Agrégation

La leçon du Misanthrope

ARTICLE

Ces pages qui esquissent une orientation proposée pour une analyse globale du Misanthrope et de la place de la misanthropie dans Le Misanthrope, sont le reflet d’un propos tenu dans le cadre de deux journées d’étude de la pièce organisées par Pascale Thouvenin à l’Université Marc Bloch de Strasbourg. Les actes qui contiendront notamment une étude de Sandrine Berregard intitulée « Alceste et Timon : la misanthropie de la réalité sociale au mythe » sont à paraître  dans la revue Le Nouveau Moliériste (Noêl Peacock et Robert Mc Bride dir., Univ. de Glasgow et de l’Ulster).

Depuis Rousseau au moins, peut-être avant aussi, la question, si controversée, de la leçon morale mise en scène et longuement argumentée par Le Misanthrope, tourne autour de l’affrontement intellectuel et moral entre Alceste et Philinte. De leur dialogue tendu et des effets qui s’en ensuivent, l’on a déduit une dialectique diversement posée. Soit on confronte le sain au malade, le flegmatique au bilieux, on oppose le stoïcien à l’épicurien, la vertu importune à la vertu traitable ; et l’on penche alors pour Philinte, ami de la sagesse et indulgent aux défauts du genre humain, dont l’équanimité repose sur un tempérament favorable à la modération :

Et je crois qu’à la cour, de même qu’à la ville,

Mon flegme est philosophe autant que votre bile. [1]

Soit, à la suite de Rousseau et en retournant son réquisitoire contre Molière en apologie paradoxale du poète, on tient que la pièce prend le parti d’Alceste et que Philinte n’est ni raisonneur ni raisonnable, qu’il est au moins aussi fou et sa thèse aussi risible ou excessive que celle de son contradicteur, qu’il mérite le mépris dû aux tièdes et aux plats bourgeois qui

trouvent toujours que tout va bien, parce qu’ils n’ont pas intérêt que tout aille mieux […] attendu que Dieu les a doués d’une douceur très méritoire à supporter les malheurs d’autrui. [2]

Bref, dans cette « parfaite raison » qui

…fuit toute extrémité,

Et veut que l’on soit sage avec sobriété, [3]

on se plaira à entendre, avec ou sans l’aveu de Molière, une vertu morale affaiblie, une sincérité douteuse, une concession honteuse aux superficialités mondaines ou aux petitesses prudentes, un esprit d’abandon et de collaboration. Alceste, lui, résiste, au sens plein, sinon historique, du terme. Qui a bonne oreille percevra même la protestation furieuse de Molière sous les bourrasques indignées de son héros misanthrope auquel il a prêté, c’est indéniable, quelques traits identifiables de sa personne et de sa situation : de sa personne, le tempérament mélancolique que lui attribuaient ses contemporains plus ou moins bien intentionnés ; et de sa situation, les calomnies de la clique dévote dont Alceste est comme lui accablé. Quant à reconnaître la coquetterie supposée d’Armande Béjart dans la frivolité trompeuse de Célimène et la jalousie du mari trompé dans les fureurs d’Alceste, nous n’allons plus jusque-là, même si les contemporains exacts du poète ou leurs proches cadets ont d’emblée opéré cette lecture à clef à laquelle notre temps répugne prudemment.

Les études consacrées à la signification morale du Misanthrope, dont l’ouvrage de René Jasinski constitue le fleuron par la richesse de l’information savante et la sagacité d’une réflexion pondérée [4] , se partagent entre les deux positions confrontées, sans poser vraiment la question de savoir si Célimène, justement, n’y aurait pas sa part à prendre. Peut-être serait-ce en effet une manière profitable d’élargir l’énoncé du problème et d’avancer vers sa résolution, que de réinsérer le personnage de la jeune femme dans le débat critique dont elle est toujours exclue, alors même qu’elle y occupe une place cruciale : selon que la frivolité de Célimène déconsidère la sagesse de compromis prônée par Philinte en le compromettant avec la superficialité et le mensonge mondains, ou qu’elle déconsidère la vertu intraitable d’Alceste par les concessions dérisoires que son amour pour elle inflige au stoïcien amoureux, nouvel Hercule (de la vertu) asservi par une Omphale de salon, le sens de la comédie tangue entre l’adhésion à l’un ou l’autre parti. À moins que, dévaluant les deux, l’exemple de Célimène n’invite à n’en retenir aucun. Et nous voilà donc renvoyés à la roue entre la modération épicurienne, la rigueur stoïcienne et l’ironie du scepticisme ? Sans doute, mais nous persistons à penser et allons tâcher de montrer que la modification d’optique opérée par l’entrée en jeu de la jeune femme dans le débat n’en constitue pas moins une promesse d’issue par l’élargissement de perspective qu’elle implique.

