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ARTICLE
Dans l’un de ses recueils d’essais les plus importants, L’Expression américaine [La expresión americana], paru en 1957, le Cubain José Lezama Lima théorise l’essence des cultures du continent américain. Pour lui, cette essence se caractérise par une propension à créer un nouveau paradigme culturel propre à partir d’éléments culturels de provenances diverses (principalement de trois origines : les arts et la littérature de la « vieille » Europe, la nature américaine vue par les cultures précolombiennes et enfin ce qui est lié, de près ou de loin, aux cultes de l’Afrique de l’Ouest). Cette pensée de la culture américaine est assez caractéristique de Cuba et se retrouvera dans les discours d’un certain nombre d’écrivains et de penseurs de la Caraïbe contemporains de Lezama ou des générations suivantes.
Lui-même met d’une certaine manière en pratique ses théories et construit dans son œuvre de fiction une relation complexe avec les cultures occidentales. À l’origine, Lezama Lima est plutôt un poète, il vient au roman sur le tard avec la publication en 1966 de son premier roman, Paradiso – Lezama a alors 46 ans – même si des chapitres de celui-ci ont été publiés en revue auparavant, dès 1949. Ce roman clé de la littérature latino-américaine connaîtra une histoire complexe et de multiples éditions, à Cuba ou hors de Cuba. Lezama entreprendra une suite, inachevée, publiée de manière posthume en 1977, un an après la mort de son auteur. Cette suite aurait pu s’appeler Inferno, par « loi de symétrie », elle fut nommée par les éditeurs Oppiano Licario, du nom de l’un de ses personnages [1] .
La question des titres, pour épineuse qu’elle soit dans le cas de la suite, n’en montre pas moins que Lezama se positionne d’emblée par rapport à un monument de la culture européenne, La Divina Commedia de Dante, La Divine Comédie – titre lui aussi donné par un éditeur puisque le titre choisi par Dante ne comprend pas l’adjectif divina. Le diptyque romanesque de Lezama, s’il inverse l’ordre et la logique du parcours dantesque (du paradis vers « l’enfer »), n’est pas néanmoins une contre ou une anti-Commedia. Le poème épico-allégorique de Dante est considéré par Lezama comme un socle sur lequel bâtir et absolument pas comme une icône à briser. Cela étant, s’il semble adopter à bras ouverts la dimension allégorique de l’œuvre (ce qui peut étonner un lecteur contemporain parce que ce n’est pas ce qui nous apparaît comme étant le plus moderne), son rapport à l’épique est plus complexe. En effet, dans son roman Paradiso, José Lezama Lima joue à plusieurs reprises avec le substrat épique, qu’il vienne des Métamorphoses d’Ovide, de L’Iliade ou encore de la Divine Comédie. Il utilise presque toujours les références épiques pour procéder à des détournements plus ou moins parodiques de ces textes, et même s’il cite par moments exactement les textes (ou à peu près exactement, les citations de mémoire de Lezama sont parfois approximatives), le changement de cotexte opéré sur la citation produit souvent un effet de contraste, allant parfois jusqu’au burlesque.
Le cas de Lezama est singulier : on pourrait penser qu’il s’agit là d’un phénomène illustrant assez bien les thèses traditionnelles de l’abâtardissement de l’épopée en roman, mais il n’en est rien. De même, il ne s’agit pas d’un simple travestissement. En effet, Lezama, tout en paraissant se moquer de cette culture savante occidentale, y est aussi très attaché et la revendique, la célèbre jusque dans sa dimension « élitiste ». Le style même de Lezama, complexe, recherché, saturé de métaphores parfois obscures et de références antiques pourrait, par moments, passer pour épique ; c’est en tout cas un style suffisamment majestueux pour convenir au caractère noble de l’épique. Il y a donc toujours dans son rapport à ces textes à caractère épique une sorte d’ambivalence que l’on interrogera au travers de trois extraits de Paradiso.
Paradiso est un roman complexe, présentant des séquences assez diverses ; les personnages principaux sont trois adolescents cubains pris dans un cheminement intellectuel qui va les amener à rencontrer Oppiano Licario. Celui-ci contribuera à leur révéler une sorte de pensée synthétique du monde. Au-delà de ce caractère très initiatique du roman, le héros, José Cemí, et ses deux compagnons croisent de temps à autres l’Histoire y compris lorsqu’elle est violente. En effet, Lezama transpose sa participation personnelle aux mouvements de révolte estudiantins contre la dictature de Gerardo Machado au début du chapitre ix de Paradiso. Les aléas de l’Histoire sont autant des « obstacles » (dans le sens où ils détournent les héros de leur quête) qu’une sorte de décor contrapuntique à cette quête, à tel point qu’on pourrait qualifier le diptyque romanesque de Lezama d’épopée du savoir : le héros traverse sa ville de La Havane et diverses épreuves, souvent symboliques, pour accéder au savoir. En ce sens, le roman a tout du voyage allégorique médiéval.
