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La portée allégorique des récits d'épidémie : comment La Peste de Camus enrichit la lecture de la fiction contemporaine

ARTICLE

L'épidémie (du grec epidemos : « qui circule dans le peuple ») est « l' apparition d'un grand nombre de cas au sein d'une collectivité ». Ainsi, faire l'expérience de l'épidémie, c'est prendre conscience que je m'inscris dans une collectivité et que l'Autre peut me donner la mort. Partant de là, on peut considérer les récits d’épidémie comme propices à une réflexion sociale et politique. Dans son essai intitulé La maladie comme métaphore (1978), Susan Sontag affirme que toute maladie se charge d'une dimension symbolique. Ainsi, les maladies individuelles seraient perçues comme le reflet d’une faute personnelle, tandis que les maladies épidémiques seraient révélatrices d'un mal social et collectif. Cette idée se vérifie particulièrement dans le roman au XXe siècle [1] . En mettant en rapport l'œuvre et son contexte, il serait alors possible de faire de l'épidémie la métaphore d'un désordre politique et social.

Depuis 1980, on note une résurgence du motif de l'épidémie dans les romans. Dans ma thèse, je m'intéresserai à ce phénomène et je tenterai de répondre aux questions suivantes : Pourquoi le motif de l'épidémie intéresse-t-il les écrivains contemporains ? Comment ces romans s'inscrivent-ils dans une tradition qu'ils remodèlent ? Comment faut-il lire ces romans?

Le corpus

Pour constituer mon corpus, je n'ai exclu aucune épidémie, avec une nuance toutefois, dans la mesure où la littérature du SIDA présente souvent cette épidémie comme une maladie individuelle. Or, parce que je m’intéresse surtout à la dimension collective de l'épidémie, j'ai exclu les autofictions d'Hervé Guibert. En revanche, un roman de Goytisolo présentant le SIDA comme une épidémie a été intégré au corpus, dont voici la composition : The Wall of the Plague (1983) de l'auteur sud-africain André Brink [2] ; Ensaio sobre a cegueira (1995) du portugais José Saramago [3] ; deux romans du colombien Gabriel García Márquez : Cien años de soledad (1967) et El amor en los tiempos del cólera (1985) [4] ; La Quarantaine (1995) de J. M. G. Le Clézio [5] ; Las Virtudes del pájaro solitario (1988) de l'écrivain espagnol Juan Goytisolo [6] ; A Prayer for the Dying (1998) de l'américain Stewart O’Nan. [7]

Ce corpus révèle que le motif de l'épidémie s'est développé dans des ères géographiques diverses, laissant penser qu'il s'inscrirait dans un fonds commun de l’Humanité. Dans ma thèse, j'aimerais comparer le traitement de l'épidémie dans ces romans des années 1980-90 mais aussi étudier le rapport qu’ils entretiennent avec une certaine tradition du récit d'épidémie. Enfin, il s’avère que tous les auteurs du corpus sont des lecteurs et admirateurs de Camus : García Márquez voulait faire un film à partir de La Peste et André Brink affirme que sa conscience politique lui vient de la lecture de Camus dont il a traduit certaines œuvres en afrikaans. Je me demanderai donc si à l'instar de La Peste de Camus, on peut lire les récits d'épidémie contemporains comme des allégories.

L’allégorie : une notion problématique

Étymologiquement, l'allégorie désigne « une autre manière de dire » qui consiste à exprimer une idée en utilisant une histoire ou une représentation. Le texte allégorique crée donc une équivalence entre deux niveaux de réalité, faisant passer de l'un à l'autre en une double lecture simultanée que rend possible leur perméabilité analogique. Le lecteur doit alors comprendre le sens voulu par l'auteur, sens univoque conférant souvent une fonction morale à l'œuvre.

Malgré cette définition claire, la notion d’allégorie soulève la question de ses rapports avec la métaphore. Si d’aucuns assimilent l’allégorie à une métaphore filée, nous insisterons sur la dramatisation et la narrativisation propres à l’allégorie : par là, elle se démarque de la figure ponctuelle pour devenir l’élaboration d’une vision du monde via la fiction. On distinguera toutefois l’allégorie comme écriture (de la mise en scène de personnages qui incarnent des entités abstraites à la construction d’une intrigue symbolique) de la lecture allégorique, travail de déchiffrement - initialement théologique - qui outrepasse parfois les intentions de l’auteur.

