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Traduction et tradition textuelle : le cas homérique

ARTICLE

Je me propose de réfléchir ici sur certaines questions concernant l’histoire des traductions des épopées homériques en anglais et en français [1] . Du point de vue théorique, il s’agira, surtout, de revisiter le problème de la différence traductrice en combinaison avec celle de la temporalité historique comme composante de l’oeuvre littéraire.

Qu’y a-t-il à transmettre, en effet? On pourrait commencer par le fait que la poésie homérique expose la notion de textualité à des embarras aporétiques. Le matériel que la tradition manuscrite byzantine a légué à la modernité typographique a joui d’une stabilité éditoriale d’autant plus surprenante que cette même tradition a fait l’objet de la critique philologique, depuis l’époque alexandrine jusqu’au paradigme académique moderne inauguré par August Wolf en 1795. Un des développements les plus décisifs des controverses en question demeure la « théorie orale » dont on perçoit nettement l’écho dans l’intérêt actuellement porté à la dimension performative des textes homériques [2] . Paradoxalement, cette théorie a plutôt corroboré l’autorité de la tradition manuscrite, en justifiant plusieurs caractéristiques de la poésie homérique qui résistent aux critères de cohérence et de cohésion propres à la textualité écrite. Gregory Nagy, d’ailleurs, insiste sur la notion de textualité fluide et multiforme et propose d’abandonner la quête d’un texte originellement donné pour assumer la certitude nouvelle d’un éventail ou potentiel textuel :

If you accept the reality of multiforms, you forfeit the elusive certainty of finding the original composition of Homer but you gain, and I think this is an important gain, another certainty, an unexpected one but one that may turn out to be much more valuable: you recover a significant portion of the Homeric repertoire. [3]

Le répertoire en question n’est pas celui de la positivité manquée d’un moment historique obscur, mais celui des complications aussi exactes qu’indécises d’un processus qui se joue dans le temps, dans des champs sociaux très éloignés les uns des autres. Le nom d’Homère persiste, ainsi, en tant que métonymie d’une aporie. Ce n’est pas seulement la figure de l’auteur qui se trouve suspendue mais aussi, et surtout, celle d’une culture historiquement donnée qui serait contemporaine et par conséquent consubstantielle aussi bien de l’auteur que de son oeuvre.

Je parle d’aporie dans la mesure où l’on se situe, dès lors, bien au-delà d’une incertitude quant à l’effet sémantique précis de telle ou telle composante lexicale, syntaxique ou rhétorique du texte. Le problème relève, plus radicalement, de la valeur linguistique en jeu. La langue homérique est dépourvue d’un substrat anthropologique qui ferait effectivement de ses signes des « entités psychiques » combinant images acoustiques signifiantes et concepts signifiés [4] . Manque le témoin privilégié, ne serait-ce qu’hypothétique, dont la manière d’avoir compris la langue accorderait une valeur originelle à son hexamètre, ses épithètes formulaires, ses particularités morphologiques ou syntaxiques, ses mots courants ou rares. Et ceci non parce que la langue est morte mais parce que sa modalité d’existence a été telle qu’on pourrait la considérer aussi bien comme étant resté trop longtemps vivante que comme n’ayant jamais vraiment vécu.

Borges a été très exact dans sa comparaison de l’état des œuvres homériques à « une équation complexe qui enregistre des relations précises entre quantités inconnues » [5] . On pourrait aussi parler d’une machine dont on est constamment tenté de reprendre le mécanisme sans pour autant en avoir positivement connu ou contrôlé les effets. La machine de l’original aurait déclenché un travail soutenu de configurations itérées et d’essais de focalisation en quête de quelque chose qui aurait été ainsi indiqué mais non donné d’avance et que l’on pourrait appeler « idée » homérique – une configuration de l’humain en tant qu’héroïque.

