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Au début du XXe siècle apparaissent dans la fiction occidentale un certain nombre de romans dont le personnage principal est un adolescent, et qui racontent quelques jours ou quelques années de sa vie. Là, dans ces balbutiements autour d’une figure nouvelle foncièrement liée à l’essor de la modernité et à l’ouverture du siècle – l’adolescent – émerge un genre romanesque nouveau : le roman d’adolescence. La France en compte quelques exemples célèbres, pensons par exemple au Grand Meaulnes (1913) d’Alain-Fournier, au Diable au corps (1923) de Raymond Radiguet ou encore au Blé en herbe (1923) de Colette. À l’approche du mitan du siècle, ce sont les États-Unis qui se distinguent par leurs productions romanesques, avec des œuvres au succès et au retentissement tels que ceux du roman de J. D. Salinger, L’Attrape-cœurs [The Catcher in the Rye, 1951 [1] ]. La deuxième partie du XXe siècle confirme cette prééminence des États-Unis ; la réflexion sur l’émergence d’un genre romanesque autour de l’adolescence ne peut se faire sans prendre en compte la production américaine. L’intérêt d’un dispositif transatlantique se justifie en outre par le constat d’une vitalité du débat critique du côté américain. Ces dernières années, les États-Unis réfléchissent à une actualisation et une révision contemporaine des théories sur le genre, déjà ancien, du coming-of-age novel, catégorie qui s’appliquait à des œuvres telles que Adventures of Huckleberry Finn [Les Aventures de Huckleberry Finn], roman de Mark Twain publié en 1884. Le canon littéraire s’est nettement transformé entre l’œuvre de Mark Twain et The Catcher in the Rye de Salinger pourtant très souvent désigné lui aussi comme a coming-of-age novel. Serait-ce alors que cette catégorie générique est trop large, trop imprécise, ou qu’elle est devenue obsolète avec l’émergence d’œuvres spécifiquement consacrées à la période de l’adolescence ? Des dénominations comme novel of adolescence ne seraient-elles pas plus pertinentes ? Cette réflexion que mènent les États-Unis sur les modèles et les catégories génériques est bien lacunaire en France, pour ainsi dire inexistante, en ce qui concerne le roman d’adolescence. Les œuvres qui font de l’adolescence leur sujet principal et qui sont nombreuses au XXe siècle, ne font pas l’objet d’une distinction générique claire et se perdent au contraire dans l’assimilation à des traditions littéraires déjà existantes. Cette lacune empêche qu’apparaisse toute la nouveauté et la modernité du roman d’adolescence dans ce qu’il a de spécifique. Il nous semble nécessaire d’identifier, à travers un parcours [2] dans le XXe siècle, la genèse d’un genre romanesque qui, s’il est sans doute une mutation de traditions littéraires déjà connues, n’en est pas pour autant l’exact reflet et mérite une redéfinition moderne.
Dans l’ombre des grands ; un genre aveugle
L’un des défis majeurs posé au roman d’adolescence est l’identification de sa nouveauté, et surtout de sa spécificité. Les genres qui le précèdent portent sur lui une ombre dont il lui est parfois difficile de s’extraire. C’est le cas du Bildungsroman, grand genre romanesque dont le succès rayonne sur le XVIIIe et le XIXe siècle bien au-delà des frontières de l’Allemagne (dans toute l’Europe et Outre-Atlantique) et qui en fait l’un des modèles incontournables. L’œuvre canonique du genre, Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister [1796], subsume semble-t-il toutes les propositions romanesques qui lui sont postérieures sous la même trajectoire que celle de ce personnage jeune, confronté aux épreuves de la vie, qu’il dépasse progressivement pour atteindre l’âge adulte. Au début du XXe siècle, les œuvres qui mettent en scène un personnage adolescent sont nettement éloignées du modèle du Bildungsroman, et de toutes les traditions qui en ont ensuite découlé. Pourtant, l’adolescence qui s’affirme dans la fiction ne fait l’objet d’aucune identification spécifique, les approximations persistent autour du terme Bildunsgroman et aucun genre, aucune terminologie spécifique ne sont attribués à ce qui est pourtant un phénomène nouveau. Kenneth Millard note cette lacune lexicale :
Mais quel est le genre littéraire à proprement parler auquel se rattachent les descriptions de l’adolescence ? […] Par exemple, le mot ‘Bildungsroman’ a été formé en Allemagne en 1819, et il désigne un roman retraçant le développement des premiers émois et de l’éducation morale de son protagoniste. […] ‘Bildungsroman’ a été largement adopté comme un terme de la littérature critique pour qualifier les conventions génériques de n’importe quel roman illustrant le parcours d’un individu jeune. […] Quelle valeur, dès lors, peut bien avoir un terme technique désignant un genre spécifique de roman de la fin du xviiie siècle on l’applique à l’étude de textes [américains] récents, éloignés à la fois historiquement et culturellement du terme d’origine ? [3]
On le voit ici, la systématisation du terme Bildungsroman dans le langage critique contribue à confondre sous une même désignation « tous les romans qui parlent d’une jeunesse en développement » [any novel of youthful development] et à effacer la possibilité d’un « genre spécifiquement réservé aux représentations de l’adolescence » [proper literary genre to which depiction of adolescence belong]. Kenneth Millard met en garde contre l’aberration qui consiste à maintenir l’utilisation du terme pour qualifier les productions contemporaines sur l’adolescence.
