Agrégation

Tess d'Urberville, de Thomas Hardy : un texte pluriel

ARTICLE

Il faudrait en guise de prélude saluer ce programme de littérature comparée qui fournira, peut-être, l’occasion de réhabiliter celui que Henry James nommait avec un peu trop de condescendance le « bon petit Thomas Hardy » (« good little Thomas Hardy »). Je voudrais montrer que malgré ses défauts, malgré ses imperfections, Hardy est aussi un grand créateur. Pourtant, par un mystère ou une ironie de l’histoire qui sans doute n’eût pas déplu à son esprit sarcastique, le nom de Hardy est aujourd’hui relativement méconnu du public français en comparaison de ceux de Dickens, de Thackeray, des sœurs Brontë, de George Eliot ou même de Mrs Gaskell ou d’Antony Trollope. On voit aisément les biais par lesquels on peut attaquer son œuvre, qu’un critique a qualifiée de « patchwork mélodramatique » : sa tendance allégorique (visible dans le choix des prénoms des personnages et l’outrance de certaines situations), son manque de linéarité, ses improbabilités, ses incongruités, son style inégal (hésitant entre une narration neutre, l’expression ouverte de la compassion envers l’héroïne, ou encore de brutaux accès de rage donnant lieu à d’intempestives intrusions narratoriales). Mais on peut aussi tenter d’en dégager la profonde originalité et les thèses souvent engagées. J’ai adopté pour ce faire une démarche plus descriptive qu’analytique, qui tente de poser précisément le contexte dans lequel a été conçu le roman, et les lourdes contraintes qu’il fit peser sur l’auteur. Ce positionnement de l’œuvre dans son contexte historique est nécessaire, car au-delà des données factuelles, il ouvre bien des voies d’interprétation, que l’on trouvera ici esquissées. Après quelques mots sur Hardy lui-même, je m’attarderai donc sur les conditions de publication du roman ainsi que sur la censure à laquelle il fut soumis, pour étudier ensuite plus attentivement les deux passages considérés comme les plus offensants et omis de la première publication de l’œuvre, sous forme de feuilleton ; enfin j’envisagerai les différents éléments de l’abondant paratexte (page de titre, sous-titre, épigraphe, préfaces, sommaire, cartes), pour montrer comment ceux-ci gardent trace des vifs débats idéologiques qui entourèrent la conception et la publication du texte.

I. Le roman d’un poète ? Une carrière polyphonique

Si l’on peut caractériser d’un mot la vie de Hardy, c’est peut-être celui d’« envergure » qui s’imposerait, comme le note le critique américain John Paul Riquelme [1] . Lorsque Hardy naît, en 1840, dans un hameau du Dorset qui mérite à peine le nom de village, certains des gens du cru gardent encore le souvenir des guerres napoléoniennes. Cet épisode de l’histoire fascine d’ailleurs suffisamment Hardy pour qu’il lui consacre un roman (mineur), Le Trompette Major (The Trumpet-Major, 1880) et surtout un drame épique en vers, Les Dynastes, qu’il imagine devoir être son magnum opus (1904-08) mais qui en réalité a totalement sombré dans l’oubli. Long dialogue en vers blancs où se répondent l’« Esprit des Ages », « le Chœur des Années », « les Pitiés », « l’Ombre de la Terre » et autres forces allégoriques représentant les voies insondables de la destinée humaine, Les Dynastes poussent les interrogations fatalistes de Hardy plus loin encore que le reste de son œuvre. Il en résulte un texte trop dense, trop abstrait et trop désabusé, dans lequel les spécialistes des études hardyennes eux-mêmes osent à peine aujourd’hui s’aventurer…

A l’autre extrémité de sa très longue vie (il meurt en 1928, à l’âge respectable de 88 ans), Hardy connaît la guerre des Boers (1899-1902) et la Première Guerre mondiale. Commencée dans les années 1870, alors que Charles Dickens (1812-1870) vient de mourir et qu’une bonne partie de l’œuvre de George Eliot (1819-1880) et de Matthew Arnold (1822-1888) a déjà été publiée, la carrière de Hardy couvre, pour ce qui concerne ses romans, le dernier quart du dix-neuvième siècle, période où les mutations de la société victorienne se font les plus profondes et les plus dramatiques. Le mouvement ouvrier est en passe de donner lieu à la création du premier parti socialiste britannique (en 1903). De pair avec ce militantisme ouvrier vont les revendications en faveur des droits des femmes, notamment du droit de vote, avec le mouvement des « suffragettes ». La pensée religieuse elle-même est profondément ébranlée par les thèses de l’évolutionnisme, après la publication de L’Origine des espèces de Charles Darwin, en 1859.

De tous ces bouleversements, on trouve l’écho indirect dans les romans de Hardy. Celui-ci est bien fils de son temps, né après la clôture de l’âge romantique (et le sens de la Nature qu’il hérite en partie des Romantiques se voit coloré par des interrogations et des doutes résolument post-romantiques) et témoin, souvent réticent, de la naissance du vingtième siècle et du mouvement littéraire du modernisme : l’un de ses derniers recueils de poèmes (Late Lyrics and Earlier) paraît en 1922, l’année même de The Waste Land de T.S. Eliot, et de Ulysses de Joyce. Virginia Woolf, quant à elle, lui rendit directement hommage en le nommant, dans son Common Reader, « le plus grand auteur tragique parmi tous les romanciers anglais » [2] ; et D.H. Lawrence éclaira de brillantes intuitions le sens passionnel du rapport de l’homme à l’espace dans les romans de Hardy [3] , qui peuvent en un sens être lus comme hypotexte de la production de Lawrence, les deux romanciers partageant le même type de sensibilité aux forces spontanées et naturelles du désir. Enfin, des modernistes aussi engagés que Ezra Pound, W.H. Auden ou, plus encore, Philip Larkin déclarèrent avoir été inspirés par le versant poétique de l’œuvre de Hardy.