À la différence de leur archétype, les répliques traductrices émergent dans des cadres sociaux se prêtant à des classements suivant des catégories historico-esthétiques. Dès lors, il est nécessaire d’examiner, dans un premier temps, si et comment ces époques et langues différentes correspondent à des stratégies de traduction divergentes [6] . À titre indicatif de la variété des stratégies de traduction, et en me limitant au champ des traductions intégrales françaises et anglaises, je citerai ici quelques versions caractéristiques des deux premiers vers de l’Odyssée:

Ἄνδρα μοι ἔννεπε, μοῦσα, πολύτροπον, ὅς μάλα πολλὰ

πλάγχθη, ἐπεὶ Τροίης ἱερὸν πτολίεθρον ἔπερσεν. [7]

 

andra moi ennepe, mousa, polutropon, hos mala polla

planchthê, epei Troiês hieron proliethron epersen

Au début du XVIIe siècle, George Chapman et Salomon Certon fournissent les premiers Homère complets respectivement en vers anglais et français. Dans les deux cas, l’approche traductrice, fondée sur la médiation latine, combine le décalque de l’original avec la restructuration radicale, l’amplification avec le raccourci. Les latinismes systématiques accompagnent une écriture poétique tendue et variée en deux langues modernes encore largement émergeantes – ce qui, dans le passage choisi, est beaucoup plus évident en anglais :

The Man, O Muse, informe, that many a way

Wound with his wisedom to his wished stay;

That wanderd wondrous farre when He the towne

Of sacred Troy had sackt and shiverd downe. [8]

 Et

Muse raconte moy l’homme fin & rusé

Qui long temps erra, depuis qu’il eut rasé

Le sacré mur de Troye […]. [9]

Les formes métriques anticipent les dominantes de la prosodie moderne des langues respectives : Chapman dans son Iliade opte pour un long vers de 14 syllabes mais passe aux décasyllabes dans son Odyssée; et les dodécasyllabes rimés de Certon annoncent le rôle prépondérant qu’assumera l’alexandrin français. La poésie homérique se voit ainsi teintée d’une énigmaticité qui surdétermine l’alternative entre domestication et étrangeté.

Le XVIIIe siècle est marqué par les normes de la hauteur épique qui, pour être d’inspiration classiciste, n’en restent pas moins de caractère moderne [10] . En France, la prose paradigmatique de Mme Dacier normalise Homère dans le cadre de la Querelle tout en atténuant les excès de la préciosité, souvent qualifiée de baroque, de la version de Claude Boitel (ou Boitet), presque un siècle auparavant. Le grand succès de la version de Guillaume Dubois de Rochefort un demi-siècle plus tard redonne la forme alexandrine à la rhétorique typiquement épique :

Muse, contez-moy les avantures de cet homme prudent, qui aprés avoir ruiné la sacrée ville de Troye, fut errant plusieurs années en divers pays […]. [11]

devient :

 Muse, chantez ce Roi prudent & courageux,

Qui long-temps égaré sur les flots orageux,

Après que sa valeur, par le fer & la flamme,

Eut brisé les remparts de l'antique Pergame […]. [12]

Disciple indocile de Mme Dacier, Alexander Pope donne une variante anglaise extrêmement influente. Le décorum épique que le couplet rimé tâche de domestiquer ne cesse de faire écho à la spécificité du transport poétique que Pope attribue à Homère en l’opposant à la discipline virgilienne:

The Man, for Wisdom's various arts renown'd,

Long exercis’d in woes, oh Muse! resound,

Who, when his arms had wrought the destin’d fall

Of sacred Troy, and raz’d her heav’n-built wall,

Wand’ring from clime to clime, observant stray'd. [13]

Au cours du XIXe siècle, des stratégies variées de domestication de l’idée homérique se combinent avec celles de la mise en relief d’une étrangeté reconfigurée sur la base de présupposées historicistes. On notera le recours fréquent à une prose qui se veut tout aussi poétique que fidèle au détails de l’expression homérique et emprunte ses stratégies stylistiques à des registres spéciaux, dont le paradigme des traductions bibliques. L’archaïsme modéré de Leconte de Lisle implique, par exemple, le calque des noms propres ou allégoriques (ce qui ne se voit guère dans le passage choisi) et la parataxe syntaxique :

Dis-moi, Muse, cet homme subtil qui erra si longtemps, après qu'il eut renversé la citadelle sacrée de Troie. Et il vit les cités de peuples nombreux, et il connut leur esprit ; et, dans son coeur, il endura beaucoup de maux, sur la mer, pour sa propre vie et le retour de ses compagnons. [14]

Analogue serait le cas de Samuel Butcher et Andrew Lang en anglais :

