Agrégation

Rosmersholm d'Ibsen, un drame de l'impossibilité

ARTICLE

Henrik Ibsen fait partie de ces écrivains qui ne se laissent pas étiqueter. Auteur de drames historiques et de pièces intimistes, considéré comme un réformiste acharné par les uns, comme un conservateur par les autres, il est joué sur la scène naturaliste du Théâtre-Libre d’Antoine pour ses premières représentations en France, puis peu après au Théâtre de l’Œuvre du symboliste Lugné-Poe [1] . Une telle pluralité de réceptions s’explique aussi, bien entendu, par une évolution de l’auteur et de son œuvre au fil des ans.

Rosmersholm (1886) est la sixième de ses douze dernières pièces ; Ibsen a tourné le dos aux pièces historiques – le dernier grand drame de ce type, Les Prétendants à la couronne, a été créé en 1864 – et s’intéresse de plus en plus à l’exploration de l’être humain dans son intimité. Son théâtre du quotidien prend ici pour cadre un manoir situé dans une petite ville au bord d’un fjord, à l’Ouest de la Norvège. Comme dans Les Revenants (1881), il y est question d’une famille de notables destinée à s’éteindre. Mais si cette dernière pièce laissait le public dans l’expectative quant au sort final d’Oswald Alving, Rosmersholm ne permet pas de doute : elle se clôt sur un double suicide, fin tragique par excellence.

Dans un univers dramatique déserté par les dieux, le tragique n’est pas à chercher dans un conflit direct entre un héros – c’est même plutôt d’anti-héros qu’il faudrait parfois parler – et une force extérieure, supérieure, acharnée à sa perte. Le personnage ibsénien, comme tous les personnages du tragique quotidien, porte en lui la fatalité même qui le perdra. Il faut donc tenter d’expliquer comment fonctionne ce cheminement en quatre actes vers l’autodestruction : en quoi est-il inscrit dans la structure même de la pièce, structure moderne par excellence ? En quoi est-il annoncé par les relations interpersonnelles ? On s’apercevra dès lors que Rosmersholm est, sur tous les plans, un drame de l’impossibilité.

Une dramaturgie moderne

Ibsen est, selon Peter Szondi, l’un des acteurs les plus importants de « l’épicisation du drame » [2] survenue à la fin du XIXe siècle dans la dramaturgie occidentale. Le théoricien allemand fait ici référence aux catégories établies par Aristote dans la Poétique : l’épique correspond au genre de l’épopée – et, à l’époque moderne, au genre romanesque et narratif en général – par opposition avec le dramatique (le théâtre) et le lyrique (la poésie). Une des caractéristiques principales du théâtre d’Ibsen, Rosmersholm inclus, est effectivement de laisser une large place au récit au sein même du dialogue : ainsi l’(inter)action s’efface-t-elle au profit de l’histoire survenue avant le début du drame et qui est racontée parfois en détail par les personnages.

Le passé surgit dès les premières répliques de l’acte I, lorsque Madame Helseth constate que le pasteur Rosmer n’emprunte pas le pont du haut duquel – on l’apprendra plus tard – sa femme s’est jetée :

« Ça ne doit pas être facile pour lui de traverser ce pont. Un endroit où une telle chose est arrivée – ». [3]

C’est ensuite le proviseur Kroll qui évoque avec Rebekka les « vertiges » [4] que donnait à feu Beate le parfum des fleurs ­– avant que n’entre en scène la figure d’Ulrik Brendel, ancien précepteur de Rosmer, et par là même invitation à évoquer une nouvelle fois le passé :

« Malgré certains souvenirs, je n’ai pas voulu passer devant Rosmersholm sans y faire une courte visite » [5]

déclare l’extravagant personnage, avant de reprocher à Kroll de l’avoir fait exclure jadis du cercle des étudiants.

Les actes deux et trois, néanmoins, sont ceux auxquels le terme d’épicisation et la notion de « roman familial » s’appliquent le mieux. L’acte II est celui des premières révélations : par Kroll d’abord, Rosmer apprend que sa femme Beate était persuadée qu’elle devait mourir pour que lui-même puisse épouser Rebekka tout de suite.  C’est ensuite Mortensgaard qui révèle avoir reçu de Madame Rosmer, peu avant sa mort, une lettre sous-entendant qu’il pourrait y avoir des relations coupables entre le pasteur et sa gouvernante.

« Pourquoi faites-vous maintenant état de cette vieille lettre embrouillée ? » [6]

lui demande Rosmer, donnant par là une clé de l’œuvre : c’est le surgissement du passé dans le présent qui constitue l’intrigue. Dès lors, le processus des révélations se poursuit. Au tour de Rebekka, à l’acte III, de confesser que c’est elle qui a acculé Beate au suicide. Tout se passe comme si l’histoire était écrite d’avance ; dans Théâtres intimes, Jean-Pierre Sarrazac résume ainsi ce mode de fonctionnement dramaturgique :

« Chacun des drames intimes – ou "domestiques" – d’Ibsen se présente […] comme l’épilogue d’un roman non écrit dont la matière constituerait la trame et l’aliment exclusif de l’action dramatique. Lorsqu’ils entrent en scène, les personnages de Hedda Gabler ou de Rosmersholm, du Canard sauvage  ou de Solness le constructeur ont déjà incubé comme une maladie le "roman familial" qui couvre leur existence commune et remonte jusqu’avant leur naissance. Il ne leur reste plus qu’à en jouer le climax, le dénouement, la Catastrophe. » [7]

Ibsen superpose à la double temporalité consubstantielle à toute pièce de théâtre deux autres temporalités. Le temps de la représentation est celui d’une pièce en quatre actes, un schéma cher aussi à Tchékhov ; le public peut suivre le développement de l’intrigue pendant une durée à laquelle il est habitué. Vient ensuite le temps représenté, celui de ce qui se passe sur scène : les personnages commencent à vivre, à parler, à se mouvoir par une « soirée d’été », et prononceront leurs dernières répliques le lendemain « tard dans la soirée ». Il est difficile de ne pas attribuer un caractère symbolique à ces deux ambiances crépusculaires qui enchâssent la pièce, d’autant plus que, par contraste, l’acte II où commencent les révélations coïncide avec la lumière du jour… La troisième strate temporelle est celle de ce roman qui se donne à lire en filigrane. Les chapitres les plus anciens remontent à l’enfance de Rebekka West et à celle de Johannes Rosmer : nous voilà donc pour le moins vingt ans en arrière ; pour ce qui est du chapitre le plus récent, de la quatrième strate, celle qui se déroule entre la mort de Beate et le début de l’action scénique, elle est marquée par une perception toute subjective de la temporalité : « Depuis des jours et des jours », « depuis tout ce temps » [8] , c’est par exemple ainsi que Rosmer la désigne, insistant simplement sur le fait qu’il a trouvé le temps long. Ibsen, volontairement, brouille les cadres ou, pour parler en termes kantiens, les formes a priori de la sensibilité.