D’abord, son addition en tiers dans le duo d’Alceste et Philinte permet à la problématique d’échapper à la logique d’affrontement binaire, sous gouverne exclusive de la « raison dialectique », où elle se perdait : l’affrontement d’idées devient triangle de forces. Par là, le débat intellectuel se réinsère dans l’intrigue, d’où l’on n’aurait jamais dû l’extraire. Manière de nous suggérer que la question du sens gagnerait à être posée en termes de formes ; autrement dit, la question éthique en termes dramaturgiques. Non pas exclusivement, mais conjointement : car ce sont l’avers et le revers inséparables du poème dramatique, comme de toute œuvre littéraire. En scinder l’examen, c’est menacer l’analyse d’hémiplégie. Or, poser le problème de la signification morale du Misanthrope en termes de confrontation binaire entre la vertu d’Alceste et la sagesse de Philinte revient à décaler la question du sens par rapport à l’action qui justement l’exprime. L’action, ici, c’est en effet et sans conteste la relation orageuse qui unit et désunit Alceste et Célimène, puisque c’est à elle qu’est suspendue l’issue matrimoniale du conflit. L’intrigue est donc en priorité dévouée à mettre en scène leurs tensions, les aléas et les rebonds de leur liaison incertaine. Elle se dénoue, de manière très originale, par leur rupture, que la dernière réplique projette dans un suspens relatif pour convenir aux règles d’un genre à fin heureuse. Dans cette optique, Philinte, utile au début de la pièce pour définir les enjeux éthiques et exposer les ressorts dramatiques et passionnels que va faire jouer l’intrigue, reçoit au dénouement la main d’Éliante pour une alliance de convenance et de raison qui sacrifie tant bien que mal à l’usage du mariage de conclusion comique. Mais dans le cadre dramatique, il joue tout au plus les utilités. Comme d’autres sinon toutes les comédies de Molière, mais avec toute l’acuité que lui confère sa régularité formelle et sa concentration de lieu, de temps et d’action remarquables, la comédie pose la question de l’intégration entre l’anatomie morale, qui tend à y constituer le centre d’intérêt, et l’intrigue matrimoniale, qui en constitue le principe de l’unité d’action.

Cette difficulté, Molière la résout ordinairement par l’association plus ou moins solide et crédible du personnage incarnant le « cas » moral traité, le vice moral ou social brocardé, avec le couple d’amants entravés par l’obstacle que leur opposent cet impératif vicieux, cette autorité dévoyée. Ainsi le mariage de leur fille et le dénouement heureux de la comédie est-il diversement mais semblablement menacé par l’aveugle dévotion d’Orgon entartuffié, par l’avarice d’Harpagon, la chimère sociale de M. Jourdain, etc. L’originalité du Misanthrope, sa profondeur et sa difficulté proviennent de la confusion entre le(s) personnage(s) en situation d’obstacle et en position d’enjeu. Car la traverse qui barre l’union d’Alceste et Célimène présente la double originalité de n’être ni extérieure à leur couple ni concentrée sur un seul personnage, un seul défaut. Elle est intégrée à leur personnage, mieux, à leur couple : la raison de l’empêchement de s’épouser en dépit de s’aimer, c’est qu’Alceste et Célimène s’aiment à leurs façons, qui sont incompatibles : sa « vertu intraitable » à lui, tournant à l’obsession de sincérité et de rigueur, pourrait figurer dans la liste des entraves comiques d’origine paternelle. Incongrue chez un amant encore jeune, elle se confronte de surcroît à une frivolité de coquette incompatible avec l’esprit, sinon le rôle de l’amante de comédie chez Célimène. C’est L’École des femmes combinée avec Le Mariage forcé, l’alliance contre-nature de l’obsession jalouse et dévote du barbon avec la rouerie et le dévergondage de la promise. Et c’est par quoi enjeu d’intrigue et enjeu de sens, dans cette comédie, communiquent ou, mieux, se superposent jusqu’à se confondre.

