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ARTICLE
Le cas de Proust, pour les études de traductions, ou plutôt l’histoire des traductions de Proust en espagnol offre un cas particulièrement riche, car même si l’on a affaire à un auteur du XXe siècle, il a déjà été souvent traduit et retraduit. Une retraduction se plaçant toujours en rapport avec la traduction qu’elle « corrige », on comprendra très vite l’image du ping-pong dont je me sers. À elles seules, les éditions intégrales de La Recherche en langue espagnole, représentent d’ores et déjà un corpus de six éditions-traductions, quatre espagnoles et deux argentines [1] . Rien que pour les années 2000, trois traductions intégrales de la Recherche sont lancées. Il y aurait en outre plusieurs études à présenter sur les traductions incomplètes de la Recherche en espagnol ainsi que sur celles des autres textes proustiens.
La vivacité éditoriale du monde hispanophone en matière de traduction proustienne inspire par avance un certain respect et elle est symptomatique de l’intérêt que suscite Proust chez les hispanophones, même s’il est moins connu en France que la passion des Japonais, des Italiens ou des Américains nourrissent pour l’auteur français. Cette question fait déjà l’objet de plusieurs analyses (Herbert E. Craig a consacré l’essentiel de ses travaux au sujet) dont aucune n’est globale, et la mienne ne prétendra pas l’être non plus tant le sujet est dense, ne serait-ce qu’en raison de l’importance de l’oeuvre.
C’est le débat qui naît de la comparaison entre les traductions qui va m’intéresser car au coeur des événements éditoriaux et du débat qui les accompagne se trouve la question qui fédère le présent volume : « que pensons-nous devoir transmettre ? ». Le fait que les traductions soient toutes ou espagnoles ou argentines va avoir une importance considérable. Je voudrais souligner à quel point le débat peut être par moments comme parasité par des considérations tout à fait extérieures aux problématiques de la traduction.
Tout commence officiellement en 1920 – en réalité quelques mois plus tard – lorsque le premier tome de la Recherche paraît sous le titre Por el camino de Swann, chez Espasa-Calpe, éditeur madrilène, dans une traduction de Pedro Salinas, poète de la génération de 1927 et qui était en poste à la Sorbonne lors de la publication du roman de Proust. Deux ans plus tard, le second tome, A la sombra de las muchachas en flor, voit le jour. Les débuts sont donc prometteurs : début de traduction précoce (c’est la toute première traduction de Proust dans le monde) par un traducteur qui sera considéré plus tard comme prestigieux.
Pour des raisons encore mal connues l’enthousiasme de Salinas diminue et le troisième tome n’est publié que bien plus tard, en deux étapes, en 1931 et 1932, et parce que la maison Calpe fait appel à un autre traducteur, José María Quiroga Pla, pour seconder – ou plutôt suppléer – Salinas. Le titre choisi pour le tome III peut déjà être sujet à discussion : El mundo de Guermantes. Pour être totalement précis, il faut rappeler que Sodome et Gomorrhe I est publié avec le deuxième volume du Côté de Guermantes, suivant en cela l’édition française de la collection Blanche chez Gallimard. Ce détail a son importance : il semble que l’évocation du monde de Sodome et de Gomorrhe ait fait perdre à Proust beaucoup de prestige en Espagne. Si les événements de la Guerre Civile entre 1936 et 1939 ne vont pas encourager la poursuite de la publication, la censure franquiste va stopper net le travail engagé précisément à cause de ces questions d’homosexualité [2] . L’irruption de « l’Histoire avec sa grande hache », comme dirait Perec vient couper court au travail traductif commencé et bouleverse totalement la suite de la publication.
C’est alors l’Argentine qui va prendre le relais, en poursuivant l’entreprise de traduction commencée en Espagne. Un éditeur, Santiago Rueda, dont le catalogue d’alors laisse assez peu présager ce pari, republie le début de la traduction existante en 1944-1945. Mais il ne s’arrête pas là puisqu’il va publier, coup sur coup, dans les années qui suivent, les quatre tomes manquants de la Recherche qui sera disponible pour le public argentin en intégralité dès 1946 en faisant appel à un nouveau traducteur, Marcelo Menasché.
Rueda ne s’arrête pas là : en effet il publie aussi en 1946, toujours dans une traduction de Menasché [3] , les pastiches de L’affaire Lemoine, et l’année suivante, les Chroniques de Proust et son premier livre, Les Plaisirs et les Jours. C’est une vraie politique éditoriale ambitieuse qui se dessine alors puisque l’éditeur propose également une traduction espagnole d’un essai de Pierre Léon-Quint sur Proust.
