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Identités plurielles : constructions des identités féminines dans la littérature francophone à partir de 1950

ARTICLE

Ce travail de thèse se veut comparatiste et à la croisée de plusieurs notions. En effet, si l’Identité est difficile à saisir du fait de la polysémie qu’elle recouvre, l’identité féminine est d’autant plus insaisissable qu’elle paraît échapper à toute conceptualisation, tant elle recouvre de nombreux domaines (avec, entre autres, la maternité, la sexualité…) selon des visions parfois très subjectives, sans pour autant répondre à des critères fixes et définitifs. Il s’agit pour nous d’analyser la manière dont est construit le Féminin dans des œuvres romanesques francophones depuis les années 1950 – c’est-à-dire, après la publication de Deuxième sexe (1949) de Simone de Beauvoir qui marque la genèse des études anti-essentialistes – et de rechercher de quelles manières des sociétés patriarcales construisent l’image de la femme, et en quoi ces représentations tendent à être émancipées par la littérature des stéréotypes véhiculés par ces mêmes sociétés.

Dans le panorama de la terminologie critique utilisée par les études du Genre, les Gender studies, c’est la Littérature de femme qui nous intéresse : elle consiste en la revendication d’une identité de la Femme qui lui soit propre, selon une perspective féministe différentialiste. Les auteures relevant de cette catégorie cherchent à analyser une transcription du Féminin dans le texte, à l’y incarner, par le biais d’une esthétique spécifique. La littérature devient ainsi « le ferment d’une crise permanente des savoirs qu’elle mobilise souvent à son insu ». [1]

A cet égard, la littérature francophone offre un champ d’investigation particulièrement intéressant. Tout d’abord, avec le traitement commun du Féminin dans des cultures différentes qui nous permet de dégager des traits saillants et conjoints ; ensuite, avec la neutralité que facilite cette distanciation vis-à-vis du sujet d’étude, plus délicate à atteindre concernant notre propre culture occidentale. Notre postulat repose sur la « création » d’une langue française hybride, propre à permettre une écriture spécifique par delà les frontières culturelles et sociales. Notre corpus principal s’appuiera sur des œuvres issues de quatre aires géolinguistiques francophones ; évidemment, des ouvrages secondaires de nos auteures viendront compléter ce premier champ d’investigation. Pour la littérature algérienne de langue française, les œuvres étudiées seront celles d’Assia Djebar et de Nina Bouraoui. En littérature belge de langue française, nous étudierons les œuvres de Marguerite Yourcenar et celles de Jacqueline Harpman. En ce qui concerne la littérature canadienne de langue française, on étudiera les romans d’Anne Hébert et ceux de Gabrielle Roy. Enfin, dans le domaine suisse romand, on s’attachera à Alice Rivaz et à Corinna Stéphanie Bille.

Cette recherche s’articulera autour de trois axes d’étude, qui tendent non seulement à circonscrire la construction du Féminin dans le texte littéraire mais aussi à étudier les perspectives d’une écriture au féminin ; dans ce second axe, c’est le mouvement d’émancipation hors de « la langue faite par les hommes » qui nous intéresse, au-delà de l’existence, ou non, d’une écriture féminine.

L’inscription dans le corps social et idéologique

Les représentations littéraires de la Femme passent en premier lieu par l’inscription dans la société. Cette dernière ramène l’individu à une culture dont le but est de fonder la cohésion du groupe, en transmettant une identité sociale, qui permet à chacun et chacune de se comporter conformément aux attentes et surtout d’être identifié(e) par autrui. Toutefois, « les socialisations forgent de façon complexe l’identité de l’individu au point de tendre parfois le rapport entre individu et société » [2] . Ce premier chapitre veut montrer la manière dont les femmes investissent, ou non, l’identité sociale. Notre postulat repose sur le fait que, le corpus étant composé d’auteurEs, la place conférée au personnage féminin se fait le reflet d’une construction idéologique de l’identité féminine.

Plusieurs visions dichotomiques du Féminin et de ses caractéristiques se dégagent nettement des œuvres étudiées. Le clivage en une identité patriarcale binaire de la Femme n’est pas dépassé au niveau de l’histoire, l’identité sociale du personnage féminin se voit confinée entre deux extrêmes : celui de Mère, qui met en avant la maternité, l’éducation, la prise en charge des travaux domestiques… et en cas de non-soumission aux règles masculines établies, celui de Prostituée, où la femme est ravalée purement et simplement à sa sexualité. La littérature semble de prime abord reproduire une vision des femmes prises dans un véritable « carcan social », dont la fuite serait impossible : le déficit d’identité qui en résulte empêche le Féminin de se saisir, car il ne peut appartenir qu’à l’une ou l’autre de ces catégories, qui sont de fait réductrices.

