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Une histoire de l’œil : George Orwell et Claude Simon, regards croisés sur la révolution barcelonaise

ARTICLE

Dans la préface qu’il donne en 1956 à Madame Edwarda, Bataille livre la réflexion suivante : « Que signifie la vérité, en dehors de la représentation de l’excès, si nous ne voyons ce qui excède la possibilité de voir, ce qu’il est intolérable de voir [...] ? si nous ne pensons ce qui excède la possibilité de penser [1] ... ? » Ce propos, parce qu’il articule explicitement la question de l’excès – qui gît au cœur de l’expérience de la guerre – à celle du regard, nous semble être de nature à éclairer, par-delà tout ce qui distingue par ailleurs les deux auteurs, l’entreprise simonienne.

Il est utile de rappeler, brièvement, la thèse de Bataille – de l’importance de laquelle témoigne le titre d’un de ses récits les plus célèbres, Histoire de l’œil. Selon lui, l’œil, affecté d’une dualité constitutive, est susceptible de donner accès à deux types de regard distincts. D’un côté, traditionnellement pensé comme outil d’une perception claire et rationnelle du réel, il fait figure d’organe de l’idéalisme. Mais il s’avère également capable de fonctionner sur un mode tout différent. Devenu « érectile [2]  » – pour reprendre le terme employé par le narrateur d’Histoire de l’œil – sous l’effet de l’altération momentanée de ses capacités ordinaires, il arrive que, gagné par une sorte de contagion, il entre en communion avec le reste du corps. Le phénomène se trouve décrit dans un texte plus théorique :

L’œil qui est situé au milieu et au sommet du crâne et qui, pour le contempler dans une solitude sinistre, s’ouvre sur le soleil incandescent, n’est pas un produit de l’entendement, mais bien une existence immédiate : il s’ouvre et s’aveugle comme une consumation ou comme une fièvre qui mange l’être ou plus exactement la tête, et il joue ainsi le rôle de l’incendie dans une maison [...] [3] .

C’est en suivant ces considérations que nous voudrions aborder la question de la guerre chez Claude Simon. Car l’écriture de la guerre est indissolublement liée, chez lui, à celle de la perception. Comment écrire la guerre, comment approcher, à travers le langage, la vérité d’une expérience qui, parce qu’elle est chaos, violence, excède précisément la raison et, partant, l’usage discursif du langage ? Ces questions, dont l’œuvre se saisit très explicitement, sont fondamentalement liées à la question du regard [4] .

 

Parmi les différentes guerres évoquées dans son œuvre par Claude Simon – on sait qu’elles sont nombreuses –, on s’attachera plus particulièrement à la guerre civile espagnole de 1936-1939 ou, pour parler de manière plus précise, à la révolution qui, de 1936 à 1937, agite Barcelone. Lié à l’expérience personnelle de Simon – lequel, tout jeune, se rend brièvement à Barcelone, où il demeure quinze jours, en septembre 1936 [5] – l’épisode intervient dans l’œuvre de manière récurrente [6] . Il apparaît dès La Corde raide (1947) et Le Sacre du printemps (1954), mais acquiert toute sa force dans Le Palace (1962), Histoire (1967), puis Les Géorgiques (1981), romans qui consacrent tous trois au « vécu » le rôle de matériau primordial de la fiction et mettent en scène un protagoniste faisant figure, à des degrés divers, d’avatar de l’auteur.

Cet épisode constitue une expérience bouleversante : à travers lui se joue le premier contact véritable avec la violence inintelligible et la proximité sensible de la mort.

Plus tard l’idée de mort se confondra pour lui avec l’odeur écœurante d’huile chaude et rance qui imprégnait la nourriture servie aux volontaires étrangers dans la grande salle à manger de ce palace de Barcelone réquisitionné [7]

peut-on lire dans Les Géorgiques. Certes, on pourrait objecter que, dans le parcours du personnage, l’expérience véritablement déterminante est la débâcle de 1940, dans laquelle il se trouve pris. Et il n’est pas rare que Simon semble minimiser l’incidence de l’épisode espagnol. Toutefois, en dépit de sa brièveté, ce séjour marque une étape clé [8] . Pour le jeune homme de bonne famille, issu d’un milieu bourgeois extrêmement conservateur, et tout juste sorti du cocon familial, il est épreuve de vérité et revêt une valeur initiatique. Ce qui se révèle à lui, c’est « pour ainsi dire comme la face cachée des choses [9]  ». Le processus de mise à nu se dit dans Histoire à travers une image très bataillienne :

comme pour rappeler qu’à tout instant le monde ordonné et rassurant peut soudain chavirer, se retourner et se mettre sur le dos comme une vieille putain troussant ses jupes et, retournant au chaos originel, en dévoiler la face cachée pour montrer que son envers n’est qu’un simple entassement d’ordures et de détritus poussé dans un caniveau [...] [10] .

