Agrégation

Présentation de Tristram Shandy

ARTICLE

Pour présenter l’ouvrage de Sterne, encore faut-il savoir par quel bout le prendre. Une métaphore tirée de la correspondance de l’auteur (en février 1768, juste avant la publication du Voyage Sentimental et le décès de Sterne) pourra illustrer la question :

Sir,—I this moment received your obliging letter, and shandean piece of sculpture along with it […]. Your walking stick is in no more sense more shandaic than in that of its having more handles than one—The parallel breaks only in this, that in using the stick, every one will take the handle which suits his convenience. In Tristram Shandy, the handle is taken which suits their [the readers’] passions, their ignorance or sensibility. […] It is too much to write books and finds heads to understand them. [1]

Dûment prévenus de la difficulté d’utiliser des cannes à plusieurs poignées, et de la difficulté de lire des livres à plusieurs entrées (passions, ignorance et sensibilité), nous procèderons donc prudemment, en essayant une poignée à la fois, pour marcher pas à pas sur le chemin du roman moderne où se trouve — mais où exactement ? — Tristram Shandy. « Roman moderne », voilà bien déjà deux mots piégés, pour rendre compte d’un texte « piégé » lui aussi, « un livre-piège, un livre à pièges », comme le résume Serge Soupel : « Il trompe, il détrompe, il abuse, il désabuse. Tout farci d’étrangetés, de vides et de trop-pleins, c’est bien un livre farce. C’est le chef d’œuvre (s’il en est un) des farces et attrapes littéraires (si elles existent) ». [2]

Justement, l’histoire —ou plutôt la farce — de la châtaigne chaude dans Tristram Shandy  — qui ne saurait manquer d’évoquer la patate chaude (hot potato) que l’on se passe de mains en mains, en français comme en anglais, nous offre une autre image encore, pour compléter celle de la canne et faire de nous des lecteurs avertis. La métaphore, tirée cette fois de l’intérieur du texte, est spatiale, et assortie d’une mise en garde réflexive. Elle est inspirée par les conjectures que suscite le juron de Phutatorius au chapitre 27 du livre 4 — « Foutre ! » —, assorties du commentaire du narrateur : « Quels beaux arguments nous tirons de faits erronés ! » [3] . En effet l’auditoire dans ce passage (il s’agit du repas des doctes consultés pour savoir si Tristram peut être « débaptisé ») tendrait à penser que Phutatorius, ecclésiastique éminent, est échauffé par la dispute qui fait s’opposer Didius et Yorick :

Et qui ne l’eût pensé en le voyant se tourner ainsi tantôt vers l’un, tantôt vers l’autre des disputeurs ? La vérité était tout autre : Phutatorius n’entendait pas un mot du débat. […] son regard fixe et l’extrême tension musculaire de son visage ne signifiaient pas […] qu’il se préparait à décocher son trait le plus aigu contre Yorick […] : l’explication devait être cherchée au moins un mètre plus bas. [4]

En effet, l’échauffement de Phutatorius est en la circonstance de nature physiologique et non polémique, puisqu’il est causé par une châtaigne chaude tombée à l’intérieur de ses chausses, restées ouvertes en raison de sa négligence. Or pour le critique Robert Alter, la remarque du narrateur a une fonction métatextuelle : « brains boil over with schemes, systems, projects, hypotheses, analyses, and explanations, but, for all the heating of heads, the true cause of events is generally a yard below ». [5]

Se méfier des cannes à poignées multiples, ne pas se fier aux évidences, et chercher des explications dans le domaine des réalités physiques et terre à terre plutôt que dans le ciel des idées : voici quelques recommandations que nous nous efforcerons de suivre sinon à la lettre, du moins dans l’esprit, sans nous laisser abuser, chemin faisant, par un texte qui veut jouer à n’être pas ce qu’il semble être.

1. L’intertexte satirique de Tristram Shandy

La fréquence des références satiriques dans Tristram Shandy pose la question de la place de la satire dans ce texte, question générique et idéologique liée à celle de la modernité.

