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Traduire et créer, l'expérience proustienne de Pedro Salinas

ARTICLE

Nombreux sont les traducteurs qui considèrent Proust comme un auteur particulièrement difficile à aborder [1] . Le tout premier à s’être confronté à cette délicate tâche a été le poète Pedro Salinas, qui a commencé la traduction du premier volume de la Recherche en 1920. Sa traduction a été publiée en Espagne sous le titre Por el camino de Swann en 1921, aux Editions Calpe que dirigeait le philosophe Ortega y Grasset. Salinas traduit, l’année suivante, le deuxième volume de la Recherche [2] . Cinq ans plus tard, en 1926, ce poète de la génération du 1927 publie son premier recueil de récits, Víspera del gozo, qui est immédiatement jugé comme “proustien” à cause de son aspect fortement psychologique et des longues phrases qui composent les récits. Notre réflexion sur l’expérience proustienne du poète espagnol Pedro Salinas s’inscrit dans la théorie « du sujet traduisant » envisagée par Antoine Berman, qui reconnaît à chaque traducteur sa propre « position traductive », déterminée par leur rapport aux langues étrangères et à la langue maternelle, leur « être-en-langue » [3] . L’intérêt principal de notre étude réside donc non dans la comparaison entre le texte original et sa traduction, mais plutôt dans la mise en résonance du texte traduit et d’autres productions, en prose et en poésie, du traducteur-auteur.

Pedro Salinas n’est pas seulement un intermédiaire négatif qui dénature le texte d’origine, comme certains ont voulu le croire, au vu des nombreuses erreurs imputées à sa traduction. Par ailleurs, les traductions des deux premiers volumes de la Recherche sont désormais considérées comme patrimoine culturel espagnol et sans cesse republiées, tout comme les traductions de 1925 du premier traducteur anglais de Proust, C. K. Scott Moncrieff, le sont pour la langue anglaise. Ces toutes premières traductions ont le mérite aujourd’hui de nous restituer un Proust certes inactuel [4] mais originel puisque dépourvu, à l’époque, de tout l’apparat critique qui accompagnera par la suite toute publication du roman proustien. Au moment de sa traduction, d’ailleurs, Pedro Salinas n’avait pas pu lire À la recherche du temps perdu dans son intégralité étant donné qu’elle n’avait pas encore été publiée en France. Au delà de la qualité de la traduction, si nous considérons le traducteur comme le sujet actif de l’expérience, nous nous apercevons que Pedro Salinas devient, pour toutes ces raisons, le sujet d’une perméabilité langagière innovante et inédite. Une des règles des  traducteurs étant de connaître l’ensemble de l’oeuvre avant de commencer toute traduction, Pedro Salinas n’a pu procéder, dans la traduction, que comme on procède dans une lecture : la surprise, la curiosité et l’interrogation guident son travail plus que la connaissance (partielle) de la stratégie romanesque de la Recherche ou le respect du style proustien.

L’intégration de mots de la langue source à l’intérieur de la langue espagnole finit par enrichir cette langue d’arrivée. Cela se produit pour une double raison : d’un côté à cause de la difficulté à restituer le rythme de la phrase proustienne et de l’obligation conséquente d’une « syntaxe à réinventer », et de l’autre à cause du fait que Pedro Salinas traducteur est, avant tout, un « créateur ». Or Salinas, qui avait vécu en France, en Angleterre, enfin en Amérique, est un de ces écrivains voyageurs vivant à l’étranger pour lesquels « la vraie patrie est la langue » de l’écriture – comme l’a affirmé Antonio Tabucchi reprenant une très belle formule de Pessoa [5] . Pour Salinas, la langue est une langue espagnole dérivée fortement de la tradition littéraire qu’il avait longuement étudiée. Il lui attribuait une énorme importance, jusqu’au point de postuler une « fraternidad misteriosa » créée par le fait d’appeler les choses avec les mêmes noms. « El lenguaje es el señorío de una realidad espiritual de símbolos, forjada durante siglos, sobre la anarquía individual » [6] [« Le langage est la seigneurie d’une réalité spirituelle de symboles, modelée pendant des siècles, au-dessus de l’anarchie individuelle »], écrit Salinas, qui décide, aussi au nom de cette intime conviction, de retourner dans un pays hispanophone, Puerto Rico, pour y passer les dernières années de sa vie en se retrouvant « rodeado de su mismo aire lingüístico » [« enveloppé de son même air linguistique »].