L’expérience espagnole, de fait, s’avère décisive à un double titre, puisque à travers elle se posent explicitement deux questions à la fois : celle de la perception du réel (dont témoigne notamment le leitmotiv qui scande Le Palace : « Mais comment était-ce, comment était-ce [11]  ? »), celle de l’écriture.

 

Le phénomène est particulièrement sensible dans Les Géorgiques, où Simon réécrit Hommage à la Catalogne [12] , le témoignage qu’Orwell publie en 1938, à son retour d’Espagne. Toute la quatrième partie du roman, entièrement consacrée à l’Espagne, est bâtie sur la confrontation du témoignage d’un personnage nommé O. et de la voix critique et moqueuse du narrateur, dont la figure se dessine progressivement. Le lecteur est en effet amené à comprendre que ce narrateur se confond avec un autre personnage central du texte, le cavalier pris dans la débâcle de 1940, lequel constitue aussi un avatar de l’auteur ; qu’il a, comme O. – on l’apprend incidemment dans la troisième partie –, fait l’expérience de la guerre civile espagnole ; qu’il est le descendant du général révolutionnaire L.S.M., autre figure majeure du roman [13]  ; et qu’il entreprend, suivant en cela les exemples d’O. et de son ancêtre, de donner par écrit le récit de son existence.

Comme tel, le phénomène intertextuel sur lequel est construite la section espagnole des Géorgiques a donné lieu déjà à de nombreuses analyses, et la dimension critique du travail de réécriture a été abondamment commentée. Les griefs que le narrateur nourrit à l’égard d’O. – et, partant, Simon à l’égard d’Orwell – sont clairs. C’est l’idéalisme forcené dont O. est toujours animé alors qu’il rédige son témoignage, et sa capacité à faire fi de l’expérience traumatisante qu’il vient de vivre, qui suscitent ses sarcasmes. Alors même qu’il s’est trouvé pris en chasse, traqué comme une bête dans la ville, sans rien comprendre à ce qui lui arrivait – de fait, dans le contexte des luttes internes déchirant le camp républicain, O., engagé à son arrivée à Barcelone dans les milices du POUM, est devenu la cible de la police politique communiste –, il s’avère incapable de faire son deuil d’une vision héroïque de l’épisode espagnol et, plus fondamentalement, d’une supposée intelligibilité du réel. Aussi le mode d’écriture qu’il pratique – « une forme d’écriture qui se présente comme neutre [14]  » et dont il attend qu’elle l’aide à domestiquer le chaos – est-il violemment moqué. O. fait, à ce titre, figure de contre-modèle littéraire :

Peut-être espère-t-il qu’en écrivant son aventure il s’en dégagera un sens cohérent. Tout d’abord le fait qu’il va énumérer dans leur ordre chronologique des événements qui se bousculent pêle-mêle dans sa mémoire ou se présentent selon des priorités d’ordre affectif devrait, dans une certaine mesure, les expliquer. Il pense aussi peut-être qu’à l’intérieur de cet ordre premier les obligations de la construction syntaxique feront ressortir des rapports de cause à effet [...] [15] .

Que l’on puisse considérer l’aventure espagnole comme histoire de l’œil, c’est ce que nous allons désormais – dans ce contexte général bien balisé par la critique – nous efforcer de mettre en lumière. Aussi recentrerons-nous l’analyse sur la question du regard, afin de souligner le lien unissant question de l’écriture et question de la perception.

