Actes & Volumes collectifs

La lyrique amoureuse au confluent des crises du langage. Étude sur les rapports entre crise du système tonal et crise du langage poétique dans le contexte du Symbolisme, à partir de mises en musique de Verlaine et Mallarmé par Debussy, et de mises en musique de Stefan George par Schönberg

ARTICLE

Présentation d’ensemble

« La littérature subit ici une exquise crise, fondamentale » : par ce mot « fondamentale », détaché en fin de phrase, Mallarmé suggère en tête de l’article qu’il écrit pour The National Observer [1] en 1892 que la « crise de vers » qu’il s’apprête à évoquer ne concerne précisément pas la seule littérature, mais implique une crise plus générale des fondements du symbole, aux incidences aussi bien économiques que politiques ou religieuses, comme il le développera dans plusieurs de ses Divagations [2] . La littérature, néanmoins, dans la mesure où elle se confronte pleinement à ce « mystère », à ce « quelque chose d’occulte au fond de tous » [3] qui donne naissance au langage, affronte cette crise à la racine et révèle ce qui se joue dans l’ensemble des domaines où la pensée symbolique est à l’œuvre. Dans ces textes des Divagations, Mallarmé livre ainsi une première synthèse théorique de cette « crise du langage poétique », qui, comme l’ont montré J.-N. Illouz et B. Marchal [4] , traverse, sans que ses différents acteurs en soient toujours pleinement conscients, l’ensemble du courant symboliste. Si cette crise s’ancre dans un rejet des fonctions descriptive, narrative et argumentative reconnues auparavant à la littérature, ce rejet lui-même engage une mise en cause générale de la notion de représentation et met en question l’attache du signe à une forme de transcendance, garante également de l’unité du monde.

Nous aimerions poursuivre dans notre thèse cette idée mallarméenne d’une « crise de vers » qui se présenterait comme un « paradigme » [5] offert à l’appréhension de phénomènes non directement littéraires, en nous demandant dans quelle mesure « l’exquise crise » que subit à son tour le langage musical, des années 1880 aux années 1910, peut être lue au travers de celle qu’affronte la poésie. Comme en littérature, les évolutions artistiques ont de fait conduit, dans le domaine musical, à une remise en cause générale de la nature et des fondements du langage à la base de l’ensemble des créations antérieures. Le système tonal, qui gouvernait depuis plus de deux siècles grâce au primat d’une harmonie fonctionnelle la conduite de détail comme la structure d’ensemble d’une composition, se trouve en effet non pas seulement assoupli ou élargi mais contesté profondément par deux acteurs majeurs : Schönberg du côté de la musique allemande et Debussy du côté français.

L’idée de rapprocher cette crise du système tonal de la crise qu’analyse Mallarmé ne découle cependant pas du désir d’étendre encore les domaines auxquels s’appliquerait le « paradigme » évoqué. Il s’agit bien plutôt de comprendre ce qui s’est joué dans le processus d’abandon du système tonal, où la composition de lieder ou de mélodies à partir de poètes directement concernés par les analyses mallarméennes ou influencés par elles a joué un rôle majeur, aussi bien pour Schönberg que pour Debussy. C’est en effet à l’occasion de la mise en musique de celui qui « prépare inopinément » l’« évasion de la langue » [6] que Debussy, par ses Fêtes galantes de 1904, « consomme, "à la française", la désagrégation de la tonalité » [7] et c’est ensuite avec Mallarmé qu’il poursuit une « expérience-limite » et va « le plus loin dans l’atonalisme » [8] en 1913, lors de la mise en musique de Soupir, Placet futile et Eventail. Schönberg, parallèlement, franchit les différentes étapes qui le conduisent à l’atonalité en mettant en musique le disciple et traducteur allemand de Mallarmé, ainsi que de nombreux autres symbolistes français, Stefan George. C’est en effet dans les deux derniers mouvements de l’op.10 (1907-1908), sur deux poèmes extraits du Septième anneau, que le compositeur rompt pour la première fois les amarres avec la tonalité et c’est avec l’op.15 (1908-1909), Le Livre des jardins suspendus, qu’il parvient véritablement, en « brisant toutes les barrières d’une esthétique ancienne » « à cet idéal formel et expressif » qu’il poursuivait depuis des années. [9]

