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ARTICLE
Le roman a été, jusqu’au XVIIe siècle, un genre méprisé car non théorisé, et non théorisé car méprisé. La parodie, aire de jeu mais aussi de réflexion théorique en creux, lui a permis de se définir et d’évoluer, grâce à la portée critique qu’elle recèle. D’une part, elle possède une dimension de définition mettant, a posteriori, en évidence les constantes d’un genre et aussi le fait que ses auteurs avaient conscience de le pratiquer, une conscience générique. Elle apparaît ainsi comme structurante pour articuler les différentes tendances littéraires : elle les définit et leur permet dans le même temps d’évoluer en raison de sa portée critique, qui propose implicitement des voies de renouvellement. Mais, d’autre part, ce facteur d’évolution est aussi et en fait paradoxal. La parodie est une pratique qui repose sur la déformation des objets qu’elle entend copier, déformation qui incite à s’interroger sur la validité de l’image de l’hypotexte qu’elle lègue à la postérité.
L’enjeu de cet article est double. D’abord, étudier la portée définitoire de la parodie pour le genre romanesque, en voyant notamment comment elle atteste l’existence et la conscience de l’existence d’un objet « roman » à certaines époques. On s’appuiera pour cela sur l’exemple du roman grec et plus précisément du roman parodique d’Achille Tatius, Leucippé et Clitophon. Ensuite, il s’agira d’élargir la perspective et de voir que ce travail de définition théorique peut devenir un travail de construction, voire d’invention théoriques : la pratique parodique, par les simplifications et les déformations qu’elle induit, offre une vision souvent fausse des textes qu’elle prend comme contre-modèles. L’étude de la parodie par Fielding de Pamela de Richardson nous permettra d’observer cette transformation de l’hypotexte à l’œuvre.
Ce faisant, il s’agit dans les deux cas d’examiner la portée théorique de la parodie pour le genre romanesque, en montrant qu’elle met en exergue la réalité des genres et aussi qu’elle contribue, par son travail même, à l’établissement d’une certaine histoire littéraire, vue du côté de la réception plutôt que de la production.
La parodie comme définition théorique du genre romanesque : l’exemple du roman grec et de Leucippé et Clitophon
La parodie comporte un pouvoir de définition en raison de la manière dont elle se pratique. Pour écrire une parodie, la première étape consiste, pour le parodiste, en un travail de repérage, visant à dresser la liste des traits saillants de l’esthétique envisagée, soit ceux dont il se moquera dans sa parodie. Cette étape du repérage est ce qui donne à la parodie une dimension théoricienne, car elle correspond à un travail critique sur les textes, d’analyse stylistique et thématique. Ce travail de définition a un intérêt double dans l’histoire littéraire du roman : il sert de réflexion théorique en creux à un genre non théorisé mais, surtout, et c’est ce qui nous intéresse dans le cas du roman grec, il révèle une conscience générique dont on a pu parfois douter.
Le roman grec est le mal-aimé des études romanesques [1] : il n’est que peu évoqué dans les histoires du roman, ce qui pourtant est un peu injuste pour la forme qui a inspiré le renouveau romanesque des XVIe et XVIIe siècles. L’argument principalement avancé pour expliquer ce désintérêt est la difficulté à démontrer une conscience du genre de la part de ceux qui l’ont pratiqué, réticence renforcée et justifiée par l’absence de discours sur le roman grec dans l’Antiquité et même de terme pour le désigner. D’où une certaine réserve, alimentée par la peur de plaquer, pour étudier le roman grec, nos grilles d’analyse modernes sur des textes anciens. Or, d’une part, le caractère répétitif et schématique de ses intrigues (un couple d’amoureux est séparé et se retrouve après avoir voyagé et subi un certain nombre d’épreuves et de dangers topiques) suffit à démontrer l’existence de ce genre. Et, d’autre part, la reprise outrée de ces procédés, via la pratique parodique, témoigne d’une conscience générique, conscience qui ne se contente pas de s’inscrire dans un héritage ou de reprendre des topoi, mais qui appelle, dans le même temps, à les dénoncer. Comme l’explique Daniel Selden, « les genres littéraires viennent à exister si les lecteurs pensent que ces genres existent » (« genres exist if readers think they exist » [2] ) ; or, la parodie est par définition avant tout une œuvre de lecteur, qui révèle la conscience partagée d’un genre. Ainsi, Achille Tatius compose, à notre sens, un roman parodique, qui prouve l’existence d’un corpus conscient du roman grec dont il définit les contours et qu’il nous permet, à notre tour, d’apercevoir [3] .
Chez Achille Tatius, on va le voir, c’est bien la pratique parodique, et non leur simple réemploi, qui permet de mettre en évidence certains éléments structurants du roman grec, grâce aux outils, propres à la parodie, auxquels elle recourt.
L’un des procédés parodiques récurrents est l’exagération, et Achille Tatius ne se prive pas de cet outil pour se moquer des passages obligés des narrations qui l’ont précédé. Intéressons-nous à la fausse mort, la Scheintod, qui foisonne dans le roman grec. Elle est au fondement de l’intrigue de Chairéas et Callirhoé, de Chariton : l’action démarre en effet quand Chairéas fait enterrer Callirhoé, sa femme, qu’il croit avoir tuée en la rouant de coups par jalousie. En fait, Callirhoé a juste eu le souffle coupé et se réveille dans son cercueil avant d’être enlevée par des pirates pilleurs de sépultures et d’aller avec eux d’aventure en aventure. À la certitude qu’a Chairéas que Callirhoé est morte va succéder celle de Callirhoé qui croit à son tour Chairéas mort après l’attaque de sa trière au livre III. On trouve le même procédé chez Xénophon d’Éphèse, dans Les Éphésiaques : Anthia, croyant Habrocomès mort, décide de mourir à son tour, réclame un poison, mais se voit donner, à la place, un somnifère. Elle est elle aussi enterrée vivante, avant d’être enlevée par des pilleurs de sépulture ; lorsque Habrocomès apprend qu’elle a été enterrée, il décide de se tuer. On le voit, si le procédé de la fausse mort est donc récurrent, il reste utilisé de manière unique dans les deux œuvres : chacun des deux amants n’est censé être mort qu’une fois aux yeux de l’autre.