Mais il ne construit pas pour autant sa pièce dans le vague, bien au contraire. On a souvent souligné l’habileté architecturale des drames intimes ibséniens. Le dramaturge scandinave a puisé au vivier français des principes dramatiques qui tiennent tout ensemble de la rigueur et de la mécanique. Lecteur de Scribe, Ibsen n’ignore pas ce que c’est qu’une « pièce bien faite » [9] et dispose talentueusement les effets et les causes.

Les entrées et sorties des personnages sont ainsi réglées comme une partition musicale. L’exemple le plus frappant en est l’acte II : après un bref tête-à-tête entre Rosmer et Rebekka,  c’est le proviseur Kroll qui entre dans le cabinet de travail du pasteur, faisant comprendre à la jeune femme que sa présence n’est pas souhaitée. S’ensuit un nouveau tête-à-tête, jusqu’au moment où arrive le journaliste Mortensgaard, ennemi juré du proviseur sur le plan idéologique : le temps d’un bref et incisif dialogue, Kroll le conservateur et Mortensgaard le progressiste se disent leur animosité respective, puis le premier s’en va et c’est au second de poursuivre en un nouveau duo avec Rosmer. On apprendra que c’est Rebekka qui l’a incité à monter au cabinet de travail, parce qu’elle redoute une trop longue conversation du pasteur avec le proviseur. Mortensgaard parti, Rebekka peut rentrer en scène sans aucun temps mort, puisqu’elle était cachée depuis le début dans une pièce adjacente afin d’épier les conversations. L’acte se clôt donc par un quatrième et dernier dialogue entre les deux protagonistes en présence au début de l’acte. La boucle est bouclée.

De même, la progression de l’intrigue est tout à fait lisible selon des critères classiques. L’acte I correspond à une assez longue exposition où nous apprenons les liens sociaux et familiaux qui existent entre Rosmer, Kroll et Rebekka, ainsi que la défunte Beate ; nous y faisons aussi la connaissance d’Ulrik Brendel, et nous y entendons parler du journaliste Mortensgaard. L’action se noue par une première révélation : Rosmer avoue à Kroll, le chantre du conservatisme et des bonnes mœurs, qu’il a perdu la foi. Ce sont bel et bien ces paroles qui enclenchent la suite des événements puisque c’est ce qui fait ressurgir en Kroll un doute jusque-là soigneusement enfoui sur la vraie nature des relations entre Rebekka et Johannes Rosmer. Celui-ci se lance dès lors dans une introspection et une remise en question qui vont à leur tour influer sur la jeune femme elle-même jusqu’au tournant décisif de la fin de l’acte III, la péripétie : lors d’une nouvelle scène de révélation, Rebekka s’accuse elle-même d’avoir commis un meurtre sur la personne de Beate en lui mentant pour la pousser au suicide. Le dénouement peut dès lors s’installer à l’acte IV : Rebekka doit partir, elle ne peut plus rester dans les murs de Rosmersholm. Point d’intervenant extérieur à ce stade de la pièce : tout se joue entre les deux protagonistes et eux seuls, Ulrik Brendel ne faisant qu’une brève apparition et Madame Helseth n’étant là que pour la vraisemblance sociale et pour servir de narrateur [10] lorsque les deux amants basculent du haut du pont dans le vide.

Une intrigue facilement lisible donc, mais dont on ne peut s’empêcher de souligner la modernité : pour reprendre la terminologie de Peter Szondi [11] , il s’agit bel et bien d’un « drame moderne » puisque les péripéties, les soubresauts de l’histoire passent entièrement par la parole et entraînent uniquement des bouleversements psychologiques. Bernard Dort, co-traducteur de la pièce avec Torje Sinding en 1987, résume ainsi cette ambivalence de la parole-action :

« …l’action de Rosmersholm, comme de la plupart des pièces d’Ibsen, naît du fait que les personnages commencent à prendre la parole. Et culmine dans l’aveu. Jusque là, ces personnages avaient vécu ensemble ou côte à côte, ils avaient échangé des mots et des phrases…mais ils ne s’étaient rien dit, ils ne s’étaient pas parlé. […] D’où une mutation du langage à mesure que la pièce se déroule : son passage du plan du quotidien, du naturalisme, à celui du destin tragique. […] On ne peut pas ne pas penser au processus d’une cure psychanalytique, où chacun serait tour à tout le patient et l’analyste. » [12]

Ce mouvement permanent et dialectique entre introspection psychologique et révélation verbale amène nécessairement à nommer Rosmersholm une pièce de l’intériorité, et à voir dans le cadre spatial mis en place par Henrik Ibsen une forte symbolique psychique.

Le titre de la pièce indique déjà l’importance primordiale du lieu. De nombreuses œuvres dramatiques d’Ibsen portent le nom de leur personnage principal : Jean Gabriel Borkman, Le Petit Eyolf, Solness le constructeur… Or, Rosmersholm est le nom d’un lieu. Rosmersholm, c’est le manoir de la famille Rosmer, emblème du conservatisme et de l’élite bien-pensante, qui non seulement marque des générations de Rosmer mais rayonne alentour :

« Rosmersholm a toujours été un foyer d’autorité et de discipline, – un lieu qui incarnait le respect de l’ordre établi et des valeurs perpétuées par l’élite de la société. Toute la région porte l’empreinte de Rosmersholm. »

déclare Kroll [13] . C’est un endroit où la joie de vivre semble impossible : les enfants n’y rient jamais, et le silence y règne. On peut donc d’abord considérer le cadre spatial comme la représentation de l’idéologie conservatrice contre laquelle Rebekka West s’applique à lutter, et que Johannes Rosmer sous son influence a partiellement reniée. En ce sens, Rosmersholm est un actant [14] du drame : il est un des principaux opposants du pasteur Rosmer dans sa quête de la liberté de pensée et de l’affirmation de soi.