Revenons, pour nous en convaincre, au distique plus haut cité, qui opposait à la bile d’Alceste le flegme de Philinte. Le substrat caractérologique ainsi suggéré au débat éthique posé par la pièce est couramment analysé dans le cadre de leur duo et de leur duel — dans le cadre d’une logique binaire. Si on le rapproche ici ou là du titre éphémère d’Atrabilaire amoureux que portait le privilège du 21 juin 1666, c’est sans jamais tirer tout le parti que promet cette conjonction et l’association qu’elle suggère entre la véhémence d’Alceste dans sa réprobation combinée des vices du siècle et de la coquetterie de Célimène. L’amour d’Alceste pour Célimène est compris comme une intrusion pittoresque et inattendue de son tempérament bilieux d’ours des cavernes dans la peau d’un amant qui se serait trompé de rôle. Entre « atrabilaire » et « amoureux », toute la tradition  moliériste ou presque voit une opposition plaisante, une interférence contre-nature entre l’Alceste des salons, celui qui se confronte à Philinte sur le chapitre de la morale mondaine, et l’Alceste de l’alcôve, qui aurait succombé par accident à la passion la moins compatible avec son ardeur contemptrice. Mais c’est oublier ou méconnaître la signification impliquée par ces deux adjectifs de consonance médicale et morale encore audible, parfaitement audible, au temps de Molière.

Rappelons que l’atrabile, forme dégénérée du sang, de la bile jaune ou de la noire, est tenue dans l’ancienne médecine pour responsable des conduites déréglées, des états d’âme et d’esprit prostrés et angoissés, voire des pathologies d’obstruction et de cacochymie que recouvre indistinctement le terme de mélancolie. Dans le cas d’Alceste, la teinture spécifique qu’imprime à sa personnalité l’origine bilieuse de son atrabile se traduit par un pessimisme moral aiguisé de la part de colère résiduelle contenue dans son humeur noire. Atrabilaire par excès de fiel, il a le pessimisme véhément. Et voilà pourquoi, contempteur de l’humaine nature, mais pas davantage somme toute que son ami Philinte, bien désabusé lui aussi, il propulse sa désillusion en haine universelle de « tous les hommes » ; alors que l’autre, flegmatique, se contente d’en sourire, sinon d’en souffrir, en silence. Quant aux femmes, du moins celle que sa mauvaise étoile conduit Alceste à aimer, il faut se souvenir pour bien saisir les causes de sa conduite avec elle, que le mélancolique est réputé, pour des raisons médicales qu’il serait trop long de rappeler ici, être travaillé sans trêve par le désir, affamé de chair, ardent en amour jusqu’à la passion, voire à l’obsession érotique, mais, en ce domaine comme en tous, jaloux, angoissé, insatisfait, instable, passant sans trêve de l’exaltation à la prostration, de la prière à la plainte et de la plainte à la fureur. Point n’est besoin d’avoir lu les dizaines de pages consacrées par l’Anatomy of Melancholy de Robert Burton [5] à la jalousie amoureuse des saturniens, pour diagnostiquer chez Alceste un cas d’atrabilaire amoureux fort classique, la dominante de son tempérament en l’espèce étant — et nul n’en sera surpris qui a un peu lu Molière,— la jalousie. Le désert qu’au dénouement il propose à Célimène pour cadre de leurs amours n’illustre donc pas seulement son pessimisme social, mais bien son obsession possessive : au désert, Célimène ne coquetterait avec personne. Il y a déjà l’étoffe d’un Arnolphe dans ce presque contemporain d’Horace. Il est vrai qu’on le comprend un peu, à voir agir Célimène.