L’année 1952 marque le retour de l’Espagne dans la partie. À un programme ambitieux comme l’était celui de Santiago Rueda ne pouvait répondre qu’un autre programme ambitieux, celui de l’éditeur barcelonais Plaza y Janés qui fait entrer Proust dans sa collection « Clásicos del siglo XX » en publiant la Recherche en deux volumes, le second démarrant avec Sodome et Gomorrhe I. Le détail, là encore, est d’importance puisque si le premier volume, comprenant les trois premiers tomes de la Recherche a pu être diffusé sans problème, le second volume où l’homosexualité tient une place beaucoup plus importante, est interdit de vente pendant plusieurs années par la censure franquiste. Pour en revenir à l’édition elle-même, comme l’édition argentine de Rueda, elle reprend la traduction Salinas-Quiroga Plà pour les trois premiers tomes, et fait appel à un autre traducteur, Fernando Gutiérrez, pour les quatre derniers. Elle est la première édition hispanique à proposer une introduction qui précède le texte et offrant une présentation d’ensemble de Proust.
Malgré les problèmes politiques, José Luis Cano a proposé pour Ínsula, une recension de la traduction de Gutiérrez qui lui donne la préférence sur la traduction argentine [4] . Pendant ce temps, l’éditeur argentin poursuit ce qu’il a commencé et fait paraître la première traduction de Jean Santeuil, en 1954, alors que l’édition française de Bernard de Fallois ne date que de 1952. C’est toujours Marcelo Menasché qui traduit.
Une nouvelle traduction paraît en Espagne encore, celle de l’éditeur Alianza Editorial en sept volumes de format poche, plus accessibles, publiés de 1966 à 1969. Cette édition, comme les précédentes, garde la traduction Salinas-Quiroga Plà pour les trois premiers tomes et confie la retraduction des quatre derniers à Consuelo Berges (qui travaille sur l’édition de la Pléiade parue alors [5] ), traductrice déjà expérimentée ayant à son actif notamment, La Bruyère, Saint-Simon, Flaubert et tout Stendhal. Elle est la première à annoter le texte : soit ses notes expliquent au fur et à mesure (notamment dans le tome 6) les problèmes d’établissement du texte rencontrés par les éditeurs de la Pléiade et ce sont les plus nombreuses ; soit elles donnent quelques éclaircissements sur des points très précis (argot ou passages sur les étymologies par exemple) en faisant quelques contresens importants [6] . Cette édition, réimprimée ou rééditée de nombreuses fois, n’a jamais été réactualisée [7] . À l’heure actuelle, c’est encore l’édition de Proust la plus vendue (environ un million de volumes en un peu plus de trente ans), ce qui veut donc dire que la majorité des hispanophones lit encore un Proust des années 1950.
Après la fin de la dictature franquiste, en 1981 plus précisément, l’éditeur espagnol Aguilar commence à éditer une nouvelle version de la Recherche avec une traduction de Julio Gomez de la Serna qui s’arrête après la publication des Jeunes filles, semble-t-il… parce que le manuscrit de la traduction aurait été perdu chez l’éditeur ou, autre raison avancée, parce que le traducteur serait mort avant de pouvoir terminer. [8]
Il faut attendre la fin des années 1990 pour que la course éditoriale entre Espagnols et Argentins trouve sa résolution : trois nouvelles traductions complètes sont lancées simultanément, deux en Espagne et une en Argentine [9] . C’est Carlos Manzano (traducteur aussi de Céline) pour l’éditeur barcelonais Lumen qui tire le premier en 1999 avec la publication du premier tome. Dix ans plus tard sa traduction de la Recherche est complète. C’est une édition dépouillée de tout appareil critique hormis quelques notes qui proposent une traduction espagnole de certains vers laissés en français dans le corps du texte, usage qu’avait déjà adopté C. Berges. La version de poche qui en est tirée n’est certainement pas étrangère au succès de cette traduction qui commence à être bien établie.
Sur les bords du río de la Plata, l’éditeur Losada commence à publier en 2000 une autre traduction, dénuée de notes, celle d’Estela Canto, figure notable des milieux intellectuels porteños. Toutefois la traductrice est morte depuis 1994 et dans l’esprit des lecteurs se pose visiblement le problème de savoir si le cycle va être complet. La stratégie de communication de l’éditeur va dès lors être assez agressive : il martèle que la traductrice a eu le temps de tout traduire avant de mourir et vante la qualité de la traduction. Concrètement les tomes 2 à 5 sont publiés entre 2002 et 2005, puis il faut attendre 2010 pour voir paraître les tomes 6 et 7. Or, à ce moment-là, les volumes du premier tirage sont déjà épuisés pour certains, c’est donc uniquement dans une toute nouvelle version que paraît la fin de la Recherche. Autre changement, et de taille : l’éditeur est obligé de reconnaître la vérité, E. Canto n’a pas eu le temps de finir la traduction et c’est une autre traductrice, Graciela Isnardi, qui a été chargée de traduire Le Temps retrouvé.