Néanmoins, le traitement de l’Histoire héroïque populaire chez Lezama est ambigu : la scène du chapitre IX de Paradiso est racontée sur le mode épique comme sur le mode burlesque. Lezama joue avec le genre épique, et la guerre – ou la lutte – est à plusieurs reprises traitée en fonction d’une perception esthétique avant tout.
Cette restitution de la révolte étudiante du 30 septembre 1930 est un passage [2] essentiel pour comprendre le rapport que le texte de Lezama entretient avec le genre épique. C’est le seul passage qui raconte véritablement un affrontement (réel, pas uniquement sur le plan symbolique), pouvant se rapprocher ici d’une guerre civile. C’est la seule partie du récit qui possède un sujet épique au sens traditionnel. Le récit commence par mettre en place les conditions de l’affrontement, c’est alors le pluriel qui domine : en seulement une dizaine de lignes, le syntagme « les étudiants » [los estudiantes] apparaît à trois reprises, renforcé par une formule concurrente « les groupes d’étudiants » [los grupos estudiantiles]. Il s’agit bien de montrer l’importance du collectif, notion clé dans l’écriture épique. Dans l’autre camp, c’est un nom collectif qui est répété : « la caballería » (la cavalerie) [3] . Les deux camps se font face : « la cavalerie se cachait dans le côté opposé à celui occupé par les étudiants » [La caballería se ocultaba en el lado opuesto al ocupado por los estudiantes], on a bien affaire à une configuration de bataille épique. Tout commence par une description sérieuse où les termes sont précis et spécifiques.
Lezama procède même à un retour aux origines antiques littéraires de l’épique occidental (autrement dit à Homère) en assimilant un personnage à Apollon [4] . L’identité de ce personnage qui « tient lieu d’Apollon » pour reprendre le leitmotiv de Lezama, reste secrète même si l’auteur dans divers entretiens [5] par la suite a décrit ce personnage comme étant Juan Antonio Mella, leader étudiant communiste assassiné sur ordre de Machado en 1929, soit un an avant cette révolte. Juan Antonio Mella revient donc ici sous les traits d’un fantôme ou mieux encore d’un héros divinisé qui veille sur les étudiants pour leur donner la victoire au cours de la bataille : le schéma homérique est parfaitement respecté. Prises en elles-mêmes quelques phrases semblent être une résurrection de l’épopée guerrière, telle qu’on la connaît habituellement [6] : « Ils faisaient vibrer leur épée dans l’air, faisant sauter un scorpion dans le sang qui glissait sur l’acier. » [Hacían vibrar sus espadas en el aire, saltando un alacrán por la sangre que pasaba al acero.], « Celui qui tenait lieu d’Apollon paraissait conter d’avance sur les palissades invisibles que l’on allait mobiliser pour arrêter la cavalerie dans les enfers. » [El que hacía de Apolo parecía contar de antemano con las empalizadas invisibles que se iban a movilizar para detener a la caballería en los infiernos]"] [7] . Avec cette mention combinée des enfers et des cavaliers, c’est autant un retour à Dante qu’une référence aux cavaliers de l’Apocalypse de Jean qui surgit ici : on constate que le texte draine avec lui un éventail intertextuel très large. Lezama utilisera l’image du centaure un peu plus loin dans le texte, comme pour se recentrer en direction de la mythologie grecque [8] .
Néanmoins, plusieurs comparaisons qui concernent la cavalerie égratignent ce tableau : les capes des cavaliers ont la « couleur d’une vieille souris » [color de rata vieja], et elles brillent « comme la carapace des cafards » [como la caparazón de las cucarachas]"] [9] . Ces comparaisons assez peu amènes sont rapidement suivies du terme « grotesque » [grotesco]"] [10] qui fait son apparition ; même s’il décrit une situation qui n’est que virtuelle, à savoir les soldats de la cavalerie qui perdraient leur casque.