Il ne nous paraît pas inutile de mentionner ici l’ouvrage que Sterne avait publié en 1759, quelques mois avant la sortie des deux premiers volumes de Tristram Shandy qui devaient le propulser sur le devant de la scène littéraire et même médiatique : A Good Warm Watch-Coat, or The Political Romance [6] . Il s’agissait là d’une satire politique locale, visant à servir les intérêts d’un doyen protecteur de Sterne (on se rappelle que Sterne était pasteur de l’Église d’Angleterre) en le soutenant contre un de ses détracteurs. Le pamphlet de Sterne fit un certain bruit, suffisamment pour que fût finalement prise la décision de le brûler pour arrêter sa diffusion et les risques de scandale qu’elle entraînait dans les milieux ecclésiastiques de la bonne ville d’York. S’il ne rapporta pas grand-chose à son auteur, du point de vue de l’avancement de sa carrière ecclésiastique, il lui donna au moins la conscience de son génie et la confiance en lui-même, qui présidèrent au lancement publicitaire de l’opération Tristram Shandy, menée par Sterne de main de maître, à la suite de ce premier succès d’estime.

Ce pamphlet nous intéresse donc à plusieurs titres. Certes il est des critiques pour y voir la matrice de Tristram Shandy, la preuve de l’appartenance de Sterne à une lignée d’auteurs satiriques, comprenant Swift et Pope en Angleterre au début du dix-huitième siècle, qui tend à s’affaiblir vers le milieu du siècle. Mais ce propos doit bien sûr être nuancé. Car que penser de la leçon tirée par Sterne de son premier essai littéraire, alors qu’il s’adresse au futur éditeur de Tristram Shandy, Dodsley, pour le rassurer : « All locality is taken out of the book—the satire general » ? [7] Il nous semble quant à nous que cette promesse d’une satire générale et non locale — promesse qui ne fut pas tout à fait tenue, d’ailleurs, Sterne n’ayant pas pu se refuser le plaisir d’égratigner des individus reconnaissables — établit bien la différence entre ce que Thomas Keymer appelle « the unmarketable parochial satire [of A Political Romance] » et « the fashionable metropolitan triumph of Tristram Shandy » [8] . L’étude de l’évolution de la satire au dix-huitième siècle, menée par Ronald Paulson, établit ainsi une distinction très claire entre Sterne (1713-1768) et son grand aîné Swift (1667-1745). [9]

Swift et Pope (1688-1744), à qui on l’associe souvent, sont ce que l’histoire littéraire anglaise appelle des augustéens, parfois aussi étiquetés comme les grands auteurs satiriques Tory. Représentant une réaction politique (minoritaire et condamnée historiquement) à la montée du parti des Whigs et au développement d’une économie mercantile au détriment de l’aristocratie foncière, les Augustéens sont ainsi nommés du fait de leur référence constante à l’âge d’or du classicisme de l’Antiquité, sous l’empereur Auguste. Ces satiristes sont anti-modernes : tout ce qui est moderne est mauvais pour Swift et doit être dénoncé au nom de la vertu antique (cela n’empêche pas Swift lui-même de posséder un humour sardonique et noir qui peut nous paraître parfois anticiper les inquiétudes les plus sombres du vingtième ou du vingt et unième siècles). La science moderne est pour Swift l’incarnation d’un hubris désastreux, tout comme la notion même d’un quelconque progrès historique. Au contraire, pour lui, si les choses changent, cela ne peut être que pour empirer. Il oppose aux découvertes scientifiques une méfiance sceptique à laquelle s’ajoute la conviction religieuse de la perversité de la nature humaine. Swift ne partage pas l’optimisme de ses contemporains devant les découvertes de Newton, censées prouver la force de la raison, outil donné par Dieu aux hommes. Il n’a guère d’estime pour Locke. Moderne et augustéen sont donc antinomiques.

Or Le Roman politique est encore écrit à la manière de Swift. Son thème — le partage d’un habit — est lui- même emprunté au Conte du Tonneau (1704), dont la métaphore centrale est celle de l’habit du père (la chrétienté, le christianisme des origines), coupé en trois pour satisfaire chacun de ses fils (l’Église catholique, les sectes protestantes, et l’Église d’Angleterre, représentant les trois frères ennemis). Mais, explique Paulson, alors que pour Swift le chaos, représenté par la perte d’unité, la division des points de vue et la multiplication des partis, est l’aboutissement négatif de la corruption de l’homme moderne (moderne voulant dire ici contemporain de Swift), pour Sterne, le chaos est investi de la valeur positive que lui avaient donnée Erasme et Rabelais. Le Roman politique commence donc à la manière de Swift et termine à la manière de Sterne. Tristram Shandy franchit la frontière générique qui sépare la satire du roman, sans s’interdire bien sûr le mélange des genres. Le triomphe de la vérité contre le mensonge et de la vertu contre le vice, qui donne à la satire sa raison d’être, ne peut suffire à justifier l’écriture de fiction romanesque dans la deuxième moitié du dix-huitième siècle. La satire se trouve importée dans les romans, par le biais d’un personnage, par exemple Walter, le père de Tristram, mais elle n’en constitue pas la fin dernière.