Le lieu ne symbolise pas seulement une représentation morale et mentale, mais aussi la perméabilité de la conscience de chacun de ses habitants à l’influence d’autrui : les Autres, c’est l’extérieur, ce qui est en dehors de Rosmersholm et qui dès le début de la pièce y pénètre très facilement, comme le souligne Terje Sinding.

« Lorsque débute l’acte I, les portes et fenêtres du salon du manoir sont grandes ouvertes. Le dehors est déjà là, scéniquement présent […] : ce lieu, dès avant le lever du rideau, est déjà vulnérable. » [15]

De la violation de domicile au viol psychique, il n’y a qu’un pas :

« Le lieu, dirait-on, aspire à être violé. Car c’est bien d’une série de violations qu’il s’agit : le visiteur, même lorsqu’il semble y être le bienvenu, ne tardera pas à se transformer en agresseur. Kroll n’hésite pas à se faire inquisiteur, soumettant Rosmer et Rebekka à un véritable interrogatoire. Mortensgaard pratique le chantage. Et Brendel, l’oiseau de mauvais augure, se comporte comme s’il était chez lui, pénétrant même dans le salon, lors de la seconde visite, sans y être invité. Rosmer et Rebekka sont désormais sans défense ; aucun mensonge, aucune illusion, n’est plus possible. […] Il ne leur reste alors que l’ultime parade : s’unir dans la mort. Leur intimité, l’intimité du dedans, n’a pu résister aux agressions du dehors. »

Dans sa mise en scène pour le Théâtre National de Strasbourg, Jacques Lassalle a choisi de considérer le manoir des Rosmer comme le « protagoniste essentiel de l’œuvre » [16] et décompose l’espace en quatre parties dont chacune a son influence bien précise sur l’intrigue. La première « pelure » de cet « espace-oignon » correspond au dehors : « un perron-terrasse qui donne […] sur le paysage », souvent observé par Rebekka, et où Rosmer et elle trouveront leur ultime refuge ; la deuxième « pelure » est un vestibule dont on peut tirer la tapisserie comme « un appel vers la lumière et le dehors », ce qui souligne la possibilité d’un échange avec l’extérieur, celle d’une intrusion mais aussi celle d’échapper au cadre mortifère qu’est Rosmersholm. La troisième « pelure » est « la salle des ancêtres », « la plus importante en volume » pour souligner le poids du passé et des générations d’officiers, de pasteurs et de hauts fonctionnaires portraiturés qui toisent Johannes et Rebekka de leurs yeux morts. Enfin, comme un signe d’espoir ténu, « la quatrième et dernière pelure est ce petit bout d’espace que Rebekka a reconquis sur Rosmersholm et qu’elle a réaménagé, comme l’embryon d’un espace de vie commune avec Rosmer. »

Un passé pesant de tout son poids sur la conscience du personnage principal, un logis étouffant et mortifère, une intrigue qui progresse par les soubresauts de la conscience : le cadre dramatique ibsénien donne d’emblée les clés d’un tragique vécu au quotidien par des personnages qui n’ont que peu de marge d’action ou d’interaction. Encore celle-ci s’exerce-t-elle le plus souvent dans le sens d’une destruction de l’autre, par l’influence que l’on possède sur lui ou par le miroir qu’on lui tend.

Les relations interpersonnelles ou le combat des consciences

Il y a d’emblée, autour de Rebekka West, un mystère. Jacques Lassalle voit même en elle « un personnage hitchcockien ». [17] Elle appartient en tous cas certainement à la même catégories de femmes inquiétantes qu’Hedda Gabler, autre figure inoubliable de l’œuvre dramatique ibsénienne. Rebekka est une figure dominante, et l’était dès avant que ne commence la pièce, dès avant même le décès de la maîtresse de maison Beate Rosmer. Kroll ne manque pas de le rappeler, qui signale lors de sa première entrevue avec la dame de compagnie :

« C’était déjà vous – et vous seule – qui dirigiez la maison pendant les dernières années de la pauvre Beate. » [18]

Intrigante, insistante, manipulatrice, Rebekka semble exercer un étrange pouvoir sur le maître de maison : à l’acte I, elle le pousse à l’aveu de son incroyance devant son conventionnel beau-frère ; elle prend l’initiative de recommander Brendel à Mortensgaard par une lettre, puis à l’acte II d’envoyer le journaliste interrompre la conversation de Johannes avec Kroll ; enfin, elle se dissimule dans la pièce adjacente à son cabinet de travail pour écouter ses conversations !

L’histoire présente de Rebekka et Johannes semble en fait rejouer l’histoire passée de Rebekka et Beate. C’est celui d’une lutte des consciences, d’une rivalité des cerveaux d’où doit nécessairement surgir la mort d’un des combattants. L’arme utilisée est bien sûr la parole – bien que Rebekka emploie à plusieurs reprises au cours de son aveu de l’acte III le mot « agir » [19] , il est synonyme de « parler » – et surtout le mensonge, arme perfide par excellence :

« [Rebekka s’adresse à Rosmer] Mais j’ai compris où était ton salut. Le seul salut. Et j’ai agi. […] C’est moi –, moi qui ai attiré Beate sur les chemins où elle s’est égarée – […] les chemins qui l’ont conduite au torrent du moulin. » [20]

Le premier mensonge est un mensonge par anticipation : Rebekka table sur le pouvoir qu’elle sait devoir exercer bientôt sur le mari, pour effrayer la femme.