La fin du premier paragraphe de ce récit « épique » n’est pas encore survenue qu’un élément franchement burlesque vient d’ores et déjà désamorcer tout le grandiose épique, au moins du côté des cavaliers. L’élément en question provient d’un simple petit canari, animal fort peu épique s’il en est : « Une porte des balcons de la place, en s’ouvrant dans la peur suscitée par la clameur, fit couler l’eau du canari qui tomba sur les visages des maudits comme l’urine du mépris, transmutation infinie de la colère d’un oiseau dans sa cage dorée [11] . » [Una puerta de los balcones de la plaza, al abrirse en el susto de la gritería, escurrió el agua del canario que cayó en los rostros de los malditos como orine del desprecio, transmutación infinita de la cólera de un ave en su jaula dorada.] Tout au long du récit, les matériaux proprement épiques côtoient des mentions plus triviales. Les dernières phrases du passage, qui concernent les chevaux des forces de l’ordre donnant l’assaut, illustrent l’hésitation entre les deux registres : « le cheval en sueur se mettait à rire des facéties bondissantes des étudiants. On aurait dit qu’ils commençaient à lier amitié avec les étudiants » [el caballo sudoroso se echaba a reír de las saltantes burlas de los estudiantes. Parecía que comenzaban a amigarse con los estudiantes]. Le motif du cheval rieur se poursuit ainsi : « Au hennissement épique de l’assaut du départ, avait succédé un hennissement plaintif, qui les rendait rieurs comme si les éperons leur faisaient des chatouilles et leur donnait envie de projeter les encapotés par leurs chevauchées » [Al relincho épico de la inicial acometida, había sucedido un relincho quejumbroso, que los hacía reidores como si las espuelas les produjesen cosquillas y afán de lanzar a los encapotados de sus cabalgaduras]"] [12] . La scène ne peut véritablement se voir décerner de manière univoque le statut de scène épique dans la mesure où le burlesque vient au final discréditer le sérieux et la grandeur qui y sont attachés. L’écriture de Lezama semble donc en même temps procéder dans cette scène de l’épique et de son détournement burlesque, fidèle en faisant cela à sa mise à distance du principe de non-contradiction, hérité de la pensée baroque.
En revanche, la tonalité épique peut être parfaitement utilisée pour décrire une scène dont le sujet n’a qu’un lien indirect – un lien d’analogie seulement – avec les sujets traditionnels de l’épique. C’est le cas de la partie d’échecs qui a lieu entre le docteur Santurce et Alberto [13] .
Tout le passage serait à citer et à commenter de manière détaillée, mais les premières phrases donnent déjà un bon aperçu de la contamination progressive du récit par les modalités épiques [14] :
Casi siempre que Alberto jugaba una partida de ajedrez con Santurce, lo engatusaba con una defensa siciliana, para verlo sudoroso lanzarse al asalto, perdiendo astutamente una pieza mayor, alfil o caballo [15] , a trueque de adelantarle todos sus peones en las casillas enemigas. El caballo de Santurce se perdía con torpe temeridad en la fila opuesta, que lo esperaba con sus peones armados de martillos, que comenzaban a pegarle en las patas, nobles herreros acostumbrados a ablandar el hierro, hasta que el caballo [16] , con su jinete en el humo, se derrumbaba en el polvo. La reina de Santurce, en exceso guerrero, contemplando con su voracidad halconera [17] la torre más adelantada del castillo real, defendido calmosamente por Alberto, que le ponía una tropilla peleadora, dirigida por el alfil, que comenzaba a hostigarle, mientras que por el otro flanco, la caballería, robusta como el viento del oeste, le cerraba las casillas de las próximas aldeas a donde podría retirarse en su fuga bajo la escarcha [18] .
Presque à chaque fois qu’Alberto jouait une partie d’échecs contre Santurce, il l’embobinait avec sa défense sicilienne, pour le voir tout en sueur lancer l’assaut, perdant habilement une pièce majeure, fou ou cavalier, avançant en contrepartie tous ses pions sur les cases ennemies. Le cavalier de Santurce se perdait avec une stupide témérité dans les rangs adverses, qui l’attendaient avec leurs pions armés de marteaux, qui commençaient à frapper son cheval aux jambes, nobles forgerons habitués à amadouer le fer, jusqu’à ce que, avec son cavalier dans la vapeur, le cheval s’effondrât dans la poussière. La reine de Santurce, dans un excès de bellicisme, contemplant avec une voracité de faucon la tour la plus proche du château royal, défendu calmement par Alberto, qui opposait une petite troupe batailleuse, dirigée par le fou, qui commençait à le harceler, cependant que sur l’autre flanc, la cavalerie, robuste comme le vent d’ouest, lui fermait les cases des zones proches où elle pourrait se retirer dans sa fuite sous le givre.