S’étendant d’un siècle à l’autre, cette œuvre est en effet multiple, et les romans ne sont qu’un aspect des productions fort diverses de cet esprit curieux. Sa première carrière est celle d’un jeune provincial formé, comme traditionnellement, au métier de son père, celui d’architecte ou de maçon-entrepreneur. Même s’il est assoiffé de savoir et désireux de faire des études (une faim de nourritures intellectuelles qu’il transposera plus tard dans le personnage de Jude l’Obscur), Hardy aime son métier d’architecte, et il lui en restera toujours une passion pour le langage des pierres et pour l’enracinement de l’homme dans l’espace. Il exercera ce métier tout en écrivant, d’abord de la poésie (qui, en ce tout début de carrière, n’est pas publiée) puis des romans. Ce n’est qu’au tournant des années 1870-80 qu’il abandonne définitivement l’architecture pour se consacrer à l’écriture de fiction. Il publiera quatorze romans, parmi lesquels se distinguent Loin de la foule déchaînée (Far from the Madding Crowd, 1874), roman à la tonalité pastorale mais où la figure biblique du berger prend des accents souvent ironiques, Le Retour au pays natal (The Return of the Native, 1878), qui voit la création du territoire presque mythique de la lande d’Egdon, Le Maire de Casterbridge (The Mayor of Casterbridge, 1886) tragédie d’un homme condamné par l’hubris et l’ambition, Les Forestiers (The Woodlanders, 1887), qui transpose dans le contexte des bois de « Hintock » le thème darwinien de l’évolution et de la lutte pour la survie, Tess d’Urberville (Tess of the d’Urbervilles, en 1891) et enfin Jude l’Obscur (1896).

C’est la tempête déchaînée par ce dernier roman, où Jude tente de se libérer des chaînes du mariage pour accomplir son rêve — à savoir, forcer les portes des universités anglaises très sélectives — qui incite Hardy à abandonner à jamais l’écriture romanesque pour se consacrer à la poésie qui, affirme-t-il inlassablement, a toujours été sa motivation première. Entre deux romans, il a aussi commencé à insérer quelques recueils de nouvelles, dont les titres sont révélateurs, si ne n’est même symptomatiques de son regard désabusé sur l’existence puisque, après les Contes du Wessex (Wessex Tales, 1888) viennent Les Petites ironies de la vie (Life’s Little Ironies, 1894), auxquelles semble plus tard répondre en écho le recueil de poèmes La risée du temps (Time’s Laughingstock, 1909).

Il y a donc plusieurs carrières dans cette très longue vie, et les critiques ont pu affirmer que, formellement tout autant que chronologiquement, Hardy était un romancier du dix-neuvième siècle, et un poète du vingtième siècle. On ne saurait trop insister sur cette diversité mais aussi sur la fondamentale unité, et sur la continuité, de ce parcours qui mène logiquement le roman vers la poésie. Tess d’Urberville et en effet  à comprendre dans ce mouvement même qui transmue le roman en poème. Car il y a dans les tonalités parfois désaccordées du roman des moments qui échappent presque à l’écriture de la prose pour se faire prémonitoires de l’œuvre poétique à venir. Ainsi le réalisme souvent invoqué à propos de Hardy échoue-t-il à rendre compte des nombreux moments où l’écriture s’affranchit de la diégèse pour travailler sur une simple image, comme avec l’évocation de ces hérons tordant le cou comme des « pantins mécaniques » sur le chemin de Tess et d’Angel (161 [4] ), ou avec la description des « ardeurs éthiopiennes » du mois d’Août dans la vallée de la Froom (179), ou encore la métaphore parlante de ces racines de navets aux formes phalliques et torturées que Tess doit arracher de force aux sols à demi stériles de Flintcomb Ash (311). Revenant à la critique de Henry James, on peut saisir un peu mieux son mépris voilé pour Hardy. Car il faut accorder que les romans du premier sont plus satisfaisants esthétiquement, voire même intellectuellement que ceux du second. Ils ont cette qualité égale, libre de toute aspérité stylistique, ce regard toujours distingué et pareillement pénétrant, qui font certes défaut à Hardy [5] . Mais en contrepartie, ils échappent à ces brusques moments d’intensité où quelque chose, dans l’écriture hardyenne, « cristallise », pour créer ce que le poète appellera plus tard des « moments de vision » (« moments of vision »). Certains des instants de bonheur lors de la cour faite par Angel à Tess à la laiterie de Talbothays, ou des accès de désespoir sur les plateaux stériles de Flintcomb Ash ont cette intensité poétique qui distingue les romans de Hardy.

Il faudrait encore ajouter à ce parcours très divers deux autres types d’écriture : l’un, assez mineur, consiste en essais théoriques publiés par Hardy dans la presse, souvent pour donner libre cours à son indignation face aux préjugés du public ou aux contraintes morales pesant sur l’écrivain. Avec l’article sur « La main d’œuvre agricole dans le Dorset », (« The Dorsetshire Labourer », 1883), il met fin aux préjugés courants sur le paysan grossier connu sous le nom de caricature de Hodge, en portant un regard presque sociologique ou anthropologique sur les mutations des conditions de travail, et la précarité nouvelle de l’emploi induite par la mécanisation des techniques agricoles. Dans les deux articles « La manière profitable de lire le roman » (« The Profitable Reading of Fiction », 1888) et « La candeur dans le roman anglais » (« Candour in English Fiction », 1891) Hardy va plus loin encore, et règle ses comptes avec la pudibonderie ambiante qui bride le pouvoir de création de l’écrivain. [6]

Pourtant ces saillies courroucées sont à la fois rares et peu caractéristiques de la personnalité de Hardy, en qui se croisent une forme de susceptibilité exacerbée face aux injustices de la société, et une forme de retenue mêlée d’humilité — cette humilité qui permettait sans doute à Henry James de le qualifier de « bon petit père »… Il est important de saisir ce mode de réticence fondamentale si l’on veut rendre compte de l’instabilité de la voix narratoriale qui, dans Tess passe fréquemment d’un point de vue neutre et transparent à un mode plus sentimental, avec l’expression ouverte de la compassion envers l’héroïne, ou au contraire à un mode plus spéculatif, avec ses prises de parti théoriques et ses grandes dénonciations de la société et de sa morale [7] . Ces sautes de ton, comme il est assez logique, sont surtout sensibles au début du roman, là où le narrateur cherche encore sa voix. C’est également ce point de vue clivé, souvent déchiré par la conscience de dire une chose et d’en suggérer une autre, ou de devoir dire une chose et d’en penser une autre, qui crée l’ironie hardyenne, parfois peu éloignée d’une forme de cynisme désabusé…