La langue anglaise possède un autre terme bien à elle pour désigner les œuvres d’initiation, coming-of-age novel, terme qui ne nous semble pas beaucoup plus adapté à l’identification du genre littéraire à part entière qu’est le roman d’adolescence. Coming-of-age signifie « atteindre le statut légal d’homme adulte ». Cette terminologie est-elle adaptée pour qualifier les œuvres du XXe siècle qui font de l’adolescence leur objet ? Prenons deux exemples : ni Holden Caulfield dans The Catcher in the Rye, ni Frankie Addams dans The Member of the Wedding [Frankie Addams, 1946] de Carson McCullers n’atteignent l’âge adulte. La métamorphose d’adolescent en adulte est en suspens à la fin de ces deux romans, on ne la voit pas advenir. Or ces fins ouvertes semblent être un trait caractéristique de la poétique d’un genre qui, de ce fait même, ne peut être appelé coming-of age novel. D’autres terminologies affleurent, qui nous paraissent plus intéressantes. Dans son étude remontant déjà à 1985 et intitulée Growing Up Female : Adolescent Girlhood in American Fiction, Barbara White désigne les œuvres de son corpus par le terme « female novel of adolescence [4] ». La terminologie novel of adolescence mérite que l’on s’y arrête. Barbara White fait ce choix plutôt que celui de Bildungsroman ou de coming-of-age novel pour établir une cohérence autour du personnage. Toutes ses héroïnes sont à l’âge de l’adolescence – entre douze et dix-neuf ans – dès lors pourquoi ne pas prendre ce critère d’âge pour établir les limites d’un genre : novel of adolescence ?
Dans le domaine des études françaises, le terme « roman d’adolescence » se rencontre très peu. De-ci de-là on le voit apparaître mais il n’est pas systématisé. Par ailleurs, sa définition n’est pas claire et souffre d’une même imprécision que celle que constate Kenneth Millard à propos du coming-of-age novel. Si certains ouvrages s’intéressent à la question de l’adolescence dans la littérature du début du XXe siècle, ce sont des études thématiques, aucune étude générique n’ayant encore été entreprise. Lorsqu’apparaissent des réflexions sur « le genre du roman d’adolescence », il n’est pas rare que cela soit en référence à d’autres grands genres déjà existants, utilisés comme comparatifs. Le roman d’adolescence se mesure non en lui-même, mais en établissant des distinctions avec les repères connus et familiers de l’espace littéraire. Prenons par exemple l’ouvrage d’Élisabeth Ravoux-Rallo, Images de l’adolescence dans quelques récits du XXe siècle [5] , un de ces travaux dans lesquels le terme « roman d’adolescence » ou « récit d’adolescence » fait son apparition. Dans l’introduction à son étude, Élisabeth Ravoux-Rallo affirme que le roman d’adolescence est l’une des formes possibles du roman autobiographique, genre qui fait son apparition au début du XXe siècle et qui permet de surmonter « la crise du roman naturaliste ou du Bildungsroman [6] ». Elle envisage donc des questionnements qui recoupent la poétique du genre autobiographique et la tradition du Bildungsroman ; c’est ignorer qu’un modèle romanesque et une poétique de l’adolescence, tout à fait nouveaux dans le paysage littéraire, se dégagent des œuvres qu’elle se propose d’étudier. De même qu’au début du XXe siècle l’adolescence apparaît dans toute sa nouveauté comme classe d’âge à part entière, de même il faut que soit identifiée l’autonomie du roman d’adolescence et ses spécificités en tant que genre romanesque.
Cette autonomie et cette indépendance, certains romans d’adolescence la réclament à cor et à cris. The Catcher in the Rye, roman de J. D. Salinger paru en 1951, exemple emblématique du roman d’adolescence par la puissance d’incarnation de son personnage, Holden Caulfield, adolescent cynique et bavard, et par l’immense succès du roman (à ce jour 60 soixante millions d’exemplaires vendus) incarne, à la charnière du siècle, l’acmé du roman d’adolescence et symbolise l’importance du rôle des États-Unis dans la construction de ce genre. L’incipit de ce roman, très célèbre, nous présente le personnage contestataire et gouailleur qu’est Holden, à qui le récit est confié. Dans l’espace liminaire de l’incipit la posture virulente dit le rejet, rejet des aînés, mais aussi des modèles textuels et des codes génériques.
If you really want to hear about it, the first thing you’ll probably want to know is where I was born, and what my lousy childhood was like, and how my parents were occupied and all before they had me, and all that David Copperfield kind of crap, but I don’t feel like going into it, if you want to know the truth. […] I’m not going to tell you my whole goddam autobiography or anything. I’ll just tell you about this madman stuff that happened to me around last Christmas [7] .
Si vous voulez vraiment que je vous dise, alors sûrement la première chose que vous allez me demander c’est où je suis né, et à quoi ça a ressemblé, ma saloperie d’enfance, et ce que faisaient mes parents avant de m’avoir, et toutes ces conneries à la David Copperfield, mais j’ai pas envie de raconter ça et tout. […] Et puis je ne vais pas vous défiler ma complète autobiographie. Je veux juste vous raconter ce truc de dingue qui m’est arrivé l’année dernière vers la Noël [8] .
Holden ouvre le récit par une accumulation de rejets. Les parents, première référence possible pour la construction du personnage, sont disqualifiés. À un autre niveau, la citation intertextuelle permet la mise à distance d’un possible modèle textuel, la grande figure du romancier Charles Dickens. On peut s’étonner de cette référence. Pourquoi Holden ne convoque-t-il pas plutôt le nom de Mark Twain, romancier américain dont l’œuvre Les Aventures de Huckleberry Finn est très proche de David Copperfield ? Sans doute peut-on y voir une forme de rejet à l’encontre d’une littérature anglaise qui a très longtemps fait de l’ombre à la jeune littérature américaine et dont Holden entend ignorer l’héritage pesant. Kenneth Millard a, à propos de cette question de l’héritage, une métaphore de l’Amérique en adolescente rebelle qui s’applique particulièrement bien ici.
L’Amérique est telle l’adolescente rebelle, défiant l’autorité de ses parents européens, impatiente de créer son propre personnage fondé sur un ensemble de valeurs et de priorités différentes [9] .