La traduction se veut volontairement très près du texte pour souligner que la dernière phrase, emmêlée dans les détours stratégiques labyrinthiques en a perdu le verbe de sa proposition principale, dont la dame aurait dû être le sujet. Le passage continue ainsi sur plusieurs paragraphes, transformant véritablement cette partie d’échecs en récit épique jusqu’à la chute du roi de Santurce. L’imaginaire lézamien construit un parallèle fort entre l’Histoire et l’anecdote puisque dans la suite du passage, il écrit : « La position de la reine combattante, rappelait Marie Thérèse d’Autriche, lors de ses batailles avec Frédéric le Grand » [La posición de la reina combatiente, recordaba a María Teresa de Austria, en sus batallas con Federico el Grande]"] [19] . Bien entendu, à l’origine, les échecs sont une transposition de combats entre deux armées, et Lezama, d’une certaine manière ne fait ici que revenir à l’origine du jeu. Toutefois, même si ces pages sont très belles et que l’imaginaire de Lezama y est particulièrement admirable, il ne faut pas lire cette transposition uniquement au premier degré : ce serait oublier que les pièces du jeu renferment des friandises que l’on a droit de manger quand on a pris une pièce à l’adversaire, et surtout que Lezama transpose un jeu dans une version épique. C’est donc tout naturellement qu’il introduit une dimension ludique dans son élaboration du texte : il ne pouvait pas parler de jeu trop sérieusement, sans y mettre une part d’amusement.
Ce récit épique, pas plus que celui de la révolte étudiante, n’est donc à lire comme une véritable épopée, ou même plus modestement comme une sorte d’epyllion [20] , en revanche, il est la manifestation d’un jeu avec les différentes formes de l’épique de la part de Lezama. Les deux passages suivent au fond une structure semblable en deux étapes : convocation du paradigme épique pour une mise en place du cadre semblable à celui d’un récit épique et ensuite, dans un second temps, mise à distance de celui-ci par quelques détails humoristiques.
Le texte lézamien est tellement dense dans son jeu de références que les citations peuvent souvent apparaître comme gratuites et donner l’impression de surgir sans raison à un endroit plutôt qu’un autre. Au chapitre xi de Paradiso, à la suite d’un débat philosophique, Foción salue l’arrivée de Fronesis avec des vers et une certaine malice qui entretient leur relation de camaraderie :
–Llegaste en el momento en que evocaba a Fronesis [21] , pero quiero conmemorar tu llegada con versos oraculares–. Con sílabas fuertes, martilladas, Foción comenzó a recitar:
Fronesis, el corredor,
se adelanta con la jabalina.
Pero yo soy de la tribu de los Oxirrincos,
tengo el hocico puntiagudo,
ed elli avea del cul fatto trombetta.
Pero no, se adelanta frente al jabato,
¿no es es el dueño de la jabalina de oro?
¿Y yo? Un puerco con colmillos
para la trompa de caza,
el adorador de Anubis,
dios del camino del ano [22] .–Tu es arrivé au moment où j’évoquais Fronesis, mais je veux commémorer ta venue par des vers oraculaires–. Avec des syllabes fortes, martelées, Foción commença à réciter :
Fronesis, le coureur
s’approche avec la javeline
mais moi je suis de la tribu des Oxyrhynques,
j’ai le museau pointu
ed elli avea del cul fatto trombetta.
Mais non, il s’approche face au marcassin,
N’est-ce pas le maître de la javeline d’or ?
Et moi ? Un porc avec des crocs
pour le cor de chasse
l’adorateur d’Anubis,
dieu du chemin de l’anus.
Foción, qui est passablement ivre, vient d’entamer un discours sur Anubis, le rapprochant le nom du dieu du mot « anus ». Avant de commenter le vers en italien – la citation donc –, il faut insister sur le fait que tout ce texte doit se lire avec une grille de lecture érotique homosexuelle : tous les symboles phalliques du texte ne sont expressément convoqués que comme symboles phalliques. Les Oxyrhynques désignent des poissons qui auraient mangé le phallus d’Osiris lors de son dépeçage [23] . Complémentaires aux symboles phalliques, le poème parsème les évocations anales : « los versos oraculares », « cul », « Anubis », « ano ». Le marcassin désigne l’homosexuel qui a des vues sur son camarade, et le chasseur du poème désigne en réalité… la proie des désirs du marcassin. La scène initiale chasseur/proie se retrouve donc renversée de manière volontairement comique.