Ce projet de mettre en rapport deux « crises du langage », s’il trouve son origine dans l’examen du cheminement qui a été celui des compositeurs, se heurte néanmoins à une question centrale : comment une crise du langage poétique, qui se présente, en son fondement, comme une « crise du signe » ou une « crise de la représentation », peut-elle concerner un art dont l’essence même serait d’être « non-représentatif », comme le pensent les poètes symbolistes eux-mêmes ? Comment les compositeurs pourraient-ils s’intéresser à cette dimension de « crise de la représentation » des poèmes qu’ils mettent en musique, si leur art, précisément, n’est pas concerné par cette question ? Pour répondre à ces interrogations, deux hypothèses, qui ne s’excluent pas nécessairement bien qu’elles empruntent des chemins différents, peuvent être envisagées :

- La première consiste à considérer, comme le souligne J.-N. Illouz [10] , que c’est justement parce qu’il y a crise de la représentation que les poètes sont conduits à développer un « modèle musical » en poésie, et que ce modèle musical, en retour, ouvre un champ nouveau à la mise en musique. Cette première « mise en musique », toute intérieure et silencieuse, des poèmes par les poètes eux-mêmes, pourrait notamment offrir aux compositeurs qui la redoublent par des « sonorités élémentaires » [11] , la possibilité d’introduire une forme de réflexivité dans leurs œuvres, alors que cette dimension, à l’origine, semble inaccessible à leur art, par excellence « art de l’immédiat ». Cette dimension réflexive, dès lors, se révèlerait elle-même particulièrement précieuse au moment où les compositeurs mettent en question les fondements de leur langage musical. Cette première hypothèse privilégie ainsi l’idée d’une continuité entre la musique telle que l’envisagent les poètes et la musique effectivement composée à partir de leurs poèmes.

- La deuxième hypothèse consiste inversement à mettre en question cette continuité. Cette donnée considérée comme acquise par les poètes - à savoir que la musique constitue un art foncièrement éloigné de la représentation - pourrait de fait constituer au contraire un problème du côté des compositeurs. Les esthétiques qui considèrent la musique comme un art non-représentatif s’étant toutes développées dans le cadre de la musique tonale, du rapport entre tension et détente qui la fonde et des jeux formels qu’elle favorise, le contexte de crise de la tonalité contribue en effet à reconduire ce débat très ancien et implique de reconsidérer les cadres esthétiques reconnus par les poètes symbolistes. On peut dès lors envisager que c’est précisément parce qu’ils sont en quête de la nature respective de leur art que poètes et musiciens se sondent mutuellement, selon un échange qui pourrait peut-être faire plus figure de chassé-croisé que présenter une idéale continuité. La poésie s’intéresse en effet à la musique pour son caractère d’art non-représentatif, tandis que la musique s’intéresserait dans cette perspective à la poésie dans la mesure où elle lui permet de faire l’essai de ses capacités à peindre ou à dire, ne fût-ce que sur le mode de la « suggestion ». Poètes et musiciens se rejoindraient ainsi autour de questions communes, sans nécessairement y apporter les mêmes réponses : qu’est-ce qu’un symbole et quelle est la part respective de la musique et de la poésie dans son élaboration ? Y a-t-il un fondement naturel ou transcendant au langage, qu’il soit musical ou poétique ? Qu’implique la destruction des modèles antérieurs et l’individualisation de la création ? Quels sont les rapports du sujet créateur au langage qu’il met en œuvre ? Ce rapprochement de la poésie et de la musique autour de questions qui les englobent toutes deux expliquerait le fait que chacun des arts ne cesse de regarder vers l’autre, et que la considération de la musique achève chacun des articles où Mallarmé évoque la crise de vers dans le temps même où la mise en musique de poèmes symbolistes amorce la crise de la tonalité.