À l’opposé, l’éditeur espagnol Valdemar confie au même moment à Mauro Armiño (traducteur qui a déjà une certaine notoriété et a remporté plusieurs prix) le soin de réaliser un projet bien différent : la première édition critique solide, publiée entre 2000 et 2005. M. Armiño traduisant dans la foulée presque tous les autres textes de Proust, il est le seul avoir traduit à peu près l’intégralité de l’oeuvre de Proust à lui seul.
Le corpus hispanique proustien semble désormais stable pour quelque temps : on imagine mal la parution d’une nouvelle Recherche hispanique. Il n’y a plus la place dans le paysage éditorial.
Un corpus si conséquent laisse espérer un beau débat de fond entre traducteurs : il n’en est rien. Le discours critique des traducteurs est assez minime, pour ne pas dire inexistant, et ce, pour deux raisons. D’une part, parce que le seul qui signe une préface est Mauro Armiño. De plus, sa préface n’est pas à proprement parler une préface de traducteur : il y explique l’établissement du texte, rappelle l’hétérogénéité des anciennes traductions – sans aller beaucoup plus loin – mais ne commente pas ou presque pas la sienne. Tous les autres, lorsqu’ils s’expriment, le font uniquement hors de leur édition, restreignant par là même la portée de leur discours [10] . D’autre part, C. Berges est la première en 1971 à parler un peu de sa traduction. Il faut globalement attendre les années 2000 pour que les traducteurs prennent vraiment la parole : avant, le débat sur la traduction se fait grosso modo sans leur parole ce qui peut paraître assez paradoxal.
Le débat a commencé dès la publication des tomes donnés par Menasché. Les critiques sont nombreux à vilipender cette traduction dans les années 1940-1950 en disant qu’elle n’est pas à la hauteur de celle de Salinas. Mais malgré ce dossier de presse assez défavorable, elle bénéficiera d’un succès indéniable auprès du public latino-américain. [11]
En Espagne, lorsque Cano fait la recension de l’édition Plaza y Janés, il évoque très rapidement en termes négatifs l’édition de Menasché, dans une note de bas de page : « En esta edición completó la versión de Salinas y Quiroga el traductor Marcelo Menasché, cuya deficiente versión está plagada de argentinismos. » [12] Il s’en tient à cette petite remarque sans citer d’exemple ni justifier à aucun moment son avis. A-t-il même vraiment consulté l’édition ? [13] On comprend bien que la recension de Cano vise surtout à louer la traduction de Gutiérrez :
Justo es decir que esta versión de Fernando Gutiérrez, como obra de poeta de finísima sensibilidad, no desmerece al lado de la primorosa traducción de Salinas y Quiroga Plá, con lo que no es posible hacer mayor elogio de su delicada tarea. [14]
Toutefois, il commente finalement très peu la traduction en elle-même et son analyse est problématique à plusieurs titres. À ce moment-là, la traduction argentine est en concurrence directe avec la traduction espagnole de Plaza y Janés qui est encore la seule sur le marché espagnol et Cano est juge et partie dans la mesure où il est très lié à la maison Plaza y Janés, éditeur qui publiera en 1966, un ouvrage dans lequel il reprend le contenu de sa recension !
En 1945, le critique uruguayen Emir Rodríguez Monegal reproche à Menasché une « literalidad exasperante » [15] alors qu’à son avis celle de Salinas est réussie. Si les reproches ne sont pas tout à fait de même nature à l’encontre du travail de Menasché, ils sont en revanche présents des deux côtés de l’Atlantique. On l’a constaté, globalement tous ceux qui ont critiqué cette première traduction argentine ont souligné la qualité de celle de Salinas.
Or, la traduction de Salinas est loin d’être irréprochable et il faut attendre les années 1980 pour que soient reconnus les problèmes de cette traduction [16] . Salinas a traduit par exemple le titre de la deuxième partie de Du côté de chez Swann, Un amour de Swann par Unos amores de Swann (« quelques amours de Swann »), ce qui est le plus absolu contresens que l’on pouvait faire, il est d’ailleurs corrigé par Menasché et Gutiérrez (l’édition proposée par Alianza Editorial, en revanche, laisse encore apparaître cette erreur grossière). Une autre erreur du même acabit se trouve dans le chapeau introductif de Sodome et Gomorrhe I : Proust y évoque les « descendants de ceux des habitants de Sodome qui furent épargnés par le feu du ciel » [17] . Quiroga Plà traduit ainsi : « descendientes de aquellos habitantes de Sodoma que fueron perdonados por el fuego del cielo » [18] (descendants de ces habitants de Sodome qui furent pardonnés par le feu du ciel). Le choix de « perdonados » est tout à fait regrettable et il faudra attendre les nouvelles traductions des années 2000 pour que cela soit modifié puisque ni Menasché, ni Gutiérrez, ni Berges ne corrigent cette formule.