Pourtant certains critiques — et non des moindres, puisqu’on compte parmi eux le directeur de l’édition de référence de Tristram Shandy, Melvyn New —, mettent en avant de façon prioritaire la nécessité d’y percevoir l’intertexte satirique (augustéen), sous peine de passer à côté du sens (des sens) du texte [10] . Les Presses Universitaires de Floride proposent d’ailleurs autant de notes que de texte, faisant ainsi repasser dans les faits le roman de Sterne du côté de la satire, au vu des abondantes annotations nécessaires pour expliciter le contexte et les allusions qui y sont faites. CQFD. Il est vrai que la lecture de Tristram Shandy s’enrichit considérablement de la prise en compte de l’intertexte satirique. Sinon, que faire de l’épisode de la châtaigne chaude dans le passage cité en introduction, de la « petite canulle » [11] , de la discussion sur le degré de parenté de la mère avec son enfant, du traitement de la science, de la médecine et de la religion dans Tristram Shandy ? Ces exemples et beaucoup d’autres évoquent le comique rabelaisien qui valut à Sterne d’être salué par Voltaire comme le second Rabelais des Anglais (Swift étant le premier). [12]

Mais surtout, ils témoignent de la prégnance de ce que D.W. Jefferson, dans un article situant Tristram Shandy dans la tradition de la critique du pédantisme, appelle « intellectual habits belonging to the pre-Enlightenment world of thought » [13] . L’article de Jefferson, un classique des études sterniennes, reconnaît en Tristram Shandy « the scholastic approach to intellectual issues—a speculative freedom, a dialectical ingenuity—which lends itself to witty development », toutes caractéristiques qui séparent Sterne du Lockéen moderne. Le modèle lockéen, avec le sérieux de l’empiriste, avec son puritanisme intellectuel laborieux et sans humour, est étranger aux jeux d’esprit : « puritanical restriction on speculation, […] plodding regard for truth […] is alien to wit » [14] . Jefferson rappelle encore que le Tiers Livre (1546) de Rabelais, vecteur de ce que la critique anglophone appelle « learned wit », ne fut publié en Angleterre qu’en 1693, et que la traduction qui en fut faite alors par Urquhart and Motteux lui permit d’exercer une influence considérable [15] . Et en effet, l’écriture de Sterne atteste que les idées ne se succèdent pas historiquement de manière ordonnée et que les visions du monde médiévales, modernes (au sens de la Renaissance) et modernes (au sens de la science et de philosophie expérimentales fondées par Newton et Locke en Angleterre) peuvent s’entrechoquer et cohabiter dans Tristram Shandy, tout comme s’y entrechoquent et cohabitent le comique grivois et les délicatesses de la sensibilité.

Sterne apporte de l’eau au moulin de la satire, en faisant référence, de manière récurrente, à ses grands devanciers. Rabelais (1494-1553), Swift (1667-1745), Cervantes (1547-1616), sans oublier Erasme (1467-1536), Montaigne (1533-1592) Burton (1577-1640), et encore Scarron (1610-1660), se rencontrent dans ses lettres et dans les pages de son roman.

Défendant les outrances de Tristram Shandy, il écrit en 1759: « I have not gone as far as Swift—He keeps due distance from Rabelais—& I from him » [16] . Dans la même lettre, répondant à l’accusation de se livrer à des jeux d’esprit gratuits, il fait référence à Cervantes: « I will reconsider Slops fall & my too Minute Account of it—but in general I am perswaded that the happiness of the Cervantic humour arises from this very thing—of describing silly and trifling Events, with the Circumstancial Pomp of great Ones ». [17]

À cet ensemble bien rempli de prédécesseurs illustres et de grands modèles correspond l’ensemble à peu près vide de ses contemporains, à la notable exception de Locke (1632-1704). Sterne ne serait-il moderne qu’au sens de la Renaissance (et donc décalé par rapport à son époque, pour ne pas dire passé de mode), et non point du tout moderne au sens que peut prendre le terme au dix-huitième siècle ?

2. Sterne et la modernité

Quel rôle joue donc « le sagace Locke » dans Tristram Shandy ?