Tell me, Muse, of that man, so ready at need, who wandered far and wide, after he had sacked the sacred citadel of Troy, and many were the men whose towns he saw and whose mind he learnt, yea, and many the woes he suffered in his heart upon the deep, striving to win his own life and the return of his company. [15]

Pour ce qui est des traductions en vers, l’alexandrin continue de prédominer en français tandis que le champ anglais met en oeuvre un éventail de formes incluant des tentatives nombreuses de recours à un hexamètre moderne ainsi que des emprunts multiples à des modèles d’inspiration médiéviste déjà tentés depuis la fin du siècle précédent. [16]

Le début du XXe siècle est marqué par le déploiement de formes prosaïques. En français, le cas de Victor Bérard est exceptionnel du point de vue de la multiplicité des registres qu’il tente de combiner – compétence philologique, structure dialogique, prose poétique structurée par des alexandrins à peine dissimulés :

C'est l'Homme aux mille tours, Muse, qu'il faut me dire, Celui qui tant erra quand, de Troade, il eut pillé la ville sainte […]. [17]

En anglais, la prose tend plutôt à domestiquer l’idée homérique suivant des modèles de narrativité romanesque souvent teintés de tonalités lyriques. Le cas de la traduction d’ Emile Victor Rieu aux éditions Penguin est peut-être le plus célèbre :

The hero of the tale which I beg the Muse to help me tell is that resourceful man who roamed the wide world after he had sacked the holy citadel of Troy. [18]

Le modernisme européen ne paraît pas avoir livré son Homère intégral. Les Cantos d’ Ezra Pound (surtout sa fameuse traduction fragmentaire de l’Odyssée dans Canto I) projettent des aperçus probants du défi dépaysant auquel un tel Homère confondrait aussi bien la langue anglaise que l’idée homérique. Plus récemment, dans le cadre postmoderne, la traduction en vers libre en assume l’enseignement de manière plutôt eclectique. Richmond Lattimore propose un paradigme imposant de jonction entre l’acception philologique de l’idée homérique et la quête d’un idiome narratif distinctif, avec son rythme presque hexamétrique et son quasi décalque des vers homériques :

Tell me, Muse, of the man of many ways, who was driven far journeys, after he had sacked Troy’s sacred citadel. [19]

Le cas de Robert Fitzgerald (pour ne pas citer ceux de Robert Fagles ou Stanley Lombardo) est très caractéristique dans son effort pour fusionner tonalités lyriques et amplification interprétative :

Sing in me, Muse, and through me tell the story

of that man skilled in all ways of contending,

the wanderer, harried for years on end,

after he plundered the stronghold

on the proud height of Troy. [20]

En français, la version de Philippe Jaccottet (et plus tard celle de Fréderic Mugler) recourt à un vers libre qui, tout en dépassant le paradigme alexandrin, s’avère plus discipliné:

O Muse, conte-moi l’aventure de l’Inventif :

celui qui pilla Troie, qui pendant des années erra […]. [21]

La carte ici très sommairement esquissée ne surprend guère. Elle confirme le rôle des époques historiques, compte tenu de la langue et de la littérature concernées : les paradigmes correspondants sont bien visibles aussi bien dans le champ français (marqué par le poids de sa tradition classiciste et de l’alternative entre prose et alexandrin) que dans le champ anglais (plus souple et varié). La carte suggère aussi que les stratégies divergentes mises en relief par l’analyse traductologique, loin de s’exclure mutuellement, sont le plus souvent combinées entre elles : les différents paradigmes esthétiques constituent autant de manières de gérer la tension entre étrangeté nuancée et domestication précaire, entre démantèlement « cibliste » de telle ou telle structure de l’original et imitation « sourcière » de telle autre. Qui plus est, les textes des traductions ont souvent un caractère incongru ou incertain, les pratiques traductrices mettant en œuvre des stratégies peu cohérentes. Tout se passe comme si le travail de traduction s’effectuait dans un champ de synchronie précaire, composé d’une masse confuse de répliques accumulées. [22]

C’est ainsi que, si l’on assumait l’opportunité d’une lecture cumulative que mon objet semble encourager [23] , on serait frappé non seulement par la diversité du champ de l’enquête mais aussi et peut-être surtout par sa monotonie, non seulement par les métamorphoses de l’idée en jeu mais aussi par sa constance. Certes, dans une histoire qui s’avèrerait, ainsi, plutôt peu mouvementée, on relève des moments ou des tournures, voire des événements plus forts que les autres [24] . On se retrouve, pourtant, confronté au vieux problème de l’autorité impressionnante du texte classique, reconfiguré par l’image que les traductions composent en tant qu’ensemble : image d’un prisme dont différentes faces et angles émergent constamment sous éclairages nuancées, d’une houle dont la platitude est marquée par des oscillations vaguement agitées.