Toute traduction, nous le savons bien, est sans doute une métamorphose du texte. Mais comme le traducteur, « serviteur de deux maîtres » selon Paul Ricoeur, se trouve obligé de changer sa propre langue, la traduction peut impliquer également une métamorphose de sa personne. Dans le cas de Pedro Salinas, la condition du traducteur nous semble plus intéressante que celle du texte traduit puisque sa traduction n’a pas eu une grande résonance critique pour la compréhension de l’oeuvre de Proust, mais a été, en revanche, une véritable révolution pour la personnalité même du poète Salinas.

Le poète était en effet prêt à « reconnaître et à recevoir l’Autre en tant que Autre » comme le veut la théorie de l’acte éthique [7] d’Antoine Berman. Probablement, Pedro Salinas a traduit Proust aussi « pour le comprendre », comme on l’entend dire à quelques traducteurs dans le film Traduire de Nurith Aviv [8] . Dans notre lecture de la traduction salinienne, nous avons repéré un exemple significatif illustrant la circulation de métaphores entre Proust traduit et Salinas traducteur : c’est le cas du terme « irisé » qui se promène entre le texte d’origine et les textes suivants avec des variations significatives au fur et à mesure que se fait l’assimilation proustienne.

Chez Proust, ce mot représente symboliquement l’instant fragmenté, isolé et intime qui porte en lui le bonheur d’une illusion ou d’une révélation. En se faisant, traduit et puis réutilisé par Salinas poète, vecteur d’une nouvelle conception de la temporalité, ce mot nous offre en même temps l’occasion de réfléchir sur l’extériorité de la première langue et sur la conséquente appropriation de la voix de l’auteur traduit à travers l’écriture du traducteur. Cette appropriation est-elle légitime ? Est-elle complète ? L’expression de Proust, intériorisée par Salinas à travers la plongée dans la traduction, conduit le langage de l’extérieur vers l’intérieur. S’il y a une limite entre la langue de l’autre et sa propre langue, à quel moment la langue intérieure de Proust devient « parole » personnelle de Pedro Salinas ?

Les différentes apparitions de ce terme nous guident dans le processus d’assimilation et de réutilisation de la langue/oeuvre traduite dans la langue/oeuvre produite. En espagnol, l’adjectif irisado, assez peu attesté dans la tradition espagnole, s’applique à un corps « que brilla o destella con colores semejantes a los del iris » [« qui brille ou scintille avec des couleurs semblables à celles de l’arc-en-ciel »]. En espagnol, iris signifie « arc-enciel ». En français, l’adjectif irisé désigne un objet « qui a les nuances de l’arc-en-ciel » et appartient au domaine de la poésie traditionnelle. Dans le Dictionnaire Grand Robert, il est attesté dans l’exemple de Baudelaire, Spleen et Idéal LXV (Les Fleurs du mal) dans le vers « dans le creux de sa main prend cette larme pâle / aux reflets irisés comme un fragment d’opale ». [9]

Dans la Recherche du temps perdu, la première occurrence de ce mot se trouve dans la toute première partie du premier volume, Du côté de chez Swann :

Aussi, si j’imaginais toujours autour de la femme que j’aimais, les lieux que je désirais le plus alors […] ce n’était pas par le hasard d’une simple association de pensée ; non, c’est que mes rêves de voyage et d’amour n’étaient que des moments – que je sépare artificiellement aujourd’hui comme si je pratiquais des sections à des hauteurs différentes d’un jet d’eau irisé et en apparence immobile – dans un même et infléchissable jaillissement de toutes les forces de ma vie. [10]

[Y por eso si bien me imaginaba siempre alrededor de la mujer amada los lugares que por entonces deseaba con mayor ardor [….] no se debía aquello al azar de una sencilla asociación de ideas, no; es que mis sueños de viaje y de amor no eran mas que momentos – que hoy separo artificialmente,: como quien hace cortes a distintas alturas de un surtidor irisado y en apariencia inmóvil – de un mismo e infatigable manar de las fuerzas todas de mi vida. [11] (Traduction de Pedro Salinas)]