Si l’allégorie a fait l’objet de maintes critiques [8] , Patrick Labarthe oppose à la définition traditionnelle de l’allégorie une conception moderne développée par Baudelaire. Dans Les Fleurs du Mal, l’allégorie n’a plus un sens clos, unique : elle a pour caractéristique « d’ouvrir sur une béance, de ne pouvoir se résorber en un sens pleinement satisfaisant » [9] . Mais l’allégorie est-elle encore une notion pertinente sachant qu’il n’y a plus d’auctoritas pour déterminer un sens contrôlé, logique ou théologique ?

Si La Peste de Camus a souvent été qualifiée d’allégorie, il convient de mettre en question cette affirmation. D’une part, les réalités que l’on a perçues comme étant celles de la seconde Guerre Mondiale [10] sont également celles de toute épidémie, comme le prouve Le Journal de l’année de la peste de Daniel Defoe dans lequel il offre une témoigne sur la peste de Londres en 1665. D’autre part, si l’allusion aux fours crématoires rappelle inévitablement la Shoah, ces fours sont une mesure prophylactique prise par les bénévoles des services sanitaires. Ainsi, la principale référence à l'Histoire du XXe siècle est un signe ambigu.

De plus, cette lecture n'est pas la seule lecture possible. La polysémie de l'œuvre est revendiquée par Camus lui-même dans une lettre à Roland Barthes en janvier 1955 : « La Peste, dont j’ai voulu qu’elle se lise sur plusieurs portées, a cependant comme contenu évident la lutte de la résistance européenne contre le nazisme ». Si l'allégorie implique traditionnellement un sens univoque, que penser de cette polysémie revendiquée par l’auteur ? Peut-on parler d’allégorie moderne ?

En qualifiant La Peste d'allégorie, on a trop vite enfermé le sens de l'œuvre en en faisant une œuvre engagée et ancrée dans son contexte [11] . Cette clôture du sens explique peut-être la moindre postérité de l'œuvre, à qui l'on préfère souvent L'Etranger. Or, nous voudrions montrer que La Peste est une œuvre complexe, ambiguë et en avance sur son temps puisque Camus serait peut-être à l’origine d’une nouvelle tradition née dans les années 80.

Quels indices légitiment une lecture allégorique de ces récits d’épidémie ?
Des indices textuels

Le corpus présente une certaine diversité, notamment par l'opposition entre épidémies réalistes et fantaisistes, puisque les épidémies d'aveuglement (Saramago) et de perte de mémoire (García Márquez) semblent d'emblée symboliques. Mais certains indices textuels permettent également de voir dans les épidémies « réalistes » une image de crises socio-politiques passées et présentes.

Si les récits d’épidémie peuvent être lus comme des allégories, c’est d’abord en raison d’un entremêlement du motif de l'épidémie et des traces de l'Histoire. A travers les réseaux métaphoriques, les propos des personnages ou les interventions du narrateur, des équivalences se créent entre épidémie et guerre, notamment chez Camus, O'Nan et García Márquez. Par exemple, dans A Prayer for the Dying, l'épidémie ravive les séquelles de la guerre puisque jusqu’à précipiter l’ancien soldat dans la folie. Cela permet à l'auteur de s'interroger sur les ravages de la guerre (Sécession, Vietnam, Irak) et sur la réinsertion des vétérans dans la société américaine.

L'épidémie est en outre associée à la ségrégation et à la marginalisation chez Brink, García Márquez, Goytisolo et Le Clézio. Chez Goytisolo, l'exclusion que subissent les malades du SIDA permet de pointer du doigt d'autres groupes victimes de la ségrégation : les homosexuels, les Juifs et les Arabes. Par là, il s'oppose au mythe national espagnol qui repose sur la pureté du sang et le rejet de l’autre.

A ces traces de l’Histoire se mêlent des images du monde contemporain, chargeant l’œuvre d’une « mémoire du présent » [12] . Parce qu’elle empêche le bon fonctionnement du commerce, l’épidémie questionne les valeurs de notre société de consommation. En outre, parce que la quarantaine rend les habitants prisonniers de leur propre espace, elle les oblige à repenser leur rapport à autrui, mais aussi à percevoir autrement la Nature qu’ils avaient négligée. Enfin, chez tous les auteurs, l’épidémie questionne la légitimité du gouvernement. Si la dictature devient une véritable peste, la démocratie n’est pas à l’abri des critiques. Ainsi, Saramago laisse entendre que la démocratie est une maladie dont les symptômes seraient non seulement le suivisme, mais aussi une parole publique à la fois omniprésente et creuse.