Au sein de cette problématique d’ensemble, la considération du corpus musical nous a amené à privilégier un angle d’approche particulier : celui de la lyrique amoureuse. Il s’agit en effet du genre dans lequel s’inscrivent tous les lieder et toutes les mélodies que nous avons évoqués. Cette prédilection peut s’expliquer par le fait que, au moins depuis la canso médiévale, la lyrique amoureuse apparaît comme le genre poético-musical par excellence. Mais il permet également de cerner à travers une perspective restreinte les problèmes soulevés plus haut : la lyrique amoureuse se distingue en effet par une longue tradition, qui permet d’aborder directement, dans ce contexte de crise, la question du rapport aux codes et modèles légués; elle se confronte de plus à cette « crise du sujet » au travers du thème de l’expression personnelle, et engage ainsi la manière dont poètes et musiciens conçoivent leur rapport au langage ; le statut des signes et de leur interprétation s’y voit également naturellement interrogé, « l’amour, comme la poésie, risqu(ant) tout sur des signes », comme le souligne Michel Deguy [12] ; elle conduit enfin à poser la question du fondement transcendant du langage, la femme étant souvent perçue, selon un modèle dont la poésie romantique hérite, comme une médiatrice vers le ciel des idées ou la divinité et le couple lui-même comme une étape vers l’unité à laquelle les romantiques aspirent. Analyser la crise du langage poétique à travers ce genre de la lyrique amoureuse sera ainsi pour nous l’occasion d’approfondir la manière dont les trois poètes de notre corpus sont concernés différemment par les problèmes théorisés par Mallarmé, et de pénétrer plus avant les rapports entre symbolisme français et symbolisme allemand. C’est en effet au travers d’analyses littéraires détaillées et d’une approche du symbolisme qui le considère moins comme une école constituée que comme un courant traversé par des questions vis-à-vis desquelles les réponses apportées sont souvent divergentes que nous espérons mettre en lumière des éléments nouveaux sur l’importance des mises en musique dans le parcours de Debussy et de Schönberg et sur les conditions d’un échange entre les arts. La deuxième partie de cet article espère indiquer, en montrant comment un motif traditionnel de la lyrique amoureuse circule parmi quatre de nos auteurs, l’intérêt de cette double lecture croisée, musico-poétique et franco-allemande.

Présentation d’un exemple :

l’ingénu face aux signes amoureux, dans le sixième poème des Fêtes galantes de Verlaine, mis en musique par Debussy dans Fêtes galantes II, et le troisième et quatrième poème de la section centrale du Livre des jardins suspendus de George, mis en musique par Schönberg.

Comme notre projet de thèse lui-même, le choix de cet exemple provient à l’origine d’une comparaison entre Schönberg et Debussy. Les deux mises en musique retenues présentent en effet un point commun majeur : elles sont les premières à ne pas s’achever sur un accord consonnant et à rendre ainsi apparent l’abandon du système tonal [13] . Mais cette parenté au niveau du langage musical entre deux œuvres dont les compositeurs n’avaient respectivement aucune connaissance s’appuie sur une parenté attestée au niveau poétique, comme si un réseau souterrain rattachait l’œuvre de Schönberg à celle de Debussy : les deux poèmes à la base de la composition musicale travaillent en effet le même motif - des ingénus mis en présence de femmes qui leur adressent des signes énigmatiques - et apparaissent même directement en relation, puisque George, tout jeune, avait traduit plusieurs poèmes extraits des Fêtes galantes de Verlaine, dont Les Ingénus [14] , et se trouve fortement inspiré par cette œuvre lors de la composition du Livre des jardins suspendus (1895). Le but de ce court développement est alors d’indiquer comment un parallélisme sur le plan des démarches compositionnelles peut être mis en relation avec un recoupement des problématiques poétiques, fortement liées à ce contexte de crise de la représentation que nous venons d’évoquer. Les deux poèmes semblent en effet renvoyer à la question : qu’est-ce que faire signe ? qu’est-ce qu’interpréter les signes ? et inverser (Verlaine) ou rendre problématique (George) un motif romantique bien connu, celui de l’initiation par l’amour.