Les parents biologiques, dont la responsabilité dans l’existence d’Holden est pour ainsi dire niée par le refus de mentionner la filiation, deviennent parents symboliques [parents européens] et leur autorité tutélaire est rejetée elle aussi à travers le refus d’être associé au romancier anglais et à son œuvre. Le refus est aussi celui d’un modèle générique : le roman de tradition européenne, issu du Bildungsroman dans son affiliation au roman d’aventure, et à l’autobiographie. The Catcher in the Rye ne s’établira pas par rapport à des traditions préexistantes, ou il les adaptera à ses envies. Ainsi la forme autobiographique n’empruntera pas les codes du roman autobiographique tel qu’on le connaît, et tel qu’il se donne à voir dans l’œuvre de Charles Dickens. Le récit ne débute pas par la conventionnelle présentation du personnage (comment je m’appelle, où je suis né et que faisaient mes parents), mais par le choix d’un objet très restreint, et inhabituel exprimé dans une langue argotique propre à l’adolescent : « ce truc de dingue » [this madman stuff]. Cette autonomie qu’Holden réclame de façon provocante à l’ouverture de son récit, il est possible de l’appliquer à l’étude du genre du roman d’adolescence, afin de mettre en avant ce qui fait sa spécificité et le distingue des autres grands genres auxquels il est affilié par tradition.
Le rapport au temps et la construction de l’intrigue
L’un des premiers points à prendre en considération dans cette entreprise est l’esthétique temporelle que propose roman d’adolescence. Paramètre structurel indispensable dans l’étude d’œuvres qui reposent sur le parcours et la progression en âge d’un individu, l’étude du temps est aussi une bonne manière de mettre en avant la poétique innovante du roman d’adolescence par rapport à d’autres genres.
Le temps de l’adolescence est tout à fait fascinant en ce qu’il est une période de métamorphose, et ne réfère donc pas à un état (celui d’enfant ou d’adulte) mais à une transition. Il s’agit donc d’une période d’entre-deux dans laquelle l’individu fait face à la perte d’un statut avant d’en retrouver un nouveau. L’adolescence est une simple phase, l’attente d’un processus en train de se jouer mais qui n’est pas encore advenu, une temporalité suspendue. L’anthropologue David Le Breton, dans un récent travail de synthèse, propose de désigner les adolescents par une forme au participe présent qui renoue avec l’étymologie du terme [10] , pour mettre en avant la spécificité de la temporalité adolescente, valoriser son inachèvement et la difficulté à établir des limites précises à cette période : il propose de les appeler « les Grandissants [11] » et parle encore d’un « âge de la suspension [12] ».
Le roman d’adolescence, du fait même de son objet, questionne la possibilité d’une mise en récit des rapports entre l’individu et le temps telle qu’elle avait cours dès le XVIIe siècle et encore au XIXe siècle. En bute à un processus temporel qui ne trouve pas d’aboutissement mais repose au contraire sur une temporalité suspendue, les intrigues proposées ne peuvent endosser des appellations telles que coming-of-age novel ou « roman de formation » sans qu’il y ait là un profond contre-sens. Dans le modèle du Bildungsroman et dans la tradition du roman de formation qui en a découlé, le traitement du temps est étroitement lié à une logique de la progression. Au fur et à mesure de ses avancées en âge, le personnage se rapproche de l’état d’homme adulte symbolisant un rapport apaisé au temps, que l’on a d’ailleurs souvent associé dans la critique à une valeur bourgeoise, Wilhelm Meister finissant en bon père de famille, en tous cas en homme accompli et rangé. Le rapport au temps dans le Bildungsroman est donc celui d’un assagissement progressif, le passage des années menant à un accomplissement [13] . Cette conception du temps entendu comme une évolution et donnant lieu à une mise en récit sur le mode du parcours (d’un point A à un point B) est mise à mal dans le roman d’adolescence, et, plus important encore, l’idée d’un accomplissement lui fait défaut. L’idée d’une progression d’un état d’incomplétude à une réconciliation entre le moi et le Monde est perdue dans le roman d’adolescence. Très souvent, d’abord, le cadre temporel est réduit à quelques jours (c’est le cas dans Le Blé en herbe, dans The Member of the Wedding, ou encore dans The Catcher in the Rye) ou à quelques années (c’est le cas du Diable au corps ou de The Heart is a Lonely Hunter [Le cœur est un chasseur solitaire, 1940], autre roman de Carson McCullers), comme si la possibilité même du récit long était rejetée. L’esthétique est davantage celle de la tranche de vie que du parcours. L’idée d’une évolution est par ailleurs mise en échec par le fait que les romans choisissent souvent de ne montrer que ce temps « de la suspension », cet entre-deux qu’est l’adolescence, et non les âges qu’il s’agit pour l’un de quitter – l’enfance, comme point de départ – et pour l’autre de rejoindre – l’âge adulte, comme accomplissement. L’enfance et l’âge adulte sont la plupart du temps absents des romans d’adolescence et le personnage n’évolue pas d’un point à un autre, mais entre deux points aveugles. Le rapport au temps n’est donc pas celui d’un encadrement entre deux temporalités de référence, qui disparaissent, mais d’un flottement. Les premiers mots du Diable au corps disent d’emblée ce flottement, cet équilibre instable du personnage pris entre son statut d’enfant et un comportement d’adulte.
Je vais encourir bien des reproches. Mais qu’y puis-je ? Est-ce ma faute si j’eus douze ans quelques mois avant la déclaration de la guerre ? Sans doute, les troubles qui me viennent de cette période extraordinaire furent d’une sorte qu’on n’éprouve jamais à cet âge ; mais comme il n’existe rien d’assez fort pour nous vieillir malgré les apparences, c’est en enfant que je devais me conduire dans une aventure où déjà un homme eut éprouvé de l’embarras. Je ne suis pas le seul. Et mes camarades garderont de cette époque un souvenir qui n’est pas celui de leurs aînés [14] .