« REBEKKA. Je lui ai appris que tu luttais pour te débarrasser de tous les vieux préjugés
ROSMER. Oui, mais ce n’était pas encore le cas, à l’époque.
REBEKKA. Je savais que tu le ferais bientôt.18 »

S’ensuit un mensonge par sous-entendu, quand Rebekka fait croire à Beate qu’elle pourrait devenir la maîtresse de Rosmer : sous prétexte de ne pas prononcer ce mot inconvenant, elle joue en réalité sur la force du non-dit.

« …je lui ai dit que ce serait mieux pour tout le monde si je partais avant qu’il ne soit trop tard. Je lui ai fait comprendre que si je restais davantage, – il pourrait – il pourrait arriver –. Tout pourrait arriver.18 »

Pour achever sa victime, elle l’amène à croire (toujours de façon implicite) que le déshonneur entre Johannes et elle est déjà consommé et qu’elle est enceinte du pasteur ; elle commet alors un dernier mensonge par omission en ne la détrompant pas :

« REBBEKA. Elle s’était mis dans la tête qu’elle n’avait pas le droit de rester ici, – puisqu’elle ne pouvait pas avoir d’enfants. Et elle s’est imaginée qu’il était de son devoir envers toi de céder la place.
ROSMER. Et toi, – tu n’as rien fait pour l’arracher à cette idée ?
REBEKKA. Non.
KROLL. Vous l’avez même plutôt confirmée dans une telle idée ? Répondez ! N’ai-je pas raison ?
REBEKKA. C’est ce qu’elle a dû comprendre, je pense. » [21]

L’affleurement du passé dans le présent atteint ici son point culminant. Les personnages jouent la catastrophe qui les mènera au dénouement tragique. Strindberg ne s’y est pas trompé, qui déclarait la vertu des œuvres dramatiques courtes, condensées, et pour qui l’écriture dramatique équivalait à trouver « la noix » [22] du morceau de viande ; selon lui, Ibsen n’a pas écrit la bonne pièce :


« Henrik Ibsen [est] passé à côté d’une autre pièce qui eût été magnifique : il aurait fallu montrer directement comment Rebecca [sic] avait réussi à se débarrasser du principal obstacle qui se présentait sur sa route, la présence de Beate, maîtresse de maison à Rosmersholm. » [23]

Le dramaturge suédois n’a pas manqué de s’inspirer de l’œuvre d’Ibsen pour mettre au point ses théories sur le « combat des cerveaux » et le « meurtre psychique », que l’on voit à l’œuvre dans bon nombre de ses drames.

Rosmersholm est donc une histoire tragique au sens où le spectateur ressent en la voyant de la terreur et de la pitié, qui sont selon Aristote les ressorts mêmes de la tragédie : terreur face à Rebekka et à son inquiétant pouvoir destructeur, pitié face à ses victimes – ou même face à elle, lorsqu’elle reconnaît ses fautes et sa culpabilité. La tragédie vient donc de relations interpersonnelles destructrices, mais aussi du fait que le personnage central masculin n’arrive pas à se réaliser lui-même, à devenir ce qu’il voudrait être.

Si le proviseur Kroll et le journaliste Mortensgaard incarnent principalement deux tendances politico-sociales opposées, un autre personnage, Ulrik Brendel, le troisième et dernier de la pièce qui soit extérieur au cadre de Rosmersholm, a sans doute une fonction bien plus importante : celle d’une sorte de double manqué de Johannes Rosmer. Pour soutenir cette thèse, Maurice Gravier s’appuie sur plusieurs indices. Le premier est la relation entretenue par le passé entre Rosmer et son ancien précepteur, une relation de maître à élève mais aussi une véritable filiation spirituelle.

« Dès le premier instant il appelle Brendel « min gamle laerer » (« mon vieux maître ») et Brendel n’hésite pas un instant à le tutoyer de nouveau. » [24]

A cette complicité s’ajoute bientôt une ressemblance symbolique : Ulrik Brendel, qui a jusque là dissipé son temps, son argent et son intelligence en menant une vie dissolue, envisage de commencer un cycle de conférences afin de propager ses idées progressistes ; pour ce faire, une bonne présentation est indispensable – quoi de plus naturel, dès lors, que de demander à son ami et ancien élève de lui prêter ses propres habits ?

« BRENDEL. Johannes, – pasteur Rosmer, – tu rendras volontiers un petit service à ton ancien précepteur, au nom d’une vieille amitié ?
ROSMER. Avec plaisir.
BRENDEL. Bon. Tu pourrais me prêter – pour un jour ou deux – une chemise à manchettes, repassée ?
[…]
ROSMER. Bon. Vous ne voulez rien d’autre –
BRENDEL. Si. Tu sais ce qui serait bien ? Tu pourrais peut-être te priver d’un vieux pardessus d’été usagé ?
ROSMER. Mais bien sûr.
BRENDEL. Et si tu avais une paire de bottes pour aller avec – » [25]

Le processus d’identification se poursuit dans l’intrigue, dans la mesure où les deux personnages mènent (l’un en scène, l’autre hors scène) la même carrière vouée à l’échec. Brendel est-il décidé à entamer ses conférences, l’œuvre de sa vie ? Rosmer se décide à avouer à Kroll sa révolution idéologique. Brendel est-il déçu par le cynique Mortensgaard, qui estime que ses conférences ne pourraient rien apporter de positif à la société de demain ? Rosmer apprend le crime de Rebekka et en est anéanti. Et lorsque ce personnage au départ un peu fanfaron, un peu ridicule, qui confond Kroll et Johannes Rosmer lorsqu’il les revoit pour la première fois à l’acte I, réapparaît à l’acte IV, c’est porteur d’une lucidité quasi prophétique. Rosmer pourra faire triompher sa cause, pense-t-il, à condition de renoncer à toute relation charnelle avec Rebekka. La symbolique sexuelle est très nette dans la double image du petit doigt et de l’oreille :

« BRENDEL (prenant [Rebekka] délicatement par le poignet). Que la femme qui l’aime se rende joyeusement dans la cuisine et se coupe le petit doigt, – ce petit doigt rose et délicat, – ici, – à la seconde phalange. Idem, que ladite femme aimante – toujours joyeusement – se tranche son incomparable oreille gauche. »

Ridicule et clairvoyant, bouffon et sage, Ulrik Brendel a quelque chose du fou shakespearien. En interdisant à Rosmer et Rebekka l’amour terrestre, il touche à une impossibilité réelle qui est au fondement des relations entre les deux protagonistes de Rosmersholm.