Le symptôme de cette voix « réticente » est à trouver, plus que partout ailleurs, dans l’étrange autobiographie à la troisième personne que produisit Hardy à la fin de sa vie, et qu’il attribua à sa seconde femme, Florence Dugdale Hardy [8] ... Lui-même renâclait à se « confesser », exercice qui ne lui ressemblait guère. Mais, poussé par un ami et admirateur, Sidney Cockerell [9] , il se résolut à coucher sur le papier quelques éléments personnels, en puisant dans son propre journal et en se livrant à un copié-collé maladroit de réminiscences et de pensées abstraites, dont il conserva parfois le style télégraphique — tout en transposant le tout à la troisième personne... La mort, qui vint interrompre cet exercice pour le moins acrobatique, ajouta encore à ce sentiment d’inachevé (la seconde partie de l’œuvre se contente de recopier certaines des entrées du journal…), et fait de cette œuvre un texte assez peu lisible cursivement — mais cependant l’un des plus précieux pour la critique hardyenne, car truffé de révélations sur les convictions les plus intimes de l’auteur. C’est un peu cette même voix, ici méditative ailleurs enragée, souhaitant se confier mais ne l’osant jamais jusqu’au bout, parlant de soi mais toujours à couvert, qui résonne aussi à l’intérieur de Tess d’Urberville. Il faut avouer que la morale victorienne ne poussait guère à la sincérité et que, tout en tonnant contre elle, Hardy était encore retenu par certains de ses rigides principes…

II. Les difficiles conditions de publication du roman

Comme bien des romans de Hardy, Tess d’Urberville fut tout d’abord publié sous forme de feuilleton, et il peut être intéressant de détailler les diverses étapes de son histoire éditoriale assez complexe. Car les sévères conditions imposées à l’auteur pour la publication de son histoire révèlent tous les tabous de la société victorienne — tabous auxquels s’attaquait en partie le roman — tandis que la violence de certaines réactions éclaire en retour le pouvoir de provocation de celui-ci. La publication d’une œuvre sous forme de feuilleton n’avait rien alors d’exceptionnel. Les Pickwick Papers avaient lancé la mode en 1836-37, et nombre des grands romans de Dickens avaient ensuite paru sous cette forme. C’est Leslie Stephen, le grand intellectuel victorien, père de Virginia Woolf et initiateur du colossal projet du Dictionary of National Biography qui recense tous les grands hommes de la nation anglaise, qui lança la carrière de Hardy en lui commandant une œuvre pour son magazine The Cornhill. Ce devait être Far from the Madding Crowd, en 1874.

Mais ce mode de publication en feuilleton soumettait l’écrivain à de lourdes contraintes, en le rendant tributaire de tout un faisceau d’agents extérieurs : l’éditeur du magazine qui publiait l’œuvre, le propriétaire de la bibliothèque itinérante qui la diffusait, les libraires, et enfin, soutenant tout cet édifice, un lectorat aussi peu exigeant sur le plan poétique qu’il l’était sur le plan moral. Avec la montée en force de la bourgeoisie et l’apparition du concept même de loisir, et grâce à la loi Foster de 1870 qui rendit l’enseignement primaire obligatoire à tous (en théorie du moins…), tout un lectorat nouveau se développa ; mais la morale, elle, derrière la figure de proue de la reine Victoria, qui resta drapée quarante ans durant dans le deuil de son bien-aimé mari Albert, restait enferrée dans un sens de la vertu et de la pudeur qui touchait à la pudibonderie. Les magazines les plus populaires étaient lus en famille le soir à la veillée, et rien ne devait être imprimé qui pût, dit-on, faire seulement rosir la joue d’une jeune fille… Charles Edward Mudie, le grand patron des bibliothèques ambulantes, se faisait lui-même chantre et défenseur de la rectitude et de la bienséance, allégorisées par la voix grondante de Mrs Grundy. Qu’il s’en soit un instant écarté, et les lettres des hommes de foi inquiets ou des pères de famille courroucés lui auraient d’ailleurs vertement rappelé le sens de la respectabilité… Il devenait difficile dans ce contexte d’utiliser le roman pour faire passer des idées engagées, et Hardy dut accepter un certain nombre de compromis pour voir son œuvre publiée, sous forme tout d’abord feuilletonnée.

Après la publication en épisodes individuels, les romans étaient rassemblés en trois volumes. On les disait alors « three deckers » ou véhicules à trois ponts, en référence ironique aux « double deckers », ces bus londoniens à deux étages. Le prix d’une demi guinée, largement plus élevé que celui des simples magazines, rendait cette forme de publication plus difficilement accessible, même à un public bourgeois. Au terme de son parcours, l’œuvre dont la réception était confirmée pouvait être publiée en un seul volume, dont le prix redevenait de fait accessible à un plus large public que celui des « three deckers ». Enfin, une carrière romanesque pouvait être regroupée sous forme d’œuvres complètes (c’est là que prit corps l’univers hardyen, avec la « Wessex edition » de ses œuvres, publiée en 1912). On peut résumer le trajet du roman de Hardy en disant brièvement qu’il parcourut toutes ces étapes, dut ferrailler contre la critique à chacune d’entre elles, et connut de multiples corrections, réécritures ou ajouts au fur et à mesure que l’auteur tentait de contourner la censure et de préciser son projet créateur. Le texte de Tess est donc un texte instable, sans cesse revu selon les désirs mais aussi les inhibitions du romancier face à la critique. Après J.T. Laird [10] , les critiques Juliet Grindle et Simon Gatrell se sont spécialisés dans l’étude des divers états du texte au long de ce parcours sinueux [11] , et leurs analyses donnent une idée de l’impressionnant travail de révision auquel Hardy se livra durant toute sa carrière. L’âpreté du combat avec la critique et avec la morale ne doit pas faire oublier, cependant, le véritable succès immédiatement rencontré par l’œuvre auprès du grand public : la première impression — limitée à mille exemplaires il est vrai — fut épuisée en un mois [12] , après quoi l’œuvre connut de multiples réimpressions : 17 000 exemplaires avaient été vendus avant la fin de l’année 1892…