Il conviendrait, dans cette optique, d’interroger de nouveau l’étendue des dissemblances traductrices, voire le statut de la différence qui se déploie en traduction. Il faudrait, pour ce faire, détacher les textes traducteurs de leurs époques, les disloquer et les décomposer afin de reconstruire les constellations propres à tel ou tel mot ou structure de l’original et ainsi revisiter l’intérêt de telle ou telle variante particulière. Cette approche permettrait aussi de montrer que le problème posé par la valeur linguistique des signes de l’original homérique concerne également la traduction.

Mentionnons en premier lieu le problème de la versification, lié aux registres stylistiques à travers lesquels les langues examinées gèrent l’idée de la distance historique mais aussi la tension typiquement homérique entre répétition et rupture, continuité et fragmentation. En effet, rien ne nous permet de préciser ce que « signifie » telle ou telle forme métrique ou tournure stylistique d’une langue moderne, lorsqu’elle se trouve agencée à une idée historiquement excentrique. Rappelons les mots de Matthew Arnold :

When I say, the translator of Homer should above all be penetrated by a sense of four qualities of his author: – that he is eminently rapid; that he is eminently plain and direct both in the evolution of his thought and in the expression of it […] and, finally, that he is eminently noble; – I probably seem to be saying what is too general to be of much service to anybody. [25]

Ce n’est pas seulement qu’Homère est tout aussi « rapide » que lent et monotone, tout aussi « simple » ou « direct » que complexe ou confus, tout aussi « noble » que provoquant ou divertissant. C’est que le jugement prédicatif comme tel s’avère inopportun dans le cas de l’attribution de catégories stylistiques.

Quant aux formes grammaticales ou lexicales, ce qui surprend, ce n’est pas tellement la variété évidente des connotations divergentes de mots ou expressions «équivalents», mais le fait que les liaisons traductrices s’établissent malgré tout, parallèlement aux fluctuations sémantiques, en revendiquant leur propre teneur. Les idées correspondantes trouvent ainsi, dans l’éparpillement même des formes linguistiques, le champ de leur consistance idiosyncratique.

Pour ce qui est de l’invocation initiale, par exemple, la forme homérique de ἔννεπε (ennepe) relevant de l’acte verbal et poétique a déclenché une chaîne dont les maillons traduisent les complications de la langue en tant que geste d’apostrophe : raconter, conter, chanter et dire, ainsi que tell et sing mais aussi, inform et resound.

Il en va de même avec le célèbre qualificatif d’Ulysse, πολύτροπον (polutropon), dont les traductions, évitant la solution de l’emprunt, ne cessent de suggérer les liens pas toujours évidents entre l’Inventif et l’homme fin et rusé, ou prudent et courageux, voire subtil ou aux mille tours; entre l’homme for wisdom’s various arts renown’d, et celui qui serait ready at need, resourceful, of many ways ou skilled in ways of contending. L’anglais nous donne aussi cette tournure singulière fusionnant tropismes ulysséens et schèmes de retour : “The man […] that many a way / Wound with his wisedom to his wished stay”.

Voici, enfin, un autre passage (Iliade 23, 103-104) qui combine un questionnement proprement homérique avec l’accumulation d’énigmes herméneutiques :

ὢ πόποι, ἦ ῥά τί ἔστι καὶ εἰν Ἀΐδαο δόμοισι

ψυχὴ καὶ εἴδωλον, ἀτὰρ φρένες οὐκ ἔνι πάμπαν· [26]

 

ô popoi ê rha tis esti kai ein Aïdao domoisi

pauchê kai eidôlon, atar phrenes ouk eni pampan.