Car l’autre paramètre de l’affaire demeure la conduite, pour ne pas dire la nature de la jeune femme. Et pour le coup, c’est ici encore une considération d’histoire, d’histoire des idées et des savoirs, qui permet d’éclairer l’autre distique que nous avons cité au début de ce propos ; et par cet éclairage, de définir la distribution des forces dramatiques entre les trois protagonistes. La profession de foi (modérée) de Philinte en une raison qui fuit toute extrémité et veut que l’on soit sage avec sobriété, est elle aussi analysée, d’ordinaire, dans le seul contexte de sa confrontation avec Alceste, rapportée à leur opposition frontale, sans considération de son inclusion au sein du réseau triangulaire dessiné par eux deux avec Célimène. On entend donc ces vers comme l’énoncé d’une conception de la sagesse et de la vertu opposée frontalement à une autre : l’une excessive (ou sans concession), l’autre mesurée (ou encline aux compromissions) — tout dépendrait du choix du spectateur. Ainsi posé, le débat se présente comme un affrontement entre l’idéal et le possible, entre la vertu entière, mais incommode sinon inaccessible, et la sagesse mesurée, mais suspecte de s’accommoder du vice. Mais quid de Célimène dans cette lecture ? On passe ordinairement ici son exemple par profits et pertes. Or le texte, la lettre même du texte de la pièce, dit à qui veut l’entendre qu’elle n’est pas intruse en ces choses non plus. Voici pourquoi, à notre avis.

Notons d’abord que les commentateurs, les nombreux commentateurs et savants éditeurs de la comédie, consacrent volontiers une note au second vers du distique, pour rappeler qu’être sage avec sobriété est une prescription de saint Paul et une allusion condensée à son éloge de la mesure dans la perfection [6] . Se limiter à cette part de la maxime frappée par Philinte n’est pourtant retenir de l’idéal antique de « médiocrité dorée » que son effet, en oubliant son principe. Lequel est énoncé dans le premier vers du distique, avec une clarté d’exposé et une évidence allusive à sa référence qui mériterait non moins un renvoi à ses sources. Car l’origine de la doctrine morale qui situe « la parfaite raison » des conduites dans la fuite de « toute extrémité » n’a rien de mystérieux ni de rare. On y reconnaît un résumé explicite de la conception aristotélicienne du vrai mérite, telle que l’expose l’Éthique à Nicomaque [7] . Aristote y explique que toute vertu procède d’un équilibre tendu et perpétuellement redistribué selon les circonstances et les personnes, entre l’extrême du trop et du trop peu. Ainsi le courage, par exemple, se définira, selon l’âge, la situation et l’occasion, comme résultante parfaite entre l’inconscience aveugle du danger, qui est témérité, et la timidité caponne, qui est pusillanimité. Le vrai courage consiste pour le guerrier à mesurer d’une raison éclairée et sereine ses forces par rapport à l’adversaire, les risques par rapport au gain possible et les effets escomptés de son action par rapport à son coût prévisible, pour ne pas risquer inutilement sa vie précieuse à sa cause, ni se laisser dominer par le soin extrême de cette même vie, au détriment de cette même cause. La parfaite raison définit à égale distance de l’une et l’autre extrémité la droite voie, entre l’ardeur présomptueuse qu’il faut modérer et la terreur irraisonnée qu’il faut surmonter. Et comme cet équilibre dépend de l’occasion, le jugement sans cesse doit réévaluer la composition des forces pour en dégager rationnellement la résultante raisonnable.

Autrement dit, entre la vertu intraitable d’Alceste, aveugle aux circonstances, et la frivole amoralité de Célimène, aveugle au mérite personnel, Philinte suggère l’art de tracer le chemin de sagesse et de raison qui correspond harmonieusement à chaque occasion, à chaque situation, à chaque rencontre. Prenons garde en effet qu’en louvoyant entre les écueils extrêmes de la haine universelle pour l’humanité et de la complaisance sans conditions ni recul envers les conventions mondaines, Philinte (et la comédie de Molière à travers lui) ne prétend pas édicter les règles intangibles de la sagesse modérée une fois pour toute figée dans un « juste milieu » bourgeoisement occupé : le réduire à ce rôle serait méconnaître la dynamique à la fois éthique et dramaturgique dont procède une position qu’il faut voir comme la résultante entre deux forces centripètes, l’équilibre instable et constamment rétabli entre deux plateaux d’une balance que charge tour à tour d’outrance chacun des deux champions des extrêmes. Il serait malséant de dire, sans leur être en rien lié, à la vieille Émile qu’elle masque en vain de fards les rides de l’âge ou à l’aimable et vain Oronte que son sonnet dont il est si naïvement fier est bon à mettre au cabinet ; mais il est opportun d’ouvrir les yeux d’un ami, d’un ami véritable dont le destin ne vous est pas indifférent, sur l’humeur coquette et l’esprit médisant de la jeune veuve qu’il courtise pour son malheur, quand la sincère Éliante conviendrait mieux à son appétit d’authenticité.