Enfin, les récits d’épidémie proposent une mise en scène symbolique qui nous invite à dépasser l’anecdotique. Comme dans La Peste, les romans contemporains présentent un cadre spatio-temporel fortement symbolique puisque tous les récits s'ancrent dans des espaces insulaires (soit une île, soit une ville fermée) qui acquièrent une valeur universelle.

De plus, le système des personnages repose sur une opposition. A l’instar de Camus qui valorisait un médecin (Rieux) et un marginal (Tarrou), les récits contemporains mettent en valeur des médecins (O’Nan, Saramago) et des marginaux ou des révoltés (jeune homme « rimbaldien » chez Le Clézio, amateur du subversif San Juan de la Cruz chez Goytisolo, jeune femme métisse transgressant les « frontières raciales » chez Brink). Par contraste, les figures religieuses et politiques (tyran chez Saramago et Le Clézio) se font menaçantes.

Finalement, comme chez Camus, les récits contemporains établissent un lien entre épidémie, événements historiques et monde contemporain. Faut-il considérer que depuis Camus, on ne peut plus lire un récit d’épidémie sans y chercher une représentation du monde ? C'est possible. Mais comme chez Camus, on peut aussi supposer que par-delà la référence à un événement particulier, le texte déploie une dimension polysémique et une portée plus générale.

Des indices extratextuels

Si la lecture des œuvres permet de déceler des indices d’une lecture allégorique, cette intuition est renforcée par des indices extratextuels. Bien que le paratexte [13] de nos romans soit signifiant, nous insisterons ici sur le rôle de l’intertextualité.

On constate que le motif de l’épidémie est récurrent dans les œuvres de certains auteurs du corpus. Camus a écrit L’Etat de siège que beaucoup considèrent comme une adaptation théâtrale de La Peste confirmant la portée allégorique du roman. Le motif jalonne l’œuvre de Garcia Marquez : dans El Otono del Patriarca, la lèpre est le signe de la putréfaction du royaume du dictateur tandis que la peste accompagne le pillage auquel procèdent les compagnies bananières états-uniennes dans Cien anos de Soledad. Une telle intertextualité révèle chez nos auteurs la prégnance du motif épidémique et sa forte charge symbolique, ce qui nous autorise à l’appliquer à notre corpus.

Par-delà la variété des épidémies, le corpus présente des convergences par la reprise d’une « mythologie » de l'épidémie. De Sophocle à Manzoni, en passant par La Fontaine, les récits d'épidémie insistent sur la tension entre pragmatisme et déraison. Tandis que les autorités tentent d'agir, l'impuissance des hommes face au fléau suscite des mouvements de panique, une dissolution des liens sociaux et la stigmatisation de boucs émissaires. Cette tension entre raison et folie est présente dans le roman contemporain qui se nourrit de toute la littérature passée. Ainsi, de l'Antiquité à nos jours, le récit d'épidémie dresse le tableau d'une Humanité qui stagne ou régresse. Se trouvant inscrites dans une Histoire cyclique qui n’est que l’éternel passage d’une « peste » (naturelle ou humaine) à une autre, les civilisations sont confrontées à leur fragilité et à la vanité du « sens de l’Histoire » qui a sous-tendu la pensée moderne [14] . Par-delà les références ponctuelles au contexte du XXe siècle, c’est donc l’Humanité même qui est en jeu.

Néanmoins, la récupération de cette mythologie de l’épidémie s’accompagne d’une certaine réactualisation. Longtemps, l'épidémie a été perçue comme un châtiment divin. Mais Camus est le premier à ancrer l'épidémie dans un monde sans Dieu. Réécrivant la tension entre religion et médecine qu'incarnent Paneloux et Rieux, les romans des années 1980 mettent donc en scène des personnages qui interprètent encore l'épidémie comme un châtiment divin - prêtres, pasteurs ou prédicateurs - mais qui s'en trouvent discrédités.