Le passage se structure autour de la notion de ψυχή (psuchê) dont l’équivalence formelle avec âme et soul s’est imposée malgré les distances qui séparent à cet égard l’antiquité homérique de la modernité chrétienne [27] . Achille, après sa rencontre rêvée avec la psuchê de Patrocle, interroge avec étonnement, indignation ou tristesse les relations entre psuchê et phrenes (organe lié à la fonction vitale du thumos humain) par l’intermédiaire des notions d’existence (esti), de substance (tis ou ti, double leçon de la tradition manuscrite) et de simulacre (eidôlon). Les deux versions suivantes sont très caractéristiques pour leurs manières presque opposées de configurer une idée qui, dans l’ambigüité qui lui est propre, reste foncièrement la même. La rhétorique exclamatoire et amplificatrice de Pope ne mentionne même pas le mot clef mais choisit à sa place une série d’autres termes apparentés, notamment mind, form, semblance, shade :

Tis true, 'tis certain; Μan, tho’ dead, retains

Part of himself; th’ immortal Μind remains:

The Form subsists without the Body's Aid,

Aerial Semblance, and an empty Shade ! [28]

Mugler, par contre, questionne succinctement les liens entre âme, esprit et ombre :

Hélas! il y a donc, même dans la maison d'Hadès,

Une âme, ou bien une ombre, d'où l'esprit s'est retiré ? [29]

Voici qui nous ramène à notre question initiale: qu’est-ce qui subsiste en transmission traductrice ? Je crois que les études de traduction auraient beaucoup à gagner, mais aussi à donner, si l’on revisitait la formulation du problème en termes ontologiques. On pourrait alors considérer que le travail de traduction délimite un champ de formations textuelles dont toutes les composantes ont le statut de contingences relevant de l’idée essentielle qui serait en jeu ; l’original ferait partie de ces mêmes contingences en tenant une position d’événement inaugural ayant, pour ainsi dire, incité les séries qui le suivent ou, plutôt, l’entourent ; les bifurcations traductrices seraient ainsi secondes, certes, mais tout aussi originales – non point de tentatives de récupération d’une substance perdue dans le passé mais des scintillements ou éclats d’une forme foncièrement indécise.

Une des pistes intéressantes d’une telle problématique serait l’examen, sur la base du paradigme homérique, des divergences cruciales entre deux approches philosophiques de la traduction qui impliquent toutes deux la remise en question de l’herméneutique historiciste et de sa dialectique: celle des premiers travaux de Benjamin qui, face à une forme littéraire, cherche à « saisir la métaphysique de cette forme dans sa plénitude et de façon concrète » [30] et celle, indissociablement herméneutique et ontologique, de Gadamer dans sa reprise de la tradition heideggerienne. [31]

Rappelons, à cet égard, la notion de survie (Überleben ou Fortleben) que Walter Benjamin a proposée, dans un sens qui ne se veut point métaphorique, pour saisir la traductibilité comme attribut relevant de l’essence de l’oeuvre littéraire indépendamment des conditions de sa réception [32] . Suivant Gadamer, persiste quelque chose en l’oeuvre elle-même dont le mode d’existence est celui, proprement temporel, de la répétition variée: « Il ne s’agit donc aucunement d’une simple variété subjective de conceptions, mais de possibilités d’être propres à l’oeuvre, laquelle, pour ainsi dire, s’interprète soi-même » [33] . Gadamer remet d’ailleurs explicitement en question le dilemme entre étrangeté et domestication qui ne cesse de hanter les études de traduction : « Cet acte de ‘se replacer’ n’est ni transport empathique d’une individualité dans une autre, ni soumission de l’autre à nos propres normes ; il signifie toujours élévation à une universalité supérieure [zu eine höheren Allgemeinheit] qui surpasse non seulement notre propre individualité mais aussi celle de l’autre » [34] . Pour Benjamin aussi la traduction confronte deux langues non tant à titre de systèmes sémiotiques mutuellement étrangers que sous l’angle de leur « convergence originale (eigentümlichen Konvergenz) » ou « parenté transhistorique (überhistorische Verwandtschaft) » [35] . L’optique de la traduction dédouble ainsi celle de l’historicité de l’oeuvre littéraire et suspend l’ancrage de la langue en sa position historique donnée ainsi que ses relations à la culture qui lui serait propre et familière. Et cette dimension du travail de la traduction ne saurait être saisie de manière adéquate à travers des schèmes courants de dialogue interculturel ou de relation dialectique à tel ou tel « autre ».