Il faut tout d’abord dire que tous les Anglais, auteurs ou lecteurs, sont influencés par Locke au dix-huitième siècle. Sterne (contrairement à Swift) ne fait pas exception à la règle. L’entreprise intellectuelle de Locke pour déterminer les limites et le fonctionnement de la raison dans la relation avant tout sensorielle de l’homme au monde est le signal d’une épistémologie nouvelle. S’inscrivant dans le prolongement de la recherche cartésienne de la vérité par l’expérience intérieure (même si Locke s’oppose ensuite aux idées innées de Descartes), cette entreprise est bien sûr au cœur de Tristram Shandy, comme l’illustre admirablement l’épisode des réactions suscitées par la mort du frère de Tristram, au chapitre sept du volume cinq :

––––– Notre jeune maître est mort à Londres, dit Obadiah.
[…]
la chemise de nuit en satin vert persista. [18]

On se rappelle qu’aux fantasmes de satin vert de Susannah s’ajoutent dans cette scène ceux des autres membres de l’assistance. Trim « espère […] que la nouvelle est fausse » [19] . La fille de cuisine, que son hydropisie menace, réagit, elle, de façon plus primitive, mais tout aussi compréhensible :

— Il est mort, dit Obadiah […]
— Ce n’est pas comme moi, dit la grosse bête. [20]

Cela ne fait pas de Sterne un disciple respectueux de Locke, tant s’en faut. Ainsi, alors qu’il défend son livre contre les critiques dans le troisième volume et écrit par la même occasion sa préface, il met dans la bouche de Tristram un commentaire impertinent : « […] wit and judgment in this world never go together; inasmuch as they are two operations differing from each other as wide as east is from west.–––So, says Locke,–––so are farting and hickuping, say I ». [21]

On peut encore ajouter qu’au chapitre 31 du volume trois, Sterne, dans la métaphore des deux chemins, le boueux et le propre, s’inscrit en faux contre les efforts du philosophe voulant parvenir à des définitions rigoureuses capable de fixer le sens des mots :

–– Ce terme a deux sens […]
[…]« définir, c’est se défier. [22]

« [D]éfinir, c’est se défier » est une devise qui n’a rien de lockéen. D’une certaine manière, la veine sceptique présente chez Swift se retrouve en Sterne, pour modérer toute forme d’endoctrinement philosophique.

Mais fondamentalement l’espace ouvert par le monde intérieur de Tristram dans le roman est traversé par l’instabilité identitaire, explicitement formulée lors du volume sept, livre du voyage :

–– Mon ami, lui dis-je, aussi vrai que je suis moi et que vous êtes vous ––
–– Qui êtes-vous donc ? me dit-il.
–– Pas de question embarrassante, répondis-je. [23]

Ce Tristram-là est bien l’enfant du siècle de Locke, pour qui le sens du moi ne tient pas à une essence mais à une faculté de la conscience. Voici en effet ce qu’écrit Locke dans son Essay concerning Human Understanding (1690) :

17. Self is that conscious thinking thing (whatever substance made up of, whether spiritual or material, simple or compounded, it matters not) which is sensible or conscious of pleasure and pain, capable of happiness or misery, and so is concerned for itself, as far as that consciousness extends. Thus everyone finds that, whilst comprehended under that consciousness, the little finger is as much a part of itself as what is most so.
[…]
19. This may show us wherein personal identity consists: not in the identity of substance but, as I have said, in the identity of consciousness, wherein, if Socrates and the present mayor of Queenborough agree, they are the same person; if the same Socrates waking and sleeping do not partake of the same consciousness, Socrates waking and sleeping is not the same person. [24]

Comment ce qui est refusé à Socrate pourrait-il être accordé à Tristram, ce héros pitoyable au nez cassé ? Il ne lui reste plus qu’à prendre son parti de ce défaut d’être en se démultipliant, et en gagnant (au moins d’un point de vue rhétorique) plusieurs vies, puisque Tristram écrivant et Tristram vivant ne seront jamais la même personne : « I perceive I shall lead a fine life of it out of this self-same life of mine; or, in other words, shall lead a couple of fine lives together » : « je sens que je vivrais assez bien de cette même vie à écrire, ou si l’on veut de ces deux belles vies à vivre » [25] . La quête de l’identité n’est pas près d’aboutir. Elle sera d’ailleurs reprise par le narrateur du Voyage Sentimental –– le pasteur Yorick ––, faisant état d’une filiation littéraire pour se définir. Puisqu’il est le fou de Hamlet, il se présente au moyen d’un volume de Shakespeare, ce qui amène à considérer la fiction comme l’habitat naturel du moi… et ce qui donne du travail à des générations de romanciers à venir.