En somme, à la suite de Camus, les récits d’épidémie proposeraient un entrelacement de la fiction et de l’Histoire. Par là, le lecteur est invité à s’interroger sur son rapport au passé, les valeurs qui animent la société actuelle mais aussi, dans une perspective plus large, sur les fondements de la civilisation et sur la valeur de l’Homme.

De l’allégorie traditionnelle à l’effet d’allégorie

Reste à déterminer si l’on peut parler d’ « allégorie » au sujet des œuvres du corpus. De fait, on se rend compte que ces récits mettent en place des stratégies textuelles qui guident le lecteur autant qu’elles le déroutent, rendant problématique l’accès au sens. Malgré la présence d’éléments nettement symboliques, les récits déroutent le lecteur par leur jeu avec la codification des genres. Camus refusait l'appellation « roman », lui préférant le terme plus neutre de « récit ». Si son récit se présente comme une chronique, la neutralité revendiquée n'est pas toujours respectée. De la même façon, les œuvres du corpus rendent leur genre indécidable. Chez Saramago, faut-il parler de roman ou d'essai ? Quant à Le Clézio, il nous propose un récit enchâssé et discontinu, mêlant des poèmes de Rimbaud et des extraits du journal d'un botaniste au langage plutôt sec.

Cette perte des repères est renforcée par des stratégies narratives complexes. Des interventions cocasses d’un narrateur discret aux narrateurs multiples qui créent une polyphonie, en passant par le narrateur schizophrène de O’Nan, le lecteur ne sait plus à qui il a affaire, ce qui favorise une lecture active. Néanmoins, contrairement à l’allégorie traditionnelle, ces récits privés d’une autorité narrative forte interdisent toute univocité, autorisant des lectures multiples dont le lecteur devient responsable.

En effet, tout en soulevant la question de la communauté, du bonheur et de l'amour, les récits ménagent des zones d'ombre, au point de devenir polysémiques, voire ambigus. Les auteurs ont-il désespéré de l'homme ou croient-ils encore en la possibilité d'une action commune ? A cette question, les récits n'offrent pas de réponse claire et il faut se contenter d'hypothèses. Chez García Márquez et Le Clézio, l’action collective semble problématique et le bonheur résiderait peut-être dans la relation amoureuse. Seul Saramago pose la question de la solidarité comme l'avait fait Camus, mais sans définir les fondements de la communauté idéale. En réalité, même le texte prétendument limpide de La Peste pose problème. Certes, les hommes ont su s’organiser pour lutter contre la peste. Cependant, le possible retour de l'épidémie (évoqué dans les dernières phrases) n’indique-t-il pas le retour de l’individualisme, la fragilité de la communauté, les limites de la révolte ? L’optimisme de Camus semble donc douteux, et comme le récit contemporain, le texte de Camus pose des questions plus qu’il n’y répond. Enfin, si les romans proposent une réflexion sur la littérature et sur le langage, c’est moins pour affirmer la pertinence de l’engagement que pour questionner les pouvoirs de la littérature. Opposés aux figures du journaliste ou du politique, les personnages de scripteurs sont à la fois soucieux de vérité et hantés par le doute. A la recherche du mot juste, ils s'interrogent sur la possibilité de raconter les événements, si bien qu'il devient difficile de déterminer les rapports que nos auteurs entretiennent avec l'engagement, même dans le cas de Camus.

On a vu que les textes étaient parsemés d’indices orientant le lecteur vers une lecture allégorique. En outre, on prouverait facilement que nos récits sont des « forme-sens » [15] et que le lecteur est autorisé à percevoir dans l’esthétique de nos auteurs l’éthique dont elle est porteuse. Or, les stratégies textuelles entravent l’accès au sens et ce d’autant plus qu’il n’existe pas véritablement un sens du texte. Face à ce sens multiple, voire fuyant, peut-on encore parler d’écriture allégorique ? Si une lecture allégorique est possible, relève-t-elle d’un pacte de lecture (impliquant alors une certaine contrainte) ou est-elle avant tout le produit d’une interprétation du lecteur (toujours discutable) ? Autrement dit, peut-on lire ces récits d'épidémie sans soupçonner leur portée allégorique ?