Il faudrait, cependant, repenser la version gadamérienne de la notion d’universalité dans ses liens à celle de l’oeuvre en tant que « totalité dotée de sens (ein Sinnganzes) » [36] . Pour Gadamer, la compréhension serait « participation à une signification commune » [37] ; elle présuppose, comme telle, que les textes « permettent toujours à un tout cohérent de venir à l’énonciation » et si la tradition littéraire « s’est dès l’origine élevée audessus de ce monde », c’est « pour pénétrer dans la sphère du sens qu’elle exprime » [38] . Sans doute y a-t-il décalage important entre cette problématique et ce que Benjamin dit à propos de la signification :

Dans ‘Brot’ et ‘pain’, le visé [Gemeinte] est assurément le même, mais non la manière de le viser. Car en raison de ce mode de visée (Art des Meinens) les deux mots signifient (bedeuten) quelque chose de différent pout l’Allemand et le Français, ne sont pas pour eux interchangeables et même, en fin de compte, tendent à s’exclure l’un l’autre, alors que, pour ce qui concerne le visé, pris absolument, ils signifient (bedeuten) une seule et même chose. Tandis que la manière de viser est en opposition dans les deux mots, elle se complète dans les deux langues d’où elles proviennent. [39]

Ce passage distingue nettement entre deux champs ou niveaux de vie linguistique : d’une part, les mots « signifient », pour les locuteurs des langues correspondantes, sur la base de manières multiples et variées, des significations qui ne peuvent jamais être identiques; d’autre part, ces mêmes mots tendent à « signifier » tout autrement la perspective ouverte d’une idée commune traversant la diversité culturelle des systèmes de signes linguistiques. Ce Gemeinte commun, loin de soutenir l’émergence de totalités de signification dans les pratiques de la communication humaine, présuppose le caractère nécessairement fragmenté et tendanciel, voire tendu, de cette dernière. En effet, Paul de Man lit dans Benjamin la tension cruciale entre herméneutique et poétique qui fait que « the letter can disrupt the ostensibly stable meaning of a sentence and introduce in it a slippage by means of which that meaning disappears, evanesces, and by means of which all control over that meaning is lost ». [40]

Ceci n’efface nullement la question des conditionnements historiques des champs littéraires et des pratiques traductrices. Il engage, tout de même, la critique du postulat historiciste des liens substantiels entre langue et culture. Si culture il y a, en tant que corpus de dispositions collectives historiquement confortées, alors la survie historique des formations linguistiques, notamment littéraires, en dépend, pour ainsi dire, négativement : elle porte l’empreinte du fait que toute langue tend à détacher l’humain non seulement des contraintes des lois naturelles mais aussi, et peut-être surtout de celles inhérentes aux servitudes culturelles et de la dialectique du même et de l’autre qui en est corrélative. [41]

En revisitant la problématique gadamérienne dont il reste largement tributaire, George Steiner propose de comprendre la culture en tant que « topologie » traductrice [42] . La suggestion est intrigante dans la mesure où elle implique, ne serait-ce que malgré soi, que toute culture comporte une trame aporétique qui fait que ses relations herméneutiques aux autres, ainsi qu’à soi-même, sont inévitablement embrouillées, voire déconcertées. L’histoire des traductions homériques aurait beaucoup à enseigner à ce sujet, surtout si l’on élargissait le champ de l’enquête ; en direction, certes, de langues formellement plus dissimilaires à l’homérique que celles de l’Occident et de sa modernité ; mais aussi en direction des différents moments de l’évolution et des changements multiples de la langue grecque elle-même, qui font que tel ou tel mot peut être reconnu comme clairement le même et, du même coup, assurément autre – aussi bien étrangement vivant que proprement mort.

Notes

  • [1]

    Il s’agit d’une recherche en cours comprenant aussi les traductions en grec moderne. J’ai réalisé une première partie du travail dans le cadre du Stanley Seeger Research Fellowship qui m’a été offert par le Program in Hellenic Studies de l’Université Princeton.

  • [2]

    Voir F. A. Wolf, Prolegomena to Homer, Princeton, Princeton Uiversity Press, 1985 et Albert Lord, The Singer of Tales, Cambridge & Londres, Harvard University Press, 1960. Pour un compte rendu relativement récent des études homériques : Robert Fowler, The Cambridge Companion to Homer, Cambridge, Cambridge University Press, 2004.

