Agrégation

Présentation du Tiers Livre

ARTICLE

Les deux premières œuvres de Rabelais, ou, si l’on veut, ses deux premières chroniques (puisque c’est le terme de l’auteur), ont pour horizon les livres de chevalerie : elles en parodient les règles comme l’idéologie [1] . Le Tiers Livre, quant à lui, semble en avoir fini avec cette problématique. Tout se passe comme si Rabelais, qui a publié presque coup sur coup ses deux premières œuvres (1532 et 1535), mais qui laisse passer plus de dix ans avant de donner la troisième, en 1546, prenait le temps de la concevoir et ne s’assignait plus les mêmes objectifs. Au reste, les titres signalent en partie ce changement : alors que le Pantagruel, qui, dans la suite des aventures des personnages de Rabelais, précède immédiatement le Tiers Livre, s’intitulait Les horribles et espouventables faictz et prouesses du tresrenommé Pantagruel Roy des Dipsodes, le Tiers Livre a pour titre : Le Tiers Livre des faicts et dicts Heroïques du noble Pantagruel, qui deviendra même dans l’édition de 1552 le bon Pantagruel.

Il est utile, pour approcher la nouveauté du Tiers Livre, de considérer d’abord les nouvelles relations qui s’instaurent entre les personnages, ainsi que l’argument de l’ouvrage. Rabelais, en effet, non seulement remodèle le système de ses personnages, mais aussi donne toute la place à un argument qu’il a certainement en vue depuis longtemps, puisque les suites annoncées à la fin du Pantagruel initial (1532) sont remaniées dès 1533 et comportent désormais la promesse de faire voir « comment Panurge fut marié, et cocqu dés le premier moys de ses nopces ». Ce n’est pas certes exactement ce que fera voir le Tiers Livre, mais l’idée du mariage et du cocuage de Panurge est déjà en gestation.

I - Un nouveau roman de formation

Le premier chapitre du Tiers Livre et le début du deuxième poursuivent et achèvent le récit de la campagne victorieuse de Pantagruel, roi d’Utopie, contre les Dipsodes. Si la continuité narrative est ainsi assurée, ce n’est pas sans quelques menus changements. Je passe sur les considérations nouvelles relatives à la guerre et à la conquête [2] pour noter surtout que la châtellenie de Salmigondin, d’abord dévolue dans Pantagruel à Alcofrybas, est désormais assignée à Panurge.

Il s’institue ainsi, entre le roi Pantagruel et son compagnon Panurge, des relations qui n’existaient pas dans Pantagruel. Haut en couleurs et plein d’inventivité, Panurge était certes un personnage remarquable, dont on pourrait, du reste, montrer que les aventures étaient en quelque manière parallèles de celles de Pantagruel. Mais il n’avait nul emploi propre : le voici désormais associé au gouvernement. On ne le verra certes guère dans l’exercice de ses nouvelles fonctions, sinon une fois, et fugitivement, au chapitre VII (p. 83), quand, pour payer les frais du coûteux ornement de son nouvel accoutrement, il pressure ses sujets. Mais ce détail s’ajoute à son art de dépenser sans compter le revenu de sa châtellenie que rapporte le chapitre II. Et l’on voit Pantagruel demander compte à Panurge de cette conduite.

C’est l’occasion de l’éloge des dettes, sur lequel il faudra revenir. Pour l’instant, je note seulement que Panurge se trouve désormais agir sous le regard de Pantagruel, et qu’il en sera ainsi dans tout le Tiers Livre. Cette relation, Panurge ne cherche nullement à s’y soustraire : le fait même de tenter de se justifier devant Pantagruel de sa pratique de la dépense revient à reconnaître son autorité, et il se soumet à son maître, fût-ce de mauvais cœur, quand Pantagruel, faisant fi de son éloge des dettes, lui remet les siennes ; bien plus, décidé à se marier, c’est Panurge qui vient lui-même solliciter le conseil et l’avis de Pantagruel.

Cet autorité de Pantagruel, on peut soutenir qu’elle est désormais celle d’un maître au sens de magister, et non plus seulement de dominus. Un maître paradoxal, qui se refuse à enseigner, mais qui met patiemment Panurge en état de s’enseigner lui-même. De là la série des consultations, dont Pantagruel a, à une exception près, l’initiative.