Les problèmes de la traduction de Menasché ont probablement occulté ceux de la version de Salinas qui, certainement à cause de son statut de grand écrivain, apparaissait en quelque sorte comme intouchable.
Cependant, on ne peut pas dire que ce soit entre les traducteurs que le débat fasse rage : lorsque Virginia Miranda demande à Mauro Armiño ce que sa traduction apporte par rapport aux traductions antérieures, celui-ci n’évoque que Salinas et insiste surtout sur la nécessité de réactualiser le texte (avec l’apport de la génétique) et d’offrir un apparat critique [19] . Il est évident que M. Armiño n’ignore pas l’existence des autres traductions y compris les argentines ; dès lors on peut lire dans sa réponse une sorte de refus de polémiquer même si en appuyant sur la nécessité d’un apparat critique il produit un plaidoyer pro domo puisqu’il est le seul à présenter une édition critique. Pas de polémique non plus du côté de Carlos Manzano ou d’Estela Canto, morte avant la parution de sa traduction. Lorsqu’ils s’expriment, ils tentent visiblement de recentrer le débat sur les spécificités du lexique et de la syntaxe proustiennes.
Quelques années auparavant, les propos de C. Berges étaient déjà tout aussi surprenants : dans la seconde partie d’un article publié en 1971, soit deux après la parution de sa version du Temps retrouvé, elle analyse son rôle de traductrice. Le titre de l’article est clair « La traducción y mi traducción de Proust ». Elle n’y évoque absolument pas l’existence des deux autres traductions qui ont précédé la sienne (celles de Gutiérrez et de Menasché) et situe son travail uniquement par rapport à celui de Salinas et de Quiroga Plà [20] . Elle ne dit pas pour autant qu’elle fut la première à traduire Sodome et Gomorrhe : elle connaissait donc vraisemblablement l’existence de ces traductions mais fait comme si elles n’existaient pas.
Les traducteurs, par leur attitude et leur discours tronqué, évacuent ainsi une bonne part des pièces au dossier. Eux qui devraient en être les principaux acteurs n’y participent pas et ils l’ont donc laissé à la critique le plus souvent journalistique. Le débat se situe donc dans un épitexte totalement allographe.
Après avoir interrogé les absences dans les discours des traducteurs, je souhaiterais m’intéresser de plus près à la manière dont furent reçues les trois dernières éditions. Parmi elles, c’est celle de Mauro Armiño qui a suscité le plus de réactions, dans l’ensemble très positives, alors que Valdemar est plutôt un petit éditeur.
Un rapide tour d’horizon des recensions publiées dans les grands journaux espagnols est des plus instructifs. Dans son article écrit à l’occasion de la parution des traductions de Proust de l’an 2000, Emma Rodríguez n’évoque et ne compare que les deux nouvelles traductions espagnoles, alors qu’à la date où elle publie son article (juin 2000), la traduction argentine d’Estela Canto a commencé à paraître elle aussi. De manière générale, cette journaliste n’évoque absolument pas les éditions argentines alors qu’elle mentionne les anciennes traductions espagnoles [21] . Robert Saladrigas fait à peu près la même chose, – dans un article qui, par ailleurs, montre quelques méconnaissances sur le sujet [22] . Même le grand poète contemporain et traducteur Luis Antonio de Villena, qui a signé un prologue pour une édition espagnole de Proust, paraît tout ignorer de l’édition d’E. Canto dans sa recension du travail de Mauro Armiño. Il évoque les traductions espagnoles précédentes, celles de Berges, Gutiérrez, Salinas et d’autres qui ont traduit seulement Un amour de Swann, mais il ne dit pas un mot sur les deux éditions argentines [23] . De même pour Roberto Ruiz de Huydobro dans Pérgola [24] . Oubli volontaire ou non ? Il est difficile de trancher, mais quoi qu’il en soit, cet oubli est significatif.