Nous l’avons écrit ailleurs [8] , nous le redisons ici, Philinte le « raisonneur » ne l’est qu’avec l’élégante discrétion et la perpétuelle acuité d’un fléau de balance hésitant entre le poids d’erreur d’une pesante vertu et le poids de frivolité d’une coquetterie légère et étourdie, qui ne plombe pas moins — c’est la devinette enfantine du kilo de plomb et du kilo de plume. Il faut imaginer Philinte au sommet d’un triangle mouvant dont la médiane oscille incessamment selon que l’un ou l’autre de ses amis excessifs, Alceste ou Célimène, tend plus ou moins vers l’infini, qui est leur vocation de néant : entre la solitude morale et l’ébullition mondaine, entre le désert et le disert, si l’on veut… Son rôle, à la fois discret (car il n’est pas le protagoniste de la pièce) et décisif (car il y occupe la place du chœur antique), se situe dans une sorte de surplomb démonstratif : il consiste à dessiner, dès avant que ne commence l’action et à destination surtout du spectateur (qui des acteurs profite de ses leçons ? personne, à coup sûr), la résultante exacte des forces morales et immorales en présence, la juste direction de sagesse sinon de sympathie, le point de fuite du tableau utile à en saisir l’ordre des représentations. Ainsi, dans une toile figurant une scène de groupe, les gestes de certains personnages, certaines lignes colorées, certaines ombres portées guident l’œil vers ce point aveugle où convergent les perspectives et d’où prend sens toute la chorégraphie déroutante des formes. À cela près qu’en ce tableau vivant qu’est une comédie, en cette superposition cinétique sinon cinématographique d’images mouvantes, le point de fuite sans cesse doit être redéfini, perpétuellement calculé pour que la navigation à vue parmi les écueils de l’excès du trop ou du trop peu mène à bon port de méditation le voyageur embarqué à bord du Misanthrope.

Surcroît de complexité, enfin, ce triangle dont Philinte occupe le sommet, Alceste et Célimène les deux pointes de la base, est jouxté par un autre, inverse, qui développe en un losange la composition des forces : ce second triangle, symétrique et inverse de l’autre, porte à son sommet le personnage le plus noir de la pièce, Arsinoé. Car celle-ci combine en elle les défauts conjugués d’Alceste et Célimène et la contrefaçon de leurs qualités : elle propulse l’intransigeance morale d’Alceste dans le fanatisme de la dévotion outrée et le mensonge de l’imposture cagote, tout en sacrifiant à la mondanité et à ses vanités, comme Célimène, dont elle durcit de surcroît la médisance étourdie en délation concertée et déguisée. Diamétralement opposée à Philinte, comme l’ombre à la lumière, elle occupe néanmoins elle aussi, mais à l’opposite, le rôle de médiatrice entre les deux amoureux dont elle précipite la rupture. Dans le contexte où fut conçu et représenté Le Misanthrope, cette distribution des forces qui oppose à Philinte une incarnation féminine de Tartuffe confirme à nos yeux l’implication de Molière, de Molière en proie à la cabale des tartuffes du moment, dans la personne et la parole de Philinte.