Puisque le chapitre IX a fait voir que Panurge est essentiellement préoccupé du sort de son mariage, c’est sur ce point d’abord que Pantagruel l’invite à recourir à diverses formes de divination. Ces séquences sont, dans l’ensemble, organisées en trois temps : exposé théorique souvent assorti d’exemples historiques, consultation proprement dite, examen de ses résultats. Notons que Pantagruel veille constamment à ne pas laisser Panurge se bercer de vains espoirs : ainsi les sorts virgilianes, précise-t-il, ne sont pas infaillibles (p. 113). De même, avec fermeté, il lui interdit les pratiques illicites ou superstitieuses : il récuse vivement l’illicite sort des dés (p.115), il condamne le recours à des moyens superstitieux dans l’oniromancie (p. 139), etc. En outre, il blâme les jugements hâtifs : la Sibylle de Panzoust a l’air d’une sorcière, mais est peut-être, suggère-t-il, une authentique devineresse inspirée (p. 161). Ce maître, qui laisse libéralement Panurge chercher sa vérité, n’est nullement prêt aux concessions.

Au terme de cette première enquête, il tire une première conclusion (p. 281), en prenant acte de ce que la réponse de Raminagrobis confirme son propre avis : « Il veult dire sommairement qu’en l’entreprise de mariage chascun doibt estre arbitre de ses propres pensées et de soy mesmes conseil prendre. Telle a toujours esté mon opinion : et autant vous en diz la premiere foys que m’en parlastez. » Rappel des chapitres IX et X, qui montre bien que Pantagruel a, par ces consultations, tenté d’arracher Panurge à cette obstination qui lui fait suspendre l’exécution de sa décision de se marier à l’assurance que le sort de son mariage sera heureux.

Le moment est venu de « faire autrement », comme dit Pantagruel au même chapitre XXIX, c’est-à-dire d’amener Panurge à la considération de son mariage lui-même. Ce va être la série des consultations des savants. Panurge semble l’avoir enfin compris puisque, une fois les savants réunis, il expose ainsi sa demande : « Messieurs, il n’est question que d’un mot. Me dois-je marier ou non ? » (p. 287). Le débat semble bien recentré sur son véritable objet, mais c’est pour peu de temps puisque, parlant au théologien Hippothadée, Panurge complète son questionnement par cette interrogation qu’il feint de tenir pour subsidiaire : « Reste un petit scrupule à rompre. Petit, diz je, moins que rien. Seray je point coqu ? » (p. 289.) Et, au médecin Rondibilis : « Reste un petit poinct à vuider. Vous avez aultres foys veu au confanon de Rome : S.P.Q.R. ; Si peu que rien : seray je poinct coqu ? » (p. 307.)

Il faudra la consultation du fou Triboullet pour qu’enfin Panurge prenne l’initiative d’une consultation, celle de la Bouteille. Le chapitre XLVII, où il formule ce dessein, mérite l’attention. Curieusement la critique l’a peu remarqué, alors qu’on y voit les rôles s’inverser, et Panurge jouer, jusque dans le détail, le rôle jusque-là dévolu à Pantagruel, tandis que ce dernier a maintenant toutes les lenteurs et les timidités dont auparavant son élève faisait montre. On dirait que Pantagruel endosse le vêtement de son élève, tandis que Panurge prend la place du maître. Nous ne savons pas, au terme du Tiers Livre, quelle sera l’issue de la consultation décidée par Panurge, mais peu importe : l’essentiel est que cette décision soit venue de lui. Le chapitre XLVII s’intitule encore : « Comment Pantagruel et Panurge deliberent visiter l’oracle de la Dive Bouteille », et, dans cette expédition, Panurge promet d’être le meilleur des compagnons de voyage, l’Achate de ce nouvel Enée ; mais, quand Gargantua, au chapitre suivant, donne son consentement, il dit à son fils : « Apprestez vous au voyage de Panurge » (p. 443). Panurge a bien désormais la première place. Education réussie : l’élève a appris à se passer du maître.