Chez Achille Tatius, le procédé prend une tout autre ampleur. Si Clitophon ne meurt jamais, en revanche, Leucippé compense ce manquement de son amant, puisqu’elle connaît pas moins de trois morts. Et son bien-aimé, peu prompt à tirer des leçons de son expérience, s’en lamente, en parallèle, trois fois. La première fausse mort est « classique » : des brigands enlèvent Leucippé et l’éviscèrent pour un sacrifice. Heureusement, les amis de Clitophon lui apprennent qu’ils ont trompé les brigands et disposé d’un faux glaive pris parmi le matériel d’une troupe de comédiens, et d’entrailles de mouton, pour faire croire à la mort de la jeune fille, dans une opération désignée ouvertement comme une mise en scène. Les retrouvailles des amants succèdent logiquement à cette révélation… pour permettre au romancier de mieux les séparer à nouveau. C’est là une nouveauté puisque, en général, une seule séparation guette les amants qui, dans ce roman, ne cessent de se séparer et de se retrouver ; cela multiplie autant les scènes de lamentation, lors des séparations, que de reconnaissance, lors des retrouvailles. Lors de la deuxième fausse mort [4] , Leucippé est enlevée par des pirates qui la décapitent puis jettent son corps à l’eau. Chasteté obligeant, la vue du seul corps de Leucippé ne permet pas à Clitophon de se rendre compte qu’il a été encore victime d’une mystification, puisque c’est une prostituée qui a été tuée à la place de la jeune fille. Le moins que l’on puisse dire est que Clitophon se montre d’une grande sobriété lors de son récit : quelques paragraphes seulement, un commentaire très succinct, et surtout, une affliction morale bien éphémère qui lui permet de se marier dans les mois qui suivent avec une belle et riche Éphésienne, Mélitè. Quelque temps plus tard, Leucippé se présente au jeune couple sous les traits d’une esclave ; Clitophon ne la reconnaît pas, mais il reconnaît en revanche son écriture dans le billet légèrement amer qu’elle lui adresse, et s’écrie : « Leucippé a-t-elle de nouveau ressuscité [5] ? » [Λεύκιππη πάλιν ἀνεϐίω]. C’est alors que prend place l’épisode de la troisième Scheintod, la plus intéressante pour nous, car c’est celle où le caractère artificiel du procédé est souligné avec le plus d’ironie. Clitophon est en prison, s’apprêtant à se faire juger pour adultère6, et un faux prisonnier est chargé de lui faire croire que Leucippé est morte. Par rapport aux deux autres morts de Leucippé, Achille Tatius et son narrateur, Clitophon, innovent ici en opérant une disjonction entre le savoir du narrateur et celui du lecteur. En effet, contrairement à ce qu’il se passe dans le reste du roman, le lecteur n’est pas rendu complice de cette croyance : il sait, dès le départ, que cette mort est une mystification, ce qui empêche toute empathie avec le narrateur. Ce faisant, Achille Tatius semble proposer une réflexion en abyme : de même que, dans Leucippé et Clitophon, la récurrence des morts de Leucippé les rend chaque fois moins crédibles et émouvantes – ce qui est accentué ici par la non-adhésion du lecteur à la fable de cette mort –, de même, dans le genre du roman grec, la mort de l’héroïne, à force d’être conventionnelle, est de moins en moins efficace. Donc, le lecteur assiste avec encore plus de distance à la réaction de Clitophon à cette troisième mort, qui confirme, si l’on en doutait encore, la portée parodique du roman :
« Οἴμοι Λευκίππη, ποσάκις μοι τέθνηκας ; μὴ γὰρ θρηνῶν ἀνεπαυσάμην ; ἀεί σε πενθῶ, τῶν θανάτων διωκόντων ἀλλήλους ; Ἀλλ' ἐκείνους μὲν πάντας ἡ Τύχη ἕπαιξε κατ' ἐμοῦ, οὗτος δὲ οὐκ ἔστι τῆς τύχης ἔτι παιδιά. Πῶς ἄρα μοι, Λεύκιππη, τέθνηκας ; Ἐς μὲν γὰρ τοῖς ψευδέσι θανάτοις ἐκείνοις μαρηγορίαν εἴχον ὀλίγην, τὸ μὲν πρῶτον, ὅλον σου τὸ σώμα, τὸ δὲ δεύτερον κἄν τὴν κεφαλὴν δοκῶν μὴ ἔχεις εἰς τὴν ταφήν. Νῦν δὲ τέθνηκας θάνατον διπλοῦν, ψυχῆς καὶ σώματος. »
« Hélas, Leucippé, combien de fois n’es-tu pas morte ? ai-je jamais cessé de te pleurer ? Je te pleurerai donc toujours puisque tes morts se succèdent. Certes de toutes ces morts-là, la Fortune en fit un badinage contre moi, mais celle-ci n’est plus un badinage de la Fortune. Comment donc, ma Leucippé, es-tu morte ? En effet, du temps de ces fausses morts, j’avais une légère consolation : la première fois, j’avais tout ton corps, la deuxième fois, je pouvais l’ensevelir, tout en croyant ne pas avoir ta tête, mais maintenant tu es morte d’une double mort, de l’âme et du corps7. »
La parodie se manifeste par le contraste entre le ton tragique, induit par les exclamations et questions rhétoriques, ainsi que le jeu sur les temps – alternance entre le parfait qui marque l’achèvement de la mort et le futur, qui dénote l’espoir –, et le comique intrinsèque du propos qui rappelle l’absurdité de la narration à travers la répétition de termes notant la récurrence des morts : ἀεί, ἀλλήλους. Clitophon, en se plaignant de la récurrence des fausses morts et des formes diverses qu’elles prennent, souligne l’inventivité et l’humour du romancier par rapport à l’absurdité des topoi du genre. Cette parodie est renforcée quelques lignes plus loin par l’intervention de l’ami de Clitophon, Clinias, qui tente de le dissuader de se donner la mort, en le rassurant par ces mots :
« Τίς γὰρ οἶδεν εἰ ζῇ πάλιν ; Μὴ γὰρ οὐ πολλάκις τεθνήκε ; Μὴ γὰρ οὐ πολλάκις ἀνεϐίω [6] ; »
« Qui sait si elle ne va pas revivre ? N’est-elle donc pas souvent morte ? N’a-t-elle donc pas souvent ressuscité ? »
Le comique est créé par l’incompatibilité entre deux types de vocabulaire : d’un côté les adverbes, πάλιν (à nouveau), πολλάκις (souvent), d’un autre, les verbes, vivre et mourir, dans deux phrases à la structure exactement parallèle qui mime le cycle de mort et de résurrection que Leucippé a accompli. Le ton mi-enjoué mi-blasé de Clinias souligne la présence d’un topos romanesque, ici parodié.