Avec cette ouverture frondeuse, il est évident que le positionnement douloureux du personnage dans une temporalité instable ne tient pas uniquement à son entrée dans l’adolescence, mais aussi et surtout aux circonstances historiques particulières. Pour autant s’annonce ici, dans cette œuvre du début du siècle, une tendance qui deviendra constitutive du roman d’adolescence et s’affirmera avec de plus en plus de puissance, entraînant chez le personnage une douleur et une anxiété très vives : l’échec d’un positionnement harmonieux dans le temps. Évoquons en écho à Raymond Radiguet les mots de Carson McCullers dans The Member of the Wedding (1946). L’existence de son héroïne, Frankie Addams, peut-être résumée à la quête d’une place dans le temps. Voici les mots qui la présentent, et qui ouvrent le roman :
It happened that green and crazy summer when Frankie was twelve years old. This was the summer when for a long time she had not been a member. She belonged to no club and was a member of nothing in the world. Frankie had become an unjoined person who hung around in doorways, and she was afraid [15] .
C’est arrivé au cours de cet été vert et fou. Frankie avait douze ans. Elle ne faisait partie d’aucun club, ni de quoi que ce soit au monde. Elle était devenue un être sans attache, qui traînait autour des portes, et elle avait peur [16] .
On voit ici combien l’entrée dans l’adolescence a gagné en violence, et comment il en découle un rapport au temps foncièrement problématique. Tout comme chez Radiguet, le récit commence non par un point d’attache – l’enfance comme ancrage de l’individu – mais par une errance et une dérive, constitutives de l’adolescence. Le titre original (The Member of the Wedding) dit bien l’obsession d’une inclusion dans le monde qui est celle de Frankie : la lueur d’espoir de son adolescence est son invitation au mariage de son frère, qu’elle voit comme seule possibilité de contrer la hantise de la non-appartenance. L’état d’angoisse et d’incomplétude vivement ressenti par Frankie ne se résout pas par le passage à l’âge adulte. À la fin du roman, Frankie est toujours une adolescente inquiète. Le personnage adolescent demeure adolescent, comme pour signifier que l’identité de ce genre est à trouver dans un rapport au temps non-abouti. Les intrigues sont ainsi bien souvent laissées en suspens, du fait d’une impossible résorption de la temporalité de l’adolescence dans l’achèvement. Dans les dernières lignes du Blé en herbe de Colette, aucun des deux héros adolescents ne trouve réellement d’apaisement dans l’acte sexuel qui les a rapprochés, enfin, dans le dernier chapitre, après les avoir hanté tout au long du roman. Le roman s’achève dans l’amertume des pensées de Phil qui regarde son amante au petit matin :
De la fenêtre vide venait un frelon faible et heureux, qui ne le toucha pas. Il ne songea pas non plus que dans quelques semaines, l’enfant qui chantait pouvait pleurer, effarée, condamnée, à la même fenêtre. Il cacha son visage au creux de son bras accoudé et contempla sa propre petitesse, sa chute, sa bénignité. « Ni héros, ni bourreau… Un peu de douleur, un peu de plaisir… Je ne lui aurai donné que cela… que cela… [17] »
La narration nous renvoie ici, pour prendre la mesure de la métamorphose – heureuse ou malheureuse – de Vinca à un hors temps (« dans quelques semaines ») invisible et nous laisse avec le désespoir et la frustration de Phil pour seul achèvement.
Du temps à l’Histoire ; de la violence à l’indifférence
Outre l’étude du rapport au temps, le roman d’adolescence nous invite à une étude du rapport à l’histoire. Le genre procède à une historicisation tout à fait paradoxale de son personnage, reposant en fait sur une impossible inscription dans le temps. L’angoisse d’être au monde, constitutive du moment adolescent, devient réflexion critique sur les enjeux de la société et de la culture contemporaine et sur l’histoire angoissante d’un XXe siècle marqué par la désillusion, la crise, l’urgence de la déconstruction. Le roman d’adolescence s’inscrit dans son époque en grinçant.
Le « jeune homme » du Bildungsroman européen entretient avec le monde un rapport énergique, sous-tendu par un état d’esprit ambitieux et une volonté de faire corps, in fine, avec la société. Si le roman de formation n’est pas pour autant étranger aux moments de tension dans lesquels le jeune homme est animé par un mouvement de révolte, le but de l’intrigue est justement de mener à bien l’intégration du personnage au monde. L’esthétique globale de ce genre est dominée par le passage d’une dialectique à une harmonie entre le Moi et le Monde, et s’inscrit dans une pensée et une réalité historiques qui lui font écho, propres à l’Europe du XVIIIe et du début du XIXe siècle, à savoir le positivisme et l’imprégnation de l’idée religieuse de foi en une possible et profonde réconciliation entre l’individu et son environnement [18] .
Au début du XXe siècle, l’adolescent n’est plus le jeune homme du roman de formation, animé d’une énergie propre à garantir son inclusion dans le monde. L’adolescent, figure nouvelle, est au contraire porteur de valeurs assimilées à la rupture et à la méfiance plutôt qu’à la foi. Par sa fragilité et à cause de l’angoisse de la dépossession qui le hante, il est le symbole même de l’instabilité de l’époque moderne. Déjà à la fin du XIXe siècle, la littérature semblait avoir perçu l’approche d’un effondrement de l’histoire. Dans le soubresaut des révolutions, c’était d’avance l’ancien monde qui mourrait, et le jeune homme du roman de formation (pensons à Frédéric Moreau) avait perdu ses illusions, il se montrait indifférent à l’histoire. Le roman d’adolescence s’engouffre dans la brèche ouverte par la ruine des anciens régimes de croyance, des anciens régimes d’historicité et par les littératures du doute qui marquent, on le sait, le début du xxe siècle. En cela, le roman d’adolescence symbolise un rapport à l’histoire qui se fait sur le mode de la crise, notion très féconde aux XIXe et XXe siècles, et très tôt attachée à la conceptualisation de l’adolescence. Voici ce qu’en dit Philippe Gutton, grand penseur de l’adolescence, cité ici par Agnès Thiercé :
« La conceptualisation de l’adolescence s’est développée parallèlement à l’attrait épistémologique pour la notion de crise depuis la deuxième moitié du xixe siècle […] ». Il y a, dans la seconde moitié du xixe siècle, assimilation, cristallisation de la notion de crise dans l’adolescence et, poursuit-il, cette désignation originale d’un temps critique fut sans doute pour beaucoup dans le repérage de la tranche d’âge adolescente [19] .