Reste une réserve qui nous sera certainement opposée : assigner pour idéal au Misanthrope le modèle de l’honnête homme, ne serait-ce pas réduire sa palette aux couleurs affadies de l’aquarelle, technique peu propice aux audaces esthétiques ? Plaiderait à charge en ce sens l’identification, que nous avons proposée voici peu [9] , des thèses morales débattues par le premier acte de la comédie avec un sujet en vogue dans la réflexion morale des mondains du moment, lesquels ne passent pas en effet pour philosophes de haute volée ni manieurs de ces grands idéaux qui inspirent les grands chefs-d’œuvre. Or l’on est alerté par un terme qu’Alceste oppose à la bienveillance universelle de Philinte, pour la stigmatiser : celui de « complaisance ». Ceci, d’abord :

Je refuse d'un cœur la vaste complaisance

Qui ne fait de mérite aucune différence ;

Je veux qu'on me distingue ; et pour le trancher net,

L'ami du genre humain n'est point du tout mon fait. [10]

Puis, en écho aux compliments immérités que Philinte décerne au sonnet d’Oronte :

Morbleu ! vil complaisant, vous louez des sottises ? [11]

Or ce concept de « complaisance » a une histoire, et une histoire de salon. Il se trouve au cœur d’un de ces débats sur des points de morale civile et de tact que les mondains d’alors affectionnaient et qui constituent la face laïque et aimable du grand mouvement de réflexion morale coloré à l’avers des teintes conservées de la pensée religieuse. Voici en quels termes, par exemple, Mlle de Scudéry pondère, au sixième livre de la Clélie, son jugement sur la valeur et les vertus de la complaisance :

…je ne suis point contre elle quand elle est raisonnable, au contraire je soustiens qu'elle est necessaire à la société de tous les hommes, qu'elle sert à tous les plaisirs, qu'elle entretient l'amitié, & l'amour ; que sans complaisance on seroit toujours en guerre et en chagrin. Mais je soustiens en mesme temps, que comme la sincérité est la vertu de toutes, qui est la plus particuliere aux gens d'honneur, la complaisance est de toutes les vertus, celle dont les lasches, les interessez, les fourbes, & les flateurs, abusent le plus souvent. [12]

On ne saurait mieux balancer les arguments divisés par Molière entre ses deux débatteurs.

Variante du plaire, cette complaisance modérée pourvu qu’elle soit assortie de sincérité et ne serve pas de masque aux tartuffes, mène sur la voie d'une philia laïcisée, éclairée par la raison et rempart contre la guerre entre pairs. Elle présente cette qualité d’universalité nécessaire aux vertus de principe et pas seulement de pratique. Selon Méré, autre orfèvre en ces matières, la même qualité d’universalité, le même statut de vertu de principe, gouverne aussi l’idéal d’honnêteté, qui peut cacher la laideur des vices d’âme, mais approprié à un homme de vrai mérite, fait briller ses qualités hors de son cercle ordinaire, d’un éclat aussi universel que celui de la lumière. Un honnête homme doit savoir le demeurer non seulement hors de sa sphère, mais hors de son caractère même, en s'adaptant souplement aux circonstances :

Le personnage d'un honnête-homme s'étend partout ; il se doit transformer par la souplesse du genie, comme l'occasion le demande. [13]

C'est l'effet d'un apprentissage de l'air galant qui combine les principes de l'universalité bienséante et de l'appropriation relative, jusqu'à naturaliser l'honnêteté :

Je voudrois que pour se rendre l'honnêteté naturelle, on ne l'aimât pas moins dans le fond d'un désert, qu'au milieu de la Cour, et qu'on l'eût in­cessamment devant les yeux ; car plus elle est naturelle, plus elle plaît ; et c'est la principale cause de la bienséance, que de faire d'un air agréable ce qui nous est naturel. [14]

Autrement dit,

un honnête-homme de grande vûë est si peu sujet aux préventions, que si un Indien d'un rare merite venoit à la Cour de France, et qu'il se pût expliquer, il ne perdroit pas auprés de lui le moindre de ses avantages ; car sitôt que la vérité se montre, un esprit raisonnable se plaît à la reconnoître, et sans balancer. [15]

Rien de moins xénophobe, en somme, que cet étrange univers des salons galants, sis en intermédiaire entre courtoisie et snobisme, où s’esquissent d'incompréhensibles gestes de compréhension et d'accueil fondés sur de purs principes de raison et logique.

