Actes & Volumes collectifs

La singularité commune dans Le Vice-Consul de Marguerite Duras : entre solitude et communauté

ARTICLE

J’ouvrirai cette communication par une contextualisation du sujet de ce programme d’agrégation dans le champ de la pensée contemporaine. Il ne me semble pas anodin en effet de l’avoir proposé en cette période marquée depuis un certain nombre d’années par une résurgence et un renouvellement de la pensée de la communauté. Cette dernière se rattache par ailleurs à l’émergence d’une réflexion nouvelle sur le collectif : sur les notions d’identité et de sujet collectif, d’une part (et je pense là notamment aux travaux de Tristan Garcia [1] et de Marielle Macé [2] sur la question du « nous »), mais aussi, d’autre part, sur l’évolution actuelle des modes d’organisation du collectif. Réflexion qui devient de plus en plus urgente selon le chercheur Yves Citton [3] « au fur et à mesure que nos modes d’interaction et d’interdépendance se complexifient, s’intensifient et se diversifient [4] » : ce que le philosophe Dominique Quessada qualifie de « régime d’inséparation », définitoire selon lui du contemporain (voir citation 1). Nous entrerions ainsi, dit Quessada, dans une ère du « postindividualisme », signant « la fin proche d’une possibilité de penser l’individualisme comme modèle viable de l’homme [5] ».

L’évolution de la réflexion sur la communauté, qui se rattache pour partie depuis quelques années à la question du collectif et à la notion de commun, constitue me semble-t-il l’un des fils rouges qui conduit le passage de ce que d’aucuns pourraient nommer la postmodernité à l’ère du contemporain, en venant interroger la toute-puissance de l’individu sur laquelle s’est construite la modernité occidentale depuis la fin de la Renaissance.

Je proposerai donc dans un premier temps un très bref parcours de l’évolution de cette pensée, en m’intéressant aux notions de singularité et de commun qu’elle mobilise tout particulièrement : notions que j’ai retenues pour ma lecture du Vice-Consul, que je présenterai dans le second temps de cet exposé. Il faut évidemment se garder du risque d’anachronisme, mais il me semble, malgré tout, que bien des éléments de la réflexion menée ces dernières années sur la question de la communauté constituent des points d’accroche intéressants ici.

Communauté et singularité

À la fin des années 70, il est apparu nécessaire à un certain nombre de penseurs et d’intellectuels de repenser la notion de communauté. À cela trois raisons essentielles :

  • l’effondrement progressif du communisme
  • le triste constat de l’échec d’un certain nombre d’utopies communautaires qui avaient conduit à des idéologies et/ou des régimes totalitaires
  • l’effervescence culturelle et idéologique qui avait mobilisé dans les années 60-70, années communautaires par excellence, « toutes les sémantiques du “commun”, du “cum”, de l’ “avec” ou de l’ “ensemble” [6] ».

Trois sujets qui ont touché de près Marguerite Duras. L’on peut dire aussi que dès les années 60, avant même les premiers écrits théoriques et philosophiques sur la communauté, notamment ceux de Jean-Luc Nancy, se manifeste dans le débat social, politique et intellectuel une sensibilité à cette question, au moment, donc, où Duras écrit Le Vice-Consul.

En 1983, dans un article pour le dossier de la revue Aléa intitulé « La communauté, le nombre », dirigé par Jean-Christophe Bailly, Jean-Luc Nancy fait cette proposition d’une « communauté désœuvrée », dont la pensée dissocierait « l’idée de “communauté” de toute projection dans une œuvre faite ou à faire – un État, une Nation, un Peuple ou Le Peuple en tant que figures dûment ouvragées et dressées sur la place publique [7] ». Il oriente alors la pensée de la communauté vers une dimension plus nettement ontologique, et cherche à en proposer une conception plus ouverte. Maurice Blanchot, par ailleurs proche du groupe de la rue Saint-Benoît [8] , y répond en partie dans son ouvrage publié la même année, La Communauté inavouable  (y figure notamment ce texte en grande partie consacré à La Maladie de la mort [9] intitulé « La communauté des amants »). Jean-Luc Nancy reprend alors sa réflexion et la développe dans son essai La Communauté désœuvrée, publié en 1986 chez Christian Bourgois (réédité à deux reprises, en 1990 et en 1999).