Dans le sixième poème des Fêtes galantes [15] , l’initiation attendue cède ainsi la place à un « jeu de dupes ». Bien loin de progresser vers une connaissance de quelque ordre qu’elle soit, les ingénus évoqués par le titre empruntent un chemin qui ne les conduit nulle part, si ce n’est vers une ingénuité plus grande encore qu’au début de leur course. S’avançant en terrain accidenté, ils assistent au manège de « belles » qui voilent et dévoilent leur bas de jambes  puis découvrent leurs nuques de manière à captiver l’attention, mais sans laisser le regard embrasser ce qui n’est que « lueur » ou « éclair ». Le rapprochement physique qui s’initie à la fin du poème, tout comme les « mots » annoncés au vers dix, semblent toutefois suggérer une conclusion et laissent attendre le dévoilement définitif d’un secret. Mais les paroles si « spécieuses » sont prononcées « si bas » que, loin de révéler quoi que ce soit, elles prolongent le désarroi des ingénus, condamnés à s’interroger éternellement sur le sens à leur donner, comme le montre le passage au présent de l’indicatif dans le dernier vers. Le lecteur lui-même se voit d’ailleurs inclus dans ce jeu de dupes puisque les mots en question, tout comme précédemment les bas de jambes, sont « interceptés » et placés hors de l’espace du poème, vouant celui qui lit à se demander éternellement ce qui a pu être dit.

Dans la traduction que Stefan George réalise de ce poème, la rouerie des dames  s’atténue quelque peu, mais l’étonnement que produisent des signes troubles et mystérieux et l’idée d’une menace latente sont clairement soulignés [16] . Ce sont ces éléments que l’on retrouve dans la rencontre entre une figure féminine et un ingénu mise en scène dans Le Livre des jardins suspendus. Dans le troisième et quatrième poème de la section centrale [17] , comme dans le poème de Verlaine, un jeune homme dépourvu de prévention s’avance en territoire inconnu et semble abdiquer toute faculté de décision face au pouvoir d’aimantation de signes qu’il perçoit à peine, mais qui l’entraînent là où ils veulent, en terrain accidenté. Ces signes semblent même d’autant plus attirants que l’ingénu ne parvient pas à les identifier ou à les interpréter. De hautes grilles en barrent en effet l’accès et peut-être ne sont ils eux-mêmes qu’une question, voire une affabulation du jeune homme, qui confond apparence et réalité (voir l’emploi du verbe « es schien » (« il sembla ») au vers 5). Malgré certaines différences sensibles entre le poème de George et celui de Verlaine (chez George l’identité de l’homme et de la femme ne se dissout pas dans une pluralité elle-même équivoque et l’atmosphère  légèrement inquiétante du poème n’est allégée par aucune distance ironique), le terme vers lequel progresse le chemin évoqué est donc bien à chaque fois un signe foncièrement trouble, qui reconduit sans fin un processus d’interrogation.

Pour Schönberg comme pour Debussy, cette tension que recèlent des signes d’autant plus attirants qu’ils sont ininterprétables est mise à profit pour mettre en place un discours musical qui n’est plus fondé sur la tonalité. La présence de ces signes énigmatiques en fin de poème sert en effet de justification pour esquiver la cadence finale et conclure sur un accord inclassable. La mélodie de Debussy s’achève ainsi sur un accord de quinte augmentée, particulièrement dissonant et absolument impossible à rattacher à la tonalité de si bémol mineur dans laquelle il pourrait théoriquement s’inscrire et le lied de Schönberg se clôt sur un accord de neuvième de dominante avec quinte abaissée, que deux tritons superposés rendent particulièrement tendu, mais qu’il est impossible de résoudre sur une tonique. Dans la logique du système tonal ces deux accords ne possèdent donc aucune fonction et sont, tout comme les mots des belles ou les signes entrevus derrière des grilles, ininterprétables.

Le caractère remarquable de ces deux pièces réside au moins tout autant dans le fait que l’ensemble de la composition est à son tour aimantée par ce signe final. Dans la mélodie de Debussy comme dans le lied de Schönberg, cet accord est en effet contenu en germe dès les premières lignes et acquiert progressivement une fonction structurante grâce au jeu des intervalles qui le constitue.