L’éducation, la formation était déjà une importante préoccupation des deux premières œuvres de Rabelais. Avec le Tiers Livre, elle occupe toute la place. Et, si on la compare à celle que lui font les livres de chevalerie, la nouveauté apparaît en pleine lumière. Dans les livres de chevalerie, le héros peut bien connaître mille mésaventures, être, par exemple, ravi aux siens, emporté chez les infidèles et élevé dans leur religion : dès que l’occasion lui en est donnée, il reconnaît pourtant son camp, car bon sang ne peut mentir. L’organisation même de cycles repose sur cette idée de lignage. Avec Rabelais, la lignée prend un tout autre sens. Don de Dieu, elle permet à l’homme de se perpétuer, mais la « propagation séminale » n’assure que le survie du corps, c’est-à-dire, comme l’enseigne la lettre de Gargantua à Pantagruel, « la moindre partie de moi » ; l’âme, elle, doit être cultivée diligemment, par l’éducation. Dans les livres de chevalerie l’éducation tient peu de place : il ne s’agit que de devenir ce que l’on est par la naissance, dans la continuité du lignage. Chez Rabelais, il s’agit de devenir soi-même, de devenir l’être unique que l’on est appelé à être. (Tâche qui regarde la vie entière, et non pas seulement le premier temps de celle-ci ; Panurge, au Tiers Livre, n’est plus dans la prime jeunesse, comme le remarque le début du chap. XXVIII.)

II - L ’argument du Tiers Livre

On demandera sans doute pourquoi Rabelais a, pour ce dessein, choisi l’argument du mariage. Pendant longtemps, à la suite d’Abel Lefranc, la critique a voulu voir dans l’ouvrage une sorte de contribution facétieuse à la Querelle des Femmes, qui de fait tient une grande place dans les débats du temps de Rabelais. Que Rabelais ait mis à profit ces débats pour mieux inscrire son œuvre dans l’actualité, c’est probable. Reste à savoir si, à son habitude, il n’a pas déplacé la question et si le mariage est bien l’argument du livre.

Un chapitre en fait fortement douter : au chapitre XLVIII, Pantagruel, qui va solliciter le consentement de son père au voyage  de Panurge, entend celui-ci lui faire remarquer que lui-même est en âge de se marier ; Pantagruel le reconnaît mais s’en remet à son père, qui l’en approuve sans réserve : « Puis doncque que de vostre mariage sus moy vous deportez, j’en suis d’opinion. Je y pourvoiray » (p. 443). On ne peut mieux dire que, si Pantagruel n’agit pas de même avec Panurge, c’est que la question est ailleurs.

Au reste, le thème du mariage de Panurge n’apparaît tout à fait qu’au chapitre VII, où, vêtu d’étrange manière, il s’en explique par ce dessein : «  J’ay (respondit Panurge) la pusse en l’aureille. Je me veux marier » (p. 85). Tout ce qui précède a été occupé par la dévolution de la châtellenie de Salmigondin à Panurge et par le sujet de sa dispendieuse gestion. Des dettes au mariage, quel lien ? La fin de l’éloge des dettes, au chapitre IV, en établit un, par le moyen d’un jeu de mots : entre l’homme et la femme, il existe aussi un échange ; « Se faict le tout par prestz et debtes de l’un à l’autre : dont est dict le debvoir de mariage » (p. 69), le debitum matrimonii, qu’en français on appelle le devoir conjugal. Or, de ses dettes, Pantagruel décharge Panurge : « Du passé je vous delivre » (p. 73), et cette décision est définitive (p. 75). Voici donc Panurge hors de ce réseau d’échanges où il se complaisait, et où il trouvait son profit et une sorte de sentiment de sécurité. On peut ainsi se demander si sa volonté de se marier n’est pas une manière d’y entrer à nouveau, de le reconstituer autour de lui.

Seulement il en mesure les risques, que l’état de quitte rend absolument calamiteux. Le chapitre IX le dit clairement (p. 101, l. 69 et suiv.) et s’achève même sur ce constat (p.103, l. 102-103). La mention de cet état de quitte revient çà et là (ainsi, p. 223, l.  27 ; p. 225, l. 86 et suiv.), jusqu’au chap. XLVII (p. 431, l. 45-48).