Toni Montesinos qui centre son article sur la traduction de Carlos Manzano, cite à peine Estela Canto au détour d’une parenthèse en fin d’article alors qu’il fait tout de même une comparaison entre Manzano et Armiño. Quant à Marcelo Menasché, il semble à peine le connaître et transforme son nom en « Mauricio Mesegué » ! [25] À l’inverse, dans le supplément culturel de El País, Babelia, Rafael Conte recense bien les deux traductions espagnoles des années 2000 et les anciennes dont celle de Menasché mais ne dit pas un mot sur celle d’Estela Canto. [26]
Cet état des lieux est sans appel : de manière générale, les lecteurs espagnols ignorent à peu près tout de ce qui s’est fait de l’autre côté de l’océan. Dès lors, la comparaison raisonnée des différentes éditions est faussée dans la grande majorité des cas et, de fait, c’est bien une relation de rivalité sourde ou d’ignorance qui est à l’oeuvre entre les deux nations.
La réponse argentine à cette ignorance de la part des lecteurs espagnols n’est pas sans intérêt. Le journal argentin La Nación publie (ou peut-être commande ?) en 2005 un article d’Herbert E. Craig (spécialiste du sujet) où celui-ci met en avant le travail d’Estela Canto. Il est l’un des rares à le faire. Il commet une petite erreur en disant qu’E. Canto avait achevé sa traduction, mais à l’époque, il ne pouvait pas encore connaître la vérité. Comparant les différents tomes disponibles, le critique américain donne à ce moment-là une très légère préférence à la version de Canto (dans un autre article, il énonce une sorte de statu quo entre les trois éditions récentes [27] ) :
Es quizás en Sodoma y Gomorra (el tomo proustiano que otro argentino dio por primera vez al mundo hispánico y en el cual ni Manzano se muestra tan brillante ni Armiño tan erudito) donde es posible ver mejor el modo en que Canto sí sabía defenderse como traductora de Proust. Ella presenta, con el mismo nivel de capacidad que los dos nuevos traductores españoles y en un grado más alto que los anteriores de ambos lados del Atlántico, ese texto muy original y polémico del novelista francés. [28]
Le chapeau qui introduit l’article – et qui n’est visiblement pas de Craig – est lui, beaucoup plus catégorique :
Recientemente las traducciones al español de En busca del tiempo perdido se han multiplicado. El autor de Marcel Proust and Spanish America, especialista en el tema, considera los valores y las diferencias de las más conocidas, entre las que sobresale la realizada por Estela Canto. [29]
L’usage du verbe sobresale est sans doute un peu excessif et outrepasse nettement que le constat fait par Craig.
Quant à la première version de la 4e de couverture de l’édition Losada, elle mentionne clairement – c’est le seul éditeur à le faire – la qualité de sa traduction (« excellente traduction »). Cette valorisation s’accompagne d’un processus de dénigrement des autres : « la obra de Marcel Proust ingresa por primera vez a una lengua en ocasiones tan perturbadoras por la lectura » [30] . La formule « las traducciones españolas » est évidemment très large et peut ne viser que les anciennes traductions comme c’est probablement le cas. On remarquera toutefois qu’avec l’utilisation du terme de « modismos », l’éditeur Losada reprend le défaut des idiotismes qui avait été avancé contre la première édition argentine pour l’appliquer aux éditions espagnoles. Un prêté pour un rendu, 50 ans après.
La stratégie a peut-être paru un peu agressive et dans la deuxième version, cette formule disparaît pour laisser totalement la place au discours sur la qualité du travail fourni par Canto. Cela dit, on peut interpréter ce retrait de deux manières : soit une marche arrière, soit plus vraisemblablement une volonté d’occulter les autres traductions. On constate donc que tous les participants à l’affaire (excepté les traducteurs !) utilisent la même rhétorique et les mêmes procédés depuis maintenant près de 70 ans.
Les études du type de celles que je suis en train de mener ont évidemment un passage obligé : la comparaison des traductions entre elles. Faute de place, je me limiterai ici à quelques remarques d'ordre méthodologiques. Plutôt que de me positionner en tant qu’arbitre, j’ai adopté la position, plus confortable il est vrai, de superviseur des arbitres.
Vouloir faire une comparaison brutale et massive des six textes me semble totalement illusoire : Herbert E. Craig compare quatre des versions de Sodome et Gomorrhe (seulement quatre sur les six) mais ces textes ne sont pas comparables. Étant donné que les trois premières traductions sont issues d’un texte français que l’on sait aujourd’hui dépassé et fautif, elles sont d’emblée plus ou moins disqualifiées, non en tant que traduction mais en tant que texte pour le lecteur actuel. Il faut donc séparer les six textes en deux groupes de trois, les traductions anciennes d’un côté, celles des années 2000 de l’autre.
Le match global entre les traductions à première vue est remporté par l’Espagne ne serait-ce que du point de vue du nombre. Au-delà de l’arbitrage entre les éditions, se pose un cas assez curieux : des lecteurs appartenant au même monde linguistique ne lisent résolument pas le même Proust. Jusqu’aux années 2000, très majoritairement, les lecteurs latino-américains lisent un Proust « argentin » et les lecteurs espagnols un Proust « espagnol ». Dès lors, le constat est assez clair : les problèmes textuels de la traduction sont souvent parasités par des problèmes externes et de type plutôt politico-culturels et commerciaux.