L’adolescence âge de la crise devient rapport critique au monde et à l’histoire dans le roman d’adolescence, rapport fait d’inquiétude, de violence, ou d’indifférence. La violence, c’est d’abord celle de la guerre. La première Guerre Mondiale qui démantèle le monde du narrateur à l’ouverture du Diable au corps, et la deuxième Guerre Mondiale dans The Member of the Wedding. Frankie Addams est hantée par l’idée d’un monde en lambeaux, d’un monde fracturé qui, du fait même de cette fracture ne peut prétendre à accueillir harmonieusement l’adolescente en son sein :
It was the year when Frankie thought about the world. And she did not see it as a round school globe, with the countries neat and different-colored. She thought of the world as huge and cracked and loose and turning a thousand miles an hour. […] The war and the world were too fast and big and strange. To think about the world for very long made her afraid. She was not afraid of Germans or bombs or Japansese. She was afraid because in the war they would not include her, and because the world seemed somehow separate from herself [20] .
C’est cette année-là que Frankie avait réfléchi à ce qu’était le monde. Elle ne le voyait pas comme la mappemonde de l’école, avec ses pays bien séparés et ses couleurs différentes. Elle le voyait comme quelque chose d’immense, de fissurée, et de mal ajusté, qui tournait à la vitesse de mille miles à l’heure. […] La guerre, le monde, tout était trop rapide, et trop immense et trop étrange. Si elle pensait au monde un peu trop longtemps, elle se sentait effrayée. Non pas effrayée à cause des Allemands, ou des bombes ou des Japonais. Effrayée parce qu’on avait refusé de la faire participer à cette guerre, et que le monde lui apparaissait sans aucun rapport avec elle-même [21] .
On voit que l’évocation du monde produit un affolement, dans lequel la phrase s’emballe et s’allonge frénétiquement (and…and…and), avant de s’achever en paragraphe hoquetant, et que cette panique dans la conception du monde est le reflet direct d’une panique dans la conception du Moi dans l’histoire.
Pour autant que l’on rencontre dans le roman d’adolescence des moments comme celui-là qui témoignent d’une conscience aiguë, on pourrait même dire à vif, de l’histoire, il arrive aussi que les romans ignorent le plus royalement du monde les événements de leur temps. Cette indifférence est très révélatrice d’un rapport critique à l’histoire dans le roman d’adolescence. Il est tout à fait étonnant que certains romans, pourtant écrits dans une période historique hautement troublée, ne fasse aucun cas de ce contexte particulier. Cette indifférence à l’histoire est en fait un trait récurrent du roman d’adolescence. En refusant de s’inscrire dans le contexte historique fort qui l’encadre, le roman d’adolescence se détache d’une tradition romanesque – celle du XIXe siècle – qui liait étroitement le développement de l’individu à l’ancrage dans son environnement. Cette tendance, que l’on pourrait dire de « désancrage » ou « déshistoricisation », passe très souvent par l’inscription du roman d’adolescence dans un hors-temps où le monde extérieur n’est pas visible : celui des grandes vacances. De très nombreuses intrigues s’enferment en effet dans cette temporalité qui ne fait aucun cas de l’extérieur, les vacances étaient un moment où l’adolescent s’extrait de son rapport avec le système et les institutions. Ce processus de « déshistoricisation » peut avoir, selon les romans, une intention et une portée critique plus ou moins virulente. Le désancrage par rapport à la Première Guerre Mondiale par exemple, s’il est insignifiant dans le Le Blé en herbe de Colette dont l’intrigue se situe sur la côte bretonne pendant les vacances d’été, est au contraire sur-signifiant dans Le Diable au corps publié la même année. Certes la guerre est évoquée à l’ouverture du roman, une importance lui est conférée puisqu’elle est présentée comme ce qui a renversé le monde du connu. Cependant, cette importance est très rapidement minée de l’intérieur par cette comparaison très célèbre que lance outrageusement le narrateur : « Que déjà ceux qui m’en veulent se représentent ce que fut la guerre pour tant de très jeunes garçons : quatre ans de grandes vacances [22] ». Outre la volonté de provocation à l’égard des aînés (cet incipit, qui fit bondir les anciens combattants, ressemble étrangement à ce que dira Holden, trente ans plus tard), la guerre est enfouie dès les premières lignes sous l’histoire personnelle, et cette « déshistoricisation » perdurera dans tout le roman.
Dans le roman de Salinger, qui repose sur un même refus de l’autorité des aînés et du monde des adultes, un rapport très particulier s’établit entre le personnage et l’histoire, fondé sur un paradigme de la recherche d’une innocence perdue. Holden Caulfield pose sur le monde et la société qui l’entourent un regard cynique et excessivement moqueur. Sa voix, si caractéristique, a été à plusieurs reprises entendue comme la voix de la condamnation des dérives du capitalisme tel qu’il commence à s’établir dans les années 1950 aux États-Unis, pays au développement écrasant dont la culture déferle en masse sur le monde et assomme les populations de ses incitations à la consommation, les adolescents les premiers. Holden fait figure de résistance à la marche de l’Histoire telle qu’elle va. Il conspue ce monde :
Broadway was mobbed and messy. It was Sunday, and only about twelve o’clock, but it was mobbed anyway. Everybody was on their way to the movies – the Paramount or the Astor or the Strand or the Capitol or one of those crazy places. Everybody was all dressed up, because it was Sunday, and that made it worse. But the worst part was that you coud tell they all wanted to go to the movies. I coudn’t stand looking at them. I can understand somebody going to the movies because there’s nothing else to do, but when somebody really wants to go, and even walks fast so as to get there quicker, then it depresses hell out of me. Especially if I see a million people standing in one of those long, terrible lines, all the way down the block, waiting with this terrific patience for seats and all. Boy, I couldn’t get off that goddam Broadway fast enough [23] .
