Agrégation
ARTICLE
« Naissance », « Roman » et « Moderne » demandent une explication. Il s’agit d’examiner ces notions à nouveaux frais. On se trouve devant un choix à faire ou deux voies à suivre.
Ou bien on se demande en quoi les romans du programme sont des romans « modernes », par leur facture et par les stratégies auctoriales et textuelles qu’ils déploient. On tente ainsi une approche historique, en essayant de définir le moment de l’apparition de ces romans et, ce qu’on entend par « moderne », opposé à « romans anciens », « romans grecs et latins » ou « romans de chevalerie ». Il s’agit alors de s’interroger sur le roman comme genre, et on considère, avec J-M. Schaeffer, que celui-ci est une « classe textuelle unie par des liens généalogiques, si on veut bien admettre que la logique générique du roman n’est déterminée ni par des normes constituantes (comme le sont les actes de langage) ni par des normes régulatrices (comme par exemple les formes poétique fixes). » [1] On adoptera alors une étude qui fait intervenir le niveau de l’énonciation et celui de la destination, les niveaux sémantique, syntaxique et narratologique : le texte possède en général les caractéristiques qui le dénotent et auxquelles le nom du genre fait référence. Sans oublier que l’auteur propose et le lecteur dispose aussi en matière de dénomination générique.
Ou bien on se pose la question de la fiction en elle-même : à un moment de l’Histoire, la création de mondes fictionnels a changé. Elle est devenue beaucoup plus « référentielle », et a quitté le domaine d’un imaginaire avoué pour jouer à un jeu nouveau, celui du « mentir-vrai » ou du « faire-semblant » — celui des « mondes possibles ». Bien longtemps avant notre siècle, les auteurs de ces romans inventent la question des mondes fictionnels, de leur rapport avec le monde réel, et se demandent ce que les récits de fiction nous enseignent sur notre monde réel. Ce sont ces pistes que l’on se propose d’explorer d’abord.
L’histoire du commencement
En intitulant la question : « naissance du roman (moderne) », nous donnons l’impression de pouvoir (enfin) dire où, comment et pourquoi le genre romanesque est apparu [2] . Il s’agit de trouver son lieu de naissance, les traces de son commencement, et d’en donner une explication. On se trouve alors dans la position de critiques qui ont déjà répondu, et de manières fort diverses, à cette question.
On peut peut-être formuler d’abord quelques réflexions sur le récit en général. Les récits reposent sur un fondement commun à toutes les civilisations [3] : la représentation verbale des actions humaines par un narrateur. Le mode de connaissance et d’organisation du monde « narratif » procède par construction d’histoires, qui représentent et organisent le monde social. Les mythes ont cette fonction, et le muthos, c’est-à-dire le récit, est transmis et transformé par les diverses voix qui le racontent. Dans la théorie de l’évolution du récit, l’épopée succède au mythe, mais pose aussi des problèmes : le récit épique se retrouve dans à peu près toutes les civilisations ; c’est, selon une définition traditionnelle, une œuvre longue, souvent rédigée en vers et en style élevé, qui met en scène des personnages héroïques dans lesquels s’incarnent les valeurs de la société. Cette définition est bien large et ne fait pas vraiment la distinction entre les récits sur les dieux et ceux sur les héros. Tous ces récits mêlent la réalité et la fiction. Dans la grande littérature des classes hautes, le récit n’est présent que sous des formes où il a un sens externe, une justification autre, comme l’Histoire, les divers récits religieux. Les mythes et les légendes sont alors repris dans le registre de la fiction. C’est ce qui se passe au Moyen Âge en Europe : les légendes celtiques comme les mythes antiques sont transposés et transmis en langue romane.