Si l’on évoque souvent ces premiers écrits comme l’amorce du débat intellectuel qui se noue en France autour de la question de la communauté, il me semble néanmoins utile de rappeler que Roland Barthes, presque exact contemporain de Marguerite Duras (1915-1980), avait déjà évoqué la question dans ses cours proposés au Collège de France en 1976-1977, réunis et publiés en 2002 sous le titre Comment vivre ensemble [10] ? Duras, on le sait, l’appréciait peu. Néanmoins, la réflexion de Barthes me paraît intéressante pour notre sujet. Il y propose un « fantasme » de communauté, qu’il nomme « idiorrythmie », en référence à une lecture de L’Été grec dans lequel Jacques Lacarrière évoque les couvents cénobitiques du mont Athos où les moines vivent « à la fois isolés et reliés à l’intérieur d’une certaine structure [11] ». Quoique rattaché à un mode de vie communautaire, « chaque sujet y a son rythme propre [12] » (d’où le terme « idiorrythmie »). Il y a là pour Roland Barthes un imaginaire possible de la communauté, une « utopie de la communauté », qui règle la distance, l’espace à ménager entre solitude et communauté. Cela relève pour lui de ce qu’il appelle « la délicatesse » : « Délicatesse voudrait dire : distance et égard, absence de poids dans la relation, et cependant, chaleur vive de cette relation [13] ». Se trouvent ainsi articulés le « vivre-ensemble » et le « vivre-seul » : « quelque chose comme une solitude interrompue d’une façon réglée : le paradoxe, la contradiction, l’aporie d’une mise en commun des distances [14] ».

Cette réflexion de Barthes m’intéresse à plusieurs égards. Outre le fait qu’elle mobilise explicitement les termes de notre sujet, « solitude » et « communauté », elle en offre une approche doublement éclairante. D’une part, elle s’en saisit par le prisme de la distance et de l’espace, et les questions de spatialité dans Le Vice-Consul sont riches de sens à cet égard, et d’autre part, elle pose déjà ce qui sera l’une des pierres angulaires du renouvellement de la pensée de la communauté à partir de la fin du vingtième siècle : réfléchir une communauté qui fasse la place à la singularité, qui en pense les modalités d’articulation, et la juste distance qui les relie.

C’est précisément ce vers quoi va s’orienter la pensée de Jean-Luc Nancy, faisant évoluer sa réflexion à la fin des années 90 vers la notion d’« être-pluriel » :

[…] l’existence existe au pluriel, singulièrement plurielle. Par conséquent, le réquisit formel fondamental est au moins celui-ci : que l’« être » n’est pas même présupposable comme le simple singulier que ce nom paraît indiquer. Son singulier est pluriel dans son être même. Il s’en suit donc en outre que non seulement l’être-les-uns-avec-les-autres ne doit pas être compris à partir d’une présupposition sur l’être-un, mais c’est au contraire l’être-un (l’être comme tel, l’être absolu, ou l’ens realissimum) qui ne peut être compris qu’à partir de l’être-les-uns-avec-les-autres. La question que nous nommons encore comme une « question de l’être social » doit constituer en fait la question ontologique [15]

Et vers celle d’« être-avec » :

En effet, j’ai préféré lui [16] substituer peu à peu les expressions disgracieuses d’« être-ensemble », d’« être-en-commun et finalement d’« être-avec ». Il y avait des raisons à ces déplacements et à la résignation, au moins provisoire, à ces disgrâces de langue. De plusieurs côtés je voyais venir les dangers suscités par l’usage du mot « communauté » : sa résonance invinciblement pleine, voire gonflée de substance et d’intériorité, sa référence assez inévitablement chrétienne (communauté spirituelle et fraternelle, communielle) ou plus largement religieuse (communauté juive, communauté de la prière, communauté des croyants –‘umma), son usage à l’appui de prétendues « ethnicités » ne pouvaient que mettre en garde. […]

J’ai donc préféré en venir à concentrer le travail autour de l’« avec » : presque indiscernable du « co-»  de la communauté, il porte pourtant avec lui un indice plus net de l’écartement au cœur de la proximité et de l’intimité. L’« avec » est sec et neutre : ni communion ni atomisation, seulement le partage d’un lieu, tout au plus un contact : un être-ensemble sans assemblage [17] .