À Broadway, y avait la grande foule et la pagaille. Dimanche, et seulement midi, et quand même partout du monde. Les gens allaient au ciné – le Paramount, ou l’Astor, ou le Strand ou le Capitol, ou un autre de ces endroits dingues. Ils étaient tous sur leur trente et un, parce que c’était dimanche, et ça n’arrangeait rien. Mais le pire c’est qu’on pouvait voir que tous ils voulaient aller au ciné. Je pouvais pas supporter. Je peux comprendre qu’on aille au ciné quand on a rien d’autre à faire, mais quelqu’un qui veut y aller, et même marche à toute pompe pour y arriver plus vite, ça me démolit. Spécialement quand je vois des millions de gens qui font la queue, une queue terrible qui va jusqu’au coin de la rue suivante, et les gens qui attendent avec une patience du tonnerre de prendre leurs billets et tout. Ouah, j’aurais voulu foutre le camp de Broadway sur-le-champ [24] .
Holden fait figure de résistance à l’histoire par son refus d’adhérer au monde des adultes, par son arrachement – un désancrage délibéré et violent – au système scolaire et son cynisme. Il cherche désespérément à se maintenir dans un rapport au monde qui est celui des enfants, un rapport innocent, inconscient, et cherche par la même occasion à préserver l’enfance (notamment sa petite sœur adorée, Phoebe) du basculement dans un rapport au monde tourmenté, que représente le passage à l’adolescence. Dans l’avant-propos à son ouvrage, Kenneth Millard développe longuement cette question de l’innocence en établissant un lien entre le mythe qui fonde le récit national des États-Unis et la tradition du coming-of-age novel. La jeune nation américaine s’établit en faisant table rase du vieux monde, elle produit un homme neuf, sorte de figure adamique à l’origine d’un Nouveau Monde emprunt d’innocence. Cette idée est défendue dans des essais célèbres comme par exemple The American Adam de R. W. B. Lewis (1955). Le genre du coming-of-age novel contemporain, que l’on appellera plus volontiers novel of adolescence, repose sur une dramatisation du motif de la perte d’innocence. Coming-of-age c’est, à l’heure contemporaine pour la nation américaine bercée d’innocence, faire face aux assauts de la violence de l’histoire comme le personnage du roman d’adolescence fait face à la douleur de s’extraire de l’innocence enfantine. Holden incarne une tentative pour demeurer dans l’innocence en refusant le modèle historique d’une marche forcée vers la maturité – à entendre ici comme toutes les formes de modernisation possible de la société [25] .
De l’apathie à la mort, l’ultime mutation du genre
Si on tire plus loin encore le fil de cette étude du rapport entre Histoire et personnage dans le roman d’adolescence, on en arrive au constat d’une apathie totale du personnage adolescent dans certains romans, notamment américains, des années 1980 et 1990. Aux confins du siècle, dans cette apathie proche de la mort, on peut voir aussi l’apathie et les confins du genre. S’il subsistait dans les romans de la première partie du siècle une forme d’interaction, même très réduite, même très conflictuelle, entre le personnage et le monde extérieur, il n’en demeure plus rien à la fin du siècle. Si l’histoire n’est plus faite de violence, le rapport de l’adolescent au réel est lui de plus en plus violent et l’expose aux dérives en tout genre, comme on peut le voir dans les romans de Breat Easton Ellis par exemple (Less Than Zero [Moins que zéro, 1985]). Abreuvés de violence télévisée, laissés à l’abandon par des parents qui se désintéressent de leur parcours dans des familles démantelées, les adolescents côtoyent la drogue, le suicide, le viol, la délinquance généralisée, mais ils n’y opposent ni moquerie, ni sarcasmes, pas plus qu’ils semblent en être affectés. Ils ne font preuve que d’une complète apathie, que rien ne peut ébranler. Leur désintérêt pour le monde extérieur est extrême.
“I don’t want to care,” says Clay, the narrator of Less Than Zero. “It’ll just be another thing to worry about. It’s less painful if I don’t care [26] .”
La belle étude de Kirk Curnutt [27] s’attache à montrer que la production romanesque sur l’adolescence est dominée, dans les années 1980 et 1990, par ce qu’il appelle Teenage Wasteland, un motif récurrent qui devient « une mode » [a trend] dans le genre du roman d’adolescence [28] et caractérise la déchéance du personnage adolescent, héros devenu « une espère ce mort-vivant » [a species of walking dead [29] ] dans la période faisant suite à la parution du roman de Salinger. Les adolescents de ces fictions sont « émotionnellement et moralement obtus » [emotionally and morally obtuse [30] ], ils ne ressentent plus rien et ont perdu toute envie, mais aussi toute raison de résistance, qu’elle soit à l’égard du monde des adultes, ou à l’égard de l’extérieur. L’indifférence totale est leur nouvelle manière d’être au monde.
L’apathie des personnages est aussi celle du genre ; la fin du XXe siècle est marquée par un recul du roman d’adolescence. Déjà à partir des années 50 et à partir du succès écrasant de The Catcher in the Rye, la production française s’amenuise. La pente vers une indifférence et une déchéance excessives des personnages adolescents dans la production américaine [31] nous apparaît ainsi intéressante à lire comme un symptôme de l’amenuisement du genre du roman d’adolescence. La destruction à laquelle font face ces adolescents est telle qu’elle pousse Clay à souhaiter « disparaître ici [32] ». Le personnage aux prises avec le réel et avec la difficulté d’affronter le moment adolescent semble en effet disparaître ici, et l’usure du roman d’adolescence laisse sa place au dynamisme d’un autre genre. À la fin du XXe siècle apparaît en effet ce qui sera progressivement appelé le teenage novel ou young adult fiction et qui a son pendant français dit littérature ou roman « jeunes adultes ». Attaché à la naissance progressive, à partir des années 1950, d’une véritable « culture jeune », ce genre fait directement écho à l’évolution de l’adolescent, figure émergente et mal connue au début du XXe siècle, qui passe au statut d’icône et de symbole de la génération d’après-guerre. Un terme nouveau, venu d’Amérique, teenager, est créé pour mieux identifier ce symbole, et donner une cohérence nouvelle au groupe qu’il désigne et qui prend de plus en plus d’importance dans le paysage social. Cette création lexicale porte en elle la marque de l’influence des États-Unis sur la culture jeune telle qu’elle s’invente aux lendemains d’une guerre dont ce pays sort grand vainqueur. Dans l’esprit de tous, les États-Unis sont le symbole de la jeunesse. Dans l’esprit de tous, les États-Unis sont le symbole de la jeunesse. Le chanteur John Lennon à cette phrase très significative lorsqu’il revient, dans une interview de 1966, sur les années 1950 : « L’Amérique était le lieu par excellence de la jeunesse dans l’esprit de tout le monde. En Amérique, il y avait des teenagers, partout ailleurs, il n’y avait que des gens [33] ».