C’est l’éditeur Tillotson qui, après le succès des Forestiers, avait approché Hardy pour lui demander un nouveau feuilleton. Celui-ci se mit au travail sur un manuscrit d’abord intitulé The Body and Soul of Sue (ou Sue, corps et âme), titre évidemment trop explicite au regard des exigences morales des magazines (mais il est à noter que Hardy réutilisa le nom de Sue pour son personnage de femme libérée, dans Jude the Obscure). Il envisagea ensuite le titre Too Late, Beloved (ou Trop tard, ma bien-aimée), qui place l’accent sur la perpétuelle non concordance entre les êtres — quoique sur un ton plus mélodramatique que tragique, à ce stade encore embryonnaire du développement du roman. A la fin de sa vie, Hardy confia aussi qu’il aurait volontiers intitulé l’œuvre Tess of the Hardys, en réminiscence de la longue lignée de sa propre famille, si la référence n’avait paru trop personnelle [13] . Une anecdote donne effectivement comme source au roman la révélation soudaine de la déchéance de la famille Hardy, auparavant très respectable. L’héroïne, un temps prénommée Sis (ou Cis), puis Sue puis Rose-Mary, prend enfin le nom de Tess, condensation familière d’un bien plus chrétien Teresa — et ce passage du prénom chrétien à une forme populaire pourrait peut-être aussi être interprété dans le cadre des positions critiques de Hardy.

Arrivé à mi parcours environ de sa rédaction, Hardy soumit le manuscrit à Tillotson, qui ne put évidemment que se récrier devant le sujet de la jeune fille séduite. Hardy refusant de se soumettre aux modifications qui lui étaient demandées, le contrat fut rompu, et l’auteur se mit à la recherche d’un nouvel éditeur. Après avoir essuyé des refus de la part de Murray’s Magazine, puis de Macmillan’s, il se tourna vers The Graphic, qui accepta le roman en posant de rudes conditions : les épisodes les plus offensants devaient être supprimés, ou bien encore publiés séparément, comme aventures de personnages anonymes. Se pliant à ces demandes, Hardy fit paraître la scène du baptême de l’enfant de Tess (qui forme l’essentiel du chapitre XIV dans le roman) dans The Fortnightly Review, en mai 1891, sous le titre « The Midnight Baptism », assorti du sous-titre provocateur « A Study in Christianity » (ou « Etude des pratiques — ou des mœurs — chrétiennes »). De façon aujourd’hui révélatrice, c’est cet épisode — alors perçu comme l’un des plus critiques du roman — qui trouva le premier son chemin vers le public sous forme imprimée, avant même le début de la publication feuilletonnée du roman…

La seconde scène expurgée est la scène capitale qui couvre dans le roman les chapitres X et XI, et où, quittant les danses endiablées du samedi soir dans la grange de Chaseborough, Tess trouve un bien dangereux refuge dans les bras d’Alec. Cette seconde scène fut quant à elle publiée dans The National Observer le 4 octobre 1891, sous le titre lui aussi fort ironique « Saturday Night in Arcady » (« Un samedi soir dans les jardins d’Arcadie »).

Parallèlement, la séduction, telle qu’elle apparaît quant à elle dans le feuilleton, était retravaillée pour souligner l’innocence de Tess ; et ces nouveaux développements n’évitaient pas les recours faciles et artificiels du mélodrame et du roman à sensation : Alec faisait ainsi croire à Tess à un mariage factice, lui présentant une fausse licence de mariage, contrefaite par un ami ; et de surcroît la droguait pour pouvoir abuser d’elle… Les exigences de la pudeur ne s’arrêtaient pas là, et allaient se loger dans des détails qui paraissent désormais burlesques : ainsi l’on prêtait à Angel une brouette, de manière à ce qu’il n’ait pas à prendre les jeunes filles dans ses bras, dans la scène où il doit leur porter secours pour traverser le chemin vicinal inondé… C’est en effet la morale, et avant tout la religion qui l’édictait, qu’il s’agissait de préserver soigneusement : aussi la discussion avec le peintre de versets bibliques, qui donne à Tess l’occasion d’exprimer quelques doutes sur le bien-fondé comme sur les effets des Dix Commandements (chapitre XII, voir traduction française p. 111), disparut-elle discrètement. Il n’était pas question non plus de la proposition, faite par Angel à Izz Huett peu après la faillite de son mariage, de l’accompagner au Brésil — qui aurait fait de lui un dangereux bigame... On faisait tout enfin pour épargner les susceptibilités, dans cette version destinée au grand public : Alec s’y montrait largement moins prolixe en jurons ; et la découverte du meurtre d’Alec par Mrs Brooks était rendue moins violente, la tache de sang étant pour ainsi dire effacée du texte [14] … Ce ne sont là que les plus frappantes des multiples retouches apportées au texte original pour la publication en feuilleton ; mais malgré celles-ci, les critiques n’épargnèrent pas le roman. Mowbray Morris, éditeur de Macmillan’s Magazine écrivit une revue peu enthousiaste, avant de dénoncer plus directement, dans The Quarterly Review, « une histoire grossière et désagréable racontée de façon grossière et désagréable ». [15]

Au-delà de ces détails, il peut être utile de s’attarder un instant sur les deux scènes expurgées, si l’on veut saisir toute leur puissance d’ébranlement [16] . L’une en effet s’en prenait aux principes de la morale, l’autre à ceux, plus intouchables encore, de la religion. La version de la séduction, telle qu’elle fut retouchée pour sa publication sous forme de brève nouvelle indépendante, dans The National Observer, tire l’épisode vers le message social, puisque les personnages y deviennent de simples fonctions : la jeune fille y est nommée « Big Beauty », ou encore — symptomatiquement ! — « la jeune fille en rose », ou « la jeune fille à la robe rose ». Et elle se voit séduite par « le fils de son employeur », qui reste anonyme tout du long. L’intrigue prend le pas sur la description, qui disparaît largement dans cette version condensant les deux chapitres X et XI, c’est-à-dire la danse de Chaseborough et l’épisode de la séduction. Disparaissent également les errances d’Alec et de Tess, égarés dans la forêt, ainsi que l’évocation de Tess endormie, des larmes encore accrochées à ses cils, comme pour témoigner de son combat intérieur. La tonalité de l’épisode est ainsi radicalement modifiée, et les tourments de l’âme gommés au profit des seuls faits, puisque la nouvelle montre le couple disparaissant brusquement pour réapparaître mystérieusement le matin suivant, après une brève ellipse, qui est bien moins soulignée que dans le roman, car elle ne sert plus de césure entre deux chapitre mais est prise dans le flux du texte. La fin du chapitre de cette « nouvelle » improvisée insiste sur le nouveau regard, plus proche et plus déférent, de la jeune fille envers son « maître » ; et suggère enfin, dans une conclusion lapidaire, le cynique abandon de celui-ci. S’en tenant aux seuls faits, dans un style paratactique et froid, l’épisode devient parabole. Ceci en vérité s’annonce dès le titre, où les prosaïques danses du samedi soir viennent s’entrechoquer avec la référence à l’Arcadie pour suggérer l’antiphrase et créer l’ironie…

