événement
agrégation – présentation générale (Boidin Picherot)
Agrégation 2017
- doc 1 : présentation générale (Boidin Picherot)
Formes de laction poétique
Présentation générale et pistes de réflexion
Carole Boidin, Université Paris X Nanterre et Emilie Picherot Université Lille 3
Programme proposé par Carole Boidin, Eve de Dampierre et Emilie Picherot, membres du groupe LGC-Mondes Arabes.
A. Présentation du corpus et explicitation de la question
Ce programme regroupe trois grandes figures poétiques du XXe siècle qui, aux prises avec lHistoire et la mise à mal des identités collectives, ont proposé des pratiques de la poésie redéfinissant, chacune dans sa propre perspective, les rapports entre création artistique individuelle, prise en charge dune énonciation collective et transformation du monde.
Leur réflexion sur lengagement par la poésie, portée par un style singulier pour chacun dentre eux, leur vaut dêtre considérés comme classiques dans leur langue, au terme dun travail de renouvellement linguistique et esthétique des traditions littéraires dont ils sont héritiers. On peut dailleurs suivre, dun poète à lautre, lutilisation de références communes (le substrat biblique ou la poésie antique par exemple), qui relativisent les particularismes qui pourraient inquiéter des lecteurs non spécialistes. Issus de trois générations successives, et portés par un succès international, ces poètes se font écho de façon parfois inattendue ; leur association dans ce programme invite les candidats à étudier de façon croisée des façons dagir poétiquement, à la fois en relation avec chaque contexte décriture, et dans une interrogation commune sur les modalités dexpression dun Je à portée collective. Seront ainsi remises en question des représentations trop simplistes du poète, comme celle du chantre national souvent associée à Mahmoud Darwich, du poète folkloriste imposée à Lorca, ou de lexpérimentateur hermétique dans le cas de Char. Postulant, par-delà les difficultés posées par la traduction ou le rassemblement de textes hétérogènes, la lisibilité de ces uvres, ce programme soumet à létude des projets poétiques visant tous à une forme duniversalité, au-delà de leur singularité manifeste.
Les trois poètes développent des formes dactions poétiques différentes, qui se répondent et se complètent, à partir de situations historiques spécifiques. Le Romancero Gitan de Lorca, publié en 1928, se rattache à lavant-garde espagnole de cette période, qui cherche à renouveler les pratiques artistiques en associant des expérimentations savantes et modernistes à des formes traditionnelles de poésie propres à la Péninsule. Le choix dallier le romance, considéré comme lun des supports privilégiés de lidentité espagnole, au domaine gitano, accorde également une place aux particularismes et à différentes formes de marginalité dans une poésie dédiée en partie à refonder un canon littéraire. Il construit ainsi une nouvelle identité poétique collective, portée par une avant-garde, mais développée dans une langue et un système de symboles susceptibles de toucher tous types de lecteurs, bien que singuliers.
Le recueil de René Char, quant à lui, développe une voix qui elle aussi « rassemble quoique solitaire » pour reprendre les termes dAlbert Camus . Regroupant des poèmes écrits entre 1938 et 1947, dans les affres de la guerre et à distance des milieux littéraires surréalistes auxquels Char sétait en partie associé auparavant, Fureur et mystère présente lévolution dune poétique impatiente et tourmentée, qui cherche laction, voire la révolution poétique, par des voies nouvelles, plus individuelles, mais visant là encore à laisser des « traces » lisibles auprès des lecteurs.
Luvre de Mahmoud Darwich, entamée dans les années 1960 alors que le poète fait ses premières armes politiques, pose des questions comparables sur lengagement poétique et ses limites. Dans ses entretiens, il cite à plusieurs reprises Federico García Lorca et René Char comme des modèles pour sa réflexion sur la façon de dégager sa poésie de sa seule fonction militante, circonstancielle, et de proposer des modalités daction poétique capables de viser à luniversel tout en restant ancrée dans le monde. Lanthologie proposée, validée par le poète qui a lui-même choisi les poèmes qui la composent et les accompagne dune longue préface, donne un aperçu de sa production entre 1966 et 1999, et regroupe ses uvres les plus célèbres, faisant entendre une poésie à la fois personnelle et marquée par les « changements des temps, [et les] cadences du paysage poétique universel . »
Ce programme a été élaboré en accord avec notre pratique de la littérature comparée :
- un comparatisme élargi qui ne sinterdit pas dintégrer des uvres de littérature arabe et
- un comparatisme différentiel qui souhaite éviter décraser les uvres sous le poids de rapprochements thématiques trop massifs et qui masquent loriginalité des productions littéraires. Il faut donc être particulièrement attentif à leur contextualisation propre, lidée nétant pas de dire quelles sont similaires.