Nous voudrions ici faire une digression pour préciser que, même si ce phénomène est plus marqué dans la littérature algérienne de langue française, l’ensemble du corpus met en scène cette dichotomie. Ce qui tend à montrer que les représentations littéraires du Féminin transcendent les aires géolinguistiques et que les stratégies d’écriture induites par la langue françaises sont bien un mouvement émancipateur.

Ainsi apparaissent plusieurs procédés visant à émanciper le Féminin des rôles traditionnels. La première stratégie d’évitement des stéréotypes sociaux entre en jeu dans la mise en place d’Espace / Temps non-conformes aux canons du roman traditionnel : les corrélats spatio-temporels sont déformés par la narration, permettant l’extraction hors des règles conventionnelles de l’écriture (Masculin, extérieur et temps linéaire / Féminin, intérieur et temps cyclique). Les auteures jouent des codes, dépeignant des personnages immobilisés dans des cadres clos et répétitifs ; néanmoins, c’est justement l’aspect cyclique du Temps et de l’Espace qui permet de (ré)interroger le Féminin, à l’instar de Julie dans Les Enfants du sabbat. Ces distorsions amènent le Féminin à se saisir par des analepses et par le biais de la mémoire. Les imagos sont aussi mis à contribution pour échapper au clivage d’une identité figée. Le mythe de Méduse qui traverse le roman N’Zid nous paraît le plus à même d’illustrer notre propos : Femme mythique dangereuse, représentation d’un Féminin fatal – au sens premier du terme -, elle n’en demeure pas moins la victime de l’amour de Poséidon et de la vengeance jalouse d’Athéna. A cette dualité fondatrice, Malika Mokeddem ajoute l’homophonie de l’animal, être invertébré et diaphane… pour ne pas dire, effacé. Cette exploration des codes aboutit donc à la construction d’une identité complexe et ouverte.

Abandonnant le domaine de l’intime, qui était le seul domaine littéraire accessible pour les femmes, tant écrivaines que lectrices, nos auteures investissent le champ politique et historique dans une démarche de dénonciation des inégalités et des injustices. Il s’agit pour elles de s’inscrire en tant qu’actrices dans les sociétés dans lesquelles elles vivent, telle Assia Djebar qui croise l’Histoire algérienne avec les histoires des femmes algériennes dans le but de reconquérir une identité nationale et individuelle. Ainsi, la fiction sert la dénonciation de la condition féminine : l’histoire de Flora Fontanges dans le roman hébertien Le Premier jardin est le prétexte à la mise en mots d’une matrilinéarité positive, dans laquelle les femmes ont une place réelle : elles s’appartiennent en propre.

Ainsi, l’identité binaire, imposée socialement, crée un manque d’identité personnelle. Les transgressions et les altérations narratives amènent à une identité ouverte.

Le corps, l’imaginaire

Le corps apparaît comme le lieu privilégié de l’expérience de l’individualité, de l’unicité. Si l’individu s’inscrit obligatoirement dans le corps social collectif, le corps physique quant à lui renvoie à une conscience d’ « être » et à une image de soi… en un mot, à l’unicité. Le corps est le lieu de l’incarnation de l’Identité qui se fait littéralement chair. La quête d’un sens premier, d’un « mythos » fondateur, transparaît dans l’écriture féminine : constitutif de l’identité, il peut effectivement « habiter » le texte par le biais de la Parole et de l’Oralité. Aurore Desprès, dans Corps et Poétique, précise que « le/les corps sécrètent naturellement des “poiesis” comme autant de manières de “faire”, qu’en cela, chemin faisant et quoi qu’on en dise, le/les corps apparaissent foncièrement et continuellement créateurs de “faire” ». [3]

La sexualité tient une place évidente dans les problématiques corporelles : nos auteures dépeignent des « corps-pour-autrui » qui tendent à s’émanciper et à échapper aux contraintes. Si cette fuite s’avère parfois vaine, comme le démontrent les nombreuses mentions de l’inceste et du viol, le corps n’en demeure pas moins le lieu de l’appropriation de Soi. Par ailleurs, la découverte du plaisir sensuel fait partie de cette quête, même si ce topos aussi reste traité de manière brutale.