Reste à voir maintenant comment Hume poursuit la réflexion de Locke, et en quoi Sterne et Hume sont liés, bien que leurs convictions les séparent.

Sterne, rencontrant Hume lors de son séjour à Paris, fait preuve de tolérance amusée devant celui qu’il appelle « the Infidel » et n’oublie pas de se moquer de lui-même, dans son rôle de pasteur, à la même occasion :

We had, I remember well, a little pleasant sparring […] but there was nothing in it that did not bear the marks of good-will and urbanity on both sides.—I had preached that very day at the Ambassador’s Chapel, and David was disposed to make a little merry with the Parson; and, in return, the Parson was equally disposed to make a little mirth with the Infidel; we laughed at one another, and the company laughed with us both—and, whatever your informer may pretend, he was certainly not one of that company. [26]

Il va de soi que Sterne ne fait pas partie des Lumières les plus radicales, et que l’agnosticisme de Hume lui est étranger. Ils se rejoignent néanmoins dans la conséquence pragmatique que tire Hume de son scepticisme fondamental : puisque le fond même de nos raisonnements les plus intellectuels repose sur la force de l’habitude et sur la croyance irrationnelle en la reproduction de phénomènes que nous ne savons pas réellement expliquer, la raison doit, pour Hume, rendre les armes devant la croyance. Le philosophe ne peut que se ranger à l’avis du vulgaire, reconnaître l’intuition de l’évidence et l’évidente nécessité que la société et le projet individuel puissent vivre. Pour Hume, qui ne croit pas mais qui croit qu’on doit croire, la seule solution, intuitive, de nature émotive, et partagée par tous, est donc de « faire comme si »…comme si nous pouvions vivre normalement : c’est l’application en avance et dans la réalité quotidienne de la formule que Coleridge proposera pour la fiction : « willing suspension of disbelief », en admettant dès lors que ce que nous appelons la réalité est contaminé par le fictif.

On se rappelle le commentaire de Hume sur Tristram Shandy : « the best Book that has been written by an Englishman these thirty years […] is Tristram Shandy, bad as it is ». [27]

Or Sterne, le croyant, ne fait que mettre en œuvre un acte de foi dans la société, réduite au microcosme shandéen comme terrain d’expérience, qui devrait se défaire tout le temps et pourtant tourne ; il y a assez de forces centripètes pour que Shandy Hall soit un noyau de vie et de partage, malgré les aléas de la communication. L’univers shandéen est en crise permanente, tout comme le reste de la planète, mais il n’en finit pas d’être crédible ou au moins probable. Il propose ainsi un modèle épistémologique, consistant à faire exister un objet qui se constitue de sa propre impossibilité d’être connu, selon les propos de Christina Lupton : « Epistemologically, then, Sterne’s approach to writing models the possibility of an object constituted through a familiarity with its own failure to be known: how else to imagine the autobiography of a character who quite literally fails to conceive of himself? ». [28]

Cela n’est pas du goût du lecteur qui s’estime frustré de son droit à croire à une histoire quand il commence un roman. Pourtant Tristram Shandy trouve ce qu’il ne parvient pas à formuler, ce qui lui confère sa valeur heuristique, portant sur le moi : plutôt que « je pense donc je suis », voici Tristram interprété à l’aide de Hume : « je suis puisque je me mets en fiction ».

3. Tristram Shandy et le roman anglais du milieu du dix-huitième siècle : Sterne, Richardson et Fielding

On a vu que les romanciers contemporains de Sterne brillaient par leur absence dans son œuvre romanesque comme dans sa correspondance, à l’exception de Smollett (Smelfungus), enrôlé sur le mode polémique dans le Voyage Sentimental. On pourra bien trouver telle lettre où Sterne manifeste l’intention d’envoyer un jeu de volumes de Tristram Shandy à Diderot, mais pas la moindre allusion, où que ce soit, aux très grands romanciers qui le précèdent d’un peu moins de vingt ans (Richardson, Pamela, 1740, Fielding, Joseph Andrews, 1742, Tom Jones, 1749) et qui créent précisément ce roman que la France envie à l’Angleterre et qui fait s’extasier Diderot dans son Éloge de Richardson (1761).