Avec l’arrivée des nouvelles traductions, d’internet et de nouvelles donnes en matière de distribution éditoriale, les cartes sont redistribuées, cette séparation ne sera plus aussi systématique. Cette situation qui asservissait un peu la destinée des différentes traductions à des préoccupations plus ou moins nationales devrait certainement prendre fin. L’une de ces traductions anciennes (celle de C. Berges) est encore disponible à la vente, et les ventes se portent encore relativement bien : elle a encore paradoxalement un certain nombre de défenseurs malgré ses défauts. Il faudra en reparler dans vingt ans lorsque les traductions nouvelles auront trouvé leur public. Ce n’est donc pas un Proust qui est transmis mais ce sont bien des Proust, argentins ou espagnols.
Tableau récapitulatif des six éditions complètes de la Recherche
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Notes
- [1]
En annexe de cette étude figure un tableau qui présente les différentes éditions.
- [2]
Voir Herbert E. Craig, « Proust en España durante los tiempos de Franco », Lourdes Carriedo, María Luisa Guerrero (dir.), Marcel Proust : écriture, réécritures / Marcel Proust: escritura, rescrituras, Bruxelles, Peter Lang, 2010, p. 355-365. On trouve d’ailleurs dans certaines feuilles franquistes quelques attaques contre Proust où l’on souligne l’absence de virilité dans l’oeuvre. Ces circonstances expliquent aussi sans doute en partie pourquoi l’édition a connu trois réimpressions (1964, 1967 et 1975) pour le premier volume et seulement deux (1968 et 1975) pour le second.
- [3]
Il faut saluer la capacité de travail de Menasché puisqu’en 1945-1946, outre celle de Proust, paraissent quatre autres traductions de sa main.
- [4]
José Luis Cano, « Proust en castellano », Ínsula, n° 92, 15/08/1953, p. 6-7.
- [5]
Notons que le copyright indique comme édition française de référence celle de la collection Blanche de Gallimard (1919-1927), ce qui n’est qu’à moitié vrai.
- [6]
Pour ne pas multiplier les exemples, nous n’en citerons qu’un. Dans La prisonnière, Albertine laisse échapper : « j’aime bien mieux que vous me laissiez une fois libre pour que j’aille me faire casser… » que le Narrateur finit par compléter : « …le pot » (Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard – 2° édition de la Pléiade, sous la direction de Jean-Yves Tadié, en 4 volumes, 1987-1989 ; tome III, p. 840 sq pour la présente référence [édition désormais abrégée en RTP, suivi du numéro de tome puis de la page. Consuelo Berges – qui ne traduit jamais les expressions argotiques – propose une note dans laquelle elle explique la vulgarité de l’expression en la rapprochant de « casser la cruche » et donne clairement à « casser le pot » le sens de « dépuceler » (Marcel Proust, La prisionera, Madrid, Alianza Editorial, 1968, p. 369). Or, les deux expressions sont différentes « casser le pot » désigne la sodomie, ce qui fait d’Albertine – à l’égal de Charlie Morel – un pont entre les deux cités maudites de Sodome et de Gomorrhe.
- [7]
Dans les années 1970, Jean Santeuil, Les Plaisirs et les Jours et quelques autres textes sont traduits, l’Espagne aussi a son Proust à peu près complet.
- [8]
C’est l’explication que propose Herbert E. Craig (Herbert E. Craig, « Assessing the Spanish translations of Proust », Thomas L. West (dir.) Proceedings of the 42nd Conference of the American Translators, vol. 42, 2001, p. 191). Le titre proposé pour le premier tome, « Hacia el lado de la quinta de Swann », est assez pesant avec son double complément du nom : il ne réussit pas à trouver la concision que proposeront les retraducteurs suivants.
- [9]
« Esta fiebre de ediciones y traducciones responde a la liberación legal de los derechos de autor. » (Cette fièvre d’éditions et de traductions est la conséquence du fait que les droits d’auteur sont devenus libres). José Joaquín Blanco, « Proust proliferado », La iguana del ojete – Blog de José Joaquín Blanco, 07/10/2010, http://iguanadelojete.blogspot.com/2008/10/proust-proliferado.html (consulté le 13/10/2011). Le droit européen fixe depuis quelques années à 70 ans après la mort de l’auteur la date de tombée dans le domaine public.