Dès lors, le mariage figure en somme un choix de vie. Désormais quitte, Panurge est invité à prendre un nouveau départ, invité à assumer complètement, pour le faire, sa décision de se marier puisque telle est sa décision, c’est-à-dire à assumer cette décision avec toutes ses possibles et imprévisibles conséquences. Pantagruel le dit fort nettement : « N’estez vous asceuré de vostre vouloir ? Le point principal y gist : tout le reste est fortuit et dependent des fatales dispositions du Ciel » (p. 105 ; voir la n. 3). Déclaration qu’il faut mettre en relation avec celle de la p. 97 : « Puis qu’une foys en avez jecté le dez et ainsi l’avez decreté et prins en ferme deliberation, plus parler n’en fault, reste seulement la mettre à execution. » Ce propos renvoie Panurge à sa seule décision, comme il est précisé notamment à la  p. 281, où Pantagruel interprète la réponse de Raminagrobis (on a cité tout à l’heure ce passage), et à la p. 287, où Hippothadée parle exactement dans les mêmes termes, c’est-à-dire en deux lieux stratégiques : à la fin de la première série de consultations et au début de la seconde. Si Panurge pouvait entendre ces mots, le Tiers Livre n’aurait pas lieu d’être ; en fait, on ne va pas cesser d’en parler pendant tout le livre ! À travers et par le mariage, c’est bien cet argument de l’exercice de la volonté qui est au cœur du Tiers Livre.

Toutes les consultations proposées par Pantagruel apparaissent comme autant d’aides à la décision.  Les premières, les consultations divinatoires, ont pour fin de faire voir que la connaissance anticipée des conséquences de la décision est incertaine  et ne peut donc peser sur elle ; Panurge, qui veut se marier, en a certes « jecté le dez », mais jamais un coup de dés n’abolira le hasard. Les secondes consultations, celles des savants, visent à remettre résolument Panurge en face de sa décision elle-même. En somme, il s’agit de dénouer le lien serré par lequel Panurge a noué ses deux questions : « Dois-je me marier ? » et « Serai-je heureux ? ».

Mais Pantagruel fait davantage : il participe à l’examen des résultats des consultations. Et il le fait en prenant volontiers le premier la parole pour interpréter les réponses au désavantage de Panurge. Celui-ci n’a plus la ressource que d’en proposer une lecture contraire, d’interpréter « au rebours ». Ce faisant, Pantagruel place Panurge, avide de réponses à la fois favorables et certaines, en face de messages qui l’exposent au risque de l’interprétation. On pourrait croire qu’avec les consultations des savants ce risque est écarté : il ressurgit pourtant, d’abord à la fin (difficile) du chapitre XXXV quand les commensaux de Panurge s’emploient  à interpréter les « repugnantes et contradictoires responses » du philosophe Trouillogan, et encore plus quand, au chapitre XLVI, selon le titre de celui-ci, « Pantagruel et Panurge diversement interpretent les parolles de Triboullet ». C’est d’abord le même jeu qu’au début des consultations, avec le même « au rebours » ; mais cette fois Panurge assume vraiment le risque de l’interprétation puisqu’au lieu que les divergences d’interprétation le laissent perplexe, interdit et même fâché, il s’appuie résolument sur la sienne pour projeter d’entreprendre le voyage de la Dive Bouteille ; au reste, ce qu’il entend des propos de Triboullet n’est pas un avis sur l’heur ou le malheur de son mariage, mais une invitation à poursuivre l’enquête. Où le mènera-t-elle ? Nous ne le saurons pas ; mais là n’est plus l’essentiel : maintenant Panurge, qui du reste, « rafraîchit son vœu premier » (p. 429) et décide de garder son étrange accoutrement, se prend en mains, s’assume, comme on dit de nos jours.

III - Nouveauté du Tiers Livre

Ce tracé du Tiers Livre que je viens de proposer, en simplifiant certes le trait, n’a pas tenu compte notamment du Prologue, mais aussi bien de séquences dont la plus considérable est celle, finale, de l’éloge du Pantagruélion avec ses quatre chapitres. Il faut maintenant compléter cette lecture tronquée et la mettre en perspective.

Pour le faire, on peut prendre appui sur les déclarations de la fin du « Prologue de l’Autheur » (p. 25-26). Il rappelle la mésaventure de Ptolémée, qui, voulant complaire à ses sujets, leur présenta un chameau tout noir et un esclave « biguarré » : le chameau les effraya, l’esclave souleva leur moquerie et leur réprobation. C’est une image du livre, comme chez Lucien (auteur bien connu de Rabelais) qui, citant cette mésaventure, se demandait comment serait reçue une œuvre qui mêle dialogue et comédie ; à son tour, Rabelais s’inquiète de savoir quel accueil rencontrera une œuvre « ridicule et monstrueuse ». C’est en grande partie un dialogue, mais le genre du dialogue (fortement revivifié à la Renaissance) s’inscrit volontiers dans la tradition platonicienne et cicéronienne du dialogue philosophique marqué au coin du sérieux. Au reste, la seconde série de consultations prend la forme d’un banquet. En se recommandant plutôt de la tradition de Lucien, Rabelais nourrit les mêmes craintes que lui de s’exposer à n’être pas bien reçu.