Dans le cadre oppressant de Rosmerholm, Rebekka West pouvait pourtant apparaître comme une figure libératrice. Lorsqu’elle arrive dans ce lieu, elle est l’étrangère, celle qui peut ouvrir sur un ailleurs et apporter une bouffée d’oxygène. Les fleurs de l’acte I pourraient symboliser cette action vivifiante :

« KROLL. Vous avez joliment arrangé ce vieux salon. Des fleurs partout.
REBEKKA. Rosmer aime tellement les fleurs. Il en veut toujours autour de lui.
KROLL. Vous aussi, je crois ?
REBEKKA. C’est vrai. Elles m’étourdissent si merveilleusement. Avant, nous n’aurions pu nous permettre ce plaisir.
KROLL. (hochant tristement la tête.)La pauvre Beate n’en supportait pas l’odeur. » [26]

La morte était mortifère. Avec elle, point de fleurs – point de vie. A l’inverse, pendant tout le temps qui s’est écoulé entre son suicide et le début de la pièce, Johannes Rosmer a basculé de la douleur dans la joie, comme le rappelle Rebekka à l’acte II :

« REBEKKA. Comme nous étions heureux là-bas dans le salon, au crépuscule. Lorsque nous nous aidions mutuellement à aborder une nouvelle existence. Tu étais prêt à prendre la vie à bras le corps – la vraie vie d’aujourd’hui, comme tu disais. Tu voulais aller d’une maison à l’autre en hôte libérateur. Tu voulais convaincre les esprits. Faire des hommes des aristocrates, partout, de proche en proche. Des aristocrates.
ROSMER. Des aristocrates joyeux. » [27]

Dans ce combat idéologique que voulait mener Rosmer, sous l’influence de Rebekka, pour améliorer la vie de ses semblables, la joie est devenue un principe d’existence.

Impossible coexistence avec la tristesse qui marque et a marqué des générations de Rosmer : Rosmersholm est la maison sans joie, la maison où les enfants même ne rient pas. Si forte est la tension entre la proposition extérieure venue de Rebekka et la tradition intériorisée à Rosmersholm, incrustée dans ses murs, que le lieu finit par contaminer la jeune femme qui semblait pourtant si forte. Elle s’en explique à l’acte IV, lors de l’ultime entrevue avec celui qu’elle aime :

« REBEKKA. C’est l’esprit des Rosmer, – ou, en tous cas, ton esprit à toi, – qui a contaminé ma volonté.[…] Et l’a rendue malade. Qui en a fait l’esclave de lois qui m’étaient étrangères. Certes, la vie avec toi a ennobli mes pensées – […] L’esprit des Rosmer a le pouvoir d’ennoblir. Mais […] il tue le bonheur. »

L’indomptable Rebekka a donc été prise à son propre piège ; partie à l’assaut de Rosmersholm, c’est Rosmersholm qui l’a assiégée et a fini par avoir raison d’elle. Maurice Gravier peut écrire à juste titre « …que Rosmersholm est un drame de la conversion. Mais non pas le drame d’une seule conversion : il s’agit bien de deux conversions qui se réalisent en sens contraire. » [28] Tandis que Johannes découvrait la vie, Rebekka rencontrait la mort.

Rosmersholm est un acteur, un actant à part entière de la pièce. C’est l’opposant principal à la volonté de Rebekka et Johannes d’être heureux. Le lieu apparaît ainsi comme le substitut du fatum antique : il symbolise toutes les contraintes que les personnages ont intériorisées et qui les réduisent à l’impuissance.

Le tragique de l’impuissance

Le tragique ibsénien n’est pas de nature transcendante mais immanente. Chaque personnage porte en lui l’adversaire acharné à sa perte, comme le dévoile peu à peu l’exploration de son psychisme. Toutefois, le dramaturge ne considère pas l’individu de manière totalement détachée d’un contexte politico-social ; au contraire, celui-ci le conditionne et contribue à son impuissance. Bjørn Hemmer pense que c’est la superposition de ces angles de vue qui fait l’intérêt et l’essence même de l’œuvre d’Ibsen :

« …il existe trois perspectives, trois niveaux différents dans la dramaturgie moderne d’Ibsen. Le premier niveau est d’ordre social, il constitue le cadre de la vie des personnes. En règle générale, on nous introduit dans un milieu bourgeois bien établi. Mais il apparaît bientôt que ce monde est menacé de l’extérieur par quelque chose de nouveau, par un nouveau mode de pensée et par d’autres valeurs que celles qui sont généralement admises. Une nouvelle conception de la vie est en route. C’est donc sur ce second niveau, l’idéologie, que la nouveauté se fraye un passage, parce que, dans ce milieu établi, il existe un besoin fondamental de changement. Là, nous voyons comment une troisième perspective, plus individuelle, prend forme lorsque cette orientation nouvelle s’insinue dans l’individu ; elle provoque des secousses non seulement dans sa propre vie, mais avant tout dans ses relations avec autrui. Les pulsions psychologiques ont ainsi leur origine dans des circonstances idéologiques et sociologiques. » [29]

Le contexte politico-social n’est certes pas absent de Rosmersholm. Ibsen, bien qu’il se déclarât politiquement indépendant, était hostile notamment aux partis cléricaux et au traditionalisme de la société oscarienne (du nom du monarque Oscar II, qui régnait à l’époque sur les royaumes réunis de Suède et de Norvège), souvent comparée à la société victorienne pour sa rigidité et son conservatisme. Par ailleurs, en 1885, un an avant la publication de Rosmersholm, la gauche est arrivée au pouvoir, ce qui laisse pour le moins entrevoir une possibilité de changement.