Par là, cette complaisance maudite par Alceste parce qu’elle ne distingue pas le vrai mérite et accueille avec la même impassibilité le bien et le mal, délimite, au cœur d’une nouvelle manière de morale, qu’on dirait volontiers une morale civile, un espace encore indécis, promis à une éclatante postérité : celui qu’un traité de Voltaire arpentera un siècle presque exactement plus tard, celui de la moderne tolérance. Ne nous y trompons pas, en effet : le siècle qui court de l’Édit de Nantes à sa révocation n’a pas fondé la tolérance sur l’autel de la « vraie foi ». La tolérance religieuse et politique incarnée par l’édit de tolérance — c’est son exacte dénomination — promulgué par Henri IV, n’annonce pas la  valeur nouvelle, fondatrice et fondamentale que définira le siècle des Lumières : elle relève bien plutôt de cette évaluation des (supposés) vrais mérites que réclame à cor et à cris l’intransigeance d’Alceste. Bossuet en a parfaitement résumé l’esprit dans son Avertissement aux protestants : il y définit la tolérance civile comme « l'impunité accordée par la magistrature à toutes les sectes », mais s'oppose à la déduire de la tolérance ecclésiastique, dont l'indulgence ne saurait s'étendre à absoudre les zélateurs de propositions hérétiques ou schismatiques qui s'excluent par le fait de l'Église et de sa bienveillance. Autrement dit, pour un penseur du XVIIe siècle, la tolérance civile est une concession large faite à l'erreur, la tolérance religieuse une absolution circonspecte de la faute qui n'excède pas le domaine de l'accessoire.

L'invention de l'idée moderne de tolérance allait procéder d'une inversion d'optique ; non d'une évolution, mais d'une révolution de la considération portée à l'objet toléré : la tolérance moderne consistera à avoir considération pour l'autre, pour sa personne, ses convictions ou sa conduite, non plus en dépit généreux et indulgent de l'aversion qu'il suscite ou de la condamnation qu'il mérite, mais par respect de principe pour son altérité. La métamorphose de la notion supposait son érection formelle en principe intellectuel et moral, dégagé de tout jugement de valeur. La tolérance avait constitué une question jusqu'alors de « fond », il lui allait falloir devenir une question de « forme » pour émerger à l'acception moderne que seule aujourd'hui nous entendons. C’est donc une vue de l’esprit de croire que les domaines à fort enjeu intellectuel et passionnel, comme les débats théologiques, ont constitué le terrain naturel pour cette naissance. Au contraire, il convenait que l'apprentissage des idées et des conduites que nous dirions aujourd'hui tolérantes s'accomplît dans des domaines et sur des sujets dépourvus de conséquences et d'enjeux majeurs, pour que cet allègement des considérations de fond, ce délestage de leur poids idéologique et moral, permît d'inaugurer le geste d'acceptation formelle de l'autre dans son altérité, non par penchant, mais par principe. Or il est un domaine où règne cette indispensable futilité et où il est en effet loisible de suivre l'esquisse de ce geste, idéalisé et formalisé jusqu'à l'épure : c'est le champ de la mondanité, particulièrement durant l'ère galante qui couvre les décennies centrales du XVIIe siècle. Parce que les enjeux y sont infimes et dérisoires, l’idée nouvelle pouvait y être esquissée comme en laboratoire et son principe balbutié sans conséquence ni risque.

Ainsi du Misanthrope. À distance égale d'Alceste, intolérable et intolérant, et de Célimène, complaisante avec étourderie et médisante par esprit de coterie, Philinte porte dans son nom même sa qualité d'« ami du genre humain », prophétique anticipation d'un idéal intellectuel, moral et social caractéristique des Lumières et nécessairement assorti de cette tolérance dont il anticipe la naissance. Tolérance, de fait, car cette complaisance qui le rend ami de tous ne procède pas chez lui de penchant, mais bien de principe. Loin de s'en laisser conter, il tire sa conduite si moderne d'une appréciation de l'homme toute contemporaine du siècle des moralistes augustiniens :

Oui, je vois ces défauts dont votre âme murmure,

Comme vices unis à l'humaine nature ;

Et mon esprit enfin n'est pas plus offensé

De voir un homme fourbe, injuste, intéressé,

Que de voir des vautours affamés de carnage,

Des singes malfaisants, et des loups pleins de rage. [16]

Voilà pour le principe. Et voici pour la pratique :

Je prends tout doucement les hommes comme ils sont

J'accoutume mon âme à souffrir ce qu'ils font.