Cela d’autant plus que la bigarrure que propose Rabelais ne se contente pas de mêler dialogue et comédie. Elle fait aussi se côtoyer des pages tout à fait facétieuses et d’autres qui pourraient prendre place dans des ouvrages éminemment savants. De ces dernières les occurrences abondent : pour n’en citer que quelques-unes, c’est le recueil d’exemples (avec citations grecques accompagnées de leur traduction) qui illustre le chapitre X examinant les « sors Homeriques et Virgilianes » ; c’est encore la théorie du songe qu’expose le chapitre XIII ou la réflexion sur le langage du chapitre XIX ; c’est aussi l’ample cours que dispense Rondibilis sur les cinq moyens de refréner la concupiscence charnelle (chap. XXXI) ; et c’est évidemment la très vaste notice botanique des chapitres XLIX à LII, d’autant plus voyante (et troublante) que c’est sur elle que se termine le livre. Certes, dans les deux premiers livres de Rabelais, les allusions érudites ne manquent pas ; mais c’est avec le Tiers Livre qu’elles reçoivent ce développement presque encombrant.

Quand elles sont directement reliées au propos, elles peuvent encore être par lui justifiées, même si le lecteur a tendance à les lire hâtivement, soucieux de retrouver le fil de l’histoire. Mais qu’en est-il de l’éloge du Pantagruélion ? Il est assez lâchement relié au propos, comme si un détail des préparatifs de l’expédition était soudain monté en épingle, au point de se substituer à tout le reste. Notons qu’il en va un peu de même à la fin du Gargantua, où le roi pourvoit ses compagnons qui ont participé à la victoire et, venant à frère Jean, lui propose une abbaye, que celui-ci refuse, préférant en fonder une « à son devis » : c’est de là que naît la vaste séquence de l’abbaye de Thélème, qui n’occupe pas moins de sept chapitres. De ces deux séquences, celle de Thélème et celle du Pantagruélion, on a, du reste, souvent noté l’écriture linéaire et énumérative, le style un peu terne, bien différent de l’habituelle verve rabelaisienne. Laissons les problèmes d’interprétation que pose la séquence de Thélème. Celle du Pantagruélion n’en pose pas moins, peut-être davantage. N’entrons pas dans l’examen des interprétations qui en ont été proposées. Peut-être faut-il, en effet, se demander d’abord si l’auteur n’est pas en train de mettre le lecteur en situation d’interprète, en ne lui offrant qu’un indice, le nom même de la plante qui renvoie à Pantagruel, son « inventeur », rapport multiplement fondé, lui dit l’auteur, qui pourtant commence en contestant qu’on ait le droit de passer simplement de l’un à l’autre (p. 461). Sous peine de poser qu’un développement d’histoire naturelle sans rapport avec l’histoire du Tiers Livre s’est égaré dans celui-ci, nous sommes requis de lui chercher un sens second (allégorique, si l’on veut), c’est-à-dire de courir nous-même le risque de l’interprétation. Nous voici à notre tour dans l’état de Panurge.

À y regarder de plus près, combien d’épisodes du Tiers Livre placent le lecteur dans cette situation, même si c’est la dernière séquence, celle du Pantagruélion, qui le met enfin directement en face du problème ! L’épisode du juge Bridoye est éminemment de ceux-là, et d’autant plus que, d’abord invité à participer au banquet philosophique, Bridoye ne pourra s’y rendre et ne sera considéré que dans l’exercice de son métier, sans avoir à se prononcer sur le problème de Panurge ; cette tâche incombera finalement à celui qui est donné pour le contraire des « saiges » : le fou Triboullet, dont la consultation est encore proposée par Pantagruel (chapitre XXXVII). On sait combien Bridoye est diversement interprété par la critique : il n’est, pour les uns, qu’un vieil imbécile, mais, pour les autres, un personnage qui, sous des dehors dérisoires et même ridicules, introduit l’idée essentielle de la maturation. L’attitude de Panurge, ici encore, est significative : alors que tous les autres, entendant raconter par Pantagruel « l’histoire du jugement de Bridoye », l’acceptent et, le cas échéant, comme Epistémon, essaient de l’interpréter, Panurge, dit le texte, « faisoit quelque difficulté de croire l’heur des jugemens par sort, mesmement par si long temps » (p. 405) ; c’est le fait lui-même que Panurge répugne à reconnaître, image du lecteur qui, plutôt que d’accepter de courir le risque de l’interprétation, est tenté de récuser les données du problème, et de les taxer d’inexactitude ou même d’insignifiance. Il serait bien reposant de pouvoir s’autoriser à poser que le Pantagruélion ne veut rien dire.

