exemple à l’architecture (Vasnetsov, qui a illustré des bylines et qui a peint la Bataille entre les Scythes et les Slaves, est l’inventeur d’un style « conte de fée » en architecture). On pourra aussi s’intéresser à la façon dont le cinéma a pu réfracter le primitivisme ou s’intéresser au primitif (Andreï Roublev de Tarkovski par exemple).
Enfin, une question commune aux arts et à la littérature retiendra notre attention : qu’est-ce qu’un geste primitif moderne ? Est-ce un geste qui imite une forme ou qui mime une attitude ? Le terme de « néo-primitivisme » de Chevtchenko indique bien cette distance consciente avec un mythe primitif.
Pour explorer les nombreuses nuances du primitif et les différents modes de primitivisme, nous proposons de nous concentrer avant tout la période se déroulant de la fin du xixe siècle à la Révolution russe, sans pour autant exclure des études situées en amont ou en aval (origines du concept, prolongements et transformations ultérieures…). Peut-on distinguer différentes générations de primitivistes en Russie ? Aux États-Unis, l’expressionnisme abstrait (à partir des années 1940) puis le Land Art (à partir des années 1960) relancent l’intérêt pour le primitivisme et inspirent installations, performances, happenings. Le primitivisme, après la Seconde Guerre mondiale, ne prend plus seulement appui sur des artefacts mais sur des rituels[7]. Quels prolongements en URSS et Russie au cours des XXe et XXIe siècles pour le primitivisme ?
Les propositions pour des articles en français (résumé d’environ une page pour des articles d’environ 40 000 signes) doivent être envoyées à Delphine Rumeau (delphine.rumeau@gmail.com) et Claire Gheerardyn (claire.gheerardyn@gmail.com) avant le 1er décembre 2019. Les articles achevés seront à envoyer pour le 20 mai 2020.
[1] Philippe Dagen, Le Peintre, le poète, le sauvage. Les Voies du primitivisme dans l’art français, Paris, Flammarion, 1998, rééd. 2010, p. 13.
[2] Le principe du livre de Philippe Dagen consiste cependant, à rebours de recherches focalisées sur la période 1905-1914 liée aux avant-gardes historiques, à réinscrire le primitivisme dans une histoire plus longue, afin de retracer les processus ayant permis ces transformations du regard.
[3] Sur les chevauchements de l’exotisme et du primitivisme ainsi que sur les lignes de partage entre ces deux catégories, voir notamment Isabelle Krzywkowski, Le Temps et l’Espace sont morts hier, Paris, L’Improviste, 2006, p. 194-195 et p. 200-203.
[4] Voir Valéry Baïdine, L’Archaïsme dans l’avant-garde russe, Lyon, Centre d’études slaves André Lirondelle, 2006 ; Irina Shevelenko, Modernizm kak arxaizm. Nacionalizm i poiski modernistskoj èstetiki v Rossii, Moscou, NLO, 2017.
[5] Voir Leonid Heller, Anne Coldefy-Faucard, (dir.), Exotismes dans la culture russe, Lausanne, Université de Lausanne, Études de Lettres, (2-3) 283, 2009 ; Lorraine de Meaux, La Russie et la tentation de l’Orient, Paris, Fayard, 2010 ; David Schimmelpenninck van der Oye, Russian Orientalism, Asia in the Russian Mind from Peter the Great to the Emigration, New Haven and London, Yale University Press, 2010 ; Anna Pondopoulo (dir.), Les Orients dans la culture russe, Slavica Occitania, no 35, 2012 ; voir aussi le catalogue de l’exposition The Russian Avant-garde, Siberia and the East (Palazzo Strozzin 2014), éd. J. Bowlt, N. Misler, E. Petrovna, Skira.
[6] Voir par exemple Natalia Gontcharova, communiqué de presse du 24 décembre 1911, cité dans Jane Aston Sharp, Russian Modernism between East and West: Natal’ia Gontcharova and the Moscow Avant-Garde, New York, Cambridge University Press, 2006, p. 271.
[7] On peut notamment penser à l’œuvre de Joseph Beuys, nourrie par les pratiques et rituels qu’il aurait découvert en Crimée chez les nomades tatares l’ayant soigné après un terrible accident d’avion durant la Seconde Guerre mondiale.