La vision d’un ensemble lumineux de couleurs renvoie le Narrateur à la dimension épiphanique de l’isolement d’un instant précieux. Les instants sont, comme les couleurs de l’arc-en-ciel, indissociables. Seul l’oeil attentif du Narrateur peut les diviser, comme dans cet extrait. Dans ce passage, le mot irisé sert à Proust pour justifier la liaison que le Narrateur fait spontanément entre deux notions différentes de désir : le désir de la figure féminine et celui du voyage. La traduction de Salinas est plutôt littérale ; bien qu’il n’hésite pas à employer le terme « surtidor » pour définir l’ensemble du « jet d’eau » proustien (alors qu’il aurait pu traduire littéralement par une expression comme « chorro de agua ») il transpose littéralement le terme irisado du français irisé.

Avec une signification voisine, le terme irisado reviendra dans l’un des récits de Salinas publié en 1926, La cita de los tres. Dans ce récit en prose, Salinas réserve une attention majeure à un instant minuscule et intime que le protagoniste semble voler au temps ordinaire : le personnage principal, Angel, attend avec impatience et rêveries l’heure d’un rendez-vous qu’il désire avoir avec la femme aimée, Matilde. En réalité, elle a décidé de se rendre à dix-huit heures dans le lieu du rendez-vous, la Cathédrale de la ville, pour admirer la statue d’Alfonso de Padilla à la meilleure heure pour le voir. Tout le récit se déroule, donc, dans la tension de l’équivoque entre trois « personnages » et dans l’attente de cette heure précise de l’après-midi.

Sin embargo, él estaba seguro de que Matilde había dicho a las seis. Porque cuando ella escogió como una princesa que hunde la mano en un saquillo de perlas, de entre las veinticuatro horas del día, aquella hora irisada, mate, de las seis, recordaba Angel que esta cifra le sirvió a él, de pronto, para explicarse el mundo, que un momento antes, cuando no sabía si podría verla o no se le aparecía como un problema confuso e insoluble. [12]

[Cependant, il était sûr que Matilde avait dit dix-huit heures. Parce que lorsqu’elle choisissait, comme une princesse qui plonge la main dans un sachet de perles, parmi les vingt-quatre heures de la journée, cette heure irisée, mate, de six heures de l’après-midi, Angel se souvenait que ce chiffre lui avait soudain servi pour s’expliquer le monde, monde que juste un moment auparavant, lorsqu’il ne avait pas encore s’il aurait pu la voir ou pas, lui était apparu comme un problème confus et insoluble. (Notre traduction)]

Dans cette longue période au rythme proustien de Pedro Salinas, les minutes progressent en créant un crescendo de suspens dans lequel l’horaire final marque la frontière entre l’imagination/temps passé et la réalité/temps présent. La préfiguration confuse de la réalité esperada laisse la place à l’exactitude de la réalité : le protagoniste accomplit la même séparation des moments en sections que le Narrateur avait qualifiée de séparation « artificielle ». Le terme irisé sert précisément à Salinas pour isoler un moment, une seule heure sur les vingt-quatre de la journée. L’adjectif irisée suggère, à la fois, la spécificité de la rencontre amoureuse – qui ouvrira à la compréhension du monde – et le caractère rêveur de l’attente amoureuse. Si toutes les autres heures de la journée sont monochromes, l’heure privilégiée est irisée. Cette heure est nuancée car elle s’enrichit de toutes les tonalités de sentiments qui agitent le coeur du protagoniste. L’heure, désignée comme une perle à extraire d’un sachet, est paradoxalement comme la perle à la fois mate – c’est-à-dire qu’elle « ne réfléchit pas ou presque pas la lumière » – et irisée, qui brille de reflets colorés.

