Éditos

Hercule à la croisée des chemins

Cette thèse initiée, à l’instar de l’Hercule perplexe qui lui donne son titre, à la croisée des chemins entre philologie et philosophie, Antiquité et modernité – et, sûrement, entre vice et vertu –, est le fruit d’un parcours qui m’a menée des agoras antiques andro-centrées vers les rivages hospitaliers de la littérature comparée. Or, ce trajet transfuge de l’Antiquité vers les périodes modernes est non seulement au cœur de l’histoire et de la pratique européennes du comparatisme, qui se demande régulièrement comment « comparer l’incomparable » (Marcel Detienne), mais il a aussi été central pour nombre d’études genre et queer, que ce soit à travers les critiques et réécritures féministes de mythes ou les recherches questionnant, avec et contre Foucault, l’histoire de la sexualité depuis une perspective antique. En ce sens, il a participé de la construction, dans mon travail, de la méthode comparatiste comme approche critique.

Approche critique parce que la confrontation à l’Antiquité, ce « territoire des écarts », pour reprendre la formule frappante de Florence Dupont, engage une « herméneutique de défamiliarisation » (Françoise Lavocat), que je caractériserais aussi, avec la philosophe queerféministe Sarah Ahmed, de « désorientation ». De fait, c’est en me détournant des interprétations qui, à la suite de l’étude magistrale de Panofsky sur ce motif, faisaient de l’Hercule à la croisée des chemins une allégorie morale universelle du libre arbitre humain, que j’ai pu me réorienter vers d’autres manières, genrées et différentielles, de le lire. À une histoire téléologique et désincarnée du sujet moral, j’ai ainsi substitué une généalogie mythopoétique et différentielle des figures et fictions d’un sujet masculin hégémonique, blanc et straight, telles qu’elles se sont engendrées dans son « devenir-mythe » (Véronique Gély) au sein des cultures européennes. Cette généalogie, je l’ai menée avec les moyens de la philologie, de la narratologie, de la sémiotique et de la pragmatique textuelle, de l’histoire et des études culturelles, dans un travail réflexif de traduction et de retraduction, sans cesse révisés par leur articulation aux études genre, dans leurs dimensions queer et intersectionnelles.

Car de même que ce travail m’a amenée à envisager les interprétations de l’apologue, autant que ses reconfigurations, comme des formes culturelles à analyser dans leurs contextes de production et de réception, de même ma thèse est-elle une interprétation située et, en cela, une proposition politique. Elle est notamment ancrée dans la conviction que, pour maintenir l’intérêt des études de l’Antiquité et, plus généralement, des littératures des périodes anciennes, il y a une autre voie à emprunter que celle de la déploration répétée de leur déperdition d’influence dans un monde qui aurait perdu le sens de la « tradition » et de ses valeurs. Au contraire, il me semble que le véritable enjeu de notre rapport à ces corpus antiques, classiques, ou canoniques, pourrait se formuler en reprenant les réflexions de Walter Benjamin sur le concept d’histoire : « à chaque époque, il faut tenter d’arracher la tradition au conformisme qui est sur le point de la subjuguer ». Ce geste critique, c’est aussi ce que la poétesse Adrienne Rich appelle un travail féministe de « ré-vision » : « regarder en arrière, voir avec des yeux neufs, entrer dans un texte ancien en prenant une nouvelle direction critique – c’est pour nous bien plus qu’écrire un nouveau chapitre de l’histoire culturelle…C’est un acte de survie. Nous avons besoin de connaître le passé, et de le connaître différemment […] ; non pas pour transmettre une tradition, mais pour briser son emprise sur nous. »

À mon sens, cette manière d’entrer dans un texte en prenant une nouvelle direction, cette pratique assumée de désorientation, constitue l’une des forces que le pari comparatiste partage avec les études féministes, genre et queer. Or, àl’heure où nos sociétés bruissent de voix puissantes qui s’énoncent au singulier collectif pour dénoncer les violences sexuelles et sexistes, en posant de manière toute contemporaine des questions aussi cruciales qu’anciennes, l’articulation de la critique à la survie prend une résonance d’autant plus actuelle. L’une des formes que cette critique peut prendre serait d’ouvrir enfin d’autres voies de réflexion et de construction des masculinités. Si cette tâche, encore herculéenne, est nécessairement collective, j’espère que ce travail de doctorat, inscrit dans le recul analytique et la réflexivité propres à la recherche, pourra y apporter sa part.

Et c’est pourquoi je dédie ce prix, avec plaisir, à toutes celles et ceux qui dévient obstinément des droits chemins.