La stratification de la société et l’invention de l’écriture modifient considérablement les récits. Selon Jean Molino, « Dans toutes les civilisations qui ont connu l’écriture, la culture se définit par les valeurs sociales et morales qui excluent les œuvres de pur divertissement. C’est pourquoi les cultures “d’en haut” ont régulièrement rejeté toutes les formes de récit qui n’avaient pas de justification externe et en particulier le roman. » [4] Dans les sociétés complexes, sociétés appelées par les sociologues part societies, où coexistent des classes opposées, couches dirigeantes et couches dominées, on assiste en ville au mélange des catégories sociales et des cultures : les récits des lettrés et les récits populaires de tradition orale se rencontrent et se contaminent, et c’est dans ce cadre qu’apparaîtra le récit de type « réaliste ». L’écriture modifie profondément les conditions de production du récit. À la structure formulaire et discontinue, liée par des oppositions et des relations simples, se substitue alors le texte complexe : le romancier domine son matériau et revient sur sa création, qu’il peut soumettre à un traitement de longue durée. Robert Alter [5] établit un lien entre le roman et l’imprimerie, le roman étant le seul genre majeur né après cette invention. Il commence avec la critique du genre qui a eu de l’importance et du succès à cause de l’imprimerie, le roman de chevalerie de la Renaissance. Selon les termes de Daniel-Henri Pageaux , « il existe toujours une matière antérieure, un élément d’antériorité à partir duquel l’idée nouvelle transforme l’ancien en nouveau, produit du nouveau par assemblage, bricolage, réagencement ou réemploi de données préexistantes. » [6] On examinera les fables de la naissance du roman [7] : cinq principaux types de récits des commencements se dégagent de textes critiques qui s’intéressent à la naissance du roman. Ils proposent le mélange des genres, les commencements orientaux, l’évolution du conte au roman, les transformations socio-économiques et l’évolution du récit historique au récit romanesque comme explications possibles à l’émergence du genre romanesque. Les récits de commencements se veulent explicatifs : Étiemble veut comprendre comment est né le roman, par exemple. Les critiques parlent de « contagion des genres », ou d’un père fondateur, ou bien le roman est lui-même personnifié, comme Marthe Robert le fait en assimilant le roman et les débuts de l’individu dans la vie psychique. Le « public » est aussi convoqué pour expliquer la naissance du genre : c’est lui qui attendait cela et en suscite l’apparition. Le récit constitue une fable, comme chez Bakhtine par exemple : comme il n’y a aucune certitude, le critique se forge sa propre histoire, pour étayer sa théorie : « Pour narrer l’origine inconnue d’un texte on emprunte à ce texte la forme et l’argument du récit de son origine. » [8] Un bon exemple de « fable du commencement » se trouve chez M. Kundera, dans Le Rideau : « Un rideau magique, tissé de légendes, était suspendu devant le monde. Cervantès envoya Don Quichotte en voyage et déchira le rideau. Le monde s’ouvrit devant le chevalier errant dans toute la nudité comique de sa prose. […] C’est en déchirant le rideau de la préinterprétation que Cervantès a mis en route cet art nouveau ; son geste destructeur se reflète et se prolonge dans chaque roman digne de ce nom ; c’est le signe d’identité de l’art du roman. » [9] Kundera voit le roman comme dévoilement du monde : il s’agit de déchirer le rideau du déjà-là, de la doxa close et donnée. La conscience auctoriale se réveille, singulière et critique. Cervantès fait le geste inaugural du refus, subversif et d’une certaine violence, d’un anti-conformisme absolu ; ce n’est pas un geste purement destructeur, mais inaugural, comme il le signifie dans le Prologue du livre I. Le monde s’ouvre, nu, mais riche et drôle. Le rideau cache et fonctionne comme un leurre en laissant imaginer ce qu’il y a derrière. Le monde n’est pas poétique mais prosaïque. Les hommes et les choses sont nus, voire grotesques et laids — mais comiques. Il s’agit de faire voir crûment la face obscène de la réalité : le rire désacralisera le monde et ses légendes. Le champ d’exploration est immense. Le roman parlera du monde, mieux, créera un monde. Il n’est pas une copie du monde, il est création ouverte. La quête du romancier est celle du chevalier errant qui n’a jamais tout vu, ni tout trouvé. De plus, il fonde un art du roman. Le personnage devient un moyen d’investigation, il n’est pas une personne, il est une arme au service du romancier qui « envoie » ses personnages dans le monde. Il l’explore, avec l’aide des autres personnages qui forment constellation autour de lui. Il est celui qui donne l’image des conduites et des possibles de l’existence. Toute une poétique du rire s’élabore, et toute une série de scénarios comiques, mais le rire est ambigu, ambivalent. La fidélité du roman aux « origines du roman » fait que le vrai roman est celui qui ressemble à Don Quichotte sans lui ressembler. Le roman est « moderne », il est lié à un mode de pensée critique et problématique. Sa forme et son fonds polémique le distinguent de tous les autres genres : seul le roman est à même de découvrir et de dire le monde.