Mais cette version retravaillée pour les besoins de la morale éclaire en retour la richesse du même épisode, tel qu’il fut restitué dès la première publication du roman en un volume, chez Osgood McIlvaine, en novembre 1891 — et tel qu’il peut donc se lire aujourd’hui dans le roman. Cette restitution elle-même, il faut le préciser, n’était pas complète : l’épisode de la « séduction » était effectivement réintroduit, mais les danses littéralement « endiablées », dans la grange de Chaseborough, ne furent replacées dans le texte qu’en 1912, lors de la conception de l’édition des œuvres complètes de Hardy… Or dans cette version de 1891, partiellement rétablie seulement, le climat troublant de la forêt laisse planer le doute sur la véritable nature de l’événement : aux larmes et aux soupirs de Tess, Hardy prend soin d’ajouter quelque temps après (au chapitre XIV) l’évocation des pleurs entendus ce soir là par des villageois dans les bois de la Chasse. Mais cette suggestion possible du viol est à son tour contrebalancée par la douceur de l’atmosphère, l’indifférence générale de la forêt où sautillent tranquillement les animaux, et l’image d’une Tess quasiment offerte, dans son sommeil. D’autre part, avec une simple phrase sur la « faiblesse de caractère [et donc la passivité, ou le manque de droiture] qui est un trait de famille », Hardy fait pencher l’interprétation vers l’idée évolutionniste d’une forme de déterminisme génétique ou familial, d’une sorte de fatalité biologique qui condamne Tess à l’erreur, et lui dénie en partie son innocence. Et il faut noter, à nouveau, que cette allusion à la « légère imprévoyance de caractère qu’elle tenait de sa race » (121) avait disparu de la nouvelle publiée The National Observer : si l’idée du viol était déjà suffisamment offensante, on imagine aisément ce que pouvait être la suggestion d’un rapport plus ambigu, fait de consentement — direct ou forcé —, de désir et de résistance tout à la fois… C’est aussi pourquoi, sans doute, il restait inconcevable d’ajouter à ce tableau l’épisode des danses dionysiaques de la grange de Chaseborough : lorsque les danseurs ivres, comparés à des silènes, des satyres et autres figures priapiques, se mettent à tituber et à tomber enlacés dans la sciure grossière (p. 93), c’est toute l’atmosphère bon enfant d’une soirée de village qui bascule vers une sorte de déchaînement orgiaque, voilé seulement par la nébulosité ambiante... Dès lors, il n’est plus possible de lire la séduction comme épisode innocent : car l’on a entrevu toute la violence potentielle d’une sensualité débridée, dont l’auteur se plaît à souligner l’accord étrange avec une Nature aussi bienveillante qu’amorale (pp. 94-95).

Jouant sur un tout autre plan, la scène du baptême pousse la provocation plus loin encore, en attentant à un certain sens du sacré ; mais cette fois l’épisode, qui fit l’objet d’une publication indépendante dans The Fortnightly Review, réussit à peine à déguiser la gravité des accusations de l’auteur. Pourtant Hardy [17] coupe largement les paragraphes initialement conçus en défense de son héroïne, qui seront eux aussi rétablis dans le texte publié en un volume. Dans le roman, le chapitre présente en effet les villageois fatalistes, compatissant sur le sort de Tess : leur dialogue œuvre en un sens à exonérer l’héroïne de la faute, en soulignant bien l’ironie du sort qui menace les jolies filles alors que les autres, elles, sont rendues aussi inviolables qu’un sanctuaire par leur laideur (121) ! Nul ne saurait ignorer ici l’allusion qui fait du lieu sacré le repère des plus mal loties… De façon révélatrice, une intervention narratoriale enflammée se fait, à ce point du texte, l’écho immédiat de ces propos apitoyés des villageois : « C’était mille fois dommage en vérité » (121). L’exclamation prélude à une longue description attendrie, presque amoureuse même, du visage et des yeux de Tess. Le chapitre XIV s’agence ainsi en deux volets : une longue défense de Tess et des forces de la vie qui la poussent tout naturellement à quitter sa retraite après la naissance de son enfant et à reprendre une existence sociale, en cette saison de moissons où la jeune fille fête ses retrouvailles avec le monde, sous le signe de la fertilité (121-122) ; puis les détails du baptême nocturne de son enfant, et de l’entrevue avec le pasteur. Et l’on ne peut s’empêcher de voir dans cette structure en deux temps une opposition implicite entre le mouvement vital de la nature qui porte Tess vers une promesse de renaissance, et les forces mortifères de la loi religieuse…

Or ces quelques paragraphes en défense de l’héroïne et des forces de la vie disparurent dans la version publiée sous forme de brève nouvelle indépendante dans The Fornightly Review. Comme l’épisode des danses et de la séduction, le passage se voit largement condensé. En coupant le dialogue attendri des villageois, ainsi que l’exclamation apitoyée du narrateur, et la description amoureuse des yeux de Tess, cette version supprime tout appel à la compassion du lecteur envers la jeune fille fautive, devenue « Sis » (l’un des prénoms sur lesquels Hardy avait hésité au moment de la conception de l’œuvre). Curieusement pourtant, l’attaque envers la religion reste vive, dans cette version adaptée au grand public : la fin du chapitre reste inchangée, décrivant le baptême improvisé puis la tentative infructueuse de faire appel à l’aide du pasteur. Comme dans le roman, la scène de cette brève « nouvelle » oppose la lecture naïve mais vibrante, voire presque mystique, que Sis (/Tess) fait des Ecritures, à la servile observation du dogme qui tue jusqu’aux élans de compassion du pasteur. La seule différence est que le pasteur se justifie alors en invoquant la pression de l’opinion de l’opinion publique, et notamment de ses paroissiens : « I must not—for parochial reasons » (là où le roman quant à lui se contente d’invoquer plus vaguement « certain reasons »). La légère modification cherche peut-être à suggérer que le pasteur est victime des préjugés de la société, plus que des principes implacables de sa propre religion, désincarnée. Mais comme dans le roman, le passage oppose les élans presque mystiques de la jeune fille transfigurée par sa simple foi, à la sécheresse du dialogue avec le pasteur, raidi dans ses principes, vidé de toute humanité.