Le cinquième vers, en italien, est un vers de Dante, c’est le dernier vers du chant XXI de l’Enfer [24] . Ce vers que l’on pourrait traduire par « et lui, avait du cul fait une trompette » s’intègre parfaitement dans le registre grossier du reste du poème de Foción. C’est un vers tiré des chants où la Commedia devient crue, on peut donc lire cet emprunt à la fois comme une mise à distance amusée de la dimension « oraculaire » des vers de Foción (il ne faut pas trop les prendre au sérieux) et en même temps comme justification en quelque sorte de ce caractère oraculaire car la Commedia se présente à l’origine en tant qu’œuvre prophétique. Une citation de Dante est en quelque sorte une citation de prestige, extrêmement noble.
Toutefois, pour ne pas dépareiller grossièrement, Lezama choisit exprès un vers burlesque de Dante, et qui de plus, touche de près au sujet. Cette citation, au cœur du poème de Foción est donc une manière de jouer sur les deux tonalités, le sérieux et le grotesque, sans trancher définitivement d’un côté ou de l’autre. Du reste, pour compléter la greffe, si l’on reprend l’image d’Antoine Compagnon à propos des citations, Lezama, vers la fin du poème utilise le mot trompa qui rappelle évidemment le trombetta de Dante par leur étymologie commune. Ce rapprochement invite d’ailleurs à une relecture du vers de Dante : dans les vers de Foción la trompa de caza possède indéniablement une connotation sexuelle, elle est un symbole phallique, voire une métaphore du pénis du chasseur, Fronesis.
Si, fort de cette signification, le lecteur reprenait alors le poème à rebours jusqu’au vers de Dante, et le réinterprète en fonction de son nouveau cotexte (le poème de Foción et non plus le chant de Dante), un nouveau sens de lecture – tout à fait étonnant – s’offrirait à lui : le démon changerait en fait son cul pour lui donner une dimension phallique. Une dernière inversion serait donc à l’œuvre… Ce vers étant le dernier du chant chez Dante, rien ne vient étayer la lecture induite par les vers de Foción. Bien entendu, au vu du contexte, il ne faut pas attribuer à cette lecture de Foción – assez délirante probablement à cause de son ivresse – plus d’importance qu’elle ne doit en avoir. Dans ce cas précis, le premier rôle de la citation comme étayage au poème de Foción est rapidement dépassé, et le lecteur se retrouve dans une situation familière du texte qui renferme une citation et la commente tout en même temps.
Le poème peut donner l’impression d’un pastiche [25] de scène homérique ou tout au moins mythologique – le héros devant la bête sauvage – et la phrase un peu solennelle de Foción, « je veux commémorer ta venue par des vers oraculaires », renforce cette impression. En réalité, ici, on a plutôt affaire à une sorte de travestissement [26] qui transforme la scène épique en poème approchant de la chanson paillarde. La scène pourrait rappeler en effet le troisième des travaux d’Hercule : affronter le sanglier d’Erymanthe. Mais ce n’est pas là le véritable intertexte de ce poème : il s’agit de l’épisode du sanglier de Calydon. On peut même sans grande difficulté retrouver l’intertexte avec une précision totale. Sur le manuscrit, Lezama a indiqué : « Références à Anubis, le dieu égyptien. / À la métamorphose d’Ovide ix, Iphis » [Referencias a Anubis, el rey egipcio. / A la metamorfosis de Ovidio IX, Ifis]"] [27] . Iphis, élevée par son père comme un garçon vit dans les Métamorphoses une histoire lesbienne dont le désir de Foción pour Fronesis est ici le miroir. Or, au chant précédent des Métamorphoses, Ovide raconte l’histoire du sanglier de Calydon vaincu pat Méléagre. Certains vers d’Ovide permettent de mieux appréhender l’élaboration du poème de Foción. On comprend aisément la transposition réductrice de l’impressionnant sanglier de Calydon en simple marcassin : cela participe du procédé burlesque. Méléagre vainc le monstre avec une lance que l’on retrouve sous la forme de la javeline dans le texte lézamien :
Misit et Aesonides jaculum, quod casus ab illo
Vertit in immeriti fatum Celadontis et inter
Ilia conjectum tellure per ilia fixum est.
At manus Oenidae variat missisque duabus
Hasta prior terra, medio stetit altera tergo [28] .
Le fils d’Aeson envoya son javelot, qui malheureusement pour lui
Se dirigea vers le destin de l’infortuné Céladon et
Ne se fixa dans le sol qu’après lui avoir traversé le ventre.