Le programme a été construit aussi de façon à répondre au mieux aux attentes de futurs collègues enseignant dans le secondaire : Char et Lorca sont des auteurs du programme officiel, la question palestinienne apparaît elle aussi dans les programmes et Mahmoud Darwich est lun des plus grands poètes arabes contemporains, il est sans doute aussi le plus reconnu en France. Il sagit donc dun groupement très classique qui aborde la question de la « littérature engagée » même si ce nest pas en ces termes quelle est formulée.
Il faut mettre demblée à distance lengagement tel que la défini Sartre par exemple puisquune des caractéristiques communes aux trois auteurs, au-delà de leur appartenance non contrôlée par eux-mêmes à une sorte de bibliographie communiste et révolutionnaire, est justement de refuser cet étiquetage, de questionner la rhétorique engagée et daffirmer de manière récurrente leur voix propre.
Federico Garcia Lorca était un républicain, fervent défenseur de la Première République dEspagne. Il appartient à cette « génération de 27 » qui semble, par son nom, désigner un groupe structuré autour didées communes. Il nen est rien, la « génération de 27 » désigne des poètes rassemblés pour la commémoration de la mort de Góngora et est utilisée par les historiens de la littérature espagnole comme un outil pratique pour nommer une époque. Lorca est dabord proche des surréalistes espagnols, notamment de Dali, mais cest justement la publication des Complaintes gitanes en 1921 qui len écarte, en lui rendant cette forme de liberté que lappartenance au groupe lui aurait fait peut-être perdre. Si le titre même du recueil porte un certain engagement, puisquil intègre les Gitans, marginaux, à une forme ressentie comme définitionnelle de lEspagne, Lorca ne fait queffleurer cela dans sa lecture conférence du 6 octobre 1935 :
« Le livre dans lensemble, bien quil sappelle gitan, est le poème de lAndalousie, et je lappelle gitan parce que le gitan est ce quil y a de plus élevé, de plus profond, de plus aristocratique dans mon pays, de plus représentatifs de sa manière et ce qui conserve la braise, le sang et lalphabet de la vérité andalouse et universelle. Ainsi donc, le livre est un retable de lAndalousie avec des gitans, des chevaux, des archanges, des planètes, avec sa brise juive, avec sa brise romaine, avec des rivières, avec des crimes, avec la commune du contrebandier et la note céleste des enfants nus de Cordoue qui narguent Saint Raphaël. Un livre où est à peine exprimée lAndalousie que lon voit et où frémit celle que lon ne voit pas. » (uvres complètes, Pléiade, tome I, p. 968.)
Il faut attendre ce qui précède la lecture de la Complainte de la garde civile espagnole pour entendre Lorca effleurer peut-être la question de la relégation sociale des Gitans :
« Mais quel est ce bruit de chevaux en marche et de brides que lon entend du côté de Jaen et dans la montagne dAlméria ? Cest la Garde Civile qui arrive. Voilà le thème fort du recueil et le plus difficile car il est incroyablement anti-poétique. Pourtant il ne lest pas. » (Ibidem, p. 973).
Lorca nexplicite donc pas ce « thème anti-poétique » et il serait dangereux de réduire Complaintes gitanes à un simple message politique, même si luvre en elle-même, détachée du poète par le jeu de lédition, lui échappe rapidement. Elle reste en effet offerte à linterprétation voire aux mésinterprétations, quoiquil puisse en dire.
« Un fait poétique, comme un fait criminel ou un fait juridique ne deviennent des faits que lorsquils vivent dans le monde, lorsquils sont véhiculés, en somme interprétés. Cest pourquoi je ne me plains pas de la fausse vision andalouse que lon a de ces poèmes du fait de diseurs sensuels et de bas étage, ou dignorants. » Ibid., p. 968.
Les préparateurs et les membres du jury de lagrégation peuvent sans doute exiger des candidats de nêtre ni des « diseurs de bas étage » ni des « ignorants », et il convient de faire attention à ce que les poètes ont pu dire de leur propre rapport à la poésie, au-delà de tout fantasme sur la « littérature engagée ».