Qu’en est-il de l’auteur lui-même ? Se conduit-il en meneur d’un jeu dont il s’excepte ? On doit remarquer qu’il prend explicitement à sa charge la séquence du Pantagruélion, cela dès le début de celle-ci : « Entre aultres choses je veids qu’il feist charger grande foison de son herbe Pantagruelion » (p. 445). Si l’éloge du Pantagruélion, à la fin du livre, répond, par la forme de l’éloge, à l’éloge des dettes qui le commence, de ce point de vue de la présence de l’auteur il renvoie au Prologue. Dans le Prologue, l’Auteur se compare à Diogène, qui, dans l’activité générale, roulait son tonneau « pour n’estre veu seul cessateur et ocieux » (p. 19) ; à son image, lui-même assure se refuser à « estre veu spectateur ocieux (p. 21). Quel sens donner à ce « estre veu » ? Simple comédie  où l’on s’agite en feignant d’agir ? Ou volonté d’être reconnu comme véritablement acteur ? Comment décider ? Cette ambiguïté marque toute l’œuvre, tous ces livres qu’il est licite, dit toujours l’Auteur, d’appeler « Diogenicques » (p. 25). Le tonneau même de Diogène participe à cette ambiguïté : étant une amphore d’argile qui servait d’abri à Diogène, il est appelé « tonneau fictil » (p. 19), terme dans lequel on a bien envie de débusquer l’idée de fiction ; mais, quand l’Auteur le prend à son compte, le voici tonneau de vin, source d’une précieuse liqueur (p.25), cela au moment même où l’Auteur met son œuvre sous le patronage de Diogène.

On peut, de même, lire le Tiers Livre, de l’une et l’autre manière : comme un  vaste conte philosophique et comme une ample comédie. Si l’on a le droit, par exemple, de comprendre les interprétations « au rebours » de Panurge comme des quêtes tendues de réponses favorables, on n’a pas moins le droit d’être sensible à l’ingéniosité avec laquelle il construit ces interprétations sans être lui-même nécessairement dupe de ses sophismes, mais par plaisir de faire quinaud son contradicteur. Et cela n’est pas licite seulement dans le cas de Panurge : ainsi, quand le docte Rondibilis, au sérieux tout doctoral, a dispensé sa leçon, il la complète en racontant l’apologue de Cocuage (chapitre XXXIII). De même, Pantagruel sait à l’occasion taquiner Panurge : on peut lire ses interprétations systématiquement défavorables comme autant de malicieuses ou malignes provocations ; en outre, au chapitre XLVII, où on le voit échanger son rôle contre celui de Panurge et se montrer tout à coup timoré et inquiet des dangers du voyage, on l’entend déclarer, après une facétieuse repartie de Carpalim : « Mon pronostic est que par le chemin nous ne engendrerons melancholie. Jà clairement je l’apperçois » (p. 431). Lire comme des signes de la sottise de Bridoye ses exégèses parfois caricaturalement littérales de certains textes juridiques, quand, par exemple, sentiebat, c’est-à-dire « il pensait », est compris par lui comme signifiant « il sentait (avec le nez) » (p. 385), c’est ne pas bien voir que les personnages de Rabelais sont des personnages de comédie. Au reste, les occurrences de l’idée de théâtre ne manquent pas dans le Tiers Livre, de l’« insigne fable et tragicque comedie » du Prologue (p. 23) à la mention, à propos du fou Triboullet, des jongleurs qui confient le « personnaige du Sot et du Badin » au « plus perit et perfaict joueur de leur compaignie » (p. 351). Certes la comédie n’exclut pas du tout la profondeur, mais elle la colore et l’enrobe de facéties, de paradoxes et de sophismes.