Il est donc frappant que, dans cet épisode remanié pour la publication en « nouvelle » indépendante, Hardy n’ait pas tenté d’atténuer ce sévère réquisitoire contre une religion intolérante. Car il faut s’imaginer la violence que pouvaient alors avoir les mots d’une jeune fille lançant au visage de l’homme de religion « je ne vous aime pas, je ne mettrai jamais plus les pieds dans votre église » [18] (128) – répartie inchangée pour la publication en magazine... Même prononcés dans un mouvement de passion, ces mots entrouvraient aux lecteurs l’horrifiante possibilité de la révolte contre le dogme. Ils dévoilaient aussi, indirectement, les doutes de l’auteur lui-même, qui affirmait à cette période qu’il avait passé sa vie à rechercher Dieu et que, si celui-ci avait existé, il l’aurait déjà trouvé… Le regard cynique qu’il pose sur cette religion de la répression et du « Chagrin » (c’est là le nom donné par Tess à son enfant) se découvre entièrement dans le paragraphe de conclusion du chapitre, qui dénonce le sort fait aux nouveaux-nés innocents, abandonnés aux orties dans le même coin de cimetière que les pires réprouvés de la société. Et l’on peut se demander si Hardy a consciemment inventé le jeu de mots qui fait résonner la menace sur la tombe de l’enfant, dans la marque du pot de marmelade où Tess plante tendrement quelques fleurs : car le nom « keelwell » n’est pas si loin d’un « kill well » (allusion à ce qui « tue bien » ?) qui pourrait référer à des principes moraux assassins… Contrairement à la scène de la séduction, l’épisode du baptême publié indépendamment du feuilleton gardait donc une grande puissance de dénonciation ; il faut en conclure que la gamme de sensibilités était très ouverte, dans le panorama des magazines et revues de l’époque, des plus prudes, qui imposaient une sévère censure, aux plus libérales, qui permettaient l’expression des doutes et des colères ailleurs interdits…

III. Entre attaque et défense : les éléments du paratexte

On comprend mieux, au regard de ces deux textes et de leurs troublantes réécritures, la puissance de subversion, ou du moins d’interrogation, du roman tout entier. Les critiques contemporains ne s’y trompèrent pas, qui fustigèrent la piètre moralité de Hardy. Celui-ci en retour tenta de se défendre, non pas par des réponses ouvertes, mais en entourant plutôt son texte d’un abondant paratexte, notamment de tout un jeu de préfaces dans lesquelles il tentait de préciser ses intentions et de désamorcer la controverse. Parcouru aujourd’hui linéairement, ce paratexte livre lui aussi certains des détails de l’affrontement d’idées auquel le roman donna lieu. Cet exercice de lecture est rendu d’autant plus nécessaire que la traduction française omet un certain nombre de ces éléments signifiants : si le titre, le sous-titre et l’épigraphe sont bien conservés, la présentation du nom de l’auteur en revanche est modifiée, les préfaces n’apparaissent nulle part, et la carte du Wessex est omise. Or c’est bien l’ensemble de ces éléments paratextuels qui font sens, dans l’édition anglaise. [19]

La page de titre présente, dans le texte original, « Tess of the d’Urbervilles — a pure woman, faithfully presented by Thomas Hardy ». Ce titre résume à lui seul toute l’intrigue, voire la tragédie à venir. Imaginé sur la base du nom « Turbervilles », un patronyme trouvé au hasard des lectures de Hardy dans les chroniques de la région, Tess of the d’Urbervilles place l’accent sur la lignée et sa fatale emprise sur l’individu, grâce au jeu d’opposition entre le prénom singulier et le pluriel du nom de famille (puisque le nom propre dans la langue anglaise prend la marque du pluriel). Le tout est renforcé par la dénotation de l’appartenance qui, note Annie Ramel [20] , se voit redoublée, étant exprimée une fois en anglais (« of the… »), une fois en français dans la préposition de « d’Urbervilles ». En condensant le tout en une simple Tess d’Urberville, la traduction française gomme hélas cette insistance sur l’enfermement de l’être dans le destin familial, ou l’inclusion du singulier dans un pluriel. Une traduction plus suggestive, quoique largement moins euphonique aurait consisté à l’appeler « Tess des d’Urberville », « Tess, héritière des d’Urberville », « Tess, issue de la famille d’Urberville » (mais ces gloses évidemment ne sont plus des traductions, ce sont déjà des explications de texte…)

Suivant immédiatement ce titre, c’est le sous-titre, qui fait de Tess « une femme pure », qui attire l’attention sur cette page de titre, et qui déclencha l’ire. Il fallait que Hardy fût très provocateur, ou plus probablement, très naïf, pour oser ce sous-titre, qui fut ajouté par une pensée d’après-coup au moment de la publication en un volume. Car ce n’était rien encore de qualifier de « femme pure » une jeune fille séduite ; mais celle-ci était criminelle de surcroît… Seymour-Smith, dans sa biographie, relève le paradoxe de l’affirmation, et va jusqu’à renverser celle-ci : loin que l’exécution de Tess rétablisse la justice en la condamnant pour son crime, suggère-t-il, c’est plutôt Alec qui doit être exécuté pour ses fautes ; le véritable crime étant le sort que la société réserve à Tess [21] … L’hypothèse n’est pas inintéressante, et montre à quel point le sous-titre permet de questionner tout un système de valeurs. Les critiques de l’époque, menés par Mowbray Morris, ne le virent pas de cet œil… Hardy tenta maladroitement de se défendre, en affirmant que ces « ces gens ignoraient le sens du mot ‘pur’ dans la Nature » [22] , soulignant ainsi l’un des thèmes majeurs du roman, qui est l’opposition entre la soi sociale, arbitraire et en dernier recours destructrice, et la loi de la Nature, qui est celle des instincts et du désir. Hardy aurait confié à un ami, à la fin de sa vie, que le roman avait été conçu volontairement comme plaidoyer, peut-être un peu forcé, en faveur de la femme abusée : « au fond, on pouvait douter de cette pureté — mais enfin il fallait bien prendre sa défense aux yeux du monde » (« one was making out a case for her before the world » [23] ). C’est donc aussi pour lutter contre les immobilismes de sa société que Hardy force le trait.