Dans Les Ingénus, les mesures un à treize installent ainsi un effet d’énigme par une formule d’accompagnement reprise en boucle à la main droite, qui laisse entendre, mais sous forme dissimulée, l’intervalle de quinte augmentée. La ligne de chant à son tour s’empare de cet intervalle, avant que les « accidents de terrain » n’interceptent les bas de jambes et ne ramènent les accords classés. Après une longue section centrale où l’expression s’intensifie peu à peu, la tension montante se voit brutalement « cassée » par le dédoublement du tempo et la réapparition de l’atonalité initiale. L’effet d’énigme s’accroît à ce moment dans la mesure où l’axe vertical et l’axe horizontal se confondent pour faire entendre le même intervalle de quinte augmentée, qui dissout tout repère harmonique :

À partir de la mesure 46 un mouvement cadentiel se dessine pourtant et laisse attendre une résolution [18] . Debussy, cependant, ne fait que duper son auditeur, car il brise l’enchaînement attendu par une réintroduction abrupte de l’accord de quinte augmentée. Cet effet déceptif au sens fort du terme (trompeur) coïncide avec l’interception des « mots si spécieux », qui privent le lecteur de la résolution de l’énigme. Cette fin renvoie donc l’auditeur à son ingénuité initiale et la mélodie tourne en rond, comme un jeu de dupes que l’on pourrait prolonger à l’infini, en même temps que la progression d’ensemble ne cesse de se resserrer autour de cet accord de quinte augmentée.

Ce rôle structurant d’un accord qui a pour effet de dissoudre tout sentiment tonal et dont la clé n’apparait qu’aux dernières mesures se retrouve dans la quatrième pièce du Livre des jardins suspendus de Schönberg. Les différents éléments du « puzzle » dont se compose cet accord apparaissent en effet progressivement et semblent gagner de l’importance au fur et à mesure du morceau. Trois des notes de cet accord mystérieux structurent le motif principal de la ligne de chant, qui apparaît aux mesures 1 et 2, tandis que l’accord de la fin de la mesure 2, en lieu et place d’un repos cadentiel, laisse déjà entendre le triton [fa, si] par enharmonie. Aux mesures six à quinze, les deux intervalles de triton forment la base de l’accompagnement pianistique, avant que le climax de la mesure 18 ne donne, par des effets d’agogique, de registre et de nuance, une amplitude considérable au motif initial. Ce n’est pourtant qu’à la toute dernière mesure que l’ensemble des éléments se voient associés en un seul et même accord, qui accroît alors l’effet de dissonance et d’énigme par cette réunion, tout en délivrant la clé structurelle de l’ensemble du morceau.

Au regard des questions et hypothèses présentées dans l’exposé de notre problématique l’exemple abordé peut ainsi conduire à formuler plusieurs remarques :

- C’est apparemment bien parce qu’il y a crise de la représentation et présence de signes qui n’ont aucun sens défini que la musique peut s’emparer de ces énigmes poétiques et construire autour d’elle un discours musical atonal. A première vue, ce serait donc sur le terrain non-représentatif que musique et poésie se rejoindraient et l’intérêt du poème pour le compositeur serait de lui permettre de sortir d’un système ancien en justifiant l’introduction d’éléments nouveaux non-rattachables à l’ancien système.

- Mais on peut constater également que musique et poésie se rejoignent autour d’une symbolique élémentaire et que cette symbolique est précisément ce qui permet l’introduction d’un élément de réflexivité, plus qu’un modèle musical qui n’est ici sensible que de manière fort indirecte. Le motif du chemin, que souligne Schönberg [19] , et de la marche chaotique est notamment directement mis à profit pour figurer le problème de l’enchaînement d’un accord à l’autre et plus généralement de la progression musicale. Cette réflexivité, qui fait écho à celle même que déploient les poèmes [20] , montre bien que c’est ici autour de questions communes que musiciens et poètes se rejoignent, jusqu’à rechercher un fondement, dont on ne sait trop de quel nature il pourrait être, pour les nouveaux accords qu’ils mettent en place. En témoignent tout autant les écrits de Debussy, qui souhaite « rendre aux accord leur essence symbolique » [21] que le Traité de l’harmonie de Schönberg, qui voit dans tout nouvel accord « un symbole trouvé involontairement, qui annonce le nouvel homme qui parle ici » [22] . Eclairer le sens de ces formules empruntées aux poètes et l’ambition de refondation du langage qu’elles expriment constituera ainsi l’un des enjeux majeurs de notre thèse.