Pour mieux comprendre comment Pedro Salinas fait le lien entre le sentiment d’attente de cet instant magique et la variété de ses reflets colorés, nous devons revenir sur la lecture du passage qui suit, dans la Recherche, la première apparition du mot irisé chez Proust. Dans la même page de Du côté de chez Swann que l’extrait que nous venons de lire, le Narrateur parle des heures délicieuses et enfantines de sa lecture, s’inscrivant l’une tout près de l’autre dans le ciel. Le Narrateur évoque à cette occasion ces « soixante minutes » qui passaient sans qu’il s’en aperçût et qu’il ne croyait pas pouvoir tenir « dans ce petit arc bleu qui était compris entre leurs marques d’or. […] ». Il s’adresse à « ces beaux après-midi du dimanche » qui contenaient sa vie « dans le cristal successif, lentement changeant et traversé de feuillages, de [ces] heures silencieuses, sonores, odorantes et limpides » [13] . À travers les nuances du ciel, donc, le Narrateur voit passer les heures. Le lien métaphorique entre le ciel et le temps inauguré par Proust explique ainsi l’origine de la métaphore salinienne qui transpose, dans son récit, le flux du temps dans les couleurs changeantes d’un objet irisé.

Une deuxième apparition du champ sémantique « iriser » coïncide avec la première apparition dans l’air du nom de Gilberte. C’est ici la première fois que le Narrateur, jeune, entend le nom de Gilberte, celle qui deviendra son premier amour :

Ainsi passa-t-il, proféré au-dessus des jasmins et des giroflées, aigre et frais comme les gouttes de l’arrosoir vert ; imprégnant, irisant la zone d’air pur qu’il avait traversée – et qu’il isolait – du mystère de la vie de celle qu’il désignait pour les êtres heureux qui vivaient, qui voyageaient avec elle. [14]

Ici encore, Salinas garde le terme iriser dans sa traduction : « impregnando, irisando la zona de aire que atravesó – y que había aislado » [15] . Ici encore, pour Proust, l’air est irisé par une apparition sonore et affective : le vocable désigne à la fois un état suspendu et la prédilection amoureuse pour un élément choisi parmi tous les éléments. Chez Proust ce terme peut isoler un objet d’amour privilégié. Comme sous la plume de Pedro Salinas, irisé suggère l’isolement, le détachement plus ou moins artificiel de la monotonie du tout.

Cependant, il nous semble que c’est la troisième apparition du terme irisé chez Proust qui doit avoir définitivement ancré cet adjectif dans le langage métaphorique du poète Salinas. Nous retrouvons irisé dans un passage fondamental de Du côté de chez Swann, celui qui décrit « la petite phrase de Vinteuil » comme un événement musical capable de faire revivre à Swann le bonheur perdu de ses jours d’amour avec Odette :

Elle avait disparu. Swann savait qu’elle reparaîtrait à la fin du dernier mouvement […].

Elle reparut, mais cette fois pour se suspendre dans l’air et se jouer un instant seulement, comme immobile, et pour expirer après. Aussi Swann ne perdait-il rien du temps si court où elle se prorogeait. Elle était encore là comme une bulle irisée qui se soutient. Tel un arc-en-ciel, dont l’éclat faiblit, s’abaisse, puis se relève et, avant de s’éteindre, s’exalte un moment comme il n’avait pas encore fait : aux deux couleurs qu’elle avait jusque-là laissé paraître, elle ajouta d’autres cordes diaprées, toutes celles du prisme, et les fit chanter. [16]

[Ya había desaparecido. Swann sabia que volvería a salir en el ultimo tiempo […]

Reapareció, pero sólo para quedarse colgada en el aire, recreándose un instante, como inmóvil, y expirando en seguida. Por eso Swann no perdió nada de aquel espacio tan corto en que se prorrogaba. Todavía estaba allí como una irisada burbuja flotante. Así el arco iris brilla, se debilita, decrece, alzase de nuevo y antes de apagarse, se exalta por un instante como nunca; a los dos colores que hasta entonces mostró añadió otros tonos opalinos, todos los del prisma, y los hizo cantar. [17] (Traduction de Pedro Salinas)]