Si René Char avant la guerre a exprimé ses doutes quant à la validité de laction politique des surréalistes, il redit encore après la libération sa méfiance vis-à-vis de cet « engagement » collectif :
« A mon peu denthousiasme pour la vengeance se substituait une sorte daffolement chaleureux, celui de ne pas perdre un instant essentiel, de rendre sa valeur, en toute hâte, au prodige quest la vie humaine dans sa relativité. [ ] Quand quelques esprits sectaires proclament leur infaillibilité, subjuguent le grand nombre et lattellent à leur destin pour le mener à la perfection la Pythie est condamnée à disparaître. Ainsi commencent les grands malheurs. » (Recherche de la base et du sommet, Gallimard, p. 18)
Mahmoud Darwich, que le monde arabe a désigné comme son « porte-parole » néchappe pas à la lecture simplificatrice de ses poèmes, qui les assimile à des slogans et en réduit ainsi la puissance poétique. Pourtant le poète a su mettre en garde ses lecteurs contre cette interprétation univoque de sa poésie, parce quelle le condamne à nêtre quune victime et non pas un poète. Or lenjeu dexprimer une parole authentique, inspirée par le vécu, cest avant tout de quitter le circonstanciel étriqué et de faire en sorte que ses poèmes soient universels :
« Prenez l'un de mes poèmes les plus accessibles: « Je me languis du pain de ma mère ». Ce poème na aucun lien avec quelque cause que ce soit, ce qui ne l'a pas empêché de bouleverser, et de continuer à bouleverser, des millions dêtres humains. Je n'y parle pourtant que d'une mère bien précise et non d'une patrie. Mais cette mère parvient, grâce à l'image poétique, à se transformer en une multitude d'autres symboles, ce à quoi tend involontairement tout poète. Voilà un poème sans Histoire, sans souffle épique. Une simple ritournelle. Un homme chante sa mère, et son chant parvient à toucher les curs. » (La Palestine comme métaphore, Actes Sud, p.103).
« Mais moi, lorsque jai chanté en prison ma nostalgie du café et du pain de ma mère, je naspirais pas à dépasser les frontières de mon espace familial. Et lorsque jai chanté mon exil, les misères de lexistence et ma soif de liberté, je ne voulais pas faire de la poésie de résistance. » (La terre nous est étroite, Gallimard, p. 10)
Il faut pourtant éviter lécueil biographique, ou le repenser, pour chaque auteur. On pourrait craindre que les difficultés à articuler chaque uvre à des contextes historiques complexes, chez les enseignants comme chez les étudiants, conduisent à des rapprochements paresseux et des comparaisons hâtives, précisément entre ces contextes historiques. Comme souvent, la triangulation des uvres permet de percevoir immédiatement ce que les situations ont dincomparable, tout en nous alertant sur notre devoir, méthodologique et éthique, de ne pas imposer aux textes ce que nous nimposerions pas à ce qui relève de lextra-littéraire. Cest aussi lune des raisons qui ont guidé le choix du corpus :
- Lorca publie son Romancero gitano sous le contexte de la dictature de Primo de Rivera, sans que lon puisse parler de résistance ni de contexte de guerre.
- Char publie Fureur et Mystère, objet composite, après la guerre et y associe des sections qui se font écho bien que loin davoir toutes été composées dans la chaleur des combats (entre 1938 et 1947). Si lexpérience de la guerre y est bien présente, elle est aussi réfractée en interrogation universalisante sur lessence du Mal et la place du verbe poétique.
- Lanthologie de Darwish groupe des poèmes composés entre 1966 et 1999. Si elle se veut elle aussi le reflet dune guerre qui nen finit pas, elle ne procède pas de la même logique : si lennemi est identifié, il nest jamais le mal absolu, mais a partie liée avec soi, avec létrangeté de soi et des proches remettant en cause la possibilité même dune parole communautaire univoque. En ce sens, cest la figure dune expérience existentielle de lexil ou de létrangeté, à loccasion dune situation certes invivable, mais pas impensable ni indicible, qui se formule dans cette anthologie.
Il sagit donc de comparer des textes pour mieux saisir leur singularité en vertu dun comparatisme différentiel. En cette période troublée, cest aussi une voie salutaire que de prendre le temps de la différenciation, de la remise en contexte et de lécoute de ce que la poésie peut dire du monde.