Deux notions étroitement indexées à celle de la singularité :

La communauté est faite de l’interruption des singularités ou du suspens que sont les êtres singuliers [18] .

Dans le sillage de cette pensée se déploient depuis des réflexions qui se refusent à toute conception essentialiste ou identitaire de la communauté, davantage fondées sur la notion de manque, communauté à venir ou « communauté négative [19] ». Ainsi Agamben dans son essai La Communauté qui vient [20] (1990) propose-t-il de penser la communauté à partir de la notion de « singularité quelconque » afin d’éviter l’écueil de l’attribut et de la logique identitaire [21] . Cette recherche d’une conceptualisation de la communauté par le manque d’essence prédéfinie, l’appel à se désigner et se reconnaître dans « la communauté de ceux qui sont sans communauté [22] » procède par ailleurs d’une volonté de parer à l’éclatement de nos sociétés contemporaines dites « multiculturelles » en micro-communautés, cédant aux dérives du communautarisme.

On note ainsi une inflexion de la pensée qui se déplace vers l’articulation de l’un avec le multiple et l’altérité. Ce déplacement vient défaire la conception de la communauté totalisante, reposant sur un idéal de communion et de fusion absolus, et conduisant par là-même à une société clivée. Il constitue l’une des caractéristiques majeures de la pensée contemporaine de la communauté, que l’on retrouve aussi bien dans les travaux de l’anthropologue Marc Augé :

[…] il n’y a pas d’autre définition possible de l’individu humain que celle d’un être relationnel existentiellement ouvert, offert, à l’extérieur et à l’altérité [23]

[…] le bien commun et l’idée de communauté sont consubstantiels à l’idée d’humanité [24]

Que dans ceux de Roberto Esposito [25] , Jacques Rancière [26] , ou Yves Citton, qui réfèrent les conditions d’un « être-ensemble » davantage aux notions de dissensus, de multiplicité et d’hétérogénéité qu’à celle de consensus. Ce que Félix Guattari avait posé déjà en 1989 dans Les Trois Écologies :

L’écologie sociale devra travailler à la reconstruction des rapports humains à tous les niveaux du socius. […] Loin de chercher un consensus abêtissant et infantilisant, il s’agira à l’avenir de cultiver le dissensus et la production singulière d’existence [27] .

En conclusion, les trois écologies [environnementale, sociale et mentale] devraient être conçues, d’un même tenant, comme relevant d’une commune discipline éthico-esthétique et comme distinctes les unes des autres du point de vue des pratiques qui les caractérisent. Leurs registres relèvent de ce que j’ai appelé une hétérogenèse, c’est-à-dire de processus continu de re-singularisation. Les individus doivent devenir à la fois solidaires et de plus en plus différents [28] .

Si la notion de communauté est donc aujourd’hui largement mobilisée, tant dans l’espace public et social, que dans le champ de la pensée, elle apparaît éminemment complexe, et semble parfois se dissoudre dans un excès de valences sémantiques. L’on retiendra donc combien la réflexion sur la communauté se déploie à partir d’un champ lexical élargi qui semble vouloir éviter l’écueil d’un sens trop lourdement connoté, et qui déplace la réflexion vers une dénomination a minima, « être-avec », « être-pluriel », « être-ensemble », ou bien encore la forme pronominale du « nous ». C’est aussi en partie pour cette raison que le terme de « commun » se trouve aujourd’hui massivement convoqué : s’inscrivant très fortement dans l’imaginaire social et politique contemporain de ces dernières années, il apparaît crédité d’une forme de neutralité idéologique et d’ouverture sémantique plus large que la notion de communauté (voir l’intéressante mise au point effectuée par le sociologue Christian Laval, citation 10).