La violence se retrouve de même dans la manière dont sont envisagées les descriptions du corps féminin. Ces « poétiques corporelles » se basent sur une esthétique du fragment, commune à l’ensemble de nos auteures. Le stade du miroir lacanien fonde un corps parcellé, qui, selon Gilbert Durand dans Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, sera unifié par le biais de l’imaginaire en tant que principe organ-isateur. Paradoxalement, les auteures reviennent à cette vision morcelée, éclatée, du corps féminin, saisi dans les textes de manière presque schizophrénique, à l’instar de la nouvelle « La Femme est morceaux »  d’Assia Djebar où l’histoire débute et se clôt sur une même description « en entonnoir » d’un corps féminin trouvé démembré dans le port d’Oran : à la différence de la description d’ouverture, l’épilogue macabre s’achève sur le constat que seule la voix d’Atika survit à ce morcellement brutal et meurtrier ; voix en tant que présence non-corporelle mais néanmoins sensible.

Ce phénomène constituera la transition vers la deuxième partie de ce chapitre. La mémoire est fondatrice de l’identité en cela qu’elle assure le lien entre la rétention du passé et la protention vers le futur. Le lien étroit entre « corps » et « texte », développé par Hélène Cixous, repose sur la relation entre Soi et le Monde : le morcellement du corps se voit doublé par la fragmentation de la mémoire et de l’écriture, ainsi ce qui se transcrit dans le texte est inscrit dans le corps. Celui de la femme est mouvant et polymorphe, les contours sont flous : l’Identité féminine semble recouvrir plusieurs formes, sans néanmoins pouvoir se mettre en mots. Le silence apparaît donc comme un vide, une impossibilité à se dire et à se saisir, souvent compensée par des manifestations psychosomatiques. L’aphasie, les troubles de l’identité, les « trous de mémoire » sont pléthores dans le corpus et marquent l’incapacité à explorer les domaines du traumatique : les « maux de l’identité » privent les femmes de leurs mots. Là où le silence – apanage thématique des personnages féminins – s’affirme comme communication à part entière, le corps prend le relais pour signifier. Ce n’est donc pas un échec de l’interprétation, mais un échec de l’articulation : pour reprendre la classification de Ludwig Wittgenstein, l’identité féminine est donnée comme appartenant au nagual (Wittgenstein), à ce qui ne peut être dit ou mis en mots.

L’espace linguistique

Certains courants féministes font état d’une écriture féminine qui pourrait être de la main d’un homme (à l’instar des études linguistiques portant sur Paul Verlaine), néanmoins nous gardons l’intuition d’une écriture au féminin ; ainsi, ce chapitre s’attache aux visées du féminisme différentialiste qui pose le postulat d’un usage féminin de la langue. L’importance du langage dans la construction de l’identité féminine a été un des grands champs d’investigation des Gender studies. Notre propos s’appuie sur le fait que l’inscription du Féminin dans le texte passe par une esthétique différente des canons de l’écriture traditionnelle, patriarcale.

Apparaissant dans un usage atypique, la quête identitaire procède d’une appropriation spécifique de l’écriture. Nous basant sur les travaux de Luce Irigaray, notamment dans Sexes et genres à travers les langues, l’usage majoritaire du Je-féminin tend à montrer l’affirmation identitaire des auteures : elles investissent leurs œuvres et font des femmes leurs sujets privilégiés tout en refusant l’enfermement dans les clichés intimistes. Ce Je renvoyant à une multitude de personnages, la pluralité de l’identité est d’autant plus marquée qu’il y a polyphonie des voix narratives. Ainsi, au topos du silence social semble répondre une polyphonie qui confine à la cacophonie. Comme dans le roman Jette ton pain d’Alice Rivaz, nos auteures entremêlent différentes voix, celle de la narratrice, d’autres personnages, une voix-off… etc. qui commentent et interprètent. D’emblée se pose la question de l’oralité développée par Hélène Cixous, qui souligne la présence-relais du corps dans le texte. On la retrouve aussi dans les nombreuses mentions à la musique, aux Arts picturaux… etc., langages qui semblent parler plus que la langue !