Alors que l’allégorie traditionnelle tendait à réduire le texte à un prétexte (limitant son intérêt une fois le sens découvert), nos récits offrent un plaisir esthétique qui ne s’estompe pas une fois leur portée symbolique dégagée. Plus encore, l’intrigue vaut pour elle-même, si bien qu’on peut tout à fait lire ces récits comme de pures fictions [16] . Bien que ces expériences extrêmes constituent un miroir grossissant de notre monde, le lecteur a le droit de ne pas comprendre ou de ne pas chercher la portée du récit. D'où la question : Que perd-on à ne pas percevoir le sens allégorique des textes ? Dans quelle mesure le texte nous engage-t-il ?

En résumé, dans les récits d'épidémie de notre corpus : la découverte du sens n’est qu’une possibilité, et non une nécessité ; le texte se veut polysémique et ambigu ; le sens découvert par le lecteur dépasse assurément l’intention de l'auteur. C’est ce que Brian McHale nomme « allégorie postmoderne ». Néanmoins, peut-on encore appeler « allégorie » ce qui a si peu à voir avec l’allégorie traditionnelle ?

A travers les analogies entre l'horreur de l'épidémie et la barbarie humaine, les auteurs veulent transmettre ce qui ne peut être exprimé. Toutefois, cette lecture – qui s'appuie sur la lettre du texte, l'architecture de l'oeuvre, l'énonciation, l'intrigue et le style – n'est qu'une lecture possible parmi d'autres. Mon interprétation est donc avant tout le fruit d’une construction intellectuelle dans laquelle j'engage ma subjectivité et ma responsabilité. Ainsi, ce que nous appelions « indices » relève peut-être moins d’une volonté de l’auteur que du travail de déchiffrement que le lecteur choisit de mener. Aussi parlerai-je d’un « effet d’allégorie » pour désigner cette possibilité d'une lecture allégorique vers laquelle le texte nous oriente tout en entravant l’accès à un sens clair et définitif.

Se pose alors la question de l’engagement. Les multiples connexions entre La Peste et les œuvres contemporaines éclairent l’éthique des auteurs contemporains qui, sans revendiquer l'étiquette d’« écrivain engagé », se montrent soucieux d’inviter le lecteur à une réflexion sur notre rapport au passé, au présent et sur la possibilité d’une nouvelle communauté. Mais parce que l’engagement ne peut naître que de l’activité du lecteur, on comprend que la lecture révèle le lecteur à lui-même, plus qu’elle ne révèle les intentions de l’auteur. En somme, l'effet d'allégorie implique un cheminement : de l'engagement supposé de l'auteur vers un engagement du lecteur dans son interprétation.

Si cette comparaison entre Camus et des auteurs de divers horizons enrichit la lecture des romans contemporains, elle dévoile en contrepartie la modernité insoupçonnée de l’œuvre de Camus. A la fois ancrés dans leur époque et intemporels, ces récits d’épidémie offrent une expérience sensible et intellectuelle. C’est cet appel au lecteur en tant qu'Homme et individu, en tant qu'héritier du passé et acteur du présent, qui donne force et profondeur à ces romans.

Notes

  • [1]

    Ainsi, La Mort à Venise de Thomas Mann (1913) traitant du choléra peut être lu comme une réflexion sur l’artiste et la décadence mais aussi comme une annonce de la Première Guerre Mondiale. Dans I am Legend de Richard Matheson paru en 1954 – c’est-à-dire en pleine Guerre Froide – l’épidémie pourrait symboliser la propagation du communisme.

  • [2]

    The Wall of the Plague (1983) de l’auteur sud-africain André Brink met en scène une jeune femme noire à l’époque de l’Apartheid. Cette femme multiplie les conquêtes et fréquente notamment un homme Blanc qui prépare un reportage sur la peste qui frappa la Provence en 1720.

  • [3]

    Si le titre signifie Essai sur l’aveuglement, il a été traduit en français par L’Aveuglement. Le roman met en scène une ville affectée par une épidémie de cécité, à l’exception de la femme d’un ophtalmologiste.

  • [4]

    Même si le roman Cien años de soledad  n’est pas entièrement consacré à l’épidémie, on y trouve un épisode de « peste del olvido » – épidémie de perte de mémoire – hautement symbolique. De plus, Cien Anos de Soledad éclaire le sens de El Amor en los tiempos del colera, ce qui justifie son intégration au corpus.