  • [3]

    Gregory Nagy, Homer’s Text and Language, Urbana, Univesity of Illinois Press, 2004, p. 37. Voir aussi, au sujet d’un multi-texte électronique, Gregory Nagy, “Homer Multitext Project”, in Jerome McGann (dir.), Online Humanities Scholarship: The Shape of Things to Come, 2010, Rice University Press 2010, p. 87-112.

  • [4]

    Voir Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1986, p. 99.

  • [5]

    Jorge Luis Borges, Discusión, Madrid, Alianza, 1976, p. 92 (je traduis).

  • [6]

    Je m’attarderai pas ici sur le nombre global des traductions qui est certes impressionnant : travail de retraduction continuel depuis le XVIe siècle, intensifié même depuis la deuxième moitié du XIXe. Au sujet des traductions en français et en anglais il faut signaler, entre autres, les approches globales de Didier Pralon, « Traductions Françaises de l’Iliade (1519-1989) », Cahiers du Claix (Cercle de Linguistique d’Aix en Provence), Travaux, 10, 1993, Aix en Provence, Universite de Provence, p. 135-179 et George Steiner, Homer in English, Londres, Penguin Books, 1996. Pour une bibliographie relativement récente des éditions et traductions homériques, voir Philip H. Young, The Printed Homer, North Carolina, McFarland & Co, 2003.

  • [7]

    Homer, The Odyssey, éd. A. T. Murray, Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 1919, p. 2.

  • [8]

    Chapman’s Homer : The Odyssey and the Lesser Homerica, éd. Allardyce Nicoll, Princeton N. J., Princeton University Press, 1956, p. 11-12 [1re éd. de l’Odyssée de Chapman 1615].

  • [9]

    L’Odyssée d’Homère, trad. Salomon Certon, Paris, Abel L’Angelier, 1604. [Εn ligne]. Disponible sur : http://iliadeodyssee.texte.free.fr/aatexte/certon/odysscerton/odyscerton01/odysscerton01.htm [consulté le 25 mai 2012].

  • [10]

    On notera en outre que les traductions de l’époque s’accompagnent souvent non seulement de préfaces plus ou moins élaborées mais aussi de commentaires analytiques concernant aussi bien l’histoire textuelle de l’original que son interprétation.

  • [11]

    L’Odyssée d’Homère, trad. Mme Dacier, Paris, Rigaud Imprimeur, 1716, t. 1, p. 1 [accès à travers la version électronique de Google].

  • [12]

    Homère, L’Odyssée, trad. Dubois de Rochefort, Paris de Imprimerie royale, 1781 [accès à travers la version électronique de Google], p. 1 [1re éd. de cette Odyssée 1777].

  • [13]

    The Odyssey of Homer, Books I-XII, trad. Alexander Pope, Londres, éd. Maynard Mack, Methuen & Co, 1967, p. 25 et 28 [1re éd. de l’Odyssée de Pope 1725]. L’autorité de cet Homère est contestée vers la fin du siècle par le blank verse et l’archaisme miltonien de William Cowper qui se veut aussi plus fidèle envers plusieurs particularités de l’original.

  • [14]

    Homère, Odyssée, trad. Leconte de Lisle, Paris, Alphonse Lemerre, 1867, p. 1. Je cite un peu plus extensivement pour saisir le ton global.

  • [15]

    The Odyssey of Homer, trad. S. H. Butcher & A. Lang, Londres, MacMillan & Co., 1932 [1879], p. 3.

  • [16]

    Voir notamment, pour le cas anglais, The Iliad of Homer, trad. J. MacPherson, Londres, 1773 ; pour une importante tentative analogue française, d’ailleurs plus poussée, voir E. Littré, « La poésie homérique et l’ancienne poésie française », Revue des deux mondes, n. 19, 1847, p. 109-161.

  • [17]

    Homère, L’Odyssée, trad. V. Bérard, Paris, Les Belles Lettres, 1962 [1924], p. 5.

  • [18]

    Homer, The Odyssey , trad. E. V. Rieu, New York, Penguin Books, 1946, p. 19.

  • [19]

    The Odyssey of Homer, trad. R. Lattimore, New York, Harper & Row, 1965, p. 27.