En ce qui concerne la figure d’O., on soulignera deux points. On notera, d’abord, que l’initiale qui, dans le roman de Simon, tient lieu de nom au personnage fait déjà, en raison du cercle qu’elle dessine, signe vers cette question : O. « comme un œil écarquillé [16]  », écrit Jacques Neefs. Et Michel Bertrand rappelle opportunément que cet O. renvoie aussi au dernier chapitre de la deuxième partie de La Bataille de Pharsale, précisément intitulée « O » et qui débute de la sorte :

Repartir, reprendre à zéro. Soit alors O la position occupée par l’œil de l’observateur (O.) et d’où part une droite invisible OO’ rejoignant l’œil à l’objet sur lequel est fixé le regard [...]

Donc, O. est un point de vue que le narrateur simonien peut manipuler à sa guise, un point focal zéro qu’il a toute liberté de positionner où bon lui semble afin de déterminer l’ensemble des droites OO’ nécessaires à son récit [17] .

On observera, ensuite, que l’écriture pratiquée par O. – caractérisée par le déni, le refoulement de tout ce qui ne correspond pas à l’image héroïque du conflit à laquelle il est indissolublement attaché – se fonde sur une pratique bien particulière du regard : O. possède, à un degré rare, la faculté de détourner opportunément les yeux, de refuser de voir. La réaction qu’il adopte face au milicien aperçu au moment de son arrivée à Barcelone –

ce premier personnage, cette apparition sortie tout droit, aurait-on dit, d’un roman de quelque Fenimore Cooper, tout à coup matérialisé devant lui à son arrivée à la caserne, la veille de son engagement, comme l’incarnation de son idéal et de ses rêves en même temps qu’il préfigurait les événements futurs

– est de ce point de vue emblématique : « de sorte, dit-il encore, qu’il comprit que s’il voulait conserver la première impression reçue, garder pour le personnage cette sympathie qui l’avait spontanément poussé vers lui, il lui fallait ne jamais le revoir [18] ». Par la suite, comme ne manque pas de le faire remarquer le narrateur, O. continuera à passer devant les autres miliciens « sans les voir (en tout cas il n’en parla pas – ou peut-être faisaient-ils partie avec la mythique apparition qui s’était matérialisée devant lui à son arrivée à la caserne de ces choses qu’il avait décidé une fois pour toutes de ne plus voir [19] ) ».

 

Mais Les Géorgiques n’est pas le seul roman simonien à évoquer l’épisode espagnol. Dans les autres romans, se trouve en effet mis en scène un autre type de regard. Celui-ci constitue en quelque sorte le pendant de celui d’O. Et il est porté, au moment de son arrivée à Barcelone – c’est-à-dire avant que, dans un second temps, ses yeux ne se décillent [20] –, par le jeune homme qui, dans Histoire et Le Palace notamment, fait figure d’avatar de l’auteur. De fait, ce personnage porte, lui aussi, un regard idéalisant sur la révolution barcelonaise, perçue sous le jour de l’aventure héroïque. Mais, cette fois, la vision idéologique propre à O. laisse place à une vision toute pittoresque de la réalité espagnole. Car, si leur double statut d’étranger et de bourgeois (O., comme ne cesse de le rappeler le narrateur des Géorgiques, a été élevé à Eton) rapproche les deux personnages, les raisons de leur venue en Espagne demeurent bien différentes, ce qui explique la divergence de leurs attitudes. Si O., pétri d’idéologie marxiste et poussé par sa foi révolutionnaire, a choisi de s’engager en Espagne, d’agir (il prend les armes sur le front d’Aragon et est prêt à offrir sa vie pour défendre la cause républicaine), l’engagement politique du jeune homme est explicitement présenté comme une « imposture [21]  ». Ce que les romans qui le mettent en scène donnent à entendre, c’est que le départ pour la Barcelone révolutionnaire tient plutôt, de sa part, de la provocation adolescente à l’égard du milieu familial. Il lui offre l’occasion de prendre momentanément congé d’une famille étouffante, d’impressionner sa cousine qui, plus âgée, ne lui témoigne ordinairement que condescendance – « essayant de l’imaginer [se] demandant sans [se] l’avouer quelle tête Corinne ferait quand elle l’apprendrait [22]  » –, mais aussi de transgresser le principal tabou familial – sa famille, d’ascendance noble et ultra-conservatrice, ayant toujours considéré comme « une tache, une honte [23]  », l’engagement de l’aïeul (le L.S.M. des Géorgiques) du côté de la Révolution. Aussi est-ce, en vérité, dans le seul but de voir, d’assister aux troubles révolutionnaires qui agitent la ville – c’est-à-dire poussé par une curiosité de touriste – qu’il se rend en Espagne. Les choses sont explicites dans La Corde raide : « J’avais été aussi en Espagne et j’avais vu un peu de la Révolution », affirme le personnage-narrateur. Et Simon précise, lors d’un entretien : « Au fond, j’étais là-bas un peu en voyeur, ce qui était un peu indécent. Mais enfin [24] … » Jamais, bien entendu, il n’est question pour le personnage de prendre les armes. En ce sens, sa posture n’est guère différente de celle qu’il adoptera un peu plus tard lorsqu’il parcourra l’Europe en compagnie d’un de ses amis, issu du même milieu que lui. La comparaison dont use le narrateur de L’Acacia est éloquente : « venus là avec leurs nœuds papillons, leurs vestons de tweed et leurs chaussures en cuir de veau comme on va dans un jardin zoologique regarder des bêtes curieuses, et sans plus de pudeur que les visiteurs d’un zoo [25]  ».