  • [5]

    Le roman retrace l’histoire de deux frères qui voguent en direction de leur terre natale, l’Ile Maurice. Mais des cas de variole se déclarent et les passagers du bateau, à savoir des Européens et des esclaves indiens, se retrouvent bloqués sur une île. Au cours de cette quarantaine, l’un des frères tombe amoureux d’une jeune Indienne.

  • [6]

    Particulièrement complexe, le roman ne se laisse pas aisément résumer. On pourrait toutefois y voir l’histoire d’hommes accusés d’être porteurs d’une maladie (le SIDA est évoqué mais l’épidémie présente de multiples visages) et obligés par le gouvernement de se déguiser en oiseaux avant d’être mis en cage et soumis au regard moqueur de la foule.

  • [7]

    Il s’agit d’un récit à la deuxième personne qui nous plonge dans la conscience d’un ancien soldat de la guerre de Sécession. Reconverti en pasteur, shérif et embaumeur d’une petite ville américaine, Jacob Hansen est un homme très pieux qui se présente de prime abord comme un vétéran ayant réussi à se réintégrer dans la société. Cependant, la ville est frappée par une épidémie de diphtérie et la violence de l’épidémie fait renaître tous les souvenirs de guerre. Le lecteur découvre alors que cet homme a commis un acte de cannibalisme pendant la guerre. Le retour du refoulé finit par lui faire perdre la raison, le poussant même à avoir des relations sexuelles avec le cadavre de sa femme.

  • [8]

    Goethe oppose le symbole, qu’il juge riche et ouvert, à l’allégorie qui balise le sens et peut tendre vers le sens unique, prévisible. De plus, Goethe estime que le texte allégorique est réduit au rang de prétexte une fois que le sens caché a été dévoilé, ce qui va à l’encontre de sa conception de l’œuvre d’art comme totalité intransitive et souveraine.

  • [9]

    Baudelaire et la tradition de l’allégorie, Droz, p. 59.

  • [10]

    Notamment le rationnement et le marché noir, les charniers, les charrettes pleines de cadavres et les fours crématoires.

  • [11]

    Camus lui-même contribua à cette clôture du sens en se soumettant de bonne grâce au jeu de l’interprétation, en dépit de son hostilité, maintes fois réaffirmée, à une œuvre cloisonnée. Comme le rappelle Michel Jarréty dans sa conférence « La peste comme analogie », les propos de Camus sont avant tout une réponse aux intellectuels de l’époque qui attendaient de lui une définition claire du sens de l’allégorie.

  • [12]

    Selon l’expression de Typhaine Samoyault.

  • [13]

    D’après P. Ricoeur dans Seuils, la notion englobe le titre, les préfaces et les épigraphes.

  • [14]

    Dans son essai sur le régime d’historicité, François Hartog insiste sur le désenchantement de l’Histoire depuis les années 1990. Le « sens de l’Histoire » et la croyance dans le progrès qui caractérisaient le régime moderne d’historicité sont mis à mal : l’avenir est négligé au profit d’un présent où l’on se propose de chercher les traces de l’Histoire pour assurer un devoir de mémoire. Ayant appliqué cette théorie à la littérature contemporaine, Sylvie Servoise a démontré que l’engagement littéraire à l’ère postmoderne pouvait être pensé comme une mise en question de l’Histoire que le lecteur est invité à percevoir. D’où la multiplication des figures de témoins et d’enquêteurs dans le roman postmoderne. En outre, la dimension métalittéraire des œuvres révèle les doutes de l’écrivain qui s’interroge sur le langage et sur les pouvoirs de l’écriture face au mal.

  • [15]

    Selon l’expression de Henri Meschonnic, Pour la poétique II, 1973, p. 34.

  • [16]

    Le roman de Saramago serait une uchronie où il s’agirait d’imaginer ce qui se passerait si les hommes étaient frappés de cécité. Quant au roman de Goytisolo, il conterait l’histoire cauchemardesque mais toute fictive d’une société totalitaire où l’on stigmatiserait les malades en les déguisant en oiseau. Enfin, dans El amor en los tiempos del cólera, les images de guerre et de choléra n’apparaissant qu’en filigrane, et tendent à s’effacer derrière l’histoire d’amour.

Biographie de l'auteur

Aurélie PALUD

(direction Emmanuel Bouju, Université de Rennes II, 2008)