Proust choisit encore le mot irisé et Pedro Salinas reste encore une fois fidèle à la traduction littérale de ce mot. Dans ce passage, irisé est censé décrire les sensations de Swann attendant d’écouter la célèbre « phrase de Vinteuil », après qu’il a déjà écouté le premier mouvement de musique de la Sonate. Swann préfigure ses propres sensations. Dans ce passage, il est encore question d’un instant. Comme c’était le cas pour le personnage salinien Angel, dans ce passage extatique et esthétique de la Recherche, Swann se trouve suspendu dans un instant intemporel qui précède le « rendez-vous » avec la petite phrase. Le sujet est divisé entre un temps intérieur et un temps réel, qui s’écoule au rythme monotone de la vie ordinaire. La « bulle irisée » de Proust a alors suggéré à Salinas l’image d’une « perle » que la femme aimée extrait du sachet du temps. L’heure choisie pour le rendez-vous de Angel sera, en effet, le prisme à travers lequel toutes « les couleurs » du monde apparaîtront, finalement, compréhensibles. Dans les trois contextes d’apparition du mot irisé, le jet d’eau et la bulle proustiennes ou l’heure de Salinas, c’est l’adjectif qui charge les objets de leur valeur métaphorique : à travers les nuances de leur gamme de couleurs, ils finissent par figurer visuellement les superpositions temporelles.

Pourtant, le récit Cita de los tres de Pedro Salinas n’est ni un intertexte ni une réécriture proustienne : il se situe sans doute dans l’espace qui sépare l’étrangeté de la familiarité. Le travail de traduction de Salinas, premier transfert de sens, accompagne la réécriture en lui laissant englober le mot traduit. Désormais assimilé et transposé dans une synesthésie (heure irisée), ce vocable d’origine proustienne enlace définitivement, chez Salinas, deux sphères sensorielles différentes : l’unité de mesure abstraite du temps et le sens perceptif de la vue. L’adjectif qui chez Proust renvoyait à la présence des couleurs de l’arc-en-ciel sur la surface d’un objet, appartient à la langue étrangère, le langage extérieur. En revanche, dans le style salinien, irisado désigne directement un fragment du temps. C’est donc l’auteurtraducteur qui développe, à l’issue de son travail de lecture et traduction assimilatrice, une nouvelle association directe irisado-temps, association qui passait auparavant par plusieurs étapes d’évocation. Le passage intermédiaire de la similitude étant maintenant aboli (comme si je pratiquais, comme une bulle sont les phrases qu’on lit dans le roman de Proust) ; ce qui reste dans le texte de Salinas est une pure métaphore qui dit le lien temporalité-couleur. Les récits de Víspera del gozo qui lui valurent les accusations de « plagiat proustien » révèlent donc, à une lecture attentive, qu’à ce stade de l’écriture l’expression proustienne est complétement intériorisée par Pedro Salinas, servant de base à un développement personnel et ultérieur.

Paradoxalement, ces sont les productions poétiques postérieures aux années de la traduction qui nous montrent, par l’usage et l’évolution du mot irisado dans ses poèmes, que Pedro Salinas avait mis de côté la connotation temporelle qu’il avait élaborée sur la trace proustienne, pour revenir à un usage du mot plus descriptif et moins métaphorique, quoique également proustien.

Dans deux poèmes, publiés respectivement en 1929 et en 1931, on voit réapparaître l’adjectif irisado revenu à sa connotation initiale. D’ailleurs si l’adjectif irisado n’apparaît pas dans le premier recueil de Pedro Salinas, Presagios, pourtant publié en 1923, c’est parce que ce recueil se compose en réalité de poèmes qui avaient été composés dans les années précédentes, c’est-à-dire avant la traduction de la Recherche.

Le poème La concha appartient au deuxième recueil poétique de Salinas, Seguro Azar (1929). Il n’est pas inutile de souligner, par ailleurs, que ce poème est consacré à la coquille Saint Jacques, la même coquille à laquelle Proust avait emprunté la forme « rainurée » pour bien décrire la forme de sa madeleine : « Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblaient avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques » [18] . Une phrase que Salinas avait traduit ainsi : « Mandó mi madre por uno de esos bollos, cortos y abultados, que llaman magdalenas, que parece que tienen por molde una valva de concha de peregrino » [19] . La symbolique d’un objet de réminiscence si important pour Proust, la madeleine française dont la forme est inconnue en Espagne, se confond, dans la culture de Salinas, avec la longue tradition de pèlerinage en Espagne qui fait de cette coquille la « concha del peregrino », comme on le lit dans sa traduction. Revenons maintenant au poème La concha : une double référence à Proust  se met en acte. Ici, l’adjectif irisado indique les nuances colorées visibles sur le coquillage censé contenir la beauté de Vénus :

Entreabierta, curva, cóncava,

su albergue, encaracolada,

mi mirada se hace dentro.