Mais la main de l’Oenide [Méléagre] ne fit pas de même et sur ses deux lancers
Le premier resta en terre, l’autre au beau milieu du dos de la bête.
Toutefois, un autre passage du texte d’Ovide attribue un autre rôle aux javelots. En effet, lors de la première description du monstre, il décrit celui-ci ainsi :
Sanguine et igne micant oculi, riget horrida cervix
Et saetae similes rigidis hastalibus horrent [29]Ses yeux brillent de sang et de feu, son cou hérissé se raidit
Et ses soies semblables à des hampes de javelines raides se hérissent
L’image du javelot est tellement présente dans l’épisode original que Lezama ne pouvait pas ne pas la mettre en valeur dans son texte.
La première partie du poème de Foción avec la mention d’Anubis, des Oxyrhynques et de leur museau pointu semble assez distante du mythe de Calydon. Mais c’est précisément leur museau pointu qui permet de faire le lien avec le récit mythique ovidien : l’épisode du sanglier de Calydon s’achève sur le partage de sa dépouille entre les différents combattants, ce qui suscite une lutte à mort et le prolongement du récit mythique vers d’autres aventures, de vengeance notamment [30] . Parmi les éléments qui provoquent le plus la convoitise, figure en bonne place la hure du sanglier. De la hure du sanglier à son équivalent le museau pointu, il n’y a qu’un pas qui peut expliquer, d’un point de vue poétique, la fusion entre le mythe égyptien du dépeçage d’Osiris et le mythe grec du sanglier de Calydon et le passage de l’appendice nasal à l’appendice sexuel [31] . Le poème de Foción offre un bel exemple de syncrétisme typique de Lezama : il met donc en scène un Cubain qui récite un poème écrit en espagnol inspiré de la mythologie égyptienne et de la mythologie grecque racontée par un Romain, et tout cela en citant Dante dans le texte.
La citation de Dante, au final, n’est peut-être là que pour servir d’avertissement au lecteur, lui dire de se méfier et que le texte qu’il va lire est en réalité une réécriture. Bref la citation ne serait là que pour signaler la présence d’une intertextualité autre qu’elle-même, dont elle ne participe qu’à demi. La citation ne serait donc qu’un signe et non un texte. Ce serait une façon, en somme, d’attirer l’attention du lecteur, à condition évidemment que le lecteur ne focalise pas son attention sur le signe indicateur (la citation de Dante) et comprenne bien qu’il ne s’agit que d’un signe pour parvenir à remarquer ce que le signe indique.
Les usages de l’épique chez Lezama sont donc multiples : l’épique est toujours là à la fois pour lui-même et pour autre chose qui peut-être l’humour (du plus fin au plus paillard), la volonté de transformer un épisode autobiographique et historique en page littéraire mais point trop sérieuse, ou tout simplement, le symptôme d’un goût pour la création poétique et ainsi une manière parmi tant d’autres chez Lezama d’introduire encore plus de poésie dans la fiction romanesque. On remarque donc qu’avec Lezama Lima, l’épique n’est pas forcément là où on l’attend et pour le lecteur, comprendre l’épique lézamien est un combat en soi : il s’agit d’un matériau brut dont l’auteur fait un peu ce qui lui plaît, fidèle à sa conception exposée dans les essais du recueil La expresión americana.
Bibliographie
BAREGE, Thomas, « À la vie, à la mort, les jeux dans les récits de José Lezama Lima », dans Anne Gimbert, Lorenzo Lorenzo Martín (dir.), Le Jeu, ordre et liberté, Le Mans, ALMOREAL / Cénomane, 2014, p. 87-96.
BIANCHI Ciro, Eloy Martínez Tomás et alii, « Interrogando a Lezama Lima », dans Pedro Simón (dir.), Recopilación de textos sobre José Lezama Lima, La Habana, Casa de las Américas, 1970, p. 11-41.
DANTE, La Divine Comédie, Paris, Flammarion, coll. « GF bilingue », 3 volumes, édition de Jacqueline Risset.
GENETTE, Gérard, Palimpsestes, Paris, Seuil, coll. « Points », 1992.
GOYET, Florence, « L’épopée », Bibliothèque comparatiste, site en ligne de la SFLGC, article en deux parties consulté le 13/06/2018, (URL : 1e partie, http://sflgc.org/bibliotheque/goyet-florence-lepopee-premiere-partie/ ; 2e partie, http://sflgc.org/bibliotheque/goyet-florence-lepopee-seconde-partie/).