On peut commenter ainsi la pensée de Kundera, on voit bien ici le point de vue rétrospectif qui justifie a posteriori les choses, le mythe des origines qui sous-tend ces propos. Il faut un Livre, un Texte fondateur, et un roman « européen », est-il besoin de le souligner ? Toute dimension « tragique » est évincée au profit d’un certain type de roman. Or il y a des romans, et non un roman. Il y a deux apparitions du roman, aux Ier et IIe siècles, dans le bassin oriental de la Méditerranée et en Europe, en Espagne et en France, aux XVIe et XVIIe siècles, deux visions du monde, deux conceptions de l’homme, et aussi des traits structuraux différents. Le réalisme narratif apparaît dans diverses civilisations au moment où la réalité représentée rejoint celle des lecteurs et des auteurs, mais il n’y a pas d’explication unique à la naissance du roman.
Doit-on en conclure (avec Sophie Rabau) que le roman ne peut pas parler de son origine car il est fable de l’essor, ne pouvant se fixer en récit définitif du genre ? La question reste ouverte. Mais la problématique qui s’impose n’est peut-être pas celle de la « naissance du genre » au sens historique du terme.
Improbable modernité
Une autre manière de considérer les choses est de s’interroger sur la notion de modernité : au lieu de se poser la question de l’origine du genre, on peut essayer d’en décrire les traits, au moment où on le prend, en Europe et au XVIe siècle, et d’en voir ensuite quelques transformations. La notion de roman moderne se révèle elle aussi improbable. Cette notion de modernité semble rétrospective : il s’agit plutôt d’examiner à la lumière d’une notion, celle de « roman moderne », les romans européens de l’époque Moderne (au sens des historiens cette fois-ci). L’ambiguïté des termes doit être soulignée : si on considère que le roman moderne est celui de l’époque Moderne de l’Histoire européenne, alors il s’agit des romans de la Renaissance au XVIIIe siècle. Si on y voit a posteriori les premiers romans de la « modernité » littéraire, alors on fera la part belle, d’un point de vue narratologique, aux procédés et surtout à l’ironie.
Le premier chemin est intéressant : Françoise Lavocat, dans Usages et théories de la fiction [10] , met la théorie des mondes possibles, telle qu’elle est proposée par K. Walton ou Th. Pavel, à l'épreuve des textes « classiques ». Elle rappelle que cette idée a été forgée dans la troisième partie de la Théodicée de Leibniz, à partir du rêve de Théodore, prêtre de Delphes : les mondes possibles sont des chambres-bibliothèques d’une pyramide infinie qui contient toutes les versions et variantes possibles, par exemple, de la vie de Sextus Tarquinus s’il avait choisi d’écouter le conseil de Jupiter de renoncer au trône. La définition minimale des mondes possibles est celle « d’alternative concevable au monde réel. » Elle fait valoir que « ce constant va-et-vient entre les univers primaires et secondaires, entre la littérature et ses univers de référence, constitue une des spécificités majeures du statut de la fiction entre le XVIe et le XVIIIe siècles. » Elle souligne trois traits fondamentaux de la culture du premier XVIe siècle. Tout d’abord, le recours à un usage délibérément paradoxal de la première personne dans la pastorale, l'utopie, la picaresque (l'Arcadia de Sannazar, l'Utopia de Th. More et La Vida de Lazarillo de Tormes), auquel on doit sans doute imputer la longévité de ces trois mondes fictionnels, régulièrement revisités au cours du siècle et du suivant. Ensuite, la représentation des jeux dans plusieurs fictions narratives de la même période, conçus métaphoriquement « à l'image du jeu qui implique le lecteur », donc « des modalités de son immersion fictionnelle » et fonctionnant comme « substituts subjectifs de la vraisemblance » — si bien que « l'adhésion à un monde fictionnel se traduit presque toujours par l'adoption de pratiques sociales mimétiques ». La « suspension », enfin, où se décide le statut moderne de la fiction. Les dispositifs analysés, qui « contrastent vivement avec les caractéristiques de la fiction telles qu'elles sont définies depuis une cinquantaine d'années », permettent à F. Lavocat de proposer, dans la perspective tracée par J.-M. Schaeffer pour le « romanesque » [11] , le paradoxe comme un « archétype de la modélisation fictionnelle », distinct, précisément, du romanesque. Cette proposition ouvre des perspectives : « cette articulation entre romanesque et paradoxe, comme deux des “constellations fondamentales de l'engendrement d'univers fictionnels”, pourrait être plus finement observée, à la lumière, par exemple, du récit sceptique à la fin du XVIe siècle » — et largement au-delà. Cette analyse se révèle très fructueuse pour des textes comme les nôtres, qui jouent avec les genres cités, pastorale, utopie, picaresque, et qui usent du paradoxe.