Là ne s’arrêtait pas, pourtant, l’affirmation polémique. Car par un artifice, le nom de l’auteur s’enchaînait logiquement à ce sous-titre, pour introduire dans la même séquence « une femme pure, fidèlement présentée par Thomas Hardy ». Dans cet enchaînement, l’identité de l’auteur se trouvait paradoxalement placée sur le même plan que la fiction. Ou plus exactement, il semblait que Hardy ne soit plus créateur mais se pose en simple historien relatant des faits réels, ou en chroniqueur s’effaçant derrière l’histoire — et l’on sait que cette position neutre du chroniqueur est l’une des tentations de la voix narratoriale… Ou était-ce encore que Hardy tentait de se disculper en déclinant toute responsabilité ? « Toute ressemblance avec des faits ou des personnes ayant réellement existé » aurait effectivement tendu à prouver que l’imagination personnelle n’avait eu que peu de part dans les événements rapportés… C’est là le début d’une hésitation entre le monde référentiel et l’univers créé par Hardy, qu’entretient tout le paratexte à la suite de cette page de titre. On sait que, comme certains auteurs qui s’absorbèrent dans leur monde de fiction, Hardy parlait souvent de Tess comme d’une femme réelle, qu’il eût connue. C’est ce que suggère, quand s’entend sa voix, lors du baptême de Chagrin, le frappant décrochement temporel qui projette brusquement le lecteur de l’imparfait de la description physique au futur de la prédiction : Tess récite alors les paroles de la Bible sur « cette note ténue et vibrante que prenait sa voix quand elle mettait tout son cœur dans ce qu’elle disait, et que n’oublieront jamais ceux qui l’ont connue » (126, c’est moi qui souligne).

A ces suggestions contradictoires qui faisaient vaciller le lecteur entre réel et fiction, la page de titre ajoutait un dernier élément, sous la forme de l’épigraphe tirée des Deux Gentilshommes de Vérone (I, 2, ll. 115-16) : « Pauvre nom blessé ! Mon sein comme un lit t’abritera » (ou, dans la traduction de François-Victor Hugo, « Je veux te donner un lit dans mon sein »). Dans la pièce de Shakespeare, Julia, dame de Vérone amoureuse de Protée, a ostensiblement déchiré, sous les yeux de sa servante Lucetta, une lettre de déclaration de son amoureux, de manière à écarter tout soupçon ; mais dès le départ de Lucetta, elle s’empresse de ramasser amoureusement les fragments épars de la lettre et de les serrer sur son cœur… Il est évident que ce « pauvre nom brisé » sur lequel il faut s’apitoyer dans le roman, c’est celui des d’Urbervilles, corrompu au fil des siècles en Durbeyfield, et que nul effort ne peut restaurer en sa splendeur. Les analyses d’Annie Ramel ont sondé les multiples implications de ce jeu sur le Nom du Père [24] . Mais au-delà, ces fragments d’une écriture blessée peuvent aussi référer, plus indirectement, au sort fait au roman par les éditeurs, puisque le texte en fut littéralement découpé en pièces. L’épigraphe peut donc également se lire comme référence indirecte à la censure…

Ce n’est là que l’une des dénonciations implicites, partout à l’œuvre dans ce paratexte ; et il faudrait faire large cas des Préfaces aux éditions successives des romans qui, dans les publications contemporaines anglo-saxonnes, se trouvent toutes placées entre la page de titre et le texte, multipliant les caveat et les tentatives de défense de l’auteur. Référant explicitement aux scènes expurgées puis rétablies lors de l’édition en un volume, Hardy parle de son roman comme d’un tronc séparé de ses membres [25] , image physique du démembrement ou du déchirement qui rappelle celle de l’épigraphe — et exprime toute la violence ressentie par l’auteur devant le traitement infligé à son œuvre…

Un ultime élément, mais non des moindres, est la carte du Wessex qui fut ajoutée en frontispice dans tous les romans de l’édition dite « du Wessex » à partir de 1911. Ayant pour but avoué de présenter le territoire « des romans et des poèmes du Wessex », comme l’annonce un cartouche situé au haut de l’image (« Map of the Wessex of the Novels and Poems »), la carte mêle en fait noms de lieux réels et noms de lieux fictifs, en prenant soin d’écrire ces derniers en italiques. Loin de permettre l’entrée définitive dans le territoire imaginaire des romans, cette carte joue donc plutôt comme interface, comme espace d’échange, et d’hésitation, entre le réel et la fiction. Ce faisant, elle jette le trouble sur les frontières entre les deux, et maintient l’ambiguïté déjà rendue sensible par les autres éléments de cette page de titre. Dans cette tension partout perceptible en cette première page se perçoivent les deux tentations opposées de Hardy : celle du parfait réalisme, ou celle du poète créant son propre monde.