Le procédé des fausses morts n’est donc pas seulement le simple réemploi d’une formule éprouvée. En soulignant l’usage récurrent qui en est fait dans les romans grecs, Achille Tatius le désigne comme topos, et l’épuise du même coup en le vidant de son efficacité.
Un autre trait propre à la parodie est la dégradation. Attardons-nous sur la dégradation d’une des caractéristiques normalement incontournables du roman grec – parce qu’elle est la raison même d’être de ses péripéties : la chasteté/fidélité amoureuse.
La chasteté est l’enjeu principal du roman grec pour les femmes, qu’elle soit entendue comme virginité au sens strict (c’est le combat de Leucippé), comme fidélité (c’est le cas d’Anthia chez Xénophon) ou comme fidélité morale (c’est le cas de Callirhoé, qui se remarie, mais reste fidèle en pensée à Chairéas). Les hommes aussi, quoique ayant généralement été initiés à l’amour physique par des filles légères (Clitophon se vante d’avoir connu des prostituées au livre II et Daphnis est éduqué à l’amour par Lycénion), sont censés rester fidèles à leur bien-aimée une fois qu’ils sont séparés d’elle. D’ailleurs, tous les héros des romans grecs restent fidèles… sauf Clitophon. Quant à Leucippé, elle demeure bien fidèle à Clitophon, mais conquiert son statut d’héroïne chaste sur le tard, on pourrait presque dire in extremis. En effet, dans Leucippé et Clitophon, on observe que la chasteté attendue des héros est particulièrement mise à mal. Déjà, si ce thème finit par s’imposer, ce n’est que parce que les deux héros font un rêve les incitant à rester purs. De plus, dans ce rêve, c’est davantage la promesse de félicité qui semble compter pour eux que la rigueur morale qu’il implique. Or, avant cela, les deux personnages ne se sont pas signalés par un comportement remarquable de pureté.
Tout d’abord, aucun des deux ne semble, du moins au départ, associer leur amour au mariage, qui vont normalement de pair dans le roman grec – c’est, ceci expliquant peut-être cela, le seul des romans grecs à ne pas faire du mariage des héros le point de départ du roman, mais son but, son télos. Clitophon est d’ailleurs censé se marier au début de l’aventure, avec Calligonè, sa sœur. Et s’il est certes contrarié d’épouser Calligonè plutôt que Leucippé, il s’en accommode tout à fait puisque la jeune fille n’est « pas laide » [οὐδε αἰσχρὰν [7] ]. Il semble donc que l’amour du héros pour Leucippé vise non l’union maritale du couple, mais la seule union physique. Dans Leucippé et Clitophon, l’institution du mariage est, de fait, régulièrement écornée. L’ami de Clitophon, Clinias, se livre ainsi à deux réquisitoires dans le roman, l’un contre le mariage, l’autre contre les femmes, qui apparaissent comiquement comme un démenti de deux des ingrédients principaux du roman grec. Après toutes leurs aventures, le récit du mariage des héros est, d’ailleurs, expédié en un segment de phrase :
κατήραμεν εἰς τὸ Βυζάντιον, κἀκεῖ τοὺς πολυεύκτους ἐπιτελέσαντες γάμους ἀπεδημήσαμεν εἰς τὸν Τύρον [8] .
Nous abordâmes à Byzance et, après y avoir célébré nos noces si longtemps désirées, nous allâmes vers Tyr.
Le fait que les noces, qui donnent habituellement lieu à de longues descriptions, ne soient ici pas évoquées et se retrouvent enserrées comme l’étape d’un voyage entre deux villes semble indiquer que la fin du livre milite pour accorder la primauté à l’élément aventureux plutôt qu’à l’élément amoureux du roman. Encore une fois, Achille Tatius se plaît à dégrader les valeurs mêmes qu’il prétend adopter et dont il se démarque par ce mouvement parodique.
La chasteté n’est donc pas un idéal qui imprègne profondément le roman : Clitophon ne cesse de chercher à persuader Leucippé de s’unir à lui, quitte à recourir à des ruses rhétoriques. Par exemple, lorsqu’il fait appel à la notion de kairós, qui déclenche habituellement des réflexions topiques sur les caprices de la Fortune, mais pour en faire cette fois le vecteur d’une incitation au plaisir :
« Μέχρι πότε, εἶπον, χηρεύομεν τῶν τῆς Ἀφροδίτης ὀργίων ; Οὐχ ὁρᾷς οἷα ἐκ παραλόγου γίνεται, ναυάγια και λῃσταὶ καὶ θυσίαι καὶ σφάγαι ; Ἀλλ' ἓως ἐν γαλήνῃ τῆς Τύχης ἐσμέν, ἀποχρησώμεθα τῷ καιρῷ πρὶν ἤ χαλεπώτερον ἡμᾶς ἐπισχεῖν [9] . »
« Jusqu’à quand, dis-je, serons-nous privés des rites d’Aphrodite ? Ne vois-tu pas tout ce qui arrive à l’improviste : naufrages, brigands, sacrifices, massacres ? Eh bien, pendant que nous sommes dans un calme de la Fortune, profitons de l’occasion avant qu’un événement plus fâcheux nous en empêche. »
Notons l’énumération des aventures qu’ont traversées les héros, qui semble, de la part de notre romancier, un catalogue minutieux des péripéties qui jalonnent le roman grec.