LEZAMA LIMA, José, Paradiso, Buenos Aires, Rio de Janeiro, Paris [etc.], Ed. UNESCO, Allca XX, Colección Archivos, 1996 (première édition en 1988). Édition coordonnée par Cintio Vitier.
MARTIN René, GAILLARD Jacques, Les genres littéraires à Rome, Paris, Nathan, 1990.
OVIDE, Les Métamorphoses, Arles, Actes Sud, coll. « Thésaurus », 2001, édition bilingue de Danièle Robert.
TEJA, Ada María, « Múltiples estratos de Paradiso, la parodia, la genealogía y el juego de escondidos », dans Joaquín Manzi, Fernando Moreno (dir.), Escrituras del imaginario latinoamericano en veinte años de Archivos, CRLA Archivos, 2001, p. 145-167.
Notes
- [1]
Ciro Bianchi, Tomás Eloy Martínez et alii, « Interrogando a Lezama Lima », Pedro Simón, Recopilación de textos sobre José Lezama Lima, La Habana, Casa de las Américas, 1970, p. 28 : « La suite de mon œuvre pourrait tout autant s’appeler Inferno, que La mort d’Oppiano Licario, que Le Royaume de l’image mais ne nous arrêtons pas au nominalisme pour le moment ». [La continuación de mi obra lo mismo se puede llamar Inferno, que La muerte de Oppiano Licario, que El reino de la imagen pero el nominalismo no debe detenernos por ahora.] Lezama propose une liste très ouverte de titres possibles et curieusement le titre choisi par les éditeurs ne figure pas dans cette liste.
Sauf mention contraire, toutes les traductions présentes dans cet article sont de notre main.
- [2]
José Lezama Lima, Paradiso, Buenos Aires, Rio de Janeiro, Paris [etc.], Ed. UNESCO, Allca XX, Colección Archivos, 1996 (première édition en 1988). Édition coordonnée par Cintio Vitier, p. 224-229.
- [3]
Ibid., p. 224. Référence valable pour la citation suivante également.
- [4]
Ibid., p. 487
- [5]
Voir également les notes dédiées à ce passage dans l’édition citée.
- [6]
Peut-être faut-il voir aussi dans ces passages aux accents « fin XIXe siècle » un souvenir de la poésie de Rubén Darío ?
- [7]
Ibid., p. 224 et 225 respectivement.
- [8]
Ibid., p. 227.
- [9]
Ibid., p. 224. Lezama utilise caparazón au féminin, pour surprenant que cela puisse être.
- [10]
Ibid., p. 224.
- [11]
Ibid., p. 225.
- [12]
Ibid., p. 227. Le pluriel de comenzaban est un peu étrange mais c’est ainsi qu’il apparaît dans le texte. Le néologisme rendu par « encapotés » de la deuxième citation est présent dans le texte de Lezama.
- [13]
Ibid., p. 175-177.
- [14]
J’ai analysé cet épisode sous un autre angle dans une autre étude, voir « À la vie, à la mort, les jeux dans les récits de José Lezama Lima. », dans Anne Gimbert et Lorenzo Lorenzo Martín (dir.), Le Jeu, ordre et liberté, Le Mans, ALMOREAL / Cénomane, 2014, p. 87-96.
- [15]
Normalement, seules la tour et la dame sont qualifiées de « pièces majeures » aux échecs. Les fous et les cavaliers sont habituellement considérés comme des « pièces mineures ».
- [16]
Le découpage sémantique différent entre le français et l’espagnol rend la traduction boiteuse, si l’on peut se permettre. Caballo désigne en espagnol, le cheval et la pièce du jeu d’échecs, que nous appelons, nous, français, le cavalier. Lezama procède à une sorte de jeu de mots bien difficile à rendre à partir des deux sens de caballo. Nous avons tenté de rendre cet effet en déplaçant l’ordre entre « cheval » et « cavalier ».
- [17]
Halconera : peut se dire aussi d’une femme aguicheuse, aux attitudes provocantes. Il est très possible que Lezama joue sur la double signification.
- [18]
Ibid., p. 175.
- [19]
Ibid., p. 176.
- [20]
Au sens où l’entendent René Martin et Jacques Gaillard, Les genres littéraires à Rome, Paris, Nathan, 1990, p. 51 : « epyllion – ce diminutif grec désigne une “petite pièce d’inspiration et de facture épiques”, ou, si l’on préfère, un poème de dimensions relativement modestes traitant un épisode qui pourrait s’intégrer dans un poème épique plus vaste ».