Cette manière d’aborder la réalité espagnole n’est pas sans rappeler celle qu’adoptèrent en leur temps les voyageurs romantiques. Bien au-delà du simple désir d’évasion, ce personnage – lors de son arrivée, on l’a dit – partage avec ces derniers quelque chose de fondamental : un certain regard que l’on peut qualifier d’exotique. On rappellera le sens que Daniel-Henri Pageaux donne à la notion : « L’exotisme est une attitude mentale, un trait de sensibilité, une vision du monde [26] . » C’est dire qu’au-delà du contenu qu’il véhicule, l’exotisme se définit par un certain mode d’appréhension du réel, une certaine posture vis-à-vis de celui-ci – soit un certain type de regard, que caractérise son caractère distancié, surplombant et implicitement dominateur. On n’en donnera qu’un exemple, mais qui, dans la mesure où la distance et le surplomb s’incarnent dans l’espace, est significatif. Il s’agit de la scène sur laquelle s’ouvre Le Palace. Installé dans l’une des pièces de l’ancien hôtel réquisitionné qui donne son nom au roman – l’hôtel Colón, devenu le siège du PC catalan –, en compagnie de ses camarades, le protagoniste observe, depuis une fenêtre donnant elle-même sur un balcon, le cortège funèbre d’un chef républicain assassiné. Un parallèle se dessine avec la posture en son temps adoptée aux arènes par la mère du protagoniste, à l’époque où, alors jeune fille et passant elle-même ses vacances en Espagne, elle affectionnait tout particulièrement les courses de taureaux : « appuyée sur un poing nonchalamment accoudée au rebord de la loge […] contemplant au-dessous d’elle ces spectacles sanguinolents [27]  ». Le jeune homme est le digne fils de sa mère. La révolution barcelonaise est perçue, par lui, comme un spectacle.

 

Entre ces deux regards – regard idéologique et regard exotique –, la convergence est manifeste. Celle-ci, toutefois, pourrait passer inaperçue. D’abord, à cause de l’opposition violente que Les Géorgiques dessinent entre la figure d’O. et celle du narrateur, dont on a vu qu’il se superpose au personnage du jeune homme, lui-même avatar de l’auteur, qui intervient également dans plusieurs autres romans. Ensuite, parce que ces derniers soulignent en général la rapidité avec laquelle le protagoniste guérit de ses illusions premières : « il n’avait fallu au voyageur muni de son vrai faux laisser-passer que quelques jours pour voir ce qu’il voulait voir, savoir ce qu’il voulait savoir : c’était à la fois pathétique, naïf, furieux, navrant [28] ». Et Simon lui-même ne dit pas autre chose, soulignant ainsi l’écart qui le sépare d’Orwell : « J’avais eu l’idée de m’engager, mais ce qu’Orwell a mis six mois à comprendre, je l’ai vu en quinze jours : c’était voué à l’échec [29] . » Aussi a-t-on souvent tendance à oublier qu’avant de parvenir à la lucidité, le personnage a été, d’abord, un jeune homme naïf, et que cette vision première informe, elle aussi, les romans.