Quant à Leucippé, avant son rêve, elle se montre d’une certaine légèreté avec Clitophon : elle l’embrasse sur la bouche pour le guérir d’une prétendue piqûre d’abeille [10] , elle se livre à un jeu érotique en buvant dans une coupe sur les traces que ses lèvres ont laissées [11] , et, surtout, elle accepte de le recevoir dans sa chambre, une nuit, fléchie par les prières de son amant impatient de consommer leur union. Mais alors que Clitophon s’apprête à obtenir ce qu’il attend, les amoureux sont interrompus par un cauchemar de la mère de Leucippé qui, ayant vu son agresseur en rêve, vient retrouver sa fille en pleine nuit. Clitophon s’enfuit et Leucippé se livre alors à un concours de mauvaise foi auprès de sa mère. Elle commence par affirmer, outrée, que « personne n’a ravi [sa] virginité » [« οὐδεῖς μου θὴν παρθενίαν κατῄσχυνε [12] »], ce qui est techniquement vrai, mais assez accidentel ! Mais surtout, toujours offusquée, elle adresse des reproches à sa mère (n’oublions quand même pas que Clitophon vient tout juste de sortir de sa chambre en courant) :
« μὴ λοιδόρει μου, μῆτερ, τὴν παρθενίαν · οὐδὲν ἔργον μοι πέπρακται τοιούτων ῥημάτων ἄξιον [13] . »
« N’insulte pas, mère, à ma virginité ; je n’ai fait aucun acte <qui mérite> de telles paroles. »
Un épisode singulier du roman manifeste encore plus clairement l’ironie que déploie Achille Tatius envers l’idéal de fidélité attaché normalement au roman grec et le renversement qu’il opère : celui des ordalies finales. Leucippé et Mélitè, les deux héroïnes du roman, sont soumises toutes deux à une sorte de test de pureté dont le résultat est largement sujet à caution. Leucippé est déclarée vierge, ce qu’elle est techniquement, mais seulement dans la mesure où l’ordalie juge les actes et non les intentions puisque, on l’a vu, la jeune fille ne doit la sauvegarde de sa chasteté qu’à un concours de circonstances. Mais c’est surtout l’ordalie de Mélitè qui est particulièrement suspecte. Mélitè est jugée pour adultère, elle qui a réussi à convaincre Clitophon de consommer leur mariage [14] . L’ordalie doit donc juger si Mélitè a trompé son mari, qu’elle croyait mort, selon des termes qui lui profitent : il s’agit de déterminer si elle restée fidèle à Thersandre en son absence. Or, si elle a trompé Thersandre, c’est après son retour, ce qui lui permet de sortir victorieuse de l’ordalie, par le seul biais d’un jeu rhétorique dont les dieux semblent ou dupes ou complices et qui paraît annoncer l’ordalie d’Yseult.
Ainsi, on le voit, la parodie, par sa nature même d’imitation, témoigne bien de la conscience que le genre peut avoir de lui-même. La pratique parodique dans Leucippé et Clitophon nous apprend non seulement qu’il y avait un roman grec comportant tel et tel traits spécifiques communs (des amoureux en fuite, un naufrage, des fausses morts, de dangereux rivaux…), cultivé par plusieurs auteurs – Chariton, Xénophon, etc. –, mais aussi et surtout qu’il existait une conscience de la parenté de cet ensemble de textes. Achille Tatius écrit son roman en s’inscrivant dans une généalogie générique – romanesque – consciente (même s’il ne parle évidemment pas de roman) qu’il assume, met en évidence et dont il remet en question la valeur dans le même temps. Le geste parodique d’Achille Tatius n’est pas seulement créateur dans l’histoire du roman, il l’est aussi dans son histoire théorique, dont il pose les linéaments.
Mais si la parodie est un lieu où s’affirme la conscience du genre, le processus parodique réactualise le modèle qu’il se donne pour mission de critiquer en en offrant une vision qui, comme on va le voir, peut se révéler largement fausse. Ainsi, loin de ne faire que réactualiser et définir le modèle, la parodie l’inventerait, ou en créerait du moins une image, léguée durablement à l’histoire littéraire.
La parodie comme invention du genre romanesque : la reprise parodique par Fielding de Pamela de Richardson
La nature nécessairement caricaturale de la parodie induit qu’elle simplifie et déforme le modèle qu’elle se donne. Si l’imitation permet de définir le modèle, cet établissement pose donc problème, car la réactualisation parodique altère la vérité du modèle. La parodie se construit comme une mosaïque d’imitations, empruntant par-ci par-là aux esthétiques ou aux œuvres qu’elle parodie, de manière à reproduire dans la parodie même un modèle « idéal » pour sa critique qui procède d’une vision largement fantasmée et exagérée de la réalité de l’hypotexte. De là à dire que, par souci d’efficacité, la parodie construit un nouveau modèle, qu’elle lègue ensuite à la postérité, il n’y a qu’un pas, qui sera ici franchi à partir de l’exemple du rôle joué par Fielding dans la querelle paméliste.
Fielding prend doublement part à la querelle paméliste qui suit la publication du Pamela de Richardson et le raz-de-marée de ferveur que le roman déclenche. Fielding entreprend une critique en deux temps, l’un entièrement, l’autre partiellement parodiques, qui se complètent mais reposent sur des démarches différentes : dans un premier roman, Shamela, il entend révéler la réalité du modèle qu’incarne Pamela et, dans un deuxième, Joseph Andrews, il cherche à lui opposer des contre-modèles de vertu. Comme beaucoup des parodies de Pamela qui foisonnent à l’époque, Shamela repose sur une dégradation et une inversion. Le point de départ de la parodie que propose Fielding du best-seller consiste à inverser l’image vertueuse de Pamela : Shamela devient une dépravée qui assume dans ses lettres son vice et le fait qu’elle n’affiche un masque de vertu que pour mystifier son maître et s’en faire épouser. Dans Joseph Andrews, qui parodie, en son début, Pamela, Pamela est presque absente, et apparaît comme une femme mariée avec son ancien maître et désormais bien établie, qui ne cesse de protester de sa vertu tout en profitant de son nouveau train de vie. Le portrait est moins à charge, parce que ce n’est plus tant finalement Pamela qui importe à Fielding que les contre-modèles qu’il construit. Dans ce roman, en effet, Fielding entend s’inscrire dans une démarche satirique en s’élevant contre une fausse image de la vertu, qui ne se manifeste que par des attitudes et des paroles – image qu’incarnerait Pamela, selon lui –, alors que lui considère que la vraie vertu se situe dans le cœur. Il substitue donc à l’exemple de toute une génération, Pamela, ceux de Joseph et du pasteur Adams, profondément vertueux, quoique fondamentalement imparfaits mais, en cela, vraisemblables. On le comprend, par rapport à d’autres parodies dont l’enjeu n’est pas moral, la dégradation du personnage de Pamela n’est ainsi pas un simple outil parodique, il en est le cœur.
