Agrégation

Espace et topique de Don Quichotte

ARTICLE

Introduction

« Ecrire, c’est se livrer à la fascination de l’absence de temps. Nous approchons sans doute ici de l’essence de la solitude », écrit Maurice Blanchot dans L’espace littéraire [1] . Et plus loin : « Là où je suis seul, le jour n’est plus que la perte du séjour, l’intimité avec le dehors sans lieu et sans repos. La venue ici fait que celui qui vient appartient à la dispersion, à la fissure où l’extérieur est l’intrusion qui étouffe, est la nudité, est le froid de ce en quoi l’on demeure à découvert, où l’espace est le vertige de l’espacement. Alors règne la fascination » [2] . Ces caractéristiques de « l’espace littéraire », la dispersion, la fissure, le vertige de l’espacement, la solitude, éclairent à la fois l’expérience du personnage principal de Don Quichotte, jeté dans l’errance par sa folie, l’expérience du lecteur qui en suit les aventures proliférantes, et peut-être le regard insaisissable d’un auteur qui explore les fissures du monde. Mais au-delà de la solitude, dans Don Quichotte, le rire rassemble au moins deux de ces trois instances.

Nous faisons l’hypothèse qu’essayer de déterminer, de caractériser, d’interpréter un tel « milieu spatial » où se déroule la narration, c’est aussi dire quelque chose du genre du livre tel qu’il se constitue [3] . Selon Jean Weisberger (L’espace romanesque), le propre de l’espace romanesque est d’être purement verbal (à la différence de l’espace théâtral, qui est aussi visuel et auditif). C’est particulièrement vrai de l’espace romanesque de Don Quichotte. Le romancier bâtit une réalité sui generis. Cet espace relève de la catégorie rhétorique de la mimésis, mais la visée rhétorique de celle-ci, qui est de susciter l’adhésion, est mise à mal dans Don Quichotte par des conditions historiques qui bouleversent le double rapport à l’espace du monde et au langage.

Dans la deuxième moitié du XVIème siècle, s’appuyant sur le Concile de Trente, l’Espagne se referme sur elle-même dans l’affirmation dogmatique de son essence catholique, reniant la rencontre historique des trois religions (musulmane, juive et chrétienne) dans la péninsule ibérique. En 1547, année de naissance de Cervantès, est promulgué le premier statut de pureté de sang. Ces statuts interdiront aux descendants des juifs devenus chrétiens d’accéder aux dignités ecclésiastiques. Ils s’inscrivent dans le prolongement d’un long processus de persécutions contre les juifs. Mais désormais, les conversos, les juifs nouvellement convertis, sont à leur tour inquiétés, au même titre que les Morisques. C’est également en 1547 qu’est promulgué le premier Index inquisitorial frappant les livres réputés séditieux (Index général expurgatoire des livres interdits). En 1500 déjà, le Cardinal Cisneros, archevêque de Tolède, avait organisé un autodafé, écho des autodafés de Savonarole à Florence. Le principe de la « pureté » guide ces actes destructeurs.

Ainsi, les conditions historiques sont celles d’un éclatement de l’unité à la fois temporel et spatial, et penser cette crise dans le roman revient à lui donner forme dans le langage, et l’une de ces formes, c’est le traitement de l’espace. Dans Don Quichotte, l’espace présente des dimensions proliférantes et concurrentes. Il peut donc être analysé en termes de tensions.

Première tension : vers la disqualification esthétique et éthique de l’espace mimétique