B. Formes de laction poétique
« Action » est à comprendre dans son sens le plus proche de lactio de la rhétorique antique (gestes et profération), ce qui le rapproche du terme plus contemporain de « performance ». Cependant, avant même de tenir compte des mises en profération et des performances de tel ou tel poème, il sagit avant tout de sinterroger sur cette effectivité, cette performance, à partir de la feuille et de la lecture. On peut ici renvoyer aux études sur le rythme dHenri Meschonnic et rappeler ce que Lorca affirme sur les « faits poétiques » qui ne deviennent des faits que lorsquils « vivent dans le monde ». Il sagit donc dune expérience de la rencontre et de la lecture, variable en fonction des récepteurs et des contextes.
Or, quelle rencontre les candidats vont-ils faire de ces textes et comment aborder ce programme en effet ambitieux pour tirer parti de cette expérience dans notre démarche pédagogique ?
La première expérience, qui est en soi un décentrement salutaire, est celle dune lecture en version originale pour Char, et en traduction pour Lorca et Darwich. Outre que lidée de version originale puisse être discutée pour les feuillets de Char, les propos dElias Sanbar nous rappellent que la traduction nest pas une perte, mais au contraire comme une « interprétation » au sens musical du terme.
« On voit ainsi comment un traducteur original et créatif détient la force de construire ou de démolir. Le poème traduit nest plus la seule propriété de son auteur mais aussi celle de son traducteur, qui devient également son poète. Et peu nous importe de savoir dès lors si la pièce traduite est supérieure ou inférieure à loriginal. » (Ibidem, p.8)
Plus quune menace pour le lecteur, le fait daborder la poésie en traduction devient une invitation à sautoriser plusieurs lectures, et à construire sa propre interprétation dans ce réseau dactualisations des textes.
Le travail sur lanthologie est un autre aspect saillant du corpus, qui regroupe un recueil, une compilation de recueils conçue par un auteur, et une anthologie conçue par un traducteur et validée par lauteur. Cest le lot de tous les programmes dagrégation que de poser ce genre de question. Sil est sans doute décevant, pour ce qui concerne Darwich, de ne travailler que sur une anthologie traduite, lélaboration même de ce livre, en accord avec le poète lui-même, est chargée de sens. De plus, la présentation diachronique de la poésie de Mahmoud Darwich, sans doute moins familier au lecteur francophone et qui ne bénéficie que de peu détudes critiques, permet de mesurer à la fois lévolution et la permanence de sa voix.
Reste cependant à construire la comparaison entre ces ouvrages. Comment, dans cet effort, comprendre lintitulé du programme ?
Par le pluriel, le terme « formes » rappelle quil ne sagit pas duniformiser les pratiques poétiques comme des réponses semblables à la question que poserait le monde au poète. Laction du poème sur le monde nest pas un acte comme les autres, il passe par une formalisation verbale, sonore, symbolique, etc. Mais, si le terme de « Formes » désigne sans doute dabord la « forme poétique », syntagme volontairement suggestif et à même de faire naître des analyses littéraires textuelles fécondes, en écho dailleurs aux commentaires méta-poétiques nombreux dans nos uvres, il ne faudrait pas non plus y réduire le programme. « Formes » désigne aussi, plus simplement, les « modalités » de cette action poétique, quil faut peut-être dabord présenter pour bien comprendre la place que lon peut accorder à la forme.
On peut comprendre le syntagme « Action poétique » de deux façons, selon le sens que lon accorde à lépithète « poétique ».
- Action de la poésie
Cest la compréhension immédiate de lintitulé : quelles formes prend laction de la poésie, laction menée dans la poésie ?