La seconde voie insiste sur les aspects de la parodie et la nostalgie : on se souviendra alors des thèses de la modernité comme désenchantement et prosaïsme, qui identifient le roman moderne au réalisme ou à l’antiroman. Northrop Frye, par exemple, soutenait que l’évolution de la littérature romanesque allait vers le « pôle de l’ironie » de façon inéluctable. « Toute expression, au fond, est une parodie par rapport à la vie qu’elle tente d’exprimer » : la phrase est de Claudio Magris qui, dans Utopie et Désenchantement [12] , écrit de belles pages sur la parodie. Il souligne qu’à celle-ci est liée l’idée d’irrévérence, de transgression et de désacralisation, se moquant au passage de ces termes ronflants « qui impressionnent un peu ». « On s’attaque à des valeurs déjà un peu mal en point et on ne risque pas grand chose, parfois, à les attaquer… » En fait, la parodie selon Magris est plutôt un hommage : on parodie les classiques — « parodie » signifie « chant secondaire » qui en accompagne un autre, lui fait écho et l’imite. La parodie se moque d’elle-même, de son infériorité à s’élever au niveau du chant classique. Lorsqu’une époque parodie, c’est qu’elle ne peut plus être classique et qu’elle fait entendre sa voix avec nostalgie. La parodie est nostalgie de quelque chose de perdu et d’inaccessible, la dérision est autodérision : Don Quichotte dit la poésie de la chevalerie, à travers l’impossibilité de la reproduire sans la dégrader. La parodie conserve le texte et sauve le monde dont elle se fait l’écho sur le mode burlesque. Rabelais aussi crée une épopée en déformant l’épos. La parodie est nostalgie de quelque chose, et le fondement du roman moderne me semble bien là : les textes sont tous en quelque sorte des hommages, et sont empreints d’autodérision, ce qui leur donne un prix.
« Le désenchantement est une forme ironique, mélancolique et aguerrie de l’espérance », la grandeur de Don Quichotte est dans l’obstination qu’il met à croire que le plat à barbe est le casque de Mambrin. Mais il lui serait difficile de supporter ce désenchantement tout seul, il faut un personnage associé, qui comprend que le monde n’est pas complet si on s’en tient au plat à barbe et si on renonce à y voir le casque. Il n’existe que du désenchantement poétique, parce que les contradictions sont alors exprimées quasi musicalement, dans une unité supérieure.
Le roman, la fiction et l’exploration des possibles
« La fiction est suspension d’incrédulité »
Coleridge
La question qui se pose est alors celle du deuxième type — la confusion entre la sphère du réel et la sphère de la fiction. Qu’est-ce qu’une fiction ? Elle se définit comme un « discours constitué d’énoncés portant sur des choses et des êtres inexistants » [13] : une fiction n’est pas référentielle, elle n’a donc aucune valeur de vérité. On peut ici faire retour sur la théorie de Käte Hamburger [14] : celle-ci part de l’idée que l’usage de la langue littéraire vise à produire des énoncés fictifs et que l’expérience décrite n’est pas attribuée à un sujet réel. Les indices en sont nombreux : les temps, l’accès à la conscience des personnages — impossible dans la vie réelle. On voit qu’il faut alors exclure les récits de fiction à la première personne — comme Tristram Shandy — qui sont des « énoncés de réalité feints » selon elle, différents des énoncés fictifs, qui seraient « la manière d’être de ce qui n’est pas réel, illusion apparence, jeu, rêve. » [15] Le récit en troisième personne relève du fictif, le récit en première personne, du feint et de la simulation.