Azul, rosa, malva, verde,

tan sin luz, tan irisada,

tardes, cielos, nubes, soles,

crepúsculos me eterniza. [20]

 

[Entrouverte, courbe, concave,

son refuge, en spirale,

mon regard se fait dedans.

Bleu, rose, mauve, verte,

tellement sans lumière, tellement irisée,

soirées, ciels, nuages, soleils,

elle m’éternise les crépuscules.

(Notre traduction)]

Dans ce poème, où la coquille se situe à mi chemin entre la mystique espagnole et l’intériorité proustienne, l’adjectif irisado favorise le lien entre l’image du coquillage et celle des ciels. Les nuances que le sujet entrevoit à l’intérieur de la valve coquillage lui rappellent les variations de la couleur du ciel, ciel qui suggère, à son tour, le désir de l’éternité. Ce sont des nuances du ciel qui rappellent celles que le Narrateur observait dans les heures de ses lectures. Ce poème n’est d’ailleurs pas sans rappeler aussi la « gracieuse mythologie océanique » dont le Narrateur subit la dissipation : la Vénus, mythe récurrent dans la poésie de Pedro Salinas et décrite à la fin de ce poème, semble appartenir à la même espèce de « créatures surnaturelles » que les jeunes filles en fleur admirées par le Narrateur dans le deuxième volume de la Recherche.

Quelques années plus tard, dans le poème Afán, on voit réapparaître l’adjectif irisado, cette fois accordé au pluriel : il s’agit du poème vingt-cinq de Fabula y signo, troisième recueil poétique de Pedro Salinas, publié en 1931. Nous constatons que pour la deuxième fois le mot irisado est lié à la description d’un coquillage :

No, no me basta no.

Ni ese azul en delirio

[…]

Ni tantos irisados

primores de la nubes

- ópalo, blanco y rosa –

tan cansadas de cielo

que duermen en las conchas. [21]

 

[Non, cela ne me suffit pas, non.

Ni ce bleu en délire

[…]

Ni ces irisées

merveilles des nuées

- diapré, blanc et rose –

tellement fatiguées du ciel

qu’elles dorment dans les coquilles.

(Notre traduction)]

Les deux éléments étant ici renversés, c’est l’adjectif irisado qui évoque le coquillage et non pas le contraire. Le sujet lyrique décrit un monde réel qui ne lui suffit pas, car il est parti à la recherche d’un monde ultérieur, d’une vérité essentielle. Encore une fois nous retrouvons à la fois l’élément du ciel et le coquillage, à son tour irisé. Cette fois l’évocation des nuées qui contiennent les couleurs de l’arc-en-ciel évoque, chez le sujet salinien, l’analogie avec les coquilles. D’où le désir de laisser dormir les nuées, comme s’il s’agissait de rêves, dans l’atmosphère irisée de la coquille. Le lien de l’iris avec la temporalité se fait moins évident : Salinas a-t-il oublié Proust ou en a-t-il assimilé la langue ?