Dans les deux romans, le caractère intéressé et hypocrite du personnage parodique a pour dessein de dénoncer l’invraisemblance du modèle richardsonien par inversion. L’image en creux – inversée – de Pamela que Fielding construit pour ses lecteurs est donc celle d’une héroïne à la constance morale incroyable, victime d’un amour qu’elle ne partage pas et d’une persécution qui lui répugne. Or, il se trouve que les deux romans de Fielding véhiculent une image déformée de Pamela, évidente si l’on va lire le roman de Richardson. Loin d’avoir voulu créer un parangon de vertu dont la constance et la résistance la rendaient si invraisemblable pour Fielding qu’elle ne pouvait dès lors qu’être hypocrite, Richardson a au contraire créé une héroïne hésitante, tiraillée entre sa volonté de garder sa vertu et ce qui ne peut être interprété que comme un amour inconscient pour son maître.
Un seul exemple pourra nous en convaincre. Dans la lettre XII de Pamela, l’épistolière tente d’expliquer à ses parents les raisons qui l’ont empêchée de s’enfuir de chez son maître qui lui fait la vie si dure :
Sometimes I thought I would leave the House, and go to the next Town, and wait an Opportunity to get to you ; but then I was at Loss to resolve whether to take away the Things he had given me, or no, and how to take them away : Sometimes I thought to leave them behind me, and only go with the Cloaths on my Back ; but then I had two miles and a half, and a By-way, to go to the Town ; and being pretty well-dress’d, I might come to some harm, almost as bad as what I would run away from ; and then may-be, thought I, it will be reported, I have stolen something, and so was forc’d to run away ; and to carry a bad Name back with me to my dear poor Parents, would be a sad Thing, indeed.
Tantôt je songeais à quitter la maison et à aller au visage voisin, pour y attendre l’occasion de me rendre chez vous ; mais je ne savais si je devais prendre avec moi les hardes qu’il m’a données, ni comment les emporter. Tantôt je pensais à les laisser, et à n’emporter que ce que j’avais sur le corps. Mais il y avait deux milles et demi jusqu’au village, et cela par un chemin détourné ; et comme j’étais assez bien mise, je craignais de m’exposer à quelque malheur, presque aussi grand que celui que je voulais éviter. Et puis, pensai-je, on publiera peut-être que j’ai volé quelque chose, et que cela m’avait obligée à m’enfuir ; et ç’aurait été une chose bien triste de m’en retourner chez mes chers parents avec une mauvaise réputation ! [15]
Pamela tente de justifier auprès de ses parents le fait qu’elle ne s’enfuie pas d’une manière qui n’est pas des plus convaincantes. Outre la raison qu’elle invoque – elle serait trop bien habillée ! –, elle se perd dans des alternatives (Sometimes I thought … but then … Sometimes I thought … but then) et de pures hypothèses (usage du conditionnel, would, might, may-be) qui n’ont pas plus de réalité les unes que les autres, elle imagine des catastrophes en série, soulignées par les polysyndètes (and … and … and then). D’ailleurs, dans la lettre suivante, sa mère, en lui parlant trois fois des tentations [temptations] auxquelles elle doit résister montre bien qu’elle n’est pas dupe des stratégies de sa fille. Ainsi, Pamela cherche des excuses pour rester qui s’adressent moins à ses parents qu’à elle. D’où l’impression, fréquente dans le roman, que les détails excessifs que donne la jeune fille sont moins destinés à convaincre ses parents qu’elle-même. D’où, peut-être aussi, le passage du roman épistolaire au journal intime, qui reflète les délibérations intérieures de l’héroïne. Ce n’est pas à son maître que résiste Pamela, mais à elle-même ; et si sa vertu est récompensée, ce n’est pas parce qu’elle se bat pour elle, mais parce qu’elle se bat contre la tentation du vice, et c’est bien cela qui a ému à l’époque de sa parution [16] . En cela, Pamela n’est ni une mystificatrice, ni un exemple de vertu inaccessible et incroyable.
Or, Fielding semble nier cette ambivalence ou du moins la gommer volontairement. On peut le voir en étudiant deux extraits de Pamela et Shamela, dans lesquels l’héroïne tente de fuir. Commençons par la version de Fielding, en imaginant ce qu’un lecteur pourrait, à partir d’elle, concevoir de l’original.
As soon as he was gone, I bethought myself, what Excuse I should make to Mrs Jewkes, and it came into my Head to pretend as how I intended to drown myself ; so I tript off one of my Petticoats, and threw it into the Canal ; and then I went and hid myself in the Coal-hole, where I lay all Night ; and comforted myself repeating over some Psalms, and other good things, which I had got by heart.
In the Morning, Mrs Jewkes and all the Servants were frighted out of their Wits, thinking I had run away ; and not devising how they should answer it to their Master. They searched all the likeliest Places they could think of for me, and at last saw my Petticoat floating in the Pond. Then they got a Drag-net, imagining I was drowned, and intending to drag me out ; but at last Moll Cook coming for some Coals, discovered me lying all along in no very good Pickle. Bless me ! Mrs Pamela, says she, what can be the Meaning of this ? I don’t know, says I, help me up, and I will go in to Breakfast, for indeed I am very hungry. Mrs Jewkes came in immediately, and was so rejoyced to find me alive, that she asked with great Good-Humour, where I had been ? and how my Petticoat came into the Pond. I answered, I believed the Devil had put it into my Head to drown my self ; but it was a Fib ; for I never saw the Devil in my life, nor I don’t believe he hath any thing to do with me.
So much for this Matter19.