Il sagit dune question sur la forme, c'est-à-dire le choix dun support poétique à partir de formes existantes, avant même que le poète ne cherche son propre rythme. La forme romance pour Lorca, la forme qasida ou au contraire « vers libres » pour Darwich, les formes de laphorisme, des poèmes en prose, ou des vers libres pour Char sont autant de notions à expliquer dans nos cours. Le choix est varié dans le programme et il na pas toujours le même sens :
Pour Lorca on peut se référer à ce quil en dit :
« Dès 1919, époque de mes premiers pas en poésie, je me préoccupais de la forme du « romance » parce que je me rendais compte que cétait le moule où se coulait le mieux ma sensibilité. Ce genre était resté stationnaire depuis les derniers « romances » exquis de Góngora jusquau moment où le duc de Rivas le rendit fluide, doux, familier et où Zorrilla lemplit de nénuphars, dombres et de cloches englouties. Le « romance » typique avait toujours été un récit et cest le récit qui donnait du charme à sa physionomie, car, lorsquil devenait lyrique, sans écho danecdote, il se transformait en chanson. Jai voulu fondre le narratif et le lyrique sans que ni lun ni lautre ne perdent leurs qualités et jy suis parvenu dans quelques poèmes du Romancero comme dans celui que jintitule, Romance somnambule où il y a une grande sensation danecdote, une vive atmosphère dramatique, alors que personne ne sait ce qui sy passe, pas même moi, car le mystère poétique est également mystère pour le poète qui le communique mais qui souvent lignore. » (Lorca, uvres complètes, Pléiade, tome I, p. 969)
Lorca place bien sa poésie dans une continuité métrique et formelle qui donne une partie du sens de son recueil. Le Romancero est gitano comme il existait avant lui un romancero morisco. La dette envers Góngora, poète andalou mort en 1627 est mise en avant par le poète lorsquil insiste sur la continuité formelle qui existe entre les premiers romances et son propre recueil. La forme romance est en elle-même suffisamment peu contrainte pour permettre cette plasticité choisie par Lorca qui réinvente la forme.
Connue pour ses aphorismes, la poésie de Char dans Fureur et mystère utilise en fait aussi bien le poème versifié que laphorisme ou la prose poétique (voir les articles « aphorisme », « poèmes en prose » et « poèmes en vers » du Dictionnaire René Char, Danièle Leclair et Patrick Née, dir. Classiques Garnier, 2015, p. 440 446) :
« Quatre périodes marquent lhistoire de cette forme [le poème en prose] dans luvre de Char : quand les années 1930 nen offrent que les préludes, son essor massif sinscrit dans le contexte décisif de la guerre ; les années 1950 et 1960 introduisent ensuite lalternance systématique de la prose et du vers. » p. 441
Il est évident que peu de préparateurs comme dagrégatifs auront accès aux vers arabes de Mahmoud Darwich. On ne peut quencourager, dabord, une expérience directe de ces vers, par exemple par lécoute des mises en chanson de ses poèmes par Marcil Khalifé ou le trio Joubran. Inès Horchani propose aussi des lectures enregistrées de certains poèmes de lanthologie à consulter en ligne. Evidemment, on peut avoir recours à des collègues arabisants des différentes universités pour solliciter une simple lecture. Tout cela, afin de goûter, même imparfaitement, aux rythmes et aux sonorités de la poésie arabe (ce qui vaut dailleurs tout autant pour Lorca). Pour aller un peu plus loin, on peut rappeler, comme lindique aisément la bibliographie disponible sur la poésie arabe contemporaine, que Mahmoud Darwich utilise certes une prosodie héritée de la versification classique, mais quil en invente une nouvelle pratique, orientant de ce fait la poésie arabe contemporaine dans une forme de « rupture » conscience de sa dette immense envers la poésie classique. On peut donc aborder sa poésie sans forcément posséder ces connaissances techniques et elles ne sont évidemment pas requises pour les épreuves, comme souvent pour les corpus de littérature comparée.
« Ce qui légitime le vers libre, c'est qu'il propose de casser les cadences normalisées, pour en créer d'autres. Par là il véhicule une nouvelle sensibilité, un goût nouveau. Il nous fait ressentir à quel point les mètres classiques peuvent être standardisés, sans originalité. C'est pourquoi j'entretiens un dialogue avec le poème en vers libres, mais il est implicite. Il reste que je cherche, et que je trouve, solution à ce problème au sein même de la métrique classique. Car un même mètre peut revêtir plusieurs formes. En réalité, il y a un mètre personnel dans chaque poème, et plusieurs cadences au sein d'un même mètre. [ ] Le mètre est un outil qui sert à maîtriser la cadence interne. Il n'est pas un principe immuable et n'a pas de forme définitive. C'est la voix du poète, sa cadence personnelle, qui confère au mètre sa musique. Regardez n'importe quelle partition, vous y trouverez des notes, mais vous ne trouverez pas deux interprètes qui les joueront sur le même tempo. Je nai aucun complexe avec les mètres. Mes cadences changent à chacun de mes poèmes. Même dans un poème à mètre unique, l'unité prosodique change selon la place que je lui assigne, selon ses rapports aussi avec le sens, la tonalité, quelle soit narrative, lyrique ... Rien ne limite ma liberté dans la recherche de mes propres cadences au sein du mètre. » (La Palestine comme métaphore, Actes Sud, p.43-44.)