À l’époque de l’écriture de ses premiers récits ainsi que des poèmes que nous venons de lire, Pedro Salinas a déjà abandonné la traduction de la Recherche de Proust. Les raisons de cet abandon sont multiples, elles concernent la fin de la vague proustienne ainsi que le traducteur lui-même, et elles restent d’ailleurs une énigme qui fait objet d’hypothèse et d’études [22] . Nous voulons aussi rappeler que Pedro Salinas lui-même, en parlant de ses expériences d’écrivain, n’accordera jamais une grande importance à cette traduction, qu’il ne mentionne plus tard que comme une expérience de jeunesse : « Publico mi primer libro Presagios […]. Continuo en Sevilla la actividad profesional. Traduzco los dos primeros tomos de la obra de Proust […] Luego, unas prosas entre narrativas y liricas : Víspera del gozo » [23] [« Je publie mon premier livre Presagios […]. Je continue à Seville mon activité professionnelle. Je traduis les deux premiers volumes de l’oeuvre de Proust […] Ensuite, quelques proses entre narration et lyrisme : Víspera del gozo »]. Dans ce témoignage, la chronologie même des expériences est confuse, car la traduction du premier volume de la Recherche précède en réalité la publication de ses poèmes. Mais l’ordre dans lequel Pedro Salinas fait figurer ses expériences révèle l’importance que le poète accorde, a posteriori, à ses activités de jeunesse. En ce qui concerne son travail de traduction de Proust, nous préférons parler d’enthousiasme plutôt que d’amour, et d’un enthousiasme qui s’affaiblit avec le temps. Cependant, si la traduction est déjà un écho de l’oeuvre originelle, l’écriture portera en soi, à son tour, un écho de cette traduction. Quelle trace ce travail de traduction a-t-il laissé dans son parcours d’écrivain ?

L’exemple que nous avons choisi soulève la question de la limite, incertaine et ambiguë, entre l’enracinement du traducteur dans la langue traduite et le dépassement de celle-ci dans la langue de la traduction. Espagnol et français sont deux « langues proches », ce qui provoque la difficulté du presque-même théorisée par Jean-Charles Vegliante [24] qui permet que l’« extériorité » de la première langue, préliminaire à l’appropriation qui suit, favorise la possibilité de sa modification. C’est à ce moment-là que la langue de « l’auteur traduit » devient à notre avis la « parole » personnelle de Pedro Salinas. D’ailleurs, nous pourrions dire de Proust la même chose qu’Umberto Eco dit de Dante, c’est-à-dire que « on ne peut pas le traduire, dans toute sorte de langue, avant d’avoir pris une décision interprétative au regard du texte d’origine ». [25]

Cependant, puisque Salinas se sentait avant tout un poète, comme il le déclare dans la même interview [26] de 1930, il n’était pas intéressé par cette prise de position obligatoire pour tout traducteur. Pour mieux comprendre pourquoi un créateur abandonne une traduction, on pourrait alors évoquerles mots de l’ancien Discours contre la traduction de Guillaume Collettet, mots qui semblent encore aujourd’hui pouvoir définir, de manière ironique et juste, l’enjeu dans lequel risque de se trouver tout traducteur-auteur quelle que soit l’époque:

C’est trop m’assujettir, je suis las d’imiter,

La version déplaît à qui peut inventer ;

Je suis plus amoureux d’un Vers que je compose,

Que de Livres entiers que j’ay traduits en prose.

 

Suivre comme un esclave un Autheur pas à pas,

Chercher de la raison où l’on n’en trouve pas

[…]

Faire d’un sens confus une raison subtile,

Joindre au discours qui sert un langage inutile. [27]

C’est peut-être là le sentiment de Pedro Salinas vis à vis de la traduction. Sa « position traduisante » reste toujours proche de celle d’un lecteur-créateur, curieux de l’autre langue et qui aime aller à la recherche des richesses linguistiques pour les ramener poétiquement sur le territoire (aimé) de sa propre langue d’écriture.

Notes

  • [1]

    Cf. le témoignage de quelques traducteurs de la Recherche, in « Proust traduit et retraduit » table ronde animée par Y. Zhang, in Septièmes assises de la traduction littéraire (Arles 1990), retraduire Dickens et Proust, Atlas, Actes Sud, 1991, pp. 21-50.

  • [2]

    Marcel Proust, Por el lado de Swann (1920) et A la sombra des las muchachas en flor (1922), Calpe (Compañía Anónima de Librería, Publicaciones y Ediciones), Madrid : ces deux volumes ont été intégralement traduits par Pedro Salinas. En revanche, il ne collaborera que partiellement à la traduction à quatre mains du troisième volume avec José María Quiroga Plá (El mundo de Guermantes, Calpe, 1931).

  • [3]

    Antoine Berman, Pour une critique des traductions : John Donne, Paris, Gallimard, 1995, p. 75.