Du reste, on le constate, le même terme – l’adjectif « romantique » – est utilisé dans les deux cas, qualifiant la vision qu’ils ont, l’un et l’autre, de l’épisode barcelonais. Le narrateur des Géorgiques évoque ainsi, au sujet d’O., « ce que pouvaient avoir de romantique et de poussiéreux les clichés dont il émaillait son récit [30]  ». Dans Histoire, le jeune protagoniste est la cible des sarcasmes d’un ancien camarade : « J’ai appris que tu as été en Espagne / oui / très romantique dit-il / oui très romantique [...] / très romantique répéta-t-il Tu as joué à quoi [31]  ? ». C’est donc l’idéalisme affectant leur regard qui leur est ainsi reproché. De manière plus spécifique, se trouve également désignée par là leur origine commune. Car, chacune à sa manière, ces deux visions réactivent – de manière implicite – l’imaginaire des voyageurs du siècle précédent.

En ce qui concerne O., deux éléments accréditent la filiation. D’une part, dans la vision qui est la sienne, on trouve la reprise exacte de la logique propre au discours élaboré par les romantiques [32] . À ses yeux, l’Espagne, envers idéalisé d’une Angleterre honnie, s’oppose à cette dernière comme le paradis à l’enfer. Cette contrée, « représent[ant] sans doute pour lui comme l’exaltante antithèse [33] » de son pays natal, aux dires du narrateur dont on perçoit nettement l’intention railleuse, incarne « un monde enfin en tout point contraire à celui qu’il avait quitté, renié, vomi [34] ». Tel est le prisme – un système binaire, structuré par une opposition manichéenne – à travers lequel il appréhende la réalité à laquelle il se trouve confronté. Il trouve, en Espagne, théâtre d’une révolution anarchiste sans précédent, le renversement d’« un ordre dont il voyait enfin réalisée la destruction [35]  » – et, donc, en même temps, l’espoir de l’avènement d’un « monde nouveau [36] », d’une société juste et équitable, où les classes sociales auraient disparu. Rappelons la description que Jean-Claude Berchet propose de l’imaginaire espagnol propre aux romantiques français : « On a déjà compris le caractère utopique de cette Espagne idéale, antithèse de notre hystérie occidentale, qui va fonctionner comme anti-France, c’est-à-dire comme mythe critique [37] . » D’autre part, l’étonnante aptitude qu’O. manifeste à détourner le regard rappelle très directement l’attitude romantique. On peut aisément lui appliquer la formule par laquelle Ángel González décrit la vision que développe Gautier dans son Voyage en Espagne : « Il l’avait sous les yeux et il ne le vit pas » [« Lo tenía allí delante y no lo vio. »] Et le critique d’art d’évoquer – faisant usage, précisément, de notions batailliennes – ; « la part obscure que Gautier n’a pas voulu voir ; la part exclue de son Espagne véritable ; la part maudite » [« la parte oscura que Gautier no ha querido ver ; la parte excluida de su España verdadera ; la parte maldita [38]  »].

Pour ce qui est du jeune homme, il n’en va pas différemment. Cette fois, c’est le contenu même de sa vision qui est hérité de ses prédécesseurs. Bien qu’aucune comparaison explicite ne vienne asseoir la filiation avec l’univers romantique, les textes soulignent la dimension folklorique du regard qu’il jette sur la révolution, lors de son arrivée à Barcelone. Les descriptions des miliciens anarchistes, présentés comme de modernes avatars des bandoleros ou bandits d’honneur chers aux voyageurs du siècle précédent, avec lesquels ils partagent le rapport au danger et à la mort et l’attribut des armes, sont sur ce point éloquentes.

 

Si, entre ces deux postures, ces deux regards, l’œuvre pose un rapport d’équivalence, elle ne laisse pas, en contrepoint, de mettre en scène le vacillement de ce regard. C’est notamment – et à la différence des Géorgiques, puisque, comme on l’a signalé, la pression du réel semble impuissante à déciller les yeux d’O. – le cas dans Histoire. Une scène du roman, dont le souvenir est ranimé à plusieurs reprises, est particulièrement éclairante. Pris au milieu d’un échange de tirs, sans rien comprendre à la situation, le jeune protagoniste s’évanouit en pleine rue. Le renversement de perspective qui s’opère est alors saisissant. Le regard est réduit à l’impuissance : « et toi collé aplati contre ou plutôt incrusté dans ce mur et réduit à un état où tu n’étais plus un homme capable je ne dis pas de comprendre mais tout au moins de voir ce qui se passait [39] », résume l’oncle Charles, revenant avec le jeune homme sur son expérience barcelonaise, une fois celui-ci de retour. Par conséquent, la réalité cesse de se présenter comme un objet – susceptible d’être isolé, mis à distance, saisi. Elle est désormais matière, dans laquelle le personnage est englué – comme « la rumeur » de la ville en révolution, « magma informe », « espèce de vase » « recouvrant tout [40]  ». L’appréhension intellectuelle – rationnelle, conceptuelle – laisse place à la perception purement physique, sensorielle :