Nous nous appuyons ici sur les travaux de Didier Soullier dans Réalisme et réalité en question au XVIIème siècle [4] . Il n’y a pas de finalité réaliste (entendue en référence au roman réaliste du XIXème siècle) à l’œuvre dans les consciences bien avant l’avènement du positivisme scientiste. La présence d’éléments triviaux empruntés au monde contemporain ne suffit pas faire entrer l’œuvre dans le cadre de l’esthétique réaliste. Chez les théoriciens classiques règne la notion de mimésis. Le réalisme du XIXème siècle ambitionne de donner une image adéquate à son objet sans le transcender au nom de l’idéal et sans l’interpréter selon les exigences d’une personnalité. Au XVIIème siècle, la représentation ne se situe pas en marge du réel, elle relève d’une autre relation au réel. Le regard sur le monde est placé dans la dépendance des procédés du discours. Selon Didier Souiller, « L’homme du XVIIe siècle ne voit le monde qu’à travers des modèles descriptifs livresques, conservés dans des anthologies et sources constantes de reprises et d’imitation ». Dans la perspective aristotélicienne, la rhétorique n’est pas instrument de connaissance, mais instrument de persuasion. Elle se cantonne dans le vraisemblable (voir Aristote I, 14). La description reste tributaire de l’épidictique. Faire voir vise à faire ressentir et non à faire comprendre par analyse « objective et minutieuse ». La finalité rhétorique de l’hypotypose, par exemple, est d’emporter l’adhésion. A la suite de la Renaissance, l’œuvre d’art devient mise en scène illusionniste.

Au XVIIème siècle, le réel en tant que source de connaissance à inventorier systématiquement n’intéresse pas la littérature. L’influence exercée par la Poétique (et ses lectures systématiques après les théoriciens italiens du XVIème siècle) et par la Rhétorique est prédominante. Georges Forestier souligne la « focalisation quasi exclusive sur la réception du discours au détriment de sa conception » [5] . Il s’agit d’appliquer à Don Quichotte ce cadre théorique : la représentation mimétique des lieux aurait pour fonction d’emporter l’adhésion du lecteur au détriment de la perception du personnage principal, qui doit ainsi être convaincu de folie. Les lieux où la projection livresque de don Quichotte paraît la plus insensée sont présents dès la première sortie. Dans le chapitre II (première partie), il prend l’auberge pour un château et des prostituées pour « deux gracieuses demoiselles ou deux nobles dames se délassant à la porte de leur demeure ». Mais étrangement, il n’en résulte pas seulement une disqualification du système de représentation de don Quichotte, mais une disqualification du lieu représenté mimétiquement, et de l’espace romanesque comme lieu de représentation mimétique devant emporter l’adhésion. C’est que les lieux de la représentation mimétique sont soumis au régime de l’épidictique : ils apparaissent comme les lieux du plus bas, du burlesque, par opposition à l’idéal chevaleresque de don Quichotte. Thomas Pavel interprète la présence du réel dans les romans comiques et la veine burlesque au XVIIème siècle comme la survie du régime de l’idéalisation : « le burlesque, tout en s’opposant à l’idéalisation, n’a peut-être eu comme effet que celui d’en renforcer la primauté ». [6]
La représentation des lieux de la folie, du désordre, du déguisement et du renversement carnavalesque, du mensonge, c’est-à-dire l’espace de l’apparence changeante, ne peut emporter l’adhésion puisqu’elle n’oppose pas à l’interprétation délirante de don Quichotte une apparence stable des êtres et des choses ni une apparence belle (beauté et vérité étant associés dans le système rhétorique hérité de l’antiquité). Ils sont traversés de l’ignominie et de l’animalisation. Trois exemples sont particulièrement représentatifs : l’auberge, la grand-route et la ville.

I - L’auberge

Le récit nous conduit trois fois dans la première partie à l’auberge de la « burla » : dans le chapitre XV, Sancho Panza y retrouve le barbier et le curé au chapitre XXVI, et dans le chapitre XXXII. Le lieu exerce sur ses hôtes un pouvoir d’animalisation. Ainsi dans le chapitre XVI, le lit de don Quichotte est d’une qualité inférieure à celle du muletier : « A côté de don Quichotte, on avait logé un muletier. Son lit, bien que fait avec les bâts et les housses de ses bêtes, valait beaucoup mieux que celui de notre chevalier, formé de quatre planches raboteuses sur deux bancs inégaux, d’un matelas à peine plus épais qu’une simple couverture et tout plein d’aspérités, qu’on aurait prises au toucher pour des cailloux si l’on n’avait pas aperçu la laine par les déchirures, de deux draps plus rêches que du cuir de bouclier et, enfin, d’un couvre-lit dont on aurait pu compter les fils, sans en manquer un seul » [7] . Et Sancho Panza, qui subit la « burla » dans l’auberge I chap. XVII, est assimilé à un chien : « Et ils se mirent à faire sauter Sancho en l’air et à s’amuser de lui, comme on fait avec les chiens pendant le Carnaval. » Le lieu exerce aussi un pouvoir d’affabulation. C’est là que le barbier et le curé se déguisent pour tromper don Quichotte. Le barbier s’affuble d’une « queue de vache couleur filasse en guise de barbe, qui lui tombait plus bas que la ceinture » [8] . Les personnages sont à la fois mystificateurs et mystifiés : l’aubergiste lui-même croit à la vérité des romans de chevalerie. [9]