Et je crois qu'à la cour, de même qu'à la ville,

Mon flegme est philosophe autant que votre bile. [17]

En synthèse de la « complaisance » que lui reproche Alceste et de la patience qu'il met à « souffrir » les travers d'autrui, Philinte revendique la voie étroite d'une « vertu traitable » qui fasse « un peu grâce à la nature humaine ». Cette démarche procède à la fois d'une conception intellectuelle (celle d'un esprit « philosophe ») et d'une pratique morale (une accoutumance de l'âme). Cette philosophie appliquée se donne un champ universel (« la cour de même que la ville »). Elle s'exerce à dégager son principe de toute appréciation morale sur les « vices unis à l'humaine nature » et de toute effervescence sensible : à travers l'image physiologique du flegme se dessine l'idéal de la bienveillance dépassionnée. En occupant tout le champ qui va de la complaisance raisonnée à l'honnêteté universelle, le personnage, ou plutôt son créateur, n'a-t-il pas franchi le pas qui sépare la patience charitable ou élégante de la tolérance par principe ?

À la seule condition que l’on accepte de l’éclairer par les faisceaux croisés de la dramaturgie, de l’anthropologie historique et de l’histoire des idées, sans exclusive mutilante, la confrontation qui ouvre la comédie du Misanthrope nous paraît excéder de très loin le sujet en apparence un peu ténu qui agite les deux personnages aux prises avec une question, somme toute, de civilité mondaine et de dilection amoureuse, limitée au cercle étroit d’un salon parisien. C’est qu’à la faveur de cette leçon d’anatomie morale et sociale aux enjeux apparemment intimes, sinon restreints, Molière n’esquissait peut-être rien moins que le débat encore ouvert, plus que jamais brûlant, des principes et des limites de la tolérance moderne.

Notes

  • [1]

    Le  Misanthrope, I, 1, v. 165-166.

  • [2]

    Jean-Jacques Rousseau, Lettre à M. d’Alembert, première partie, [in] Du Contrat social et autres œuvres politiques, éd. p. p. Jean Ehrard, Paris, Garnier, 1962, p. 152-153.

  • [3]

    Op. cit., v. 151-152.

  • [4]

    René Jasinski, Molière et Le Misanthrope, Paris, Nizet, s. d. (1951).

  • [5]

    Robert Burton, The Anatomy of Melancholy, Londres, 1621. Trad. fr. de Bernard Hoepffner, Paris, J. Corti, 2000, 3 vol.

  • [6]

    Paul, Épître aux Romains, XII, 3.

  • [7]

    Aristote, Éthique à Nicomaque,  115 a et suiv.

  • [8]

    Dans notre Molière ou l’esthétique du ridicule, Paris, Klincksieck, (1992), 2002.

  • [9]

    Dans une étude intitulée « Éloge de la frivolité : tolérance et idéal mondain au XVIIe siècle », Études littéraires. « La Tolérance », ss la dir. de Jean-Paul Barbe et de Jackie Pigeaud, (Québec, Univ. Laval) vol. 32, n°1-2 (Printemps 2000), p. 111-123.

  • [10]

    Le Misanthrope, I, 1, v. 61-64. Terme souligné par nous.

  • [11]

    Op. cit., I, 2, v. 326. Terme souligné par nous.

  • [12]

    Madeleine de Scudéry, Clélie, VI, p. 728-729. Cité par Delphine Denis, La Muse galante. Poétique de la conversation dans l’œuvre de Madeleine de Scudéry, Paris, Champion, « Lumière classique », 1977, p. 263. Passage souligné par nous.

  • [13]

    Antoine de Méré, Œuvres posthumes, « Sixième discours. Suite du Commerce du Monde ». Éd. Charles‑H. Boudhors des Œuvres complètes, Paris, C.U.F. (Fernand Roches diff.), 1930, 3 vol. T. III, p. 157.

  • [14]

    Op. cit., « Discours premier. De la vraie Honnêteté », éd. cit., p. 74.

  • [15]

    Ibid.,  p. 73.

  • [16]

    Le Misanthrope, I, 1, v. 173-178.

  • [17]

    Ibid., v. 163-166.