Ce silence bruyant n’a pas manqué d’être interprété par les tenants d’un Sterne satiriste et augustéen comme la preuve du fait que Tristram Shandy n’était pas un roman. On peut (et on doit) néanmoins suggérer une autre possibilité : la domination du nouveau genre, « the New Species of Writing » [29] , ne rendait-elle pas superflue une proclamation d’intérêt pour le roman ? Cela n’allait-il pas de soi ? Quant au fond, on peut constater avec Thomas Keymer que Tristram Shandy se lance dans le débat narratologique contemporain — rendre le réel et assurer la bonne interprétation des lecteurs —, avec la note qui lui est propre, « an explosive scepticism about the referential and rhetorical pretensions of novelistic discourse » [30] , et que Sterne propose effectivement des solutions aux problèmes posés, « wittily developing the rigorous self-consciousness of earlier novelists » [31] . Au défi que se lancent à eux-mêmes les narrateurs et les narratrices des romans épistolaires de Richardson — « a rigorous and self-authenticating hyperrealism » [32] ­— défi qui fait des héroïnes de Richardson des championnes de vitesse ou de sténographie, ce dont Fielding n’avait pas manqué de se moquer [33] , à l’autorité qu’affirment de leur côté les narrateurs à la troisième personne de Fielding, qui semblent lire en permanence derrière l’épaule du lecteur, Sterne répond par l’agencement d’un texte interactif sous l’égide d’un narrateur à la première personne. [34]

Indirectement, nous avons répondu à la question du genre de Tristram Shandy, ce que nous faisons d’ailleurs depuis le début en employant le mot de roman dès que le besoin s’en fait sentir. Une vue d’ensemble des diverses possibilités génériques avait d’ailleurs été proposée par Wayne Booth dès 1961 :

Is it simply a scrambled comic novel, with the antics of Walter and Toby and Tristram more obscured by narrative commentary than any comic subject had ever been before? Is it a collection of playful speculative essays, like Montaigne’s, but with more fictional suger-coating than Montaigne felt necessary? Or is it a satire in the tradition of Swift’s A Tale of a Tub, taking in, as Sterne himself put it, “everything which I find Laughat-able in my way”? [35]

Booth répond par l’examen du rôle du narrateur dans chaque tradition : « in the comic novels using a self-conscious narrator, the organization of the story itself was ordinarily independent of the narrator’s intrusion » [36] . Dans les satires en revanche, « the narrator is much more central », « his character alters the very design of the work » ; enfin « there is no sustained narrative in the Essays ». [37]

Tristram Shandy affirme donc son caractère hybride en mélangeant diverses traditions : celle de l’essai introspectif à la Renaissance (moderne), de la satire augustéenne (antimoderne), et du roman comique :

But in combining the three traditions, Sterne has created something genuinely new: since Tristram, unlike Montaigne, is really trying to tell a story, his struggle as a writer has itself a kind of plot form impossible in Montaigne. Though this action disrupts the comic action that he pretends to be relating, the two are really interdependent, like Swift’s story of the three brothers and the grubstreet narrator who tells that story. And yet, unlike what we find in A Tale of a Tub, the action of writing a book does not seem here to be shown simply for the sake of making fun of other writers or their opinions; despite the great amount of incidental satire, the action of Tristram in writing this book seems, like the great comic actions of Tom Jones or Don Quixote, to rise above any satirical intent, to exist ultimately as something to be enjoyed in its own right: the satire is for the sake of comic enjoyment, and not the other way round. [38]

Voilà qui fait de Tristram Shandy une corne d’abondance : « a cornucopia of textual relations in which the Menippean satire and metafictional self-consciousness coexist and unfold themselves in different intertextual modes, and display, as they do so, a hybridization of traditions and genres that in itself is typically novelistic ». [39]

Malgré la perspective diachronique qui lui fait défaut, la remarque de Chklovsky en 1929, considérant Tristram Shandy comme « le roman le plus caractéristique de la littérature universelle » garde sa pertinence, ainsi que ses considérations sur l’apport spécifique du roman de Sterne au genre : « C’est la conscience qu’il nous fait prendre de la forme, en la détruisant, qui constitue le contenu de son roman » [40] . Cela ne fait toutefois pas de Sterne un moderniste avant la lettre, mais le porteur d’une perspective audacieuse dans le contexte expérimental et foisonnant du roman anglais au dix-huitième siècle.