Le spectateur est abusé par l’acte I de Rosmersholm. Il y voit un Proviseur Kroll peu sympathique, engoncé dans ses préjugés de nanti bien-pensant, face à un Johannes Rosmer progressiste, poussé par Rebekka West vers la voie de la justice sociale et de l’égalité (tous les hommes sont des « aristocrates » en puissance) ; il y rencontre un Ulrik Brendel décidé à propager les mêmes idéaux dans son cycle de conférences ; il y entend parler d’un certain Peter Mortensgaard, rédacteur en chef d’un journal qui porte le beau nom du Phare et qui défend les valeurs libérales (on parlerait aujourd’hui de valeurs de gauche). Ce spectateur se dit qu’Ibsen est du côté des derniers, contre le premier.

L’acte II vient détruire cette impression. Comme un pendant à la visite de Kroll à la fin de l’acte I, celle de Mortensgaard à la fin de l’acte II révèle les véritables motivations politiques du personnage : il apparaît non pas comme un homme de progrès, mais comme un individualiste cynique, seulement soucieux du succès de ses publications. La contribution et le ralliement de Johannes Rosmer ne l’intéressent que si celui-ci est encore croyant et exerce encore sa charge de pasteur – cela même que Rosmer rejette désormais ! – car ce serait pour son journal un élément irréfutable de respectabilité. Il refuse donc de publier dans Le Phare le reniement de l’homme d’Eglise :

« MORTENSGAARD. Ah, vous pouvez en être sûr ; vous n’arriverez à rien dans cette région. D’ailleurs, – des libres penseurs, nous en avons suffisamment. Je dirai même – nous en avons trop. Ce qu’il faut pour le parti, c’est des croyants – des gens que tout le monde respecte. C’est là ce qui nous manque, surtout. Et vous feriez mieux de tenir secret tout ce qui ne regarde pas le public. Voilà  ce que je pense. » [30]

Ulrik Brendel fera aussi les frais de cette attitude, lui qui vient quémander auprès de Rosmer à la fin de la pièce « un idéal ou deux » [31] , parce que Mortensgaard lui a refusé son aide et éteint tous ses espoirs de contribuer au changement et à l’amélioration de la société.

Politiquement parlant, la situation est donc bloquée, de quelque côté que Rosmer et Rebekka se tournent. Peut-être cette impuissance n’est-elle pas complète, néanmoins : un dépassement de la condition humaine semble encore possible, par le travail de chacun sur son conditionnement personnel, c’est-à-dire les convictions et le mode de vie qui lui ont été inculquées dès son enfance.

Nous découvrons au fil de la pièce les éléments de cette révolution intérieure accomplie par Rosmer. Lorsqu’il exprime pour la première fois la teneur de ses idées, à l’acte I, il se défend d’appartenir à aucun camp ; ses maîtres mots sont la liberté et l’éveil des consciences :

« ROSMER. Je ne me rallie pas aux idées du jour. Ni à aucun camp. Je voudrais seulement réunir des hommes de tous les bords. Aussi nombreux que possible. Je veux vivre et mettre toutes mes forces au service d’un seul but, – créer une vraie démocratie dans ce pays. […] Faire de tous les hommes de ce pays des aristocrates.
[…]
KROLL. Et comment ?
ROSMER. En libérant les esprits, je pense, et en purifiant les volontés.
KROLL. Tu es un rêveur, Rosmer. Toi, les libérer ? Toi, les purifier ?
ROSMER. Oh non, – je veux seulement essayer de les réveiller. Le reste, ils doivent s’en charger eux-mêmes. » [32]

Cette prise de position ne sonne guère comme un appel au rassemblement collectif. Il faut plutôt y lire la croyance dans l’individu, plus fort lorsqu’il est seul, parce qu’il suit sa vocation et s’affirme face à la foule amorphe ; on reconnaît ici chez le dramaturge l’influence de la pensée de Kierkegaard.

Mais dans le domaine idéologique encore, Ibsen a choisi de placer ses personnages face au tragique. L’homme qui devait accomplir cette mission n’est pas à la hauteur de la tâche. Un obstacle en lui le rend impuissant. Johannes est victime d’une scission entre sa volonté de bien agir et sa liberté :

« REBEKKA. Tu allais enfin recommencer à vivre, Rosmer. Tu avais déjà commencé. Tu avais retrouvé toute ta liberté. Tu te sentais si léger, si joyeux –
ROSMER. Oui. Et puis il y a eu ce fardeau. » [33]

La liberté de l’ancien pasteur se trouve en effet remise en question par le doute qui naît progressivement en lui à l’acte II quant à sa responsabilité dans la mort de Beate. Certes, Rosmer a renié la foi de son enfance ; certes, il fait fi des conventions en vivant seul avec une jeune femme qui apparaît dans son cabinet de travail en négligé, le matin ; mais il a encore en lui une exigence morale très haute ; ses relations avec Rebekka sont restées pures ; la condition sine qua non pour que puisse s’accomplir l’homme qu’il est enfin devenu, c’est « l’innocence ». Dès lors, tout s’écroule. Rebekka, sur qui Rosmer le faible prenait appui depuis le début, ne lui cache plus que sa volonté a été depuis longtemps rongée et rognée par Rosmersholm. Elle a rencontré son obstacle intérieur : sa culpabilité. Elle aussi est devenue impuissante.

Face à l’aporie idéologique, ce couple de anti-héros du quotidien pourrait trouver une échappatoire, la plus individuelle et individualiste qui soit, en se réfugiant dans le bonheur d’un amour réciproque. Or, il n’en est rien. Lorsque Rosmer demande à Rebekka de l’épouser à l’acte II, elle ne peut réprimer un cri de joie, mais elle refuse. Ce blocage ne s’explique pas seulement par l’influence de Rosmersholm. Rebekka West est un personnage qui porte le double fardeau de la culpabilité et d’un passé très peu recommandable. Sigmund Freud a étudié ce parcours sous l’angle psychanalytique [34] : pour lui, la jeune femme renonce au bonheur par un processus inconscient d’auto-sabordage. C’est sa culpabilité qui la mène à l’échec. Rebekka sait que Beate s’est tuée à cause d’elle. Elle a beau avoir refoulé la conscience de sa faute, celle-ci ressurgit et l’empêche de prendre auprès de Rosmer la place de l’épouse défunte.