Entre solitude et communauté : lecture du Vice-Consul

C’est donc en mobilisant les notions de singularité et de commun que j’ai choisi de lire aujourd’hui Le Vice-Consul. Solitude et communauté : l’on s’interroge bien évidemment sur l’ambivalence sémantique de la copule « et » qui relie les deux termes de notre sujet. La conjonction peut avoir valeur adversative : la solitude face à la communauté, contre la communauté ? Mais elle peut aussi inviter à penser l’articulation des deux termes. De la solitude à la communauté, quelles lignes de partage ? Quelle distance règle l’espace entre solitude et communauté, ainsi que s’interroge Barthes ? Il me semble que l’écriture du Vice-Consul procède de la recherche d’un lieu, un lieu entre solitude et communauté.

Une première lecture du texte invite à envisager l’univers fictionnel du roman comme structuré par une ligne d’opposition entre ce qui constitue l’espace de la communauté, et des figures qui s’en dissocieraient. Calcutta nous est proposé comme une forme abstraite (« une ville du bord du Gange qui sera ici capitale des Indes et nommée Calcutta », p. 35 [29] ), une modélisation, qui cristallise des représentations de la communauté fermée, close sur elle-même et excluante : rappelons-le, « les cercles fermés aux Indes, c’est ça le secret » (p. 103). Se multiplient ainsi les images du cercle (les cercles européens par exemple) et les enceintes (grilles, grillages,…) qui structurent l’espace romanesque, protégeant et séparant la communauté blanche du reste de la ville. La société blanche se trouve elle-même désignée par des termes indéfinis à valeur globalisante qui renvoient à un commun indistinct : « toute l’Inde blanche » par exemple (p. 121),  ou encore le « on » choral de la longue scène du bal. Il y là la mise en scène d’un « comme-un » pour reprendre la formule d’Yves Citton, qui dissout les singularités : l’on parle d’une seule voix, l’on pense comme un seul homme. Représentation que l’on pourrait dire caricaturale de la communauté, qui renvoie par ailleurs la forme communautaire à une structure de pouvoir et d’oppression, et qui n’est évidemment pas sans lien avec l’expérience de la société coloniale vécue par Marguerite Duras pendant son enfance en Indochine, mais aussi celle avec le parti communiste dont elle fut exclue en 1950. Face à ces configurations récurrentes de la clôture de la communauté, l’on trouve celle d’un autre collectif, la « horde dolente » (p. 32) des lépreux, « communauté de ceux qui sont sans communauté » pourrait-on dire, communauté par défaut, amassée sur les bords du Gange, à la marge.

En regard de ces représentations de la communauté, trois figures viennent incarner la solitude : la mendiante, le vice-consul et Anne-Marie Stretter. L’état de solitude qui les caractérise se trouve marqué tout à la fois par l’étrangeté, à soi comme au monde, par le bannissement, et par l’exil (le « regard d’exilée » d’Anne-Marie Stretter, p. 92). Ils sont chacun à leur manière des personnages en errance, comme en cours d’affectation en un lieu, ou, pour reprendre un terme cher à Duras, « déplacés ». Ces caractéristiques par lesquelles se décline leur état de solitude (étrangeté, exil, errance) sont dans l’univers durassien des données ontologiques, des qualités d’être qui se retrouvent chez bon nombre de ses personnages. Elles ont à voir avec l’enfance indochinoise et relèvent pour partie d’une dimension autobiographique (je renvoie là notamment à L’Amant, mais aussi à ce texte publié en 1976, « Les enfants maigres et jaunes », repris dans Outside). Elles sont aussi ce qui sépare ces trois personnages, ou les isole, de la communauté, les place dans une relation de dissidence, et les singularise. Ainsi sont-ils, pour cela, et de façon apparemment paradoxale, des personnages que « on » distingue mal : les notations sont récurrentes à ce sujet dans le texte.