- [10]
À noter toutefois le cas particulier d’Elena Carbajo que j’exclus car elle n’a traduit qu’Un amour de Swann. Elle signe une « note sur la traduction » de quelques pages dans laquelle elle commente très rapidement ses choix, parfois en les confrontant aux choix des traducteurs précédents. Voir Marcel Proust, Un amor de Swann, Madrid, Cátedra – Letras universales, 1988, p. 95-98.
- [11]
Voir les mots d’Herbert E. Craig à ce sujet : « Aunque afuera del país se criticaba la traducción de Menasché por ser demasiado literal y por adolecer de muchos argentinismos, la edición de Santiago Rueda, se difundió muchísimo y puede encontrarse todavía en las bibliotecas principales de toda Hispanoamérica. Pero, como las cubiertas de estos siete tomos parecían poco interesantes, C. S. Ediciones (1995) y Pluma y Papel (1999) les agregaron imágenes muy bonitas. Los textos siguen siendo los mismos, pues el hijo de Santiago Rueda ha conservado las placas originales y las ha usado una y otra vez. Sin embargo, por descuido o para contrarrestar la crítica de la versión de Menasché, en estas nuevas ediciones se le ha atribuido erróneamente a Pedro Salinas la traducción de Sodoma y Gomora y Albertina ha desaparecido. » (Herbert E. Craig, « Marcel Proust de nuevo en español », Chasqui, n° 30.1, mai 2001, p. 137-138). À l’inverse, cette édition s’est assez peu diffusée en Espagne, notamment dans son premier tirage des années 1940.
- [12]
José Luis Cano, op. cit., p. 6. (Dans cette édition, la version de Salinas et de Quiroga a été complétée par Marcelo Menasché, dont la version défectueuse est truffée d’argentinismes).
- [13]
Quelques années plus tard, dans son ouvrage El escritor y su aventura, il reprend pour un chapitre exactement le contenu de sa recension de 1953. En note, il écrit : « el traductor Marcelo Menasché que no ahorró en su tarea los argentinismos. » (le traducteur Marcelo Menasché qui n’a pas évité les argentinismes dans son travail ; José Luis Cano, « Proust, visto por españoles », El escritor y su aventura, Barcelona, Plaza y Janés, 1966, p. 357).
- [14]
José Luis Cano, « Proust en castellano », op. cit., 6. (Il est juste de dire que cette version de Fernando Gutiérrez, comme oeuvre de poète à la sensibilité extrême, ne se déshonore pas à côté de l’excellente traduction de Salinas et Quiroga Plá, partant de cela il est impossible de faire un meilleur éloge de son travail soigné).
- [15]
« une littéralité exaspérante ». Cité par Herbert E. Craig, « Sodoma y Gomorra, el tomo más polémico y traducido de Proust », Chasqui, n° 34.2, 2005, p. 150.
- [16]
Voir à ce sujet : Herbert E. Craig, « Assessing the Spanish translations of Proust », op. cit. (L’article d’Herbert E. Craig le plus complet sur la question des traductions de Proust en espagnol, il fait la synthèse des autres et apporte des éléments supplémentaires) et Jover Silvestre Yolanda, « Proust: Traducción y recepciones », Nobel-Augusto Perdu Honeyman, Javier Villoria Prieto (dir.), La traducción: puente interdisciplinar, Almería, Universidad de Almería, 2001, p. 129-151.
- [17]
RTP, III, 3.
- [18]
En busca del tiempo perdido, II, Barcelona, Plaza y Janés, 1968, p. 5.
- [19]
Miranda Virginia, « ‘Proust alteró el concepto de novela.’ Entrevista con Mauro Armiño », El Siglo, n° 654, 20/06/2005, questions 1 et 7, http://www.elsiglodeuropa.es/siglo/historico/Pensamiento/pens2005/654pens.htm (consulté le 13/10/2011) Mauro Armiño s’exprime aussi au sujet de sa traduction dans un autre article du même hebdomadaire : Armiño Mauro, « Proust, piedra de toque », El Siglo, n° 752, 03/09/2007, <http://www.elsiglodeuropa.es/siglo/historico/2007/752/752pens.html> (consulté le 13/10/2011).
- [20]
Consuelo Berges, « La traducción y mi traducción de Proust », El Urogallo, n° 11-12, 1971, p. 71-76.
- [21]
Rodríguez Emma, « Nuevo viaje a las entrañas de Proust », Elmundolibro.com, 12/06/2000, <http://www.elmundo.es/elmundolibro/2000/06/12/anticuario/960809091.html> (consulté le 13/10/2011).
- [22]
Il dit par exemple que Quiroga Plà a complété la traduction de Salinas à la mort de ce dernier alors que le poète ne meurt que trente ans après ! Robert Saladrigas, « Los riesgos de traducir a Proust », Revista de libros, n° 51, mars 2001, <http://www.revistadelibros.com/articulo_completo.php?art=3888> (consulté le 14/10/2011).