  • [20]

    Homer, The Odyssey, trad. R. Fitzgerald, New York, Farrar, Straus & Giroux, 1998 [1961], p. 1.

  • [21]

    Homère, L’Odyssée, trad. P. Jaccottet, Paris, La Découverte, 1982, p. 12.

  • [22]

    En d’autres termes, le travail de traduction ne se prête pas toujours fructueusement à une analyse de projets esthétiques ou interprétatifs, telle que proposée par Antoine Berman dans son Pour une critique des traductions : John Donne, Paris, Gallimard, 1995.

  • [23]

    Il s’agit d’une lecture dont la tension et la fatigue particulières pourraient bien faire partie de la vérité de son objet, à savoir, l’itération traductrice. Inutile de préciser qu’une telle lecture est largement déterminée par les nouvelles technologies qui la rendent possible. Notons la multiplication relativement récente de sites spécialisés sur internet facilitant l’accès aussi bien à l’original homérique qu’à ses traductions.

  • [24]

    Notons, entre autres, non seulement le cas excentrique de Pound auquel je me suis déjà référé, mais aussi le cas récent d’une œuvre remarquable qui se situe, cependant, bien au-delà des contraintes qui définissent un travail typiquement traducteur, à savoir, Christopher Logue, War music, Londres, Faber and Faber, 2001.

  • [25]

    Matthew Arnold, « On translating Homer » in On the Classical Tradition, Ann Arbor, The University of Michigan Press, 1960, p. 102. [1re éd. de cet essai 1861].

  • [26]

    Homer, The Iliad, éd. A. T. Murray, Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 1925, p. 500 et 502.

  • [27]

    La référence aux titres nombreux de la bibliographie philologique dépasse les limites de cet article.

  • [28]

    The Iliad of Homer, Books X-XXIV, éd. Maynard Mack, trad. Alexander Pope, Londres, Methuen & Co, 1967, p. 492-493 [1re éd., de l’Iliade de Pope, 1715-1720].

  • [29]

    Homère, L’Iliade, trad. Frédéric Mugler, Arles, Actes Sud, 1995, p. 486 [1re éd. 1989].

  • [30]

    Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand, trad. Sibylle Muller, Paris, Flammarion, 1985, p. 46.

  • [31]

    Pour un récent florilège sur la question, voir Larisa Cercel (éd.), Traduction et herméneutique, Zeta Books, Bucarest, 2009.

  • [32]

    Walter Benjamin, « La tâche du traducteur » in Œuvres, trad. Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, vol. I, Paris, Gallimard, 2000, p. 246-247 ; pour l’allemand: Gesammelte Schriften, vol. IV. I, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 1980, p. 10-11.

  • [33]

    Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, trad. Étienne Sacre et Paul Ricoeur, Paris, Seuil, 1976, p. 44.

  • [34]

    Ibid., p. 146 ; pour l’allemand : Gesammelte Werke, 1, Tübingen, J. C. B. Mohr, 1986, p. 296.

  • [35]

    Walter Benjamin, « La tâche du traducteur », op. cit., p. 248 et 250 ; Gesammelte Schriften, op. cit., p. 12 et 13.

  • [36]

    Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, op.cit., p. 44 ; Gesammelte Werke, op.cit., p. 123.

  • [37]

    Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, op.cit., p. 132.

  • [38]

    Ibid., p. 237.

  • [39]

    Walter Benjamin, “Die Aufgabe des Übersetzers”, op. cit., p. 14 ; « La tâche du traducteur », op. cit., p. 251.

  • [40]

    Paul de Man, « Conclusions : Walter Benjamin’s ‘The Task of the Translator’ », dans The Resistance to Theory, Minneapolis, University Minnesota Press, 1986, p. 89.

  • [41]

    Rappelons le grand intérêt méthodologique que Gadamer accorde aux notions de jeu et de mimésis pour la description des mécanismes de constitution de traditions textuelles. La notion de mémoire resterait aussi très pertinente dans la mesure où le travail de traduction a tout de l’instabilité et du désordre de refontes persistantes mettant constamment en cause la configuration du sujet concerné.

  • [42]

    Voir George Steiner, After Babel : Aspects of Language and Translation, Londres, Oxford University Press, 1998, p. 448-449.