Les teenagers deviennent un groupe dont émane notamment un puissant potentiel à exploiter pour le consumérisme féroce de ces années. Le critique anglais Jon Savage rappelle que le terme teenager a d’ailleurs été forgé par le marketing, par les publicitaires, pour mieux faire des adolescents une cible précise [34] . La métamorphose de l’adolescent en teenager fait de lui une figure de consommateur, comme l’ont bien compris les publicitaires. La littérature elle aussi s’alignera sur les « demandes » des teenagers. La transformation sociale et sociétale aura des retombées importantes sur le roman d’adolescence. Cette mutation sera longue – en 1951, alors que le terme teeenager est créé en 1944, il n’apparaît toujours pas pour désigner Holden dans le roman de Salinger – mais inexorable. Plus qu’un type littéraire, le terme teenager identifie désormais un public, un groupe en attente de personnages littéraires qui lui ressemble. Cette demande, les éditorialistes y répondront en créant dans les années 1950-1960 une catégorie à part, la young-adult fiction. Il ne s’agit d’abord que de créer une étiquette, pour inciter un lectorat à se reconnaître dans certaines œuvres, et non d’identifier des œuvres qui auraient été spécifiquement écrites à destination des teenagers. Peu à peu cette politique éditoriale encontre un immense succès et devient, plus qu’un simple étiquetage, la marque de la naissance d’un genre littéraire nouveau, qui émerge réellement à la fin du siècle et connaît un succès qui ne s’est pas démenti aujourd’hui comme le montrent les réussites impressionnantes de sagas comme Harry Potter, Twighlight, Hunger Games… Ces romans, dont les héros sont des adolescents, n’ont plus rien à voir avec ceux que nous avons étudiés. Ils s’inspirent du fantastique et du merveilleux plutôt que du réel. Leur propos n’est pas d’éclairer le passage de transition qu’est l’adolescence, mais plutôt la naissance d’un héros. Ils sont écrits spécifiquement pour les adolescents.
Il ne s’agit pas là d’établir les caractéristiques de ce genre nouveau, sa caractérisation en tant que « genre » posant d’ailleurs des problèmes passionnants à la critique contemporaine [35] mais d’évoquer simplement en quoi l’apparition de ce qui n’était d’abord qu’un phénomène éditorial mène à une progressive inflexion de la production romanesque. Cet infléchissement entraîne une disparition progressive de la littérature qui pensait l’adolescence pour elle-même, en tant que moment spécifique, sans envisager l’adolescent comme un destinataire. Le roman d’adolescence, comme nous avons tenté de l’illustrer, est le reflet de la progressive familiarisation de la société occidentale avec un âge encore largement ignoré avant le XXe siècle. Fasciné tour à tour par la vigueur, l’insolence, le tourment, ou l’apathie de cet âge, le roman d’adolescence tente de s’en saisir en le détachant de l’enfance et de l’âge adulte. En cela, il est bien un genre nouveau et mérite d’être spécifiquement désigné comme « roman d’adolescence » ou « adolescence novel ». Éphémère comme l’âge qu’il décrit, le genre décline rapidement, dès lors que l’adolescent n’est plus autant un mystère, et qu’il fait partie du paysage familier. Alors le réel ne suffit plus, et la fiction de l’adolescence se teinte de fantastique et de merveilleux et se démocratise aussi, pour parler à tous, les adolescents aussi bien que ceux qui lisent des livres sur l’adolescence.
Bibliographie
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RAVOUX-RALLO, Élisabeth, Images de l’adolescence dans quelques récits du XXe siècle, Paris, José Corti, 1989.
WHITE, Barbara, Growing Up Female : Adolescent Girlhood in American Fiction, Wesport, Greenwood Press, 1985.
Notes
- [1]
La citation de notre titre est extraite des premières phrases du roman de J. D. Salinger, L’Attrape-cœurs, Annie Saumont (trad.), Paris, Robert Lafont, coll. « Pocket », 1986, p. 9. Dans l’original: « all that David Copperfield kind of crap« .
- [2]
Ce parcours s’étend des années 1920 qui marquent le début des productions romanesques sur l’adolescence en France aux années 1990 : à la fin du XXe siècle, le roman d’adolescence connaît une importante mutation, ultime mouvement de migration auquel la forme originelle de ce genre ne survivra pas.
- [3]
Kenneth Millard, Coming of Age in Contemporary American Fiction, Édimbourg, Edinburgh University Press, 2007, p. 2. Nous traduisons.
- [4]
Barbara White, Growing Up Female : Adolescent Girlhood in American Fiction, Wesport, Greenwood Press, 1985, p. 12.
- [5]
Élisabeth Ravoux-Rallo, Images de l’adolescence dans quelques récits du XXe siècle, Paris, José Corti, 1989. On voit que cet ouvrage, plutôt orienté vers une étude thématique, n’est pas récent.