Quil sagisse de la poésie ancienne (les muallaqât ou le zejel andalou par exemple) ou du rythme biblique ou du verset coranique, la poésie de Darwich est une poésie héritée que le poète transforme pour la léguer au temps présent. Il faut ainsi voir dans la forme poétique un signe de reconnaissance dune communauté qui identifie les rythmes et les lie non pas seulement à une langue mais à une identité collective ; si les candidats à lagrégation ne sont pas censés ressentir intuitivement cet héritage, lenjeu du cours sera tout de même de tenir compte de cet horizon dattente des lecteurs arabes de Darwich. On peut dailleurs saisir par analogie, même approximative, cet effet, sans pour autant être arabophone. Cet héritage poétique arabe mis au présent est associé intimement aussi, ne serait-ce que par la formation intellectuelle de Darwich, au patrimoine biblique et gréco-romain. Lon reconnaitra facilement tel intertexte grec ou biblique, et faire ainsi, dune certaine façon, lexpérience de lobjet même de la poésie de Darwich : celle dune poésie ancrée dans lhistoire mais universelle.
- Une autre lecture possible de la question insiste davantage sur le rapport des uvres avec le monde, laction par la poésie, ce quHenri Meschonnic essaie de définir comme la politique de la poésie :
« Dans ce jeu des images dEpinal, linappartenance serait plutôt la-tour-divoire, ou la confusion du poème avec le sentiment de la nature, le-printemps-les-petits-oiseaux-les-fleurs, la futilité dune représentation non sérieuse de la poésie, ou la futilité réelle dune poésie qui na rien à dire et qui ne tient que de le cacher, Aristote aussi lavait déjà vu, parlant de ceux qui, « quand ils nont rien à dire, font semblant de dire quelque chose : alors cest en poésie quils le disent, comme Empédocle »[Rhétorique III, 5, 1407 a 33-35] ce quil comparait à ce que font les devins : de la frime. On ny comprend rien, cest fait pour. Alors quil y a des choses sérieuses, et quailleurs cest affaire de vie ou de mort. » (Politique du rythme, Verdier p. 32.)
Le programme pose donc la question de la capacité de la poésie à agir sur le monde. Que peut la poésie ? Cette question a pour corolaire celle de lexplicite ou linexplicite de la poésie, son intelligibilité, puisquil faut sans doute que le monde entende et comprenne le poème pour que celui-ci agisse sur lui. Cest sans doute un problème mal posé : René Char distingue précisément sur cette question le poète de sa poésie. Action et intelligibilité sont différentes. Si le poète, en tant quhomme, résiste dans le monde, la poésie, elle, ne peut être aussi efficace immédiatement. La poésie authentique doit douter de sa capacité à changer le monde, au contraire des slogans de la poésie de la résistance, car elle ne peut que faire de « menus dégâts ». Pourtant, et Laure Michel le rappelle dans son article « Politique du poème chez René Char », Poésie et politique au XXe siècle, 2011, si Char refuse de publier de la poésie pendant la guerre, il écrit cependant ses Carnets dHypnos, c'est-à-dire quil ne renonce pas à la poésie et quelle semble complémentaire de laction politique de lhomme.
Ainsi dans les Feuillets dHypnos on trouve de nombreuses représentations de cette alchimie de laction, incarnée parfois par des figures exemplaires, sans être nécessairement explicitée.
« Archiduc me confie quil a découvert sa vérité quand il a épousé la Résistance. Jusque-là il était un acteur de sa vie frondeur et soupçonneux. Linsincérité lempoisonnait. Une tristesse stérile peu à peu le recouvrait. Aujourdhui il aime, il se dépense, il est engagé, il va nu, il provoque. Japprécie beaucoup cet alchimiste. » (Feuillet 30 des Feuillets dHypnos, dans Fureur et mystère, Gallimard, p.94)
Cest cette complémentarité problématique des formes daction qui peut guider notre étude du programme.