Dès qu’il fut parti, je cherchai quelle excuse je pourrais donner à Mrs Jewkes et j’eus l’idée de faire comme si j’avais eu l’intention de me noyer. J’enlevai donc l’un de mes jupons et je le jetai dans l’étang. Puis j’allai me cacher dans la réserve à charbon, où je passai la nuit. Pour me donner du courage, je récitai des psaumes et autres bonnes paroles que j’avais appris par cœur.
Au matin, Mrs Jewkes et tous les domestiques furent pris de panique à l’idée que je me fusse enfuie, ne sachant pas comment ils pourraient bien en rendre compte à leur maître. Ils fouillèrent tous les endroits où, selon eux, j’étais le plus susceptible d’être et finirent par voir mon jupon qui flottait à la surface de l’étang. Ils se saisirent alors d’un filet, croyant que je m’étais noyée et ils essayèrent de draguer l’étang à ma recherche. Mais Moll Cook, venue chercher du charbon, finit par me découvrir allongée de tout mon long, dans un triste état. Mon Dieu ! Mademoiselle Pamela, dit-elle, quel peut bien être le sens de tout cela ? Je ne sais pas, dis-je, aidez-moi à me relever ; je vais rentrer prendre mon petit déjeuner, car en vérité j’ai grand faim. Juste à ce moment, Mrs Jewkes entra ; elle fut si réjouie de me trouver en vie qu’elle me demanda, d’un ton très enjoué, où j’étais passée et comment mon jupon s’était retrouvé dans l’étang. Je lui répondis qu’à mon avis c’était le diable qui m’avait mis en tête de me noyer. Mais c’étaient des bobards, car je n’ai jamais vu le diable de ma vie, et je ne crois d’ailleurs pas qu’il se soucie le moins du monde de moi.
Fin de l’histoire.
Le lecteur qui sait que Shamela repose sur une inversion de la vertu de Pamela assumée par la narratrice suppose logiquement que cet épisode fait écho à un passage de Pamela où la jeune servante, inquiète pour sa vertu et ne pouvant plus supporter son enfermement, tenterait de se suicider, en vain, et passerait la nuit à prier pour se faire pardonner le péché qu’elle s’apprêtait à commettre. Il imagine même le jupon de Pamela flottant dans l’étang, sa nuit recluse, son remords d’avoir cédé au diable en songeant au suicide et son incapacité à avaler quoi que ce soit une fois qu’elle a été retrouvée. Tout cela se trouve en effet chez Richardson. En revanche, ce lecteur ne peut s’imaginer la teneur de la réflexion de Pamela. Car la scène de Pamela qui inspire ce passage est plus complexe que ce que l’on pourrait croire à la lecture de Shamela – elle est notamment bien plus longue, et l’extrait à venir correspond à un passage que Fielding passe sous silence.
Comme nous pouvions nous en douter, le stratagème qu’elle élabore n’est pas une excuse rétrospective parce qu’elle aurait passé la journée à batifoler avec Williams, mais une tentative de s’enfuir de sa geôle où Mr B. la retient. Rien d’étonnant jusque-là, donc. Ce qui est plus surprenant, et dont ne rend pas compte Fielding dans sa réécriture, c’est l’apparition de certains traits de caractère de Pamela qui détonnent avec son image de parangon de vertu : une capacité à user de la ruse, à élaborer des stratégies de fuite, alliée à une certaine fierté et même un plaisir de la mystification, qui est mis en évidence par la jouissance que prend Pamela à narrer cet épisode. Ainsi, après avoir songé à se suicider, la jeune servante livre les pensées qui l’ont traversée. Elle se met, dans un passage étonnant, à imaginer ce que son suicide susciterait comme réaction chez ses tortionnaires :
And then thought I, (and Oh ! that Thought was surely of the Devil’s Instigation ; for it was very soothing and powerful with me) these wicked Wretches, who have now no Remorse, no Pity on me, will then be mov’d to lament their Misdoings ; and when they see the dead Corpse of the unhappy Pamela dragg’d out to these slopy Banks, and lying breathless at their Feet, they will find that Remorse to wring their obdurate Hearts, which now has no Place there ! – And my Master, my angry Master, will then forget the Resentments, and say, O, this unhappy Pamela ! that I have so causelesly persecuted and destry’d ! Now do I see she preferr’d her Honesty to her Life, and is no Hypocrite, nor Deceiver, but really was the innocent Creature she pretended to be ! Then, thinks I, will he, perhaps, shed a few Tears over the poor Corpse of his persecuted Servant […] and order me a decent Funeral, and save me, or rather this Part of me, from the dreadful Strake, and the Highway Interrment ; and the young Men and Maidens all around my dear Father’s, will pity poor Pamela ; but O ! I hope I shall not be the Subject of their Ballads and Elegies ; but that my Memory, for the sake of my dear Father and Mother, may quickly side into Oblivion.