Trois singularités donc qui, par la nature même de la solitude qui les affecte, se trouvent apparentées, assemblées [30] On observe en effet de nombreux effets d’analogie dans la construction des personnages, ce que j’avais étudié assez précisément dans ma thèse consacrée à L’Écriture de l’enfance dans l’œuvre de Marguerite Duras, relevant et analysant ce que j’avais appelé des « effets de rimes » entre les personnages [31] . Si je ne peux en reprendre l’intégralité ici, j’insisterai sur un seul point, mais qui me paraît essentiel, et qui vient construire entre eux une commune singularité. Il s’agit de la lèpre, avec laquelle chacun d’eux a une relation extrêmement forte, quoique sous une forme différente.

Dans l’univers durassien, la lèpre est un motif chargé de symbolisme, lié à l’enfance indochinoise, et qu’elle évoque notamment dans les entretiens des Parleuses [32] . Elle y explique que pour elle, la lèpre est associée à la faim, au colonialisme, mais aussi à l’errance et au bannissement : par la lèpre, dit-elle, « on est en-dehors. On est […] hors-la-loi, hors la société » (p. 209). Ainsi la lèpre se constitue-t-elle dans ses textes comme l’allégorie de l’horreur et de l’invivable du monde : « C’est la concrétisation d’une horreur. C’est l’extrême pointe, on peut pas aller plus loin » (208-209). La lèpre figure symboliquement la douleur insupportable du monde, son injustice. C’est sur cette douleur que le vice-consul révolté tire dans les jardins de Shalimar à Lahore, c’est elle qu’accueille Anne-Marie Stretter en ouvrant les grilles pour nourrir les lépreux [33] , et c’est encore dans cette douleur que se perd définitivement la mendiante en se fondant dans la « horde dolente [34] ». Ainsi, selon les propres mots de Duras face à Xavière Gauthier, « [la mendiante] s’embrase à Calcutta comme le vice-consul s’embrase dans la lèpre. […] Comme Anne-Marie Stretter s’embrase à elle, la mendiante, c’est-à-dire à…, à la faim, à la douleur. Tout ça finit en un seul bloc [35] ».

La lèpre est cependant un motif extrêmement ambivalent. Rappelons cette description qui nous en est proposée à travers le regard de Charles Rossett : « Il croit voir maintenant de quoi ils sont faits, d’une matière friable, et une lymphe claire circule dans leurs corps. Armées d’hommes en son sans plus de forces, hommes de son à cervelles de son, indolores » (p. 165). La lèpre vient ici désigner un état d’insensibilité et d’inexistence, qui constitue alors un mal désirable, un être au monde auquel aspirent, chacun à leur manière, les trois personnages pour continuer d’habiter un monde invivable : ainsi le vice-consul « désire »-t-il la lèpre (p. 131), ainsi la mendiante rejoint-elle finalement Calcutta pour « dormir dans la lèpre » (p. 156), où « rien ne peut plus lui arriver » (p. 157), elle ne ressent plus rien (p. 182). Quant à Anne-Marie Stretter, elle deviendra dans India Song celle qui ne souffre plus, atteinte d’une « lèpre du cœur » (p. 34). L’intimité que les personnages entretiennent avec la lèpre témoigne donc d’un état paradoxal, lié à l’expérience d’une souffrance qui les excède (dans tous les sens du terme), et qui les conduit vers un état d’indifférence, comme « la mort dans une vie en cours […] mais qui ne vous rejoindrait jamais » (p. 174) selon la formule proposée par le vice-consul.

« Instruit[s] de l’existence de la douleur » (p. 191), instruits d’une souffrance irréductible qui interroge le sens du monde et de l’existence, et qui tenaille chaque être humain, ils atteignent chacun ce que l’écrivain Yannick Haenel appelle si justement le « point de solitude » et qu’il définit ainsi dans La Solitude Caravage : « un  lieu vibrant qui en chacun de nous s’accorde à une vérité singulière », « difficilement situable : rien ni personne n’y a accès », « un espace déchirant, difficile à supporter, où nous sommes libres et seuls, indemnes », « absolument uniques [36] . Le point de solitude est ce par quoi se marque l’extrême singularité de ces personnages, cependant qu’ils s’ouvrent par là-même, et par la douleur insolvable qui les réunit, à la part commune, et universelle, de l’humanité. C’est là ce que je désigne par la « singularité commune ». Je reprends cette expression au poète et romancier Charles Juliet. Atteindre la « singularité commune » constitue pour lui le point de fuite de toute écriture, et qui en passe, précisément, par l’expérience d’une extrême souffrance intérieure (ce qu’il reconnaît tout particulièrement dans l’œuvre de Beckett qui a joué un rôle majeur dans son cheminement d’écrivain). Ainsi la « singularité commune » repose, dit-il, sur le passage du « moi » au « soi » :