Comment ? Peur ? Si j’avais… Je ne sais pas. Peut-être est-ce comme cela que ça s’appelle : une sensation de nausée

ou plutôt comme quand on a un étourdissement ou qu’on a trop bu c’est-à-dire quand le monde visible se sépare en quelque sorte de vous perdant ce visage familier et rassurant qu’il a […], prenant soudain un aspect inconnu vaguement effrayant […] [41] .

Le regard lui-même change de nature, devenant en quelque sorte sensible lui aussi. Le narrateur, en effet, prend soin de préciser : « les yeux – pas l’oreille : les yeux – perçoivent de faibles bruits, isolés, identifiés plus tard l’esprit ne les reconnaissant et ne les identifiant que bien après qu’ils avaient été émis [42] ». On pourrait résumer, avec Didier Alexandre : « Les coups de feu et l’explosion des obus font voler en éclats la perception habituelle du monde. Au règne sans conteste du regard associé au savoir, succède l’expérience tactile du monde [43] . » Dans cette scène, la Barcelone révolutionnaire, ses turbulences, se révèlent sans rapport avec l’aimable et pittoresque image que s’en faisait le jeune homme lors de son arrivée dans la ville. Celui-ci sent vaciller son regard et, partant, basculer son rapport au monde.

 

On le voit, l’aventure espagnole est, pleinement, une histoire de l’œil. Les différentes évocations de l’épisode barcelonais offrent au lecteur un aperçu des entraves susceptibles de faire écran à la perception authentique du réel – stratégie d’évitement, filtres venant informer le regard, qu’ils soient idéologiques ou pittoresques. Mais le lecteur assiste également à la naissance d’un nouveau type de regard, par lequel l’homme fait l’expérience d’un état de « tangence » au monde lors duquel, comme l’écrit Leiris, s’abolit la séparation ordinaire du sujet et de l’objet : « [...] il est, parmi les innombrables faits qui constituent notre univers, des sortes de nœuds ou points critiques que l’on pourrait géométriquement représenter comme les lieux où l’on se sent tangent au monde et à soi-même [44]  ». Ce regard est seul à même de fonder un rapport au monde et, partant, une écriture authentiques – c’est à dire non héroïque, non idéologique, non exotique, non pittoresque, non folklorique. C’est ce type d’écriture que défend – à l’inverse d’O. – le narrateur des Géorgiques, et que pratique à l’évidence l’auteur, Claude Simon. « À d’autres l’univers paraît honnête. Il semble honnête aux honnêtes gens parce qu’ils ont des yeux châtrés » : la formule du narrateur d’Histoire de l’œil dit bien, nous semble-t-il, ce qui se joue – ou, pour certains d’entre eux, ne se joue pas – dans le regard que, sur la Barcelone révolutionnaire, portent les personnages mis en scène par Simon.  

Notes

  • [1]

    Georges Bataille, « Préface » [1956] de Madame Edwarda, Romans et récits, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2004, p. 320.

  • [2]

    Le terme est employé au pluriel dans le récit. On lit, en effet : « Mes yeux, me semblait-il, étaient érectiles à force d’horreur » (Georges Bataille, Histoire de l’œil [1947], Romans et récits, op. cit., p. 45).

  • [3]

    Georges Bataille, Dossier de L’œil pinéal, dans Œuvres complètes, tome II (Écrits posthumes, 1922-1940), Paris, Gallimard, 1970, p. 25.

  • [4]

    Sur le caractère central du rôle dévolu à la question du regard dans l’œuvre de Claude Simon, nous renvoyons, par exemple, à l’article que Michel Deguy consacra en son temps au Palace (« Claude Simon et la représentation », Critique, n° 187, 1962, p. 1009-1032).