Je pensai alors (et cette pensée m’était sans doute suggérée par le démon, car elle me plut beaucoup, et fit une forte impression sur moi) que ces méchants, qui n’ont maintenant aucun remords de leur conduite, ni la moindre compassion pour moi, seraient touchés de quelque repentir lorsqu’ils verraient les tristes effets de leur crime. Oui, dis-je, quand ils contempleront le cadavre de l’infortunée Pamela, tiré de l’eau et couché sur ce gazon, ils sentiront leur cœur déchiré par de cruels remords, dont ils sont maintenant incapables ; mon maître, qui est à présent si en colère, oubliera alors tout son ressentiment, et dira : « Ah ! c’est là la pauvre, la malheureuse Pamela, que j’ai si injustement persécutée, c’est moi qui suis la cause de sa mort. Je vois bien maintenant, dira-t-il, qu’elle préférait sa vertu à la vie même, qu’elle n’était ni hypocrite, ni trompeuse, mais qu’elle était réellement cette créature innocente qu’elle prétendait être » ; peut-être qu’alors il répandra quelques larmes sur le cadavre de la servante qu’il a tant persécutée […], il sera véritablement affligé en son cœur, il me fera enterrer honorablement et me garantira de l’infamie à laquelle on expose ceux qui se défont eux-mêmes. Tous les jeunes garçons et les jeunes filles du voisinage de mes chers parents déploreront le sort de la pauvre Pamela ; mais j’espère qu’on ne me fera pas le sujet de ballades et d’élégies ; mais que, pour l’amour de mon père et de ma mère, on me laissera bientôt tomber dans l’oubli. [17]
Pamela se met en scène, se rêve en martyre, en héroïne persécutée. On assiste ici à un fantasme de vengeance très puissant, dont la mise en scène est manifeste par l’utilisation par Pamela de la troisième personne pour parler d’elle : elle imagine la réaction de ses « ravisseurs », en se félicitant de les faire souffrir par sa mort et de voir sa vertu réhabilitée par la même occasion. Les points d’exclamation qui ponctuent le discours rêvé de ses interlocuteurs revêtent d’ailleurs un statut ambigu, semblant souligner tout autant le désarroi des personnages que la jouissance de Pamela à l’imaginer. La phrase finale peut être interprétée comme un trait d’ironie de la part de Richardson, qui s’amuserait à pointer les ambiguïtés de son personnage qui rêve, pendant plusieurs lignes, de faire pleurer tout le monde sur sa mort et d’être réhabilitée, mais qui se récrie à l’idée de vouloir être célébrée. Quant à l’évocation de son maître, elle est, là encore, chargée d’ambiguïté et révélatrice de l’ambivalence de Pamela envers lui. L’incise « my angry master » après l’appellation « my master » reprend une structure qui est celle des formules amoureuses, tel « mon amour, mon cher amour ». Le désir qu’il la réhabilite est également équivoque, car il témoigne du fait que Pamela reproche moins à son maître ses avances que son refus de la croire vertueuse : elle ne le condamnerait pas pour ses vices, mais pour son incrédulité. Or, si Pamela ne le condamne qu’à ce titre, elle n’a aucune raison de ne pas l’aimer, mais seulement des raisons de ne pas lui céder…
Dès lors, la démarche de Fielding apparaît comme paradoxale. Paradoxale puisqu’il utilise, pour démontrer l’invraisemblance du personnage de Pamela, des armes qu’il prétend inventer pour les besoins de sa dénonciation parodique et dans sa logique même, alors qu’elles se trouvent déjà au cœur du dispositif de Richardson ! Ainsi, il exhibe la vénalité et la lubricité du personnage en faisant comme si c’étaient là des inversions propres à la pratique parodique : ces vices ne seraient que l’inversion de la vertu de Pamela, que Fielding ne remet en fait pas en question, puisque son propos à lui est, justement, de dénoncer l’invraisemblance du portrait moral que Richardson offre de son héroïne. Pourtant, le fait est que Pamela est, sinon hypocrite, du moins plus complexe qu’elle ne le croit, et plus que ne le laisse paraître Fielding par la simple inversion qu’il propose. Or, si Fielding gomme et feint ainsi d’ignorer cette ambivalence de Pamela, alors qu’elle pourrait être un tremplin idéal pour asseoir la perversité de Shamela, c’est pour deux raisons liées à la pratique parodique.
D’abord parce qu’il utilise le procédé parodique courant de l’inversion pour bâtir son héroïne, inversion qui se fonde sur le trait le plus saillant du personnage, sa vertu : Pamela était une héroïne vertueuse jusqu’à l’invraisemblance ? Elle sera univoquement vicieuse chez Fielding. Ensuite parce qu’il a recours à une deuxième arme parodique, la simplification, en refusant d’interroger les ambivalences de cette vertu, semblant ainsi sacrifier la vérité de l’œuvre à l’efficacité de son propos critique : il gomme toute nuance qui viendrait contredire sa critique de Richardson. La vision qu’il lègue de Pamela est déformée et simplifiée, mais mieux adaptée à ses desseins. La volonté d’efficacité de la critique parodique, combinée à la simplification qu’induit toute entreprise caricaturale en vient à altérer la vérité de l’œuvre.
L’image que renvoie la parodie de l’hypotexte n’est ainsi pas entièrement fidèle, ce qui rend le travail du lecteur difficile, lui qui ne peut pas compter sur une simple inversion de l’image du modèle pour reconstruire l’original. À l’époque de parution de Pamela, le risque n’était pas grand qu’un lecteur ne lise pas l’original mais se contente de la parodie ; à notre époque, il y a en revanche fort à parier que quelqu’un qui n’aurait pas lu Pamela, mais qui soit aurait lu une de ses parodies, soit, hypothèse plus probable, serait au fait de la querelle provoquée par la parution de l’ouvrage, aurait à l’esprit une image fausse de cette œuvre.
Nous avons tenté de montrer, à travers deux romans spécifiques étudiés séparément, que la parodie contient une dimension théoricienne. L’exemple de Leucippé et Clitophon nous a permis de souligner que la parodie servait à manifester une conscience générique et celui de Shamela que la parodie avait un effet rétroactif, déformant les hypotextes durablement. Ce choix d’exemples développés seuls ne doit cependant pas faire croire que chacune de ces œuvres représenterait seulement un des ces visages théoriciens de la parodie : Shamela manifeste tout autant une réflexion générique que Leucippé et Clitophon (les jeux sur la première personne et l’écriture de la simultanéité en témoignent) ; de même, Leucippé et Clitophon déforme ses modèles en les simplifiant aussi à l’extrême, passant sous silence, par exemple, l’ironie fondamentale du propos de Chariton. Ainsi, la parodie nous semble toujours être intrinsèquement théoricienne. Sa mise en œuvre repose sur et se manifeste par une réflexion sur l’objet roman qu’elle contribue à définir, délimiter, voire à construire. En cela, on peut voir combien la parodie est avant tout une entreprise de lecteur, qui naît de la lassitude et de la désapprobation, et qui, dans sa création, entraîne son lecteur jusqu’à lui faire intégrer une vision déformée de l’histoire littéraire. Si l’on ajoute que, non contente de contribuer à définir et à construire le genre romanesque, la parodie possède aussi une dimension normative – sa portée critique comporte des propositions implicites de renouvellement du genre romanesque – on aura compris le rôle essentiel qu’elle joue dans la constitution et l’évolution de l’histoire du roman.
Bibliographie
Molinié, Georges, Du roman grec au roman baroque. Un art majeur du genre narratif en France sous Louis XIII, Toulouse, Publications de l’Université de Toulouse-Le Mirail, 1982.