Conclusion

En guise de conclusion, on peut noter l’importance de l’intertexte sternien dans les romans postérieurs à Tristram Shandy, phénomène qu’analyse Anne Bandry dans la perspective historique de la réception critique : chez ceux que l’on appelle les petits romantiques, mais aussi chez Balzac, Hugo, et, au vingtième siècle, parmi les auteurs réunis autour de l’Oulipo, chez Georges Pérec [41] . Cette influence continue amène à dire que le texte de Sterne figure dans les structures de l’inconscient du romancier, que celui-ci soit moderniste ou post-moderne, qu’il s’agisse des échos trouvés dans l’Ulysse de Joyce ou des références explicites ou implicites faites par John Barth dans L’Opéra flottant, ou encore par Salman Rushdie dans les Enfants de minuit.

Dans le sens où le geste esthétique est tout, et où le livre serait l’aboutissement de la vie [42] , Sterne en revanche n’est pas un proto-moderniste. Son rappel constant du medium qu’est le livre, au moyen des gags typographiques où il excelle et des pages noires, marbrées et blanche, va de pair avec une mise à distance de l’objet qu’est le livre et avec une réflexion constante sur le statut de celui-ci. Christopher Ricks résume bien ce qu’il appelle le paradoxe central du roman de Sterne :

that it hugely widened the potentialities of the novel-form and yet that, unlike most novels, it is concerned explicitly with reminding us that there are things which you caannot expect a novel to do. The greatness of Sterne is that, with humour and sensitivity, he insists all the time that novels cannot save us. [43]

Si Sterne, par les interventions de son narrateur omniprésent, peut souvent paraître ne pas tenir la promesse faite au livre deux à son lecteur –— « Écrire […] n’est rien d’autre que converser » —, le texte de Tristram Shandy, qui n’a cessé de susciter en son temps les imitations, continue à stimuler les entreprises de traduction et/ou d’adaptation, comme l’attestent la nouvelle traduction de Guy Jouvet [44] , la version récente de Martin Rowson, en bande dessinée [45] , et le film de Michael Winterbottom, sorti en France en juillet 2006, A Cock and Bull Story. Sa vitalité témoigne bien ainsi d’une « respectueuse reconnaissance de l’intelligence d’autrui », permettant en définitive « de laisser le lecteur imaginer quelque chose […] » [46] , et d’assurer la postérité de Tristram.

Notes

  • [1]

    Lewis Perry CURTIS, ed., Letters of Laurence Sterne, Oxford, Oxford UP, 1935, p. 411.

  • [2]

    Serge SOUPEL, « Tristram Shandy, roman piégé », Bulletin de la Société d’Études Anglo-Américaines 17, 1983, p. 129.

  • [3]

    Vie et opinions de Tristram Shandy, gentilhomme, traduction de Charles MAURON, préface et notes de Serge SOUPEL, Garnier Flammarion n°371, 1982, pp. 285, 286. Les références de page faites dans l’article renvoient à cette édition.

  • [4]

    Ibid., p. 286.

  • [5]

    Robert ALTER, Motives for Fiction, Cambridge, Massachussetts, Harvard UP, 1984, p. 101.

  • [6]

    On peut se procurer ce texte dans la traduction de Serge SOUPEL, avec préface et notes : Le Roman politique, Le Journal à Eliza, Grenoble, Cent pages, 1987.

  • [7]

    Laurence STERNE, Letters, op. cit., p. 81.

  • [8]

    Thomas KEYMER, Sterne, The Moderns, and the Novel, Oxford, Oxford UP, 2002, p. 50.

  • [9]

    Ronald PAULSON, Satire and the Novel in Eighteenth-Century England, New Haven and London, Yale UP, 1967, pp. 248-62.

  • [10]

    Melvyn and Joan NEW, The Life and Opinions of Tristram Shandy, Gentleman, vols I-II, 1978, The Notes, vol. III, 1984, The Works of Laurence Sterne, 6 vols à ce jour, Gainesville, UP of Florida, 1978.

  • [11]

    Tristram Shandy, op. cit., p. 73.

  • [12]

    VOLTAIRE, Dictionnaire philosophique, cité par Alan B. HOWES, Sterne: the Critical Heritage, London and Boston, Routledge and Kegan Paul, 1974, p. 390.

  • [13]

    D.W. JEFFERSON, « Tristram Shandy and the Tradition of Learned Wit », Essays in Criticism 1 (1951), repr. in Tristram Shandy, ed. Howard ANDERSON, New York, London, Norton, 1980, p. 503.

  • [14]

    Ibid., p. 503.

  • [15]

    Ibid., p. 504.

  • [16]

    Laurence STERNE, Letters, op. cit., p. 79.