  • [4]

    Les deux se fondaient sur la première édition de Du côté de chez Swann (Grasset, 1913) alors qu’une première reconstruction philologique du texte proustien (inachevé) n’a été rétablie qu’en 1954 par Pierre Clarac et André Ferré, à l’occasion de la publication de la première Édition Gallimard Pléiade.

  • [5]

    Antonio Tabucchi, Berlusconi a abaissé le niveau esthétique, interview par Raphaëlle Rérolle, Le Monde, Paris, 10 octobre 2008.

  • [6]

    Pedro Salinas, Defensa del lenguaje, in Obras completas II, edición al cuidado de Enric Bou, Cátedra, Madrid, 2007, p. 1048.

  • [7]

    Antoine Berman, La Traduction et la lettre ou l’Auberge du lointain, Seuil, Paris, 1999, p. 74. Cf. aussi Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, « Points essais », Seuil, Paris, 1996.

  • [8]

    Nurith Aviv, Traduire, film-documentaire, 2011, 70 minutes, 16/9, éditions Montparnasse. Il s’agit d’un film-Babèle où des traducteurs de différents pays, s’exprimant chacun dans sa langue, parlent de leur expérience de passeurs de la littérature, notamment en ce qui concerne l’hébraïque écrite.

  • [9]

    Le Grand Robert reporte aussi l’attestation chez Gautier, Voyage en Russie : « des reflets irisés ».

  • [10]

    M. Proust, Du côté de chez Swann, in À la recherche du temps perdu, Édition publiée sous la direction de Jean-Yves Tadié, Gallimard, (Bibliothèque de la Pléiade), Paris, 1987, tome I, p. 86.

  • [11]

    M. Proust, Du côté de chez Swann, traductor Pedro Salinas, Alianza Editorial, (coll. El libro de bolsillo), Madrid, 1996, p. 112. Il faut remarquer que la traduction de Salinas n’a jamais été révisée, ni par lui ni par d’autres traducteurs : le texte cité correspond donc à la traduction de 1920.

  • [12]

    Pedro Salinas, Cita de los tres, Vispera del gozo, in Obras completas I, edición al cuidado de Eric Bou, Cátedra, Madrid, 2007, p. 866.

  • [13]

    M. Proust, Du côté de chez Swann, op. cit., tome I, p. 87.

  • [14]

    Ibid., p. 140.

  • [15]

    M. Proust, Por el camino de Swann, traductor Pedro Salinas, op. cit., p. 177.

  • [16]

    M. Proust, Du côté de chez Swann, op. cit., tome I, p. 345.

  • [17]

    M. Proust, Por el camino de Swann, traductor Pedro Salinas, op. cit., p. 425.

  • [18]

    M. Proust, Du côté de chez Swann, op. cit., tome I, p. 44.

  • [19]

    M. Proust, Por el camino de Swann, traductor Pedro Salinas, op.cit., p. 62.

  • [20]

    Pedro Salinas, La concha, Seguro azar, in Obras Completas I, op. cit., p. 185.

  • [21]

    Pedro Salinas, Afán, Fabula y signo, in Obras Completas I, op. cit., p. 236.

  • [22]

    À l’affaiblissement de l’intérêt de Salinas pour Proust, cause principale de cet abandon, nous voulons ajouter le fait que la traduction, en générale, l’intéressait moins que sa propre création.

  • [23]

    Pedro Salinas, « Dos entrevistas y una lectura », in Obras completas II, op. cit., p. 396.

  • [24]

    Voir Jean-Charles Vegliante, D’écrire la traduction, Presse de la Sorbonne nouvelle, Paris, 1996.

  • [25]

    « Non si può tradurre Dante, in qualsiasi lingua, prima di aver preso una decisione interpretativa circa il testo italiano » (traduction personnelle en français). Umberto Eco, Dire quasi la stessa cosa, esperienze di traduzione, Bompiani, Milano, 2003, p. 248.

  • [26]

    Voir Pedro Salinas, « Dos entrevistas y una lectura », op. cit., II, p. 396.

  • [27]

    Guillaume Colletet, Discours contre la Traduction, in L’art poétique du Sr Colletet, Paris, 1657, avec Privilege du Roy, vv. 1-6 et vv. 11-12.