Il faut quitter le moi pour atteindre le soi, le soi étant une manière d’être, de voir, de sentir, dégagée des limites de l’individuel. Le soi, c’est s’ouvrir à la totalité, à l’universel… Toutefois, je dois préciser que cet universel on ne le vit qu’à travers sa singularité. J’oppose toujours la particularité à la singularité. Le domaine du particulier, c’est l’individuel. Le domaine du singulier, c’est ce que vous avez en propre une fois que vous vous êtes dégagé de votre égocentrisme [37] .

Mêlant poésie et politique, l’allégorie de la lèpre vient donc symboliquement désigner, et délimiter, un espace commun entre les trois personnages, qui procède précisément de cette singularité commune [38] . Un lieu intenable, dont l’autre nom pourrait bien être « Là-hors », le nom même de « l’impossible ». Un lieu commun, aussi, qui suscite le fantasme d’un « nous » : en témoignent les scénarios de rencontres entre les trois personnages qui traversent le récit. Plus exactement de possibles rencontres. Car ces personnages demeurent in fine enfermés dans l’indicible de la douleur : indicible qui résonne dans le seul mot qui demeure à la mendiante, « Battambang », et qui renvoie au lieu natal d’où elle a été chassée, indicible auquel s’affrontent Anne-Marie Stretter et le vice-consul lorsqu’ils dansent ensemble pendant le bal, magnifique scène de reconnaissance de leur singularité commune, et qu’ils tentent de résorber en évoquant précisément la lèpre, qui viendrait conjurer les mots qui partent en poussière (p. 125).

C’est sur cet indicible, ce ravissement de la parole, que s’écrit Le Vice-Consul. Et ce lieu de l’impossible, de l’intenable, ce lieu où tremble la « parole nue qui vient de la souffrance [39] », entre solitude et communauté, l’écrivain le fait sien aussi. Car il est par essence le lieu où s’éprouve le langage dans la recherche d’un sens jamais définitivement assigné, celui où il tremble et se révèle tout à la fois. Il est, comme le dit Yannick Haenel, tout simplement l’espace même de la littérature.

C’est avec les mots de ce dernier que je voudrais conclure, ceux prononcés en ouverture d’une conférence intitulée précisément « Entre solitude et communauté [40] », et qui a en partie déclenché la réflexion proposée au cours de cet exposé. Les premières phrases résonnent en effet étrangement avec Le Vice-Consul. Yannick Haenel amorce tout d’abord sa réflexion par une phrase extraite du journal de Kafka (en date du 29 octobre 1921) : « Dans cette zone frontière entre la solitude et la communauté, je me suis établi davantage que dans la solitude elle-même ». Et il poursuit ainsi :

Entre solitude et communauté, cet intervalle désigne le lieu du déchirement politique, un entre-deux où scintille à la fois l’espérance d’une terre d’accueil et l’endurance d’un exil. Cette frange intermédiaire, cette bordure étroite sur laquelle sans pouvoir y loger se tient l’étranger, l’autre ou celui qui est en nous, celui qui vient d’ailleurs et qui n’habite nulle part. […]

Entre solitude et communauté, c’est donc un lieu qui déborde la politique. Le lieu d’un combat et d’un murmure, un foyer d’intensité où se découvre une parole. Cette zone frontière dont parle Kafka, n’est-elle pas le lieu invisible, brûlant, où la parole illumine et révèle, où elle vous traverse depuis le temps ? Alors ce n’est plus seulement un désert, une terre de désolation, mais un royaume. Le royaume est le contraire de la société, c’est ce que j’appelle la littérature.