Notes

  • [1]

    Œuvres complètes de Mallarmé (désormais OC), édition présentée, établie et annotée par B. Marchal, Gallimard, Coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1998-2003, tome II, p. 299-302. Cet article sera repris, modifié et amplifié dans la section « Crise de vers » des Divagations.

  • [2]

    Voir en particulier, dans les Divagations : « La Gloire », « Conflit », « Catholicisme »,  « De même », « Or », « La Cour ». Cette idée se retrouve également dans La Musique et les Lettres : « Faut-il s’arrêter là et d’où ai-je le sentiment que je suis venu relativement à un sujet beaucoup plus vaste peut-être à moi-même inconnu, que telle rénovation de rites et de rimes », le sujet en question étant cette « crise idéale qui, autant qu’une autre, sociale, éprouve certains » (OC, p. 65).

  • [3]

    Le Mystère dans les lettres, OC, p. 230.

  • [4]

    Jean-Nicolas Illouz, Le Symbolisme, Paris, Le Livre de Poche, Références, 2004, et Bertrand Marchal, Lire le symbolisme, Paris, Dunod, 1993.

  • [5]

    B. Marchal, La Religion de Mallarmé. Poésie, mythologie et religion, Paris, José Corti, 1988.

  • [6]

    OC, p. 205.

  • [7]

    J. Bonnaure, « de Banville à Mallarmé »,  in Silences, N°4, Paris, 1987, p. 53.

  • [8]

    Ibid.

  • [9]

    Comme Schönberg le dit lui-même. Voir le programme de la première exécution publique “Mit den Liedern nach George ist es mir zum ersten mal gelungen, einem Ausdrucks- und Formidealnäherzukommen, das mir seit Jahren vorschwebt. (…) Nun ich aber diese Bahn endgültig betraten habe, bin ich mir bewusst, alle Schranken einer vergangenen Ästhetik durchbrochen zu haben.” Cité par Karl Heinrich Ehrenforth, Ausdruck und Form. Schönbergs Durchbruch zur Atonalität in den George-Liedern, op.15, Bonn, 1963, p. 5.

  • [10]

    « Sur un plan plus strictement théorique, la musique, par sa nature propre, offre aux poètes un modèle susceptible de permettre une autre approche du fait poétique et d’élaborer une autre théorie de la poéticité. Parce qu’elle est, de tous les arts, le plus détaché de la représentation, la musique est en effet le support privilégié d’un discours visant à fonder une poétique de la suggestion contre les valeurs traditionnelles de l’imitation de la nature. », op. cit. p. 180.

  • [11]

    Crise de vers, OC, p. 212.

  • [12]

    Michel Deguy, Donnant Donnant, Poèmes 1960-1980, p. 115.

  • [13]

    Voir sur ce point les remarques déjà effectuées par A. Dümling : « Zum ersten Mal endete Schönberg hier nicht mehr mit einer konsonanten Auflösung, sondern (…) mit einem Akkord, der ebenso rätselhaft ist wie das Zeichen, das in der letzten Zeile d(es) Gedichts erwähnt wird » (« Pour la première fois, Schönberg ne conclut pas sur une consonance, mais sur un accord tout aussi énigmatique que le signe mentionné au dernier vers du poème.» Nous traduisons), in Die fremden Klänge der hängenden Gärten. Die öffentliche Einsamkeit der Neun Musik am Beispiel von A. Schönberg und Stefan George, München, Kindler, 1981, p. 18.

  • [14]

    La traduction des Ingénus date de la période parisienne de Stefan George, et se trouve publiée pour la première fois dans la deuxième série des Blätter für die Kunst (1894).

  • [15]

    Les hauts talons luttaient avec les longues jupes,
    En sorte que, selon le terrain et le vent,
    Parfois luisaient des bas de jambes, trop souvent
    Interceptés ! – et nous aimions ce jeu de dupes.

    Parfois aussi le dard d’un insecte jaloux
    Inquiétait le col des belles sous les branches,
    Et c’étaient des éclairs soudains de nuques blanches,
    Et ce régal comblait nos jeunes yeux de fous.