Pageaux, Daniel-Henri, Naissances du roman, Paris, Klincksieck, 50 questions, 200.
Pavel, Thomas, La Pensée du roman, Paris, Le Livre de Poche, 2014.
Pavel, Thomas, L’Art de l’éloignement. Essai sur l’imagination classique, Paris, Gallimard, Folio, 1996.
Plazenet, Laurence, L’Ébahissement et la Délectation. Réception comparée du roman grec en France et en Angleterre aux XVIe et XVIIe siècles, Paris, Champion, 1997.
Selden, Daniel, « Genre of genre », in J. Tatum (éd.), The Search for the Ancient Novel, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1994.
Tatius, Achille, Leucippé et Clitophon, trad. Jean-Philippe Garnaud, Paris, Les Belles Lettres, CUF, 2002
Notes
- [1]
Outre les travaux des hellénistes qui s’intéressent au roman grec isolément, on trouve heureusement des exceptions à ce désintérêt des travaux sur le roman pour le roman grec. On peut par exemple citer les travaux de Thomas Pavel (L’Art de l’éloignement. Essai sur l’imagination classique, Paris, Gallimard, Folio, 1996 ; La Pensée du roman, Paris, Le Livre de Poche, 2014), ceux de Daniel-Henri Pageaux (Naissances du roman, Paris, Klincksieck, 50 questions, 2006) qui intègrent le roman grec à une histoire plus large du roman. Ont beaucoup fait pour la renaissance de l’intérêt pour le roman grec les ouvrages de Georges Molinié (Du roman grec au roman baroque. Un art majeur du genre nasrratif en France sous Louis XIII, Toulouse, Publications de l’Université de Toulouse-Le Mirail, 1982) ou de Laurence Plazenet (L’Ébahissement et la Délectation. Réception comparée du roman grec en France et en Angleterre aux XVIe et XVIIe siècles, Paris, Champion, 1997) qui, en étudiant les liens entre roman grec et roman dit baroque, ont renouvelé l’intérêt pour la forme antique du genre.
- [2]
Daniel Selden, « Genre of genre », in J. Tatum (éd.), The Search for the Ancient Novel, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1994, p. 45.
- [3]
Deux précisions sur Leucippé et Clitophon, essentielles pour le situer dans l’histoire romanesque : il date du IIe siècle – il est donc antérieur aux Éthiopiques d’Héliodore – et il est le seul des romans grecs conservés à proposer un narrateur à la première personne.
- [4]
Achille Tatius, Leucippé et Clitophon, trad. Jean-Philippe Garnaud, Paris, Les Belles Lettres, CUF, 2002, V, VII, p. 138-139.
- [5]
Ibid., V, XIX, 2, p. 152.
- [6]
Le mari de Mélitè, que l’on croyait mort ( !), est en effet revenu pour trouver sa femme mariée à notre héros.
- [7]
Achille Tatius, Leucippé et Clitophon, op. cit., VII, V, 2-3, p. 191.
- [8]
Ibid., V, IV, 2, p. 135.
- [9]
Ibid., I, XI, 2, p. 20.
- [10]
Ibid., VIII, XIX, 2, p. 236.
- [11]
Ibid., IV, I, 2-3, p. 106.
- [12]
Ibid., II, VII, p. 37-38.
- [13]
Ibid., II, IX, p. 39-40.
- [14]
Ibid., II, XXV, 2, p. 59.
- [15]
Ibid., II, XXV, 1, p. 59
- [16]
En effet, assez étrangement, le héros, qui avait refusé de le consommer tant qu’il croyait sa bien-aimée morte, accepte de bonne grâce de « guérir » (VI, I, 1, p. 165) Mélitè une fois qu’il sait sa promise bien vivante.
- [17]
Samuel Richardson, Pamela, Oxford, Oxford University Press, Oxford world’s classics, 2001, Lettre XII, p. 24-25. Trad. Paméla ou la Vertu récompensée, Paris, 10/18, 2019, p. 59.
- [18]
Cf. ce que dit Diderot des romans de Richardson : « C’est lui qui apprend à discerner les motifs subtils et déshonnêtes qui se cachent et se dérobent sous d’autres motifs qui sont honnêtes et qui se hâtent de se montrer les premiers. … S’il est au fond de l’âme du personnage qu’il introduit un sentiment secret, écoutez bien, et vous entendrez un ton dissonant qui le décèlera. » (Denis Diderot, Éloge de Richardson 1761, in Œuvres, éd. André Billy, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1946, p. 1091-1092.)
- [19]
Henry Fielding, Shamela, in Joseph Andrews and Shamela, Londres, Penguin Books, Penguin Classics, 1999, lettre X, p. 25-26 (je traduis).
- [20]
Samuel Richardson, Pamela, op. cit., p. 172-173 (trad. citée, p. 328).
Pour citer cet article
Stéphane Pouyaud, « La parodie, entre définition et construction théoriques du genre romanesque », SFLGC, bibliothèque comparatiste, publié le 01/07/2019., URL : https://sflgc.org/acte/pouyaud-stephane-la-parodie-entre-definition-et-construction-theoriques-du-genre-romanesque/, page consultée le 04 Décembre 2024.
Biographie de l'auteur
POUYAUD Stéphane
Stéphane Pouyaud, agrégée de Lettres modernes, docteure de l’Université de Reims Champagne Ardenne en littérature comparée après une thèse sous la direction de Jean-Louis Haquette, sur le sujet : « Parodie et création romanesque dans les littératures européennes de l’Antiquité au XVIIIe siècle. Essai de poétique historique ». Enseignante contractuelle à l’Université de Rouen pour l’année 2017-2018.
– « La parodie des conventions romanesques dans Leucippé et Clitophon », in Bulletin de l’Association Guillaume Budé, novembre 2011.
– « La valeur du roman, entre lectorat, critique et création », in La Valeur de l’œuvre littéraire, entre pôle artistique et pôle esthétique, Paris, Classiques Garnier, 2012.
– « Le Télémaque travesti de Marivaux, reprise parodique du modèle pédagogique de Fénelon », publication en ligne sur le site du CELLF : http://www.cellf.paris-sorbonne.fr/documents/texte_59.pdf