  • [5]

    « En septembre 1936, il se fait établir par un ami une carte du Parti communiste et se rend à Barcelone alors aux mains des anarchistes », précise Simon dans la notice biographique qu’il a lui-même établie (« Simon, Claude (1913-…) », notice biographique figurant dans Œuvres, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2006, p. LXX).

  • [6]

    Maurice Roelens écrit ainsi : « La guerre d’Espagne partage, dans l’œuvre de Claude Simon, avec quelques autres expériences, un même privilège : celui d’offrir au romancier, à partir d’une expérience vécue relativement limitée dans la durée, une matière première en quelque sorte inépuisable que l’œuvre ne va cesser de reprendre, d’approfondir, de déployer ou d’orchestrer […]. Au point de départ donc de cet épanouissement romanesque, une expérience apparemment limitée et modeste, comme Claude Simon n’a cessé de le souligner lui-même […] » (« La guerre d’Espagne dans les premières œuvres de Claude Simon », dans Jean Sagnes et Sylvie Caucanas dir., Les Français et la Guerre d’Espagne, Perpignan, Presses Universitaires de Perpignan, coll. « Études », 2004, p. 313).

  • [7]

    Claude Simon, Les Géorgiques, Paris, Minuit, 1981, p. 226 (en italique dans le texte).

  • [8]

    En ce sens, l’expérience espagnole prend place dans une série. Le phénomène est très nettement souligné dans Les Géorgiques. Pour le personnage, « l’idée de la mort » (ibid., p. 225, en italique dans le texte) est liée à trois expériences, vécues à trois moments de son existence : les cérémonies religieuses de la Semaine Sainte auxquelles il a assisté dans son enfance, l’expérience de la révolution à Barcelone, la débâcle de 1940. Et il en va de même dans Le Jardin des Plantes, si ce n’est que la violence de l’expérience de la Seconde Guerre mondiale conduit à relativiser celles qui précèdent (voir Œuvres, op. cit., p. 1064).

  • [9]

    Claude Simon, Les Géorgiques, op. cit., p. 215.

  • [10]

    Claude Simon, Histoire, Paris, Minuit, 1967, p. 66-67.

  • [11]

    Claude Simon, Le Palace (Œuvres, op. cit., p. 491 et p. 538). La formule apparaît également avec une légère variante : « Mais comment était-ce donc, comment était-ce ? … » (Ibid., p. 492).

  • [12]

    Homage to Catalonia, publié en 1938 (Londres, Martin Secker & Warburg), est traduit en français en 1955 sous le titre La Catalogne libre (Paris, Gallimard, traduit par Yvonne Davet), puis réédité en 1997 sous le titre Hommage à la Catalogne (Paris, Ivrea, traduit par Yvonne Davet).

  • [13]

    L’ancêtre, ancien officier d’artillerie devenu Conventionnel, régicide, puis général du Directoire et de l’Empire, le cavalier pris dans la débâcle de 1940 et O. constituent de fait les trois grandes figures du roman. Ainsi que le précise le texte de présentation figurant sur la quatrième de couverture des Géorgiques : « À des époques différentes et dans des périodes de tumulte et de violence, trois personnages vivent des événements et des expériences qui semblent se répéter, se superposer […] ».

  • [14]

    Claude Simon, Les Géorgiques, op. cit., p. 314.

  • [15]

    Ibid., p. 310-311.

  • [16]

    Jacques Neefs, « Les formes du temps dans Les Géorgiques de Claude Simon », Littérature, n° 68, décembre 1987, p. 122.

  • [17]

    Michel Bertrand, « De Hommage à la Catalogne aux Géorgiques : ‘Et où irez-vous ?’ », dans Jean-Yves Laurichesse dir., La Revue des Lettres modernes, série Claude Simon, n° 5 : Les Géorgiques, une forme, un monde, 2008, p. 102-103.

  • [18]

    Claude Simon, Les Géorgiques, op. cit., p. 332-333 (pour les deux citations).

  • [19]

    Ibid., p. 336. Ailleurs, le narrateur précise, de la même manière : « Peut-être ne vit-il (ne voulut-il voir) que […] » (ibid., p. 326).

  • [20]

    De fait, il est moins fréquent que la critique s’attarde sur cet aspect de la question. En général, c’est plutôt la désillusion – le prisme illusion / désillusion jouant un rôle structurant dans les romans de Simon évoquant l’expérience espagnole –  qui fait l’objet d’analyses et de commentaires.