De ce point de vue, l’éloge des Dettes donne le ton ; il appartient à la lignée des éloges paradoxaux, dont l’Eloge de la Folie d’Erasme est l’une des illustrations les plus connues. Mais l’on pourrait tout aussi bien citer l’éloge de l’Âne qui achève le fameux ouvrage d’H. C. Agrippa : De l’incertitude et vanité des sciences, ouvrage qui a laissé sa trace dans le Tiers Livre comme dans d’autres livres de la Renaissance. Vivement critiqué d’avoir ainsi jeté le discrédit sur les sciences, Agrippa s’en défendait en indiquant que son livre était une déclamation, genre que nous avons aujourd’hui beaucoup de peine à concevoir, n’étant plus rompus à la rhétorique et à la dialectique du pour et du contre. J’ai rappelé (p. XI) la remarquable définition du genre par Agrippa. Donnons un autre exemple plus simple, celui de l’humaniste Philippe Béroalde, auteur d’une Déclamation de l’ivrogne, du débauché et du joueur : un père a trois fils, un ivrogne, un débauché et un joueur, et, en mourant, laisse un testament par lequel il déshérite celui qui a le vice le plus honteux ; les trois fils plaident devant le tribunal… Dans la dédicace du De incertitudine, Agrippa définit son livre comme une « Cynica declamatio ». En plaçant son œuvre sous le patronage de Diogène, Rabelais, à son tour, la caractérise bien comme une déclamation de cette sorte. D’autre part, Agrippa, toujours dans sa dédicace, signale qu’il achève son livre par un éloge de l’Âne à l’imitation de Lucien, comme Rabelais, à son tour, reprend de Lucien l’aventure de Ptolémée.

Une lignée se dessine, que Nerval a ainsi détaillée en ces lignes dialoguées des Faux Saulniers (« Nouvelle Pléiade », t. II, p. 118), qui se retrouveront à la fin d’Angélique  (t. III, p. 535) :

« Et puis… (C’est ainsi que Diderot commençait un conte, me dira-t-on.)
– Allez toujours !
– Vous avez imité Diderot lui-même.
– Qui avait imité Sterne…
– Lequel avait imité Swift…
– Qui avait imité Rabelais…
– Lequel avait imité Merlin Coccaïe…
– Qui avait imité Pétrone…
– Lequel avait imité Lucien. Et Lucien en avait imité bien d’autres… »

À cette lignée des « fantaisistes », comme il dit, Nerval ajoute ailleurs Erasme, comme on le voit dans Les Nuits d’octobre, où, au cours d’un rêve, le spectre de Sapientia le traite de fantaisiste, accusation à laquelle il réplique en invoquant « Lucien, Rabelais, Erasme et autres fantaisistes modernes » (t. III, p. 349). Pour ce qui est de Rabelais, notons que le Tiers Livre tient sa place dans les allusions de Nerval. Dans le Voyage en Orient, à la section des « Femmes du Caire », l’aventure du mariage en suscite ce rappel explicite : « En sortant du jardin, je sentis le besoin de consulter mes amis du Caire. J’allai voir Soliman-Aga. ‘Mariez-vous donc de par Dieu !’, me dit-il, comme Pantagruel à Panurge. J’allai de là chez le peintre de l’hôtel Domergue, qui me cria de toute sa voix de sourd : ‘Si c’est devant le consul… ne vous mariez pas !’ ».

Nous nous approchons de l’« invention de l’humour » dont parle M. Kundera, et qui, assure-t-il, « rend ambigu tout ce qu’il touche ». Kundera, qui a un point de vue résolument rétrospectif, la met aux origines du roman moderne ; un regard prospectif force à faire remonter évidemment bien avant Rabelais cette « invention ». Mais il est vrai que Rabelais a inscrit cette veine dans une narration qui mobilise un personnel spécifique, qu’il conte une histoire, selon son mot : « ceste tant veritable histoire », comme nous lisons au chapitre LI (p. 459), au moment même où il va nous être dit que le Pantagruélion mérite tellement de porter le nom de Pantagruel que nous ne savons plus très bien en quel sens l’entendre, que ce trop-plein le rend ambigu. Or, c’est aussi le propre de la déclamation de se proclamer « véritable » alors même que, selon la définition d’Agrippa, elle « tient des propos parfois vrais, parfois faux, parfois douteux ».

Notes

  • [1]

    Voir mon article intitulé « Rabelais, lecteur et juge des romans de chevalerie » (Coll. de Tours, sept. 1984), in Rabelais en son demi-millénaire, Genève, Droz, Et. rab., XXI (1987), p. 237-248.

  • [2]

    Voir, dans l’éd. de référence, p. 32, n.1 et 4, et p. 36, n. 14.