De même que le corps, la langue est touchée par des maux (mots !) de l’Identité, devenant ainsi symptomatique de la quête du Soi et de la confrontation à l’Autre. Elle porte elle aussi les scories de la culture, elle cristallise les tensions identitaires en figeant les images telles des instantanés. A cet égard, les altérations des structures romanesques dénotent cette fuite hors des dichotomies préétablies : le roman traditionnel est torturé et réinterrogé. Le schéma quinaire de Tzvetan Todorov semble être abandonné au profit d’une écriture plus spontanée et plus proche peut-être de la psychanalyse, par le biais de ces « associations libres » qui semblent constituer le squelette du texte. Jette ton pain d’Alice Rivaz repose sur les pérégrinations de la pensée de la narratrice, l’action étant minime et les deux uniques chapitres inégaux étant indépendants l’un de l’autre.

Cet effet de « facettage » permet une manifestation non seulement du mal-être mais aussi de la complexité du Féminin qui semble ne pouvoir être saisi qu’à travers la transcription de la multiplicité. La francophonie elle aussi participe à cette exploration d’un nouveau champ d’expression : le plurilinguisme des auteures, le dialogisme qui s’inscrit entre des langues secondes et le français comme langue d’expression amène à créer une langue hybride, exprimant les spécificités du Féminin. Les féministes telles que Catherine Clément dans La Jeune née, ont maintes fois démontré que l’émancipation féminine passe par un réinvestissement de la langue, grâce au langage qui s’apparente au chant et à la voix maternelle, antérieurs à l’acquisition des mots. Les intertextualités interrogent directement la nature de la création littéraire : le mouvement constitutif du texte repose sur « la traversée de plusieurs œuvres » [4] , la coprésence de textes étrangers / seconds en vient à réfuter la notion d’identité donnée et figée, et à jouer de sa nature : l’altérité – ici, littéraire – s’intègre dans l’identité en propre. Les références à la « création au féminin », qui sont nombreuses, renvoient à l’écriture en tant que transgression pour les femmes. Orlanda de Jacqueline Harpman, au-delà de l’hommage explicite à Orlando de Virginia Woolf, interroge la place du Féminin dans la production littéraire : quel espace d’expression reste-t-il à inventer pour le Féminin ?

Pour ne pas conclure…

Pour le synthétiser en quelques phrases, ce travail de thèse veut montrer comment l’Identité féminine littéraire consiste en une polysémie, une pluralité… nous parlerions presque d’une identité « ouverte », qui est inscrite « activement » dans le texte par les auteures (les thématiques traitées, les structures narratives...) et s'y inscrit, de plus, « passivement » (usage féminin de la langue, présence du corps de l'auteure dans le texte...). Il s’agit pour nous de déplacer les perspectives féministes pour en arriver à une circonscription du Féminin plus globale dans laquelle texte et auteure sont indissociables. Ainsi, l’ensemble des auteures de ce corpus mettent en scène, entre autres, leurs propres relations au Féminin, et à l’identité féminine, sans aboutir pour autant aux stéréotypes « classiques » qui voudraient que la femme soit une victime de l’homme, ou encore que l’écriture féminine puisse être cantonnée à une écriture de l’intime.

L’incapacité / l’impossibilité à se dire est contournée par différentes stratégies d’écriture jouant des règles et des topoï : la fantasmagorie traversant les œuvres, l’hybridation des corps, des pays et des langues offrant une analyse du tiraillement que recèle l’identité féminine, l’errance entre plusieurs identités possibles ou encore le genre littéraire du journal intime permet de montrer un Féminin en mouvement, pluriel, en un mot polysémique…

Nous souhaiterions conclure cette brève présentation par les propos d’Amin Maalouf, qui précise que « l'identité n'est pas donnée une fois pour toutes, elle se construit et se transforme tout au long de l'existence. » (Les Identités meurtrières)… et nous pourrions ajouter : tout au long de l’écriture ! La littérature se fait le reflet, ou le miroir grossissant, du Féminin : l’identité y devient complexe et fluctuante.

Notes

  • [1]

    M. Pierssens, Savoirs à l’œuvre : Essais d’épistémocritique, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1990, p. 13.

  • [2]

    «  Entre identité et cohésion sociale », 2000. Disponible sur
    www.ac-bordeaux.fr/Etablissement/SudMedoc/ses/2002/cours/org_sociale/socialisation_culture.htm [consulté le 29.05.07].

  • [3]

    Aurore Després, Corps et Poétique [en ligne]. Disponible au format .pdf sur www.ac-grenoble.fr/aeeps/rapport/danse%20_2005/Aurore%20Despr%E9s.pdf (page consultée le 20.05.2008).

  • [4]

    Roland Barthes, Le Bruissement de la langue, « De l’œuvre au texte», Paris, Seuil, Essais critiques IV, 1984, p. 73.