    Le soir tombait, un soir équivoque d’automne :
    Les belles, se pendant rêveuses à nos bras,
    Dirent alors des mots si spécieux, tout bas,
    Que notre âme, depuis ce temps, tremble et s’étonne.

  • [16]

    La traduction ne mentionne effectivement pas un « jeu de dupes » mais un « jeu de fous » (« torenspiel », sans majuscule chez George), traduit « si bas » par « ohne harm » et résout l’ambiguïté de savoir si c’est bien le terrain qui provoquent le dévoilement des bas de jambes au deuxième vers de sa traduction « Une je nachdem es boden oder wind gefiel ». Par contre, le mot de « verfänglich » et la métaphore filée du guetteur et de sa proie (voir les mots « « huschen », « spähen »…) laissent percevoir une menace latente.

  • [17]

    Als neuling trat ich ein in dein gehege;

    Kein staunen war vorher in meinen mienen,

    Kein wunsch in mir, eh ich dich blickte, rege.

    Der jungen hände faltung sieh mit huld,

    Erwähle mich zu denen, die dir dienen

    Und schone mit erbarmender geduld

    Den, der noch strauchelt auf so fremdem stege.

    Da meine lippen reglos sind und brennen,

    Beacht ich erst, wohin mein fuss geriet:

    In andrer herren prächtiges gebiet.

    Noch war vielleicht mir möglich, mich zu trennen;

    Da schien es, daß durch hohe gitterstäbe

    Der blick, vor dem ich ohne lass gekniet,

    Mich fragend suchte oder zeichen gäbe.

    Voir la traduction de ces poèmes par Ludwig Lehnen (in Stefan George, Poésie complètes, traduites de l’allemand, présentées et annotées par Ludwig Lehnen, Editions de la différence, Paris, 2009, p. 177 et 179) : « J’étais entré novice en l’enclos de tes biens / Aucun étonnement naguères sur ma face / Ni le moindre souhait n’habitait mon esprit. / Regarde avec faveur mes jeunes mains se joindre / Choisis-moi parmi ceux qui te sont dévoués / Accorde ta patience et ta miséricorde / A qui trébuche encor sur la sente étrangère. » ; « Maintenant que ma lèvre est immobile et brûle / Je m’aperçois seulement où s’égara mon pas / Dans la propriété splendide d’autres seigneurs / Peut-être j’aurais pu m’en séparer encore / Or il m’avait semblé qu’au travers de ces grilles / Le regard qui toujours m’avait vu à genoux / Était à ma recherche ou me faisait des signes »).

  • [18]

    La note sol à partir de laquelle se construit l’accord des mesures 46 et 47 suggère une fonction de dominante (voir également le mouvement mélodique descendant « sol fa mi mi ré » caractéristique d’une fin cadentielle introduisant l’appogiature de la quarte et sixte) et laisse attendre la tonique (do).

  • [19]

    Voir l’indication « gehend » en tête de partition.

  • [20]

    Il est évident notamment que la marche chaotique des ingénus renvoie dans le poème de Verlaine à la marche du vers, qui multiplie enjambements, rejets et « jeux d’artistes », comme l’introduction d’une sixième syllabe sur un mot grammatical non accentué (voir « selon » ou « nous » à la première strophe).

  • [21]

    Voir la lettre à Ernest Chausson datée du 3 septembre 1893 (Correspondance p. 155) : « Comme il me parlait de certains mots de la langue française dont l’or s’était terni à trop fréquenter du vilain monde, je pensais en moi-même qu’il en était de même pour certains accords dont la sonorité s’était banalisée […] et [qui avaient] perdu en même temps leur essence symbolique / Vraiment la Musique aurait dû être une science hermétique, gardée par des textes d’une interprétation tellement longue et difficile qu’elle aurait certainement découragé le troupeau de gens qui s’en servent avec la désinvolture que l’on met à se servir d’un mouchoir de poche ! »

  • [22]

    Voir « ein neuer Klang ist ein unwillkürlich gefundenes Symbol, das den neuen Menschen ankündigt, der da spricht», cité par Dümling, op. cit., p. 23.