Les fictions peuvent être tenues pour vraies dans le monde imaginaire qu’elles élaborent : ainsi théorise le logicien David Lewis, qui voit une relation entre mondes fictionnels et mondes possibles. Un monde possible se définit comme un ensemble complet et non contradictoire de façons dont le monde aurait pu être. Une entité fictionnelle possède, selon lui, un référent dans un monde possible, qui est aussi réel que le nôtre — il lui manque seulement l’actualisation. Lewis introduit la notion de « similarité relative » et compare les conditions de vérité dans la fiction à des situations qui n’existent pas dans notre monde mais qui « pourraient exister ». « Si les moulins à vent étaient des chevaliers ennemis, alors il faudrait les combattre : dans un état de choses possible dans lequel les moulins à vent sont des chevaliers ennemis, et qui ressemble à notre état de choses actuel, autant que les moulins à vent le permettent, il faut les combattre. » Les énoncés s’évaluent donc en fonction des mondes possibles. Pour John Searle, le discours de fiction est composé d’assertions feintes sans intention de tromper. K. Walton définit la fiction comme le support d’un jeu de faire-semblant : le destinataire peut traiter comme fictionnels des textes qui n’apparaissent pas tels à leurs auteurs. Tant que dure le jeu, il prend la fiction pour réelle et considère le jeu comme vrai. Il existe donc des « vérités » et des « émotions fictionnelles ». J.-M. Schaeffer développe son intéressante notion d’immersion fictionnelle — le récepteur adopte alors une attitude de feintise.
Faut-il opposer les récits factuels et les récits fictifs ? Ne correspondent-ils pas à deux formes de narration ? Gérard Genette met en lumière les ressemblances plutôt que les oppositions entre les différentes formes de récits. Il montre les échanges entre ces récits, et met l’accent sur la différence de position de l’auteur face au récit — ce qui est un critère externe de différenciation. Les assertions du narrateur d’un texte de fiction ne sont pas liées à la vérité et le discours est « non sérieux » par opposition au discours « sérieux » de l’historien par exemple. La « dette de vérité » dont parle Paul Ricœur est ici affirmée. Pour Genette, il y a au début de tout discours de fiction un pacte de croyance, une sorte de formule d’illusion comparable au « Il était une fois » des contes de fées. Les deux analyses se rejoignent dans l’idée de la convention, qui permet au lecteur d’entrer dans la fiction, ce qui rejoint l’attitude de feintise.
La métalepse [16] apparaît comme le procédé qui met au clair l’entrée dans la fiction, et la conscience partagée de l’artifice littéraire. Cet artifice, selon Calvino dans Leçons américaines, pose le problème de l’existence ou de l’inexistence des personnages, en termes de l’intention rectrice du sujet, narrateur, auteur [17] . Cervantès, par exemple, voit la nature comme imbriquée dans l’art et inversement, à tel point qu’il est difficile de savoir si la nature pourrait être « en soi ». Il observe le monde et questionne les discours qui portent sur le monde. Le roman de Cervantès présente de façon parodique une attitude naïve devant les discours et devant le monde que ces discours décrivent et commentent. Grâce à son personnage, Don Quichotte, Cervantès confronte la sphère de la création fictionnelle et celle de la réalité. Les autres personnages adorent les fictions, mais ne les prennent pas pour le réel — ce qui se passe chez le lecteur de roman. Le feuilletage complexe de faits, de lieux et de personnages réels et inventés interdit de déterminer avec précision ce qui est fiction et ce qui est réalité.