- [23]
Luis Antonio de Villena, « A la busca del tiempo perdido (I) », Elcultural.es, 12/07/2000, http://www.elcultural.es/version_papel/LETRAS/1905/A_la_busca_del_tiempo_perdido_(I)/ (consulté le 14/10/2011).
- [24]
Roberto Ruiz de Huydobro, « Tiempo para Proust », Pérgola, suplemento de Periódico Bilbao, noviembre 2005, p. 4, http://www.bilbao.net/cs/Satellite?c=BIO_Publicacion_FP&cid=3000063004&language=es&pageid =3000018331&pagename=Bilbaonet%2FBIO_Publicacion_FP%2FBIO_GrupoPublicacion (consulté le 16/10/2011).
- [25]
Toni Montesinos, « Última lectura de Proust », LaRazón.es, 21/05/2009, <http://www.larazon.es/noticia/ultima-lectura-de-proust> (consulté le 14/10/2011).
- [26]
Rafael Conte, « A cada cual su Proust », Babelia, suplemento cultural de El País, 20/09/2001, <http://www.elpais.com/articulo/narrativa/Proust/elpbabnar/20010929elpbabnar_7/Tes> (consulté le 14/10/2011).
- [27]
Herbert E. Craig, « Marcel Proust de nuevo en español », op. cit., p. 140 : « A pesar de lo antedicho, no encuentro mucha diferencia de nivel entre la versión de Canto y las otras nuevas. En su selección de palabras y expresiones, Canto refleja hasta cierto punto su dialecto sudamericano y argentino, pero su lenguaje nunca deja de ser pulido ni cae en lo meramente coloquial. Asimismo evita el tipo de argentinismo que se le achacaba a la versión de Menasché de los últimos tomos de Proust. » (Malgré ce qui a été dit, je ne constate pas une différence de niveau importante entre la version de Canto et les autres récentes. Dans son choix de mots et d’expressions, Canto reflète jusqu’à un certain point son dialecte sud-américain et argentin, mais sa langue ne cesse jamais d’être polie ni ne tombe dans du véritablement familier. Elle évite également le type d’argentinismes que l’on reprochait à la version de Menasché dans les derniers tomes de Proust).
- [28]
« C’est peut-être dans Sodome et Gomorrhe (le tome proustien qui fut offert pour la première fois au monde hispanique par un argentin et dans lequel ni Manzano ne se montre si brillant, ni Armiño si érudit) qu’il est possible de constater le plus aisément de quelle manière Canto s’affirme comme traductrice de Proust. Elle propose, avec le même niveau de compétence que les deux nouveaux traducteurs espagnols et dans une qualité supérieure à celle des traductions précédentes des deux côtés de l’Atlantique, ce texte très original et polémique du romancier français. » Herbert E. Craig, « Sobre los traductores de Proust », Lanación.com, 06/11/2005, <http://www.lanacion.com.ar/753523-sobre-los-traductores-de-proust> (consulté le 14/10/2011), nous soulignons.
- [29]
Ibid. « Récemment les traductions en espagnol de À la recherche du temps perdu se sont multipliées. L’auteur de Marcel Proust and Spanish America, spécialiste du sujet, évalue les qualités et les différences des plus connues, parmi lesquelles, celle d’Estela Canto sort du lot. »
- [30]
« L’oeuvre de Marcel Proust bénéficie pour la première fois d’une langue familière, proche, différente des traductions espagnoles qui contiennent des formulations et des idiotismes parfois si perturbants pendant la lecture. » Marcel Proust, En busca del tiempo perdido, Buenos Aires, Losada, 1e édition qui ne comprend que les cinq premiers volumes, 2000-2005, quatrième de couverture.
- [31]
Édition française de référence : Gallimard / NRF de 1919, ou bien l’originale de Grasset de 1913.
- [32]
Édition française de référence : Gallimard / NRF de 1919-1921.
- [33]
Édition française de référence : Gallimard / NRF de 1919 (1 puis 2 volumes), ou bien l’édition originale de Grasset de 1913.
- [34]
Édition française de référence : Gallimard / NRF de 1919-1927.
- [35]
Édition française de référence : Gallimard / NRF de 1919-1927 (15 vol.).
- [36]
Ibid.
- [37]
Édition française de référence : première édition de la Pléiade, 1954.
- [38]
Mauro Armiño a travaillé principalement avec la 2e édition de la Pléiade, mais a aussi consulté la première, l’édition GF de J. Milly, l’Albertine disparue de N. Mauriac et l’édition du Livre de Poche.
- [39]
Édition française de référence : seconde édition de la Pléiade.
- [40]
Ibid.