  • [21]

    « Mais peut-être avais-tu poussé l’enthousiasme – puisque tu as réussi à te faire croire que tu y croyais – ou la politesse, ou l’imposture – parce que j’espère que tu as quand même conscience que ce que tu faisais là confinait à… » (Histoire, op. cit., p. 151).  Tels sont les propos que l’oncle Charles d’Histoire tient plus tard à son neveu.

  • [22]

    Ibid., p. 159.

  • [23]

    Claude Simon, Les Géorgiques, op. cit., p. 149.

  • [24]

    Claude Simon, « La route du Nobel », entretien avec Marianne Alphant, Libération, 10 décembre 1985, p. 28. Simon déclare également à Bernard-Henri Lévy : « Mais maintenant, en y réfléchissant et en tâchant d’être honnête avec moi-même, je crois que je suis allé à Barcelone plutôt en voyeur, en spectateur, qu’en acteur » (Bernard-Henri Lévy, « ‘… peuvent et doivent s’arrêter parfois d’écrire…’ (Conversation avec Claude Simon) », Les Aventures de la liberté. Une histoire subjective des intellectuels, Paris, Grasset, 1991, p. 13).

  • [25]

    Claude Simon, L’Acacia [1989], Paris, Minuit, coll. « Double », 2004, p. 191.

  • [26]

    Daniel-Henri Pageaux, « Les Français de la Belle Époque en péninsule ibérique : voyages, images, idées », Arquivos do Centro Cultural Português, 1976, X, p. 256.

  • [27]

    Claude Simon, Histoire, p. 366-367.

  • [28]

    Claude Simon, L’Acacia, op. cit., p. 193-194.

  • [29]

    Claude Simon, « La route du Nobel », entretien avec Marianne Alphant, op. cit., p. 28. Voir aussi John Fletcher (« Intertextuality and fictionality : Les Géorgiques and Homage to Catalonia », dans Alastair B. Duncan dir., Claude Simon : New Directions, Édimbourg, Scottish Academic Press, 1985, p. 102), auquel Simon livre le même commentaire.

  • [30]

    Claude Simon, Les Géorgiques, op. cit., p. 333.

  • [31]

    Claude Simon, Histoire, op. cit., p. 297.

  • [32]

    Du reste, c’est précisément à ce moment que surgit la référence aux clichés romantiques.

  • [33]

    Claude Simon, Les Géorgiques, op. cit, p. 326.

  • [34]

    Ibid., p. 332.

  • [35]

    Ibid., p. 326.

  • [36]

    Ibid., p. 361.

  • [37]

    Jean-Claude Berchet, « Introduction » au Voyage en Espagne de Gautier, Paris, Garnier-Flammarion, 1981, p. 40-41.

  • [38]

    Ángel González, « La noche española », dans La noche española. Flamenco, vanguardia y cultura popular, 1865-1936, p. 28 (pour les deux citations ; c’est lui qui souligne). Nous traduisons.

  • [39]

    Claude Simon, Histoire, op. cit., p. 173.

  • [40]

    Ibid., p. 162-163 (pour l’ensemble de ces citations).

  • [41]

    Ibid., p. 177.

  • [42]

    Ibid., p. 163.

  • [43]

    Didier Alexandre, Claude Simon, Paris, Marval, coll. « Lieux de l’écrit », 1991, p. 50.

  • [44]

    Michel Leiris, Miroir de la tauromachie [1938], Saint Clément de rivière, Fata Morgana, 1981, p. 25 (c’est Leiris qui souligne).

Pour citer cet article

Aurélie RENAUD, "Une histoire de l’œil : George Orwell et Claude Simon, regards croisés sur la révolution barcelonaise", in M. Finck, T. Victoroff, E. Zanin, P. Dethurens, G. Ducrey, Y.-M. Ergal, P. Werly (éd.), Littérature et expériences croisées de la guerre, apports comparatistes. Actes du XXXIXe Congrès de la SFLGC, URL : https://sflgc.org/acte/aurelie-renaud-une-histoire-de-loeil-george-orwell-et-claude-simon-regards-croises-sur-la-revolution-barcelonaise/, page consultée le 23 Avril 2024.