La fiction se fait le véhicule du possible, comme dans la langue les hypothèses, le possible est un opérateur qui met en scène d’autres alternatives que celles dans lesquelles nous existons. Dans son étude sur le romanesque [18] , Jean-Marie Schaeffer souligne que le roman se présente comme un contre-modèle de la réalité dans laquelle vit le lecteur : « Le romanesque nous rappelle donc que si tout modèle fictionnel est un modèle pour la réalité, (au sens où il est appelé à être projeté sur cette réalité, leur superposition ayant le statut d’un palimpseste), cela n’implique nullement qu’il doive être le modèle de la réalité : il peut être aussi un modèle contre la réalité. » [19] La fiction provoque une sortie du réel, elle permet une expérimentation multipliée du monde. Et cela vaut autant pour la Chanson de gestes que pour le roman.
La métalepse est une liberté du romancier montrant le vouloir sous le masque du caprice, montrant que ce qui est n’est qu’une possibilité parmi tant d’autres — le monde physique lui-même n’étant que le résultat contingent d’un jeu de potentialités (parlant de Cyrano, Calvino écrit : « Cyrano traduit des choses la précarité des procès qui les ont fait naître, en montrant qu’il s’en est fallu de bien peu que l’homme ne fût pas homme, ni la vie la vie, ni le monde un monde »). La métalepse arrache le texte à son statut de demi-existant, elle donne à la littérature le pouvoir de récuser une vision unitaire du monde, mais l’ironie est là pour corriger toute notion de « sur pouvoir » de la Littérature.
Les mondes possibles — Goodman préfère la notion de « versions du monde » — font partie du monde réel : il n’y a pas de correspondance stricte entre les mots et le monde, les mots ne se rapportent pas à une réalité toute faite. La réalité se construit et les fictions y participent. De l’importance des récits de fiction et de la notion même de fiction dans ces récits pour la connaissance du monde réel : tout le débat de nos œuvres est là.
Notes
- [1]
J.-M. SCHAEFFER, http ://www.vox-poetica.org /t/Le romanesque/htm.
- [2]
Voir Sophie RABAU, « Il était plusieurs fois le roman ou comment les critiques narrent les commencements du roman », in Commencements du roman, textes réunis par Jean Bessière, Champion, 2001, p. 50-63.
- [3]
Voir Homo Fabulator, Jean MOLINO et Raphaël LAFHAIL-MOLINO, Leméac, Actes Sud, 2003, chapitre X.
- [4]
Jean MOLINO, ouvrage cité, p. 321-322.
- [5]
Robert ALTER, Partial Magic : the Novel as a self-concious genre, Berkeley, California Press,1975.
- [6]
Voir Daniel-Henri PAGEAUX, « Don Quichotte ou de l’invention du roman », in Commencements du roman, textes réunis par Jean Bessière, Champion, 2001, p.127.
- [7]
Voir Sophie RABAU, article cité.
- [8]
Ibid., p. 58.
- [9]
Milan KUNDERA, Le Rideau, Gallimard, 2005, p.110-111.
- [10]
Usages et théories de la fiction. Les théories contemporaines à l’épreuve des textes anciens. Textes réunis par Françoise Lavocat, Presses Universitaires de Rennes, 2004.
- [11]
http://www.vox-poetica.org/t/leromanesque.htm.
- [12]
Claudio MAGRIS, Utopie et Désenchantement, L’Arpenteur, 1999, p. 63 et sqq.
- [13]
Nancy MURZILLI, Revue des Sciences Humaines, août-septembre 2006, « L’exploration des possibles », p. 44 et sqq.
- [14]
Käte HAMBURGER, Logique des genres littéraires, 1977, trad. française, Seuil, 1986.
- [15]
- [16]
Gérard Genette rappelle que le mot grec metalepsis désigne toute sorte de permutation, et en particulier lorsqu’un auteur ou un narrateur s’introduit au sein de son récit pour s’adresser au lecteur (Métalepse, Le Seuil, 2004).
- [17]
La Métalepse, Éd. de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, L’Arpenteur, 2005, p. 302 et sqq.
- [18]
« La catégorie du romanesque », Romanesque, sous la direction de Gilles Declercq et de Michel Murat, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2004, p. 291 et sqq.
- [19]