Il faut donc se garder de couper les uvres de leurs contextes décriture et de publication tout en ny réduisant pas leur portée. On doit ainsi attirer lattention des préparateurs et des agrégatifs sur une particularité importante du programme : la périodisation très différente des trois uvres interdit toute lecture strictement circonstancielle et notamment celle dune « poésie de guerre » ou « de résistance » (catégorie fermement rejetée par les trois poètes). Lorca fut lune des premières victimes dune guerre quil na, de fait, pas connue et sil est témoin dune époque troublée, celle des années 20 en Espagne, il ne rédige pas ses Complaintes gitanes dans un contexte guerrier. De même, réduire Fureur et mystère aux seuls Feuillets dHypnos reviendrait à ignorer le travail immense de constitution du recueil, qui justement déborde en amont comme en aval, la seule période de la guerre. La poésie de René Char est faite de reprises et de circularité que la consultation des recueils postérieur ne fait que confirmer. Lanthologie de Mahmoud Darwich, parce quelle regroupe des poèmes issues dépoques très différentes, interdit elle aussi cette lecture réductrice :
« Si j'avais à réunir une anthologie de mes poèmes, s'il m'était demandé d'être mon propre critique, j'affirmerais qu'après la sortie de Beyrouth je me suis rapproché du rivage de la poésie. Contrairement à ce qu'on pense généralement, je considère que ma période beyrouthine fut ambiguë. A cause de la pression de la guerre civile principalement. A cause de la douleur aussi, des sentiments à fleur de peau, sans oublier le devoir d'élégie funèbre à la mémoire des amis qui mouraient littéralement dans mes bras. Ces élégies n'étaient pas commandées seulement par le devoir national, mais aussi par l'émotion, et, à Beyrouth, l'émotivité était exacerbée. Il n'y a rien de plus dangereux pour la poésie que les variations brutales des sentiments. L'écriture poétique requiert une température stable avoisinant les vingt degrés ! Le gel et les canicules tuent la poésie, et Beyrouth était en ébullition. Bouillonnement des sentiments et des visions. Beyrouth fut un territoire de perplexité. » (La Palestine comme métaphore, Actes Sud,, p.56.)
- Il faut ainsi trouver dautres réponses à cette question de laction de la poésie sur le monde, en cherchant peut-être le monde dans le poème, et laction dans les mots. On peut, sans le développer ici, se référer par exemple aux propos de Jean-Christophe Bailly, qui voit dans lunité dynamique et rythmique du poème, en décrochage avec le régime commun du discours, le lieu dune action spécifique possible.
« Et pourtant, cest sur le poème que lombre portée de laction sexerce avec le plus de force. Non seulement parce que le poème, au sein du langage, est pure motricité lentraînement structurel du prosodique pouvant être comparé à une mise en tension du langage avec lui-même -, mais aussi parce que le rôle effectivement joué dans le passé par le poème dépose en avant de toute démarche poétique un télos quelle peut certes tenter de fuir, mais qui est inoubliable. » (« Laction solitaire du poème », dans JC Bailly, JM Gleize, C. Hanna, H. Jallon, M. Joseph, JH Michot, Y. Pagès, V. Pittolo, N. Quintane, Toi aussi, tu as des armes, poésie et politique, La Fabrique éditions, 2011, p.13)
Plutôt que laction du poète, cest laction du poème quil faut envisager, comme le produit dune « situation de langage et, singulièrement, comme la situation dêtre au monde avec le langage sans rien dautre que lui, sans ces embrayeurs que sont la narration ou largumentation, le dialogue ou ladresse » (Ibidem, p.16)
Ce produit dune situation nest jamais sûr de son efficacité, cest un effort, que nos analyses doivent mettre au jour.
C. Récapitulation et pistes conclusives
Du duende de Lorca à la « transhumance du verbe » de Char en passant par la « voix collective » de Darwich, chaque poète expérimente des modes dexpression et des rapports au collectif et à lHistoire, non seulement en travaillant des sources diverses dinspiration poétique, mais aussi en se demandant comment agir sur le monde, destinataire de cette parole individuelle. Dans ce cadre, composer un poème, le lire ou le dire, en faisant ainsi transiter cette « vertu magique », cest agir sur le monde. Cet idéal de diffusion, de circulation de la parole poétique, explique limportance de la reprise des traditions et de lintertextualité chez ces auteurs (dont linfluence de Char et Lorca chez Darwich nest quun exemple), et sincarne aussi dans laccueil enthousiaste auxquelles ces uvres ont donné lieu.