Freud analyse en outre le thème de l’inceste, décliné dans Rosmersholm sur une double strate temporelle. La strate la plus ancienne, celle du passé lointain des personnages, correspond à la liaison que Rebekka a eue avec celui qui est vraisemblablement son père. Lorsque Kroll lui fait entrevoir à l’acte III qu’elle est la fille illégitime du docteur West, Rebekka a une réaction de panique qui ne peut s’expliquer que par la violation du tabou de l’inceste :

« REBEKKA (marchant de long en large en se tordant les mains). C’est impossible. C’est vous qui voulez me le faire croire. Ce n’est pas vrai. Ça ne peut pas être vrai ! Jamais, jamais – ! » [35]

Cet inceste se double par ailleurs du fantasme œdipien, fréquent pour une jeune fille entrée dans une maison comme servante ou dame de compagnie, de supplanter la maîtresse du lieu : c’est ce qui se produit dans la strate temporelle suivante, celle où se déroule le processus de meurtre psychique. Selon Freud, cette superposition fait de Rosmersholm une tragédie proche de celles de Sophocle. Rebekka est porteuse d’une malédiction qui se propage d’une génération à l’autre.

Mais ce refus de la vie et du bonheur ne vient pas que de Rebekka. Johannes Rosmer y a aussi sa part, ainsi que la morte dont le souvenir omniprésent hante les murs de Rosmersholm. Le pasteur propose en effet à son amie de remplacer Beate auprès de lui, espérant que cette présence nouvelle chassera l’obsédante présence de sa première femme :

« ROSMER (s’approchant). Rebekka, – si maintenant je te demandais, – veux-tu être ma seconde femme ?
REBEKKA (restant un instant sans voix, puis criant avec joie) Ta femme ! Ta – ! Moi !
ROSMER. Essayons. Nous serons un. Il ne doit plus y avoir la place vide de la morte. » [36]

Et Rebekka comprend dès lors qu’elle ne sera jamais qu’un substitut. Tout l’amour qu’elle porte à Rosmer, amour passionné et charnel d’abord, pur et spirituel ensuite, ne pourra rien changer à l’obsession de la mort qu’il porte en lui et qui est symbolisée dès le début de la pièce par les chevaux blancs de Rosmersholm, les fantômes qui reviennent hanter les vivants. Beate aura toujours le dessus sur Rebekka, parce qu’elle morte. Johannes Rosmer, lui aussi, est frappé d’une malédiction. C’est pourquoi il demande à Rebekka de se jeter du haut du pont, pour lui prouver son amour de la même manière que l’a fait Beate, et surtout pour assouvir ce que lui-même appelle « son horrible fascination ». [37]

En outre, et pour parachever l’engrenage tragique, les personnages sont pris au piège de ce qu’ils ont fait autant que de ce qu’ils sont. La demande de suicide que fait Rosmer à Rebekka est la conclusion d’un raisonnement implacablement logique, et lisible au fil des dernières répliques échangées entre les personnages : tout d’abord, Rebekka souhaite que Johannes se libère du doute et accomplisse sa mission, car elle l’aime à présent de façon pure et désintéressée ; ensuite, Rebekka a menti à Johannes sur ses intentions lorsqu’elle est arrivée à Rosmersholm et sur le rôle qu’elle a joué auprès de Beate, ce qui a insufflé le doute dans l’esprit de Johannes ; enfin et par conséquent, Rebekka doit prouver à Johannes – en acte, et non plus en parole – qu’elle est sincère. Si elle part, le doute survivra. Elle n’a pour solution que la mort.

Raisonnement implacable mais spécieux, puisque Johannes sait pertinemment qu’il va accomplir son suicide en même temps que Rebekka, au lieu de vivre pour mener sa mission à bien.

Rebekka West et Johannes Rosmer, les deux héros de Rosmersholm, sont donc confrontés à une triple impuissance qui les condamne à un destin tragique, de quelque côté qu’ils se tournent : impuissance à améliorer la vie des autres hommes ; impuissance à assumer leur mission d’idéalistes et à être à la hauteur de leurs propres idéaux ; impuissance à être heureux, même et surtout dans une relation en tête-à-tête. Le mode de suicide choisi, la noyade, ouvre une dernière perspective : celle de la mythologie. Comme le remarque Maurice Gravier,

« …l’eau tient une grande place dans d’autres de ses œuvres [celles d’Ibsen], en particulier dans Le Festin de Solhaug et La Dame de la mer, et […] notre auteur relisait volontiers les ballades magiques du Moyen Âge scandinave. On y voit des êtres surnaturels, elfes, necques, ondins et ondines, tenter d’attirer les humains dans leurs lointains royaumes-cavernes des montagnes, fourrés mystérieux de forêts inaccessibles, fond des fleuves et des torrents. Rosmer est le nom que porte le héros d’une de ces ballades ; dans une première version de Rosmersholm, Beate s’appelait Agnete, et Agnete est aussi une héroïne de la ballade magique. Beate-Agnete a donc été la première attirée dans le Royaume des Ondins. Elle lance un appel à Rosmer qui se précipitera pour la rejoindre. » [38]

Rosmersholm est la pièce du dévoilement progressif. Au fur et à mesure que l’intrigue avance, le public découvre à rebours les secrets enfouis des personnages. Il frémit de pitié en entendant l’histoire passée de Rebekka,  il frissonne de terreur au récit de son crime et face à sa punition : l’accomplissement de la catharsis aristotélicienne est complet. Mais Rosmersholm est aussi une tragédie de l’enfermement et de l’impuissance : une triple aporie politique, idéologique et psychologique est le lot de ses personnages. Ibsen a dressé ici le portrait de l’un de ses personnages les plus fascinants et les plus ténébreux, Rebekka West, dont Strindberg s’inspirera pour certaines de ses femmes fatales et meurtrières.