Notes

  • [1]

    Tristan Garcia, Nous, 2016.

  • [2]

    Nos cabanes, Verdier, 2019, et « Nous », Critique, n° 841-842, juin-juillet 2017.

  • [3]

    Professeur en Littérature et medias à l’Université Paris VIII.

  • [4]

    Yves Citton, Dominique Quessada, « Du commun au comme-un », Multitudes, n° 45, 201, p. 15.

  • [5]

    Dominique Quessada, L’Inséparé – Essai sur un monde sans Autre, PUF, coll. « Perspectives critiques », p. 12-13.

  • [6]

    Jean-Luc Nancy, La Communauté désavouée, Paris, Galilée, 2014, p. 14.

  • [7]

    Ibid., p. 154. Dans La Communauté désavouée, Jean-Luc Nancy s’attarde en effet assez longuement sur le contexte de cette année 1983, et notamment sur les échanges avec Maurice Blanchot qui lui permettront de préciser la notion de « communauté désœuvrée ». Il en propose ainsi une reformulation qui résonne avec la sémantique blanchotienne : « mouvement de l’œuvre qui l’ouvre au-delà d’elle-même, qui ne la laisse pas s’accomplir en un sens achevé mais l’ouvre à l’absentement de son sens ou du sens en général. Le désœuvrement est ce par quoi l’œuvre n’appartient pas à l’ordre de l’achevé, ni d’ailleurs de l’inachevé : elle ne manque de rien tout en n’étant rien d’accompli » (ibid., p. 27)

  • [8]

    Groupe d’intellectuels qui se réunissait régulièrement dans l’appartement parisien de Marguerite Duras à partir de la fin de la guerre jusque dans les années 50, parmi lesquels Raymond Queneau, Edgar Morin, Claude Roy, Georges Bataille, Merleau-Ponty,… (et bien sûr, Robert Antelme et Dionys Mascolo) : « Nous vivions dans une merveilleuse communauté » (Edgar Morin, cité par Jean Vallier, C’était Marguerite Duras (tome 2), Fayard, 2010, p. 46).

  • [9]

    Marguerite Duras, La Maladie de la mort, Minuit, 1982.

  • [10]

    Roland Barthes, Comment vivre ensemble ? Cours et notes de séminaires au Collège de France (1976-1977), Seuil/Imec, 2002.

  • [11]

    Ibid., p. 37.

  • [12]

    Ibid.

  • [13]

    Ibid., p. 179.

  • [14]

    Ibid., p. 37.

  • [15]

    Jean-Luc Nancy, Être singulier pluriel, Paris, Galilée, 2013 (1996), p. 78.

  • [16]

    Réfère au terme de « communauté ».

  • [17]

    Jean-Luc Nancy, La Communauté affrontée, Galilée, 2001, p. 42-43.

  • [18]

    La Communauté désœuvrée (rééd. 1999, p. 78-79).

  • [19]

    « Comme tout ce qui est de l’ordre du négatif, une communauté négative pourrait avoir une existence qui va au-delà de toute manifestation, pour autant que le négatif travaille le réel du dedans, comme la puissance d’Aristote est la généalogie de l’acte, ou comme l’invisible est la ressource cachée de toute visibilité. Il y a en effet dans le champ du négatif  le désir d’endurer non seulement tout ce qui est, ou un peu moins, mais aussi, et peut-être surtout, de sauver tout ce qui n’est pas encore, tout ce qui aurait pu être et qui n’a su accéder au réel, atteindre à la plénitude de la réalisation. [….] Ainsi la communauté négative apparaît comme une hypothèse nécessaire à la communauté positive, le fondement à partir duquel elle se déploie, s’y superpose » (Thierry Tremblay, « La communauté négative de Bataille, à Tiqqun », in Rémi Astruc (dir.), La Communauté revisitée, op. cit., p. 35-37).

  • [20]

    Giorgio Agamben, La Communauté qui vient – Théorie de la singularité quelconque, Seuil, « La librairie du XXIe siècle », 1990.