On peut ainsi proposer deux pistes de comparaison à titre dexemples :
1. laction poétique : le poète et le monde
Le rapport au monde des trois poètes est complexe. Les candidats seront amenés à réfléchir sur les notions dengagement et daction poétique en étudiant dune part la façon dont chaque uvre sinscrit dans un contexte de production, et dautre part la façon dont il conçoit les modalités daction propres au langage poétique. Les poètes composent leurs uvres dans des contextes historiques précis, mais également en visitant des traditions parfois anciennes, qui forment un autre aspect de ce contexte de production :
- Char invente, dans les poèmes composés pendant la Seconde Guerre Mondiale, une forme poétique de lurgence, produisant des formes inédites mais issues de réflexions sur des uvres et traditions littéraires antérieures, associées à la brièveté, lhybridité ou la fulgurance.
- Chez Lorca, cest lidentité espagnole, portée par une forme poétique ancienne, le romance, qui est remise en question par le poète grâce au rapprochement quil construit avec le rythme flamenco et limportance de la culture gitane en Andalousie.
- Enfin, la voix individuelle de Darwich a été reçue par lensemble du monde arabe puis par le monde entier comme celle du colonisé et de lexilé. Il remet sans cesse en question les mythologies identitaires vectrices doppression, en mettant en miroir les traditions poétiques proche-orientales, modernes et antiques, pour montrer leurs convergences et dénoncer leur appropriation par le discours majoritaire.
Outre ce rapport aux contextes de production de chaque uvre, on pourra sinterroger sur les modalités énonciatives, figurales et sensibles de cette action. A quelles conditions la poésie peut-elle se vouloir efficace, et comment mesurer cette efficacité ?
Cette question permet daborder le programme sous langle de la performance :
- dans les références aux performances poétiques traditionnelles et modernes imaginées par les poètes et convoquées comme des modèles pour la composition des poèmes
- dans les textes eux-mêmes, qui redéfinissent sans cesse les modalités de leur lecture et le type de communication littéraire quils cherchent à susciter. Ce dernier point invite à étudier le travail produit sur la langue mais aussi sur la disposition visuelle et sonore, composant de nouvelles formes de lyrisme.
2. un lyrisme renouvelé
La catégorie du lyrisme, traditionnelle dans les études sur la poésie, peut retrouver une pertinence nouvelle à la lumière de cette comparaison. Elle oriente létude dans deux directions : celle de la construction énonciative des poèmes, et celle de leur composition sonore, musicale.
- Dans les trois uvres, le Moi poétique se dissémine en diverses figures, singulières et collectives, unifiées ou éclatées, qui assument selon des modalités particulières lénonciation poétique. Cet étude des figures énonciatives, gagne à être menée également dans la façon dont les uvres ont été reçues, et dont cette réception a été préparée, conçue par les poètes.
Le Moi poétique prend en effet de nouvelles dimensions, après la diffusion du poème, quand celui-ci est repris par des communautés de lecteurs. Cette reprise peut être occasionnée par une lecture politique (dans le cadre de la résistance à la guerre, à laliénation territoriale ou identitaire) mais aussi par des pratiques plus diversifiées de diffusion des poèmes (liées notamment à des enjeux éditoriaux, traductologiques et artistiques). Il est essentiel de tenir compte, dans ce succès, de la façon dont les poètes eux-mêmes ont pensé cette diffusion et cette réception de leurs uvres, comme des façons dagir.
- Ces renouvellements énonciatifs saccompagnent dun travail sur la forme et la sonorité du poème. Il sagit pour les poètes de formuler un rythme singulier susceptible davoir des effets à la lecture, comparables aux effets produits par dautres pratiques artistiques ou spectaculaires. On peut comprendre ainsi lexploration des pratiques gitanes pour Lorca, le travail sur les rythmes orientaux et la dislocation des vers chez Darwich ou les expérimentations prosodiques de Char. Linfluence de la Bible ou de certaines traditions anciennes peut aussi y contribuer. Les traductions de Lorca et Darwich sefforcent de faire sentir ce travail, que lon peut également entendre dans les mises en musique auxquelles elles ont donné lieu.