- [6]
Images de l’adolescence dans quelques récits du xxe siècle, op. cit., p. 9. Notons au passage que la question de l’imbrication du coming-of-age novel avec le genre autobiography ou memoir est également soulevée par Kenneth Millard dans Coming of Age in Contemporary American Fiction, op. cit., p. 3.
- [7]
J. D. Salinger, The Catcher in the Rye, op. cit., p. 1. Nous soulignons.
- [8]
J. D. Salinger, L’Attrape-cœurs, op. cit., p. 9.
- [9]
Kenneth Millard, Coming of Age in Contemporary American Fiction, op. cit., p. 5. Nous traduisons.
- [10]
« Adolescence vient du latin adolescens, participe présent de adolescere qui signifie grandir. À la différence du participe passé adultus qui marque le fait d’avoir cessé de grandir. », explique David Le Breton dans Une brève Histoire de l’adolescence, Paris, J.-C. Béhar, coll. « Brève Histoire », 2013, p. 6.
- [11]
Ibid, p. 5.
- [12]
Ibidem.
- [13]
Pour pousser plus loin cette question et pour une étude approfondie sur le modèle du Bildungsroman, nous renvoyons au travail de synthèse de Franco Moretti, The Way of the World : The Bildungsroman in European Culture, op. cit.
- [14]
Raymond Radiguet, Le Diable au corps, Œuvres Complètes, éd. établie par Chloé Radiguet et Julien Cendres, Paris, Stock, 1993, p. 541.
- [15]
Carson McCullers, The Member of the Wedding, Complete novels, New-York, The Library of America, 2001, p. 461. Nous soulignons.
- [16]
Carson McCullers, Frankie Addams, Jacques Tournier (trad.), Paris, Stock, coll. « Le Livre de Poche », 1993, p. 7.
- [17]
Colette, Le Blé en herbe, Paris, GF Flammarion, 1969, p. 188. Nous soulignons.
- [18]
Sur ce point, nous renvoyons une fois de plus à l’ouvrage de Franco Moretti, The Way of the World, the Bildungsroman in European Culture, op. cit.
- [19]
Agnès Thiercé, Histoire de l’adolescence (1850-1914), op. cit., p. 33.
- [20]
Carson McCullers, The Member of the Wedding, op. cit., p. 479-480.
- [21]
Carson McCullers, Frankie Addams, op. cit., p. 33-34.
- [22]
Raymond Radiguet, Le Diable au corps, op. cit., p. 541. Nous soulignons.
- [23]
J. D. Salinger, The Catcher in the Rye, op. cit., p. 91-92.
- [24]
J. D. Salinger, L’Attrape-cœurs, op. cit., p. 142.
- [25]
Pour davantage de développement sur cette question, nous renvoyons à l’avant-propos de Kenneth Millard, notamment à partir de la page 5 pour le motif de l’innocence dans le coming-of-age novel. On pourra également se référer à l’essai de Leslie Fiedler, An End to Innocence, (1955).
- [26]
Clay est cité ici par Kirk Curnutt, dans son article « Teenage Wasteland : Coming-of-Age Novels in the 1980s and 1990s», Critique, Vol. 43, Issue 1, 2001, p. 4.
- [27]
Ibid.
- [28]
Notons que Kirk Curnutt persiste à appeler le genre du nom de coming-of-age novel quand il semble au contraire plus impossible que jamais, pour les adolescents de ces fictions-là en particulier, de trouver un moyen d’ « être en âge » de quoi que ce soit et d’accéder à une maturité quelle quelle soit. Ces horizons ont entièrement disparu de ces romans des années 1980 et 1990, plus encore que des romans de première moitié du siècle qui donnaient encore à voir, même lointain, un monde adulte.
- [29]
« Teenage Wasteland », art. cité, p. 2. Idem : sans doute ne pas mettre le titre de l’article en italique.
- [30]
Ibid, p. 2.
- [31]
Cela est vrai aussi de la production européenne, par exemple les romans italiens d’Enrico Brizzi.
- [32]
Bret Easton Ellis, Moins que zéro, Brice Matthieussent (trad.), Paris, Robert Laffont, coll. « 10/18 » 2010, p. 41.
- [33]
« America used te be the big youth place in everybody’s imagination. America had teenagers and everywhere else just had people. » John Lennon est cité par Jon Savage dans Teenage : The Prehistory of Youth Culture (1875-1945), New-York, Penguin Books, 2007, p. XV de l’introduction. Nous traduisons.
- [34]
Ibid, p. XV de l’introduction.
- [35]
On peut voir par exemple l’ouvrage de Dennis Hall et Thomas M. Inge, The Greenwood Guide to American Popular Culture, Westport, Greenwood Press, 2002 et également un mémoire en ligne « “We Are All Adolescents Now”, The Problematics of Categorizing Young Adult Fiction as a Genre », Johanna Risku, University of Tampere, 2017.
Pour citer cet article
Blandine Puel, « En finir avec « toutes ces conneries à la David Copperfield » : l’invention du « roman d’adolescence », regard croisé entre la France et l’Amérique », SFLGC, Bibliothèque comparatiste, publié le 01/07/2019., URL : https://sflgc.org/acte/puel-blandine-en-finir-avec-toutes-ces-conneries-a-la-david-copperfield-linvention-du-roman-dadolescence-regard-croise-entre-la-france-et-lam/, page consultée le 04 Décembre 2024.
Biographie de l'auteur
PUEL Blandine
Agrégée de lettres modernes depuis 2013, Blandine Puel est ATER à l’Université de Bordeaux Montaigne. Inscrite en quatrième année de doctorat en littérature générale et comparée, elle travaille sous la direction d’Isabelle Poulin à une thèse intitulée : « Adolescences. Poétiques modernes d’une figure émergente au XXe siècle. Exemples des mondes français, américains et italiens ». Ses recherches au sein de laboratoire TELEM (EA4195) portent sur la notion d’adolescence dans l’espace européen et nord-américain au XXe siècle, les poétiques du récit d’adolescence et du personnage adolescent et les fictions contemporaines pour « jeunes adultes ».