  • [17]

    Ibid., p. 77.

  • [18]

    Tristram Shandy, op. cit., p. 322.

  • [19]

    Ibid., p. 323.

  • [20]

    Ibid., p. 322. En anglais, « the foolish scullion ».

  • [21]

    Tristram Shandy, ed. Howard ANDERSON, New York, London, Norton, 1980, p. 141. Voir dans la traduction de MAURON, op. cit., p. 186.

  • [22]

    Ibid., p. 207.

  • [23]

    Ibid., p. 472.

  • [24]

    John LOCKE, An Essay concerning Human Understanding, abridged and edited by John W. YOLTON, London, Everyman, 1976, pp. 186, 187.

  • [25]

    Tristram Shandy, ed. Howard ANDERSON, op. cit., p. 207, pour le texte anglais ; Tristram Shandy, op. cit., p. 266, dans la traduction française.

  • [26]

    STERNE, Letters, op. cit., p. 218.

  • [27]

    HOWES, op. cit., p. 147.

  • [28]

    Christina LUPTON, « Tristram Shandy, David Hume and Epistemological Fiction », Philosophy and Literature 27, 2003, p. 112.

  • [29]

    Francis COVENTRY, An Essay on the New Species of Writing Founded by Mr. Fielding, 1751.

  • [30]

    KEYMER, Sterne, op. cit., p. 17.

  • [31]

    Ibid., p. 27.

  • [32]

    Ibid., p. 38.

  • [33]

    Shamela, parodie de Pamela, paraît l’année suivant la publication du roman de Richardson, en 1741.

  • [34]

    La stratégie directive de Sterne et la pédagogie de la lecture mise en œuvre dans Tristram Shandy sont analysées dans Madeleine Descargues, « The Obstetrics of Tristram Shandy », à paraître dans Études Anglaises. Tandis que Swift invective sans ménagement les lecteurs ignorants, Sterne utilise les erreurs des mauvais lecteurs — et des critiques en particulier — pour favoriser la production du sens et mettre en valeur les subtilités du texte. Voir à ce titre l’intervention du critique ou du « connaisseur » au volume trois, chapitre douze, pp. 176-77.

  • [35]

    Wayne C. BOOTH, The Rhetoric of Fiction, Chicago: Univ. of Chicago Press, 1961, p. 222.

  • [36]

    Ibid., p. 229.

  • [37]

    Ibid., pp. 228, 229.

  • [38]

    Ibid., pp. 229-30.

  • [39]

    KEYMER, Sterne, op. cit., p. 16.

  • [40]

    Victor CHKLOVSKI, Sur la Théorie de la prose, 1929, traduit du russe par Guy Verret, Lausanne, Éditions L’Âge d’Homme, 1973, pp. 244, 215.

  • [41]

    Anne BANDRY, « Romantic to Avant-Garde : Sterne in Nineteenth- and Twentieth-Century France », The Reception of Laurence Sterne in Europe, ed. Peter DE VOOGD and John NEUBAUER, pp. 33-67 ; Tristram Shandy : Laurence Sterne, Paris, Armand Colin, 2006, chapitre 8.

  • [42]

    « — Au fond, voyez-vous, me dit le maître en me serrant la main, le monde est fait pour aboutir à un beau livre » : fin de la réponse de Mallarmé à l’enquête de Jules Huret sur l’évolution littéraire. Stéphane MALLARMÉ, Œuvres complètes, édition de Henri MONDOR et G. JEAN-AUBRY, Paris, 1945, p. 872.

  • [43]

    Christopher RICKS, Introduction, Tristram Shandy, ed. Melvyn and Joan NEW, Penguin, 1997, p. xii.

  • [44]

    Laurence STERNE, La vie et les opinions de Tristram Shandy, traduction, préface et notes de Guy JOUVET, Auch, Éditions Tristram, 2004. Une analyse de cette traduction est proposée par Madeleine DESCARGUES dans « Les textes perdus et retrouvés de Tristram Shandy ou le Hobby-hors(e) texte », Revue de la Société d’Études Anglo-Américaines 62, 2006, pp. 227-40. Dans ce même numéro figure une analyse de la bande dessinée de Rowson, due à Brigitte FRIANT-KESSLER et Sandra LASNE.

  • [45]

    Martin ROWSON, The Life and Opinions of Tristram Shandy, Gentleman, London, Picador, 1996.

  • [46]

    Tristram Shandy, op. cit., p. 112.