- [21]
Fronesis, qui désigne la sagesse pratique en grec, est aussi le nom du personnage, ce qui permet à Foción de faire son jeu de mots.
- [22]
Ibid., p. 347-348.
- [23]
Lezama note d’ailleurs à propos de ces poissons sur le manuscrit de Paradiso que leur nom signifie « museau pointu ». Voir édition citée, p. 347, note k.
- [24]
Comme le rappelle la note 30, p. 518 de notre édition de travail. Cette note toutefois veut corriger le texte de la citation proposé par Lezama en « ed egli avea » au lieu de « ed elli avea » : c’est totalement inutile : elli est une forme médiévale du pronom egli parfaitement attestée, notamment chez Dante où elle est fréquente. C’est d’ailleurs la leçon que retient Jacqueline Risset dans son édition, Dante, La Divine Comédie, « L’Enfer », Paris, Flammarion, coll. « GF bilingue », p. 194. La citation de Lezama est donc exacte et n’avait pas besoin d’être corrigée – pour une fois ! – car souvent ses citations, faites plus ou moins de mémoire, sont assez fautives.
- [25]
Tous les modes de l’hommage textuel sont présents chez Lezama, du plus sérieux au plus parodique. Ada María Teja lit par exemple le chapitre XII de Paradiso comme une parodie : la diète monotone imposée au critique Juan Longo serait un hommage aux interdictions médicales faites à Sancho dans l’île de Barataria, dans la seconde partie du Quichotte. Le rapprochement, à notre avis, ne va pas de soi, mais d’autres passages sont clairement des hommages plus ou moins parodiques. (Ada María Teja, « Múltiples estratos de Paradiso, la parodia, la genealogía y el juego de escondidos », Joaquín Manzi, Fernando Moreno (dir.), Escrituras del imaginario latinoamericano en veinte años de Archivos, CRLA Archivos, 2001, p. 145-167.)
- [26]
Au sens où l’entend Genette, Palimpsestes, Paris, Seuil, coll. « Points », 1992, p. 78 : « Sa forme canonique en est la réécriture en octosyllabes et en style vulgaire d’un texte épique, et plus précisément d’un chant de l’Énéide. » Il faut dans ce cas précis adapter la définition de Genette et remplacer les octosyllabes par des vers hétérométriques non rimés.
- [27]
Ibid., p. 347, note k.
- [28]
Ovide, Les Métamorphoses, Arles, Actes Sud, coll. « Thésaurus », 2001, édition bilingue de Danièle Robert, VIII, p. 328, v. 410-414. Nous traduisons.
- [29]
Ibid., p. 322, v. 284-285 : Danièle Robert mentionne une variante pour le vers 285, mais dans laquelle la métaphore des javelines reste. Voir p. 659, note 15.
- [30]
Ibid., p. 328-330, v. 425-443.
- [31]
On se souvient que Sterne sur un thème similaire a écrit de longs développements dans Tristam Shandy.
Pour citer cet article
Thomas Barège, Quelques grands classiques passés au tamis cubain : Lezama Lima et son rapport à l'intertexte, SFLGC, bibliothèque comparatiste, publié le .../.../..., URL : https://sflgc.org/acte/barege-thomas-quelques-grands-classiques-passes-au-tamis-cubain-lezama-lima-et-son-rapport-a-lintertexte/, page consultée le 04 Décembre 2024.
Biographie de l'auteur
BAREGE Thomas
Thomas Barège est Maître de Conférences en Littérature Comparée à l’université Polytechnique des Hauts-de-France (Valenciennes). Spécialiste du roman et de la poésie des XXe et XXIe siècles et d’études transatlantiques, il s’intéresse aux circulations littéraires entre Europe et Amériques et aux questions d’héritages littéraires. Après une thèse consacrée aux enjeux de la métaphore chez Proust et Lezama Lima, il a élargi ses corpus de travail. Il est également traducteur.
Principales publications :
Tomás Segovia, Être au monde, être en amour, être en exil, anthologie poétique bilingue (1943-2008), Paris, Publibook université, 2010, choix des textes, introduction, traduction et notes de Thomas Barège, 236 p.
José Lezama Lima, Confluencias/Confluences, édition bilingue de Thomas Barège (traduction, notes, introduction), préface d’Enrique Juncosa, Almería, Editorial Confluencias – Hispaniola, 2012, 140 p.
Thomas Barège (dir.), Tomás Segovia, par-delà les frontières, Presses Universitaires de Valenciennes, 2014, 250 p.