  • [21]

    Ou encore Roberto Esposito, dans Communauté, Immunité, Biopolitique (2008), corrèle-t-il la définition de la communauté à celle du commun comme le « manque de propre […], le non-propre et l’inappropriable ». « Si la communauté n’est rien d’autre que la relation – le “avec” ou  le “entre” – qui lie l’ensemble des sujets, cela signifie qu’elle ne peut être à son tour un sujet, ni individuel, ni collectif, qu’elle n’est pas un “être” mais bien un être-rien, un non-être qui précède et divise chaque sujet en le soustrayant à sa propre identité et en le livrant à une altérité irréductible » (Roberto Esposito, Communauté, Immunité, Biopolitique, – repenser les termes de la politique, Paris, Les Prairies ordinaires, 2010 [2008], p. 54).

  • [22]

    Si l’expression est initialement celle de Georges Bataille (« Carnet 11 », 1952), elle sera ensuite reprise par Maurice Blanchot, puis Jean-Luc Nancy et Roberto Esposito notamment.

  • [23]

    Marc Augé, La Communauté illusoire, Rivages, 2010, p. 34.

  • [24]

    Ibid., p. 38.

  • [25]

    La communauté n’est pas « le lieu de l’identité, de l’appartenance, de l’appropriation, mais au contraire, de la pluralité, de la différence, de l’altérité », non « un sujet commun, ni une substance commune,  mais la façon d’être en commun de singularités irréductibles les unes aux autres » (Communauté, Immunité, Biopolitique, op. cit., p. 126-128).

  • [26]

    Notamment dans Aux bords du politique, Paris, La Fabrique-éditions, 1998, et  Le Partage du sensible – Esthétique et politique, Paris, La Fabrique-éditions, 2000.

  • [27]

    Félix Guattari, Les Trois Écologies, Paris, Galilée, 1989, p. 43-44.

  • [28]

    Ibid., p. 72.

  • [29]

    La pagination renvoie à l’édition de 1977 dans la collection « L’Imaginaire » de Gallimard.

  • [30]

    Sur cet apparentement des personnages, l’on pourra se reporter à la notice introductive de Florence de Chalonge pour l’édition du texte dans la collection de la Pléiade.

  • [31]

    Ce développement, supprimé dans la version publiée chez Droz pour des raisons de longueur, s’intitule « Anne-Marie Stretter infiniment ». Les points intéressants pour nous se trouvent aux pages 423 à 428.

  • [32]

    Entretiens réalisés avec Xavière Gauthier en 1973, et publiés aux éditions de Minuit en 1974. La pagination des références est celle de cette première édition.

  • [33]

    Ce que comprend le vice-consul lorsqu’il la désigne comme faisant partie de ces femmes « vers qui vont toutes les vagues de toutes les douleurs, ces femmes accueillantes » (p. 120).

  • [34]

    Quoique n’étant pas elle-même atteinte de la lèpre.

  • [35]

    Les Parleuses, op. cit., p. 212.

  • [36]

    Yannick Haenel, La Solitude Caravage, Fayard, 2019, p. 84-86.

  • [37]

    Entretien avec Rodolphe Barry, Charles Juliet en son parcours, Les Flohic éditeurs, 2001, p. 58-59.

  • [38]

    Et auquel tente d’accéder Charles Rossett, personnage extrêmement intéressant à cet égard : Il est celui qui cherche à « distinguer » la singularité d’Anne-Marie Stretter et du Vice-Consul, qui perçoit confusément ce qui les réunit, cette douleur qu’il pressent lors du baiser échangé avec Anne-Marie Stretter, il est aussi le seul du « saint synode de la blanche Calcutta » (p. 152) à franchir « le grillage élevé contre la mendicité » (p. 202) et à approcher la mendiante.

  • [39]

    Expression que je reprends à Charles Juliet lorsqu’il évoque Molloy, L’Innommable et Textes pour rien, lors d’un entretien du 21 juin 1999.

  • [40]

    Prononcée au Banquet du Livre de Lagrasse le 13 août 2015. : Disponible à l’adresse : https://www.youtube.com/watch?v=5i0CELeC1t0