*

Plus encore que certains chefs d’œuvres très cohérents, à la tonalité plus unifiée, Tess d’Urberville peut sans doute se lire de mille manières. Assurément, on peut s’attacher à l’intrigue et à ses rebondissements mélodramatiques, mais on sera vite exaspéré par les retournements de situation trop théâtraux, et par le recours trop évident aux astuces du roman à sensation... Mais il est une autre manière de penser le roman de Hardy, comme œuvre de transition entre l’âge victorien et la modernité. Car tout en restant imprégné des procédés traditionnels, Hardy place aussi la réflexion sur le plan formel. Qu’il utilise, pour parler métaphoriquement de la défloraison de Tess, la métaphore de la page vierge sur laquelle le destin se voit tracé d’une écriture grossière, révèle sa conscience aiguë des enjeux et des moyens de l’écriture. La censure, de même que les critiques adressées à l’œuvre, ne pouvaient que le rendre sensible à cette question de l’écriture même. Et s’il est aujourd’hui possible de hasarder des lectures « post-modernes » de Tess, comme le fait brillamment Peter Widdowson [26] dans le sillage des analyses déconstructionnistes de Joseph Hillis Miller [27] , c’est que le texte, traversé de voix contradictoires, et de part en part troué de blancs (avec les ellipses répétées qui laissent dans le silence les scènes de la séduction, de la confession de Tess, du meurtre d’Alec et, dans une certaine mesure, de la pendaison de Tess), se prête à cette lecture plurielle, sans cesse renouvelée.

Notes

  • [1]

    Thomas Hardy, Tess of the d’Urbervilles, critical edition and introduction by John Paul Riquelme, Boston & New York : Bedford/StMartin, 1998.

  • [2]

    Virginia Woolf, “The Novels of Thomas Hardy” [1928], in R.P. Draper, Hardy : The Tragic Novels, London : Macmillan, 1986 (1rst pub. 1975), pp. 73-79.

  • [3]

    D.H. Lawrence, “The Real Tragedy” [1914], in Draper, op. cit., pp. 64-72.

  • [4]

    Les références données pour le texte français renvoient à la traduction de Madeleine Rolland [1939] dans l’édition du Livre de poche, Paris, 1995.

  • [5]

    Il faut noter à ce propos que la traduction française ne rend pas tout à fait compte de ces inégalités stylistiques, notamment de certains latinismes qui font saillance dans la langue anglaise, et « lisse » largement le texte. Les différences de relief entre dialecte et anglais classique sont également largement aplanies ; toute une étude mériterait évidemment d’être conduite sur cette traduction.

  • [6]

    On trouvera des extraits de ces textes cardinaux dans Draper, op. cit.

  • [7]

    Cf. Isabelle Gadoin, « Tess of the d’Urbervilles, du roman à l’écran : les ambiguïtés du point de vue », Cahiers Victoriens et Edouardiens n°64 (« Texte et image à l’époque victorienne »), oct. 2006, pp. 137-161.

  • [8]

    Cette (auto)-biographie déguisée a été rééditée sous le titre légèrement énigmatique The Life and Work of Thomas Hardy by Thomas Hardy — edited by Michael Millgate… London : Macmillan, 1989 [1rst publ. 1928-30].

  • [9]

    Sur le rôle joué par Cockerell dans ces dernières années de la vie de Hardy, et aussi sur la personnalité complexe de l’auteur, voir Claire Tomalin, qui sait rendre compte des contradictions et des complexités du personnage : Thomas Hardy : The Time-Torn Man, Harmondsworth : Penguin, 2006.

  • [10]

    J.T. Laird, The Shaping of Tess of the d’Urbervilles, Oxford : Clarendon Press, 1975.

  • [11]

    Thomas Hardy, Tess of the d’Urbervilles, Juliet Grindle and Simon Gatrell (eds.), Oxford : Clarendon Press, 1983. Cette excellente édition du texte rend compte de toutes les variantes, et est assortie d’une longue introduction qui suit tous les aléas des diverses publications.

  • [12]

    Voir à ce sujet Grindle et Gatrell, op. cit., pp. 16-24.

  • [13]

    Martin Seymour-Smith, Hardy : A Biography, New York : St Martin’s Press, 1994, p. 403.

  • [14]

    Voir sur tous ces points l’édition de Grindle et Gatrell.

  • [15]

    Seymour-Smith, op. cit., p. 413.

  • [16]

    On peut lire ces deux scènes, telles qu’elles furent publiées séparément, dans l’édition de Juliet Grindle et Simon Gatrell déjà mentionnée (cf. note 11), en Appendice I (« Saturday Night in Arcady », pp. 543-551) et Appendice II (« The Midnight Baptism », pp. 553-559).

  • [17]

    Il faut préciser en fait qu’il reste difficile de savoir, en l’absence de preuves annotées, dans quelle mesure ces modifications du texte sont dues à Hardy lui-même, le comité éditorial du magazine ayant pu contribuer largement à ce travail de censure.

  • [18]

    Je m’éloigne de la traduction trop soutenue du Livre de Poche, en proposant une expression familière, pour tenter de rendre la violence explosive de la réplique de Tess en anglais, marquée par son retour à l’utilisation populaire de la double négation : « I’ll never come to your church no more ».

  • [19]

    On pourra consulter par exemple l’édition Oxford World’s Classics, où apparaissent tous ces éléments — quoique la carte du Wessex y soit placée en ouverture de volume, avant même l’introduction et les remarques sur le texte.

  • [20]

    Annie Ramel, “L’un distinct ou l’indistinct ? Le destin tragique de Tess”. Cahiers Victoriens et Edouardiens, Montpellier, vol. 35, April 1992, pp. 201-16. Voir aussi “The Other in Tess of the D’Urbervilles : the Alter/Altar of Sacrifice”. Ranam, Recherches anglaises et nord-américaines, vol. 36, n°1, 2003, pp. 99-109.

  • [21]

    Seymour-Smith, op. cit., p. 434.

  • [22]

    Ibid., p. 429.

  • [23]

    Ibid., p. 395.

  • [24]

    Annie Ramel, “’Poor Wounded Name : Le Nom blessé dans Tess of the D’Urbervilles”. Etudes Anglaises, vol. 44, no. 4, October 1991, pp. 386-98.

  • [25]

    Note à la première édition, novembre 1891.

  • [26]

    Peter Widdowson, “’Moments of Vision : Post-Modernising Tess ; or Tess of the D’Urbervilles faithfully presented by Peter Widdowson”, in Charles C. Pettit, New Perspectives on Thomas Hardy, 1994. London : Macmillan, 1994, pp. 80-100.

  • [27]

    Joseph Hillis Miller, Thomas Hardy : Distance and Desir, London : Oxford UP, 1970. Voir aussi “Tess: Repetition as Immanent Design”, in Fiction and Repetition in Seven English Novels. Oxford : Basil Blackwell, 1982.