Dans La Dame de la mer, pièce publiée deux ans après Rosmersholm, de nombreuses thématiques se retrouvent. En particulier, l’appel de l’élément aquatique, d’où le titre de la pièce – surnom donné au principal personnage féminin Ellida Wangel. Surtout, la présence de la mort et des morts est très importante : il y a la première femme du docteur Wangel, sans cesse évoquée par ses filles ; il y a surtout ce marin qu’Ellida a jadis aimé, personnage trouble, probablement meurtrier, qui a survécu on ne sait comment à un naufrage (ce pourrait être un fantôme, tout comme les chevaux blancs de Rosmersholm). La dame de la mer aurait pu succomber à l’appel de l’eau et des fantômes du passé. Mais elle est mariée à un homme suffisamment fort pour lui laisser son libre-arbitre : dès lors qu’elle a retrouvé sa liberté, la fascination exercée par le marin cesse et Ellida, désormais maîtresse de sa volonté, fait le choix d’une vie terrestre et paisible. A l’opposé, Rosmersholm, pièce du constant divorce entre la liberté et la volonté, est sans espoir.

Notes

  • [1]

    Antoine a par exemple monté Le Canard sauvage au Théâtre-Libre en 1891, dans une mise en scène naturaliste et mimétique à l’extrême, restée célèbre parce qu’il avait commandé du vrai sapin de Norvège pour le décor… Lugné-Poe a quant à lui monté Un Ennemi du peuple et Rosmersholm à l’Œuvre en 1893. Au demeurant, il ne s’agit nullement d’une spécificité ibsénienne, mais plutôt d’une preuve de la perméabilité des courants naturaliste et symboliste. Un autre exemple important est celui de l’Allemand Gerhart Hauptmann, dont Avant le lever du soleil fut représentée en 1889 au Théâtre-Libre, et Âmes solitaires en 1893 au Théâtre de l’Œuvre – entre autres pièces.

  • [2]

    V. Peter Szondi, Théorie du drame moderne, trad. Patrice Pavis, Jean et Mayotte Bollack, L’Âge d’homme, 1983, coll. « Théâtre-Recherche », passim.

  • [3]

    In Rosmersholm, Henrik Ibsen, Les douze dernières pièces, Paris, Imprimerie Nationale, 1991, trad. Terje Sinding et Bernard Dort, p. 296.

  • [4]

    Ibid., p. 312. Ibid., p. 298.

  • [5]

    Ibid., p. 312.

  • [6]

    Ibid., p. 347.

  • [7]

    Arles, éd. Actes Sud, 1989, coll. « Le temps du théâtre », p. 15.

  • [8]

    Rosmersholm, op. cit., p. 336.

  • [9]

    Sur l’influence d’Eugène Scribe, v. par ex. Maurice Gravier, Ibsen, Paris, éd. Seghers, 1973, coll. « Théâtre de tous les temps », p. 114.

  • [10]

    Par cette terminologie empruntée au genre romanesque, nous souhaitons souligner ici encore le phénomène d’épicisation du drame. On peut aussi bien entendu penser au chœur du théâtre antique qui narre et commente l’action.

  • [11]

    Op. cit.

  • [12]

    In « La scène proche », TNS 86/87, journal du Théâtre National de Strasbourg, fév. 1987, n° 14, pp. 31-32.

  • [13]

    Rosmersholm, op. cit., p. 338.

  • [14]

    V. Anne Ubersfeld, Lire le théâtre, Paris, éd. Sociales, 1993, chap. II : « Le modèle actantiel au théâtre ».

  • [15]

    In « Une intimité hantée »,TNS 86/87, op. cit., p.17.

  • [16]

    Cette citation ainsi que les suivantes sont tirées de « Les quatre pelures de l’espace », in TNS 86/87, op. cit., pp.14-15.

  • [17]

    In TNS 86/87, op. cit., p. 8.

  • [18]

    Rosmersholm, op. cit., p. 301.

  • [19]

    Le mot utilisé par Rebekka dans le texte original est « handled », participe passé de handle : s’il se traduit en effet communément par « agir », ce mot signifie étymologiquement « prendre les choses en main » (de « hand »). On retrouve bien là la volonté de domination de Rebekka. Rosmer reformule en « Voilà ce que tu as dit et fait » (« Dette er altså, hvad du har sagt og gjort »), mettant ainsi en évidence le rôle de la parole dans cette action.

  • [20]

    Rosmersholm, op. cit., p. 379.

  • [21]

    Ibid., p. 380.

  • [22]

    Sur ce thème, v. Strindberg, « Lettre à Georg Brandes » du 29 novembre 1888, citée in Théâtre cruel et théâtre mystique, textes recueillis et présentés par M. Gravier, Paris, éd. Gallimard, 1964.

  • [23]

    Cité in Maurice Gravier,« Triple perspective sur Rosmersholm », TNS 86/87, op. cit., p. 25.

  • [24]

    In « Le double ironique et provocant (d’Ulrik Brendel, de Rosmersholm, au Mendiant du Chemin de Damas) », Alle origini della drammaturgia moderna, Ibsen Strindberg Pirandello, Atti del Convegno Internazionale – Torino, 18-20 aprile 1985, Gênes, éd. Costa et Molan, 1987, p. 53.

  • [25]

    In Rosmersholm, op. cit., pp. 317-318.

  • [26]

    In Rosmersholm, op. cit., p. 298.

  • [27]

    Ibid., pp. 351-352.

  • [28]

    In « Triple perspective sur Rosmersholm », art. cit., p. 24.

  • [29]

    In « Un écrivain pour notre temps », Ibsen, n° 840 de la revue Europe, Paris, avril 1999.

  • [30]

    In Rosmersholm, op. cit., pp. 342-343.

  • [31]

    Ibid., p. 395.

  • [32]

    Ibid., p. 321.

  • [33]

    Rosmersholm, op. cit., p. 351.

  • [34]

    In « Ceux qui échouent du fait du succès. Quelques types de caractère dégagés par le travail psychanalytique », L’Inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985.

  • [35]

    Rosmersholm, op. cit., p. 373.

  • [36]

    Ibid., p. 401. Ibid., p. 354.

  • [37]

    Ibid., p. 401.

  • [38]

    In « Triple perspective sur Rosmersholm », art. cit., p. 26.