C’est le personnage de Sancho Panza qui a pour fonction de mettre en lumière l’ignominie de ces lieux, et non don Quichotte, dont l’idéal chevaleresque bascule dans la folie et l’absurde au contact de ces lieux. Sancho Panza lui-même se situe dans la sphère du burlesque : tout se passe comme s’il était qualifié pour évaluer le degré de vulgarité de ces lieux. Sancho met ainsi à jour les mensonges de l’aubergiste sur la route de Barcelone (Deuxième partie, chapitre LIX) : « Sancho paya généreusement l’aubergiste, mais lui conseilla de vanter un peu moins, à l’avenir, l’abondance de son auberge ou d’améliorer son approvisionnement. » [10] L’auberge offre donc l’image dégradée et inversée du château.

II - La grand-route

C’est le lieu de rencontres et de transit que choisit don Quichotte pour défier les hommes comme un gué périlleux : ce choix est étrange et décalé. Il annonce ainsi : « je me posterai pendant deux jours entiers au milieu de la route qui va à Saragosse et je soutiendrai à tout venant que ces jeunes dames habillées en bergères sont les plus belles et les plus charmantes qu’il y ait au monde, à l’exception de l’inégalable Dulcinée du Toboso » [11] . Don Quichotte se fige alors dans sa propre caricature : « Don Quichotte n’en persista pas moins dans son intention et, monté sur Rossinante, le bouclier au bras et la lance en arrêt, il alla se placer au milieu de la grand-route qui passait non loin de la prairie. » C’est dans cette posture qu’il est écrasé par les taureaux accompagnés de vachers.

La grand-route est représentée comme un lieu de la criminalité, le « gué périlleux » se transforme en vulgaire « guet-apens ». Don Quichotte y rencontre la chaîne des galériens (première partie, chapitre XXII), et notamment Ginès de Passemont, qu’on retrouvera dans une auberge en maître menteur et montreur de marionnettes accompagné d’un singe (Deuxième partie, chapitre XXV). C’est un escroc, aussi bien en tant que magicien qu’en tant qu’écrivain. La grand-route est aussi le lieu de chasse des bandits :

« On vit revenir alors un des bandits postés en sentinelle sur les chemins pour observer ce qui se passait et en rendre compte à leur chef.

Monsieur, dit-il à Roque, il y a des gens qui arrivent par la route de Barcelone, et ils ne sont pas loin. » [12]

Le bandit se substitue au chevalier errant, ce qui inspire à don Quichotte des réflexions sur l’« existence difficile et misérable entre toutes » du bandit de grand chemin, dans des termes qui évoquent la vie du chevalier errant (Deuxième partie, chapitre LXI).

III - La ville

La ville est déjà le théâtre d’une rupture historique avec l’esprit courtois dans La Célestine ou Tragi-comédie de Calixte et Mélibée de Fernando de Rojas (édition définitive 1502). Dans ce récit entièrement dialogué, un noble garçon oisif, Calixte, s’éprend d’une belle et riche roturière, Mélibée. Il ne songe pas à l’épouser mais recourt à une entremetteuse, la Célestine. Celle-ci est assassinée par ses complices. Calixte se tue en tombant de l’échelle de corde qui donne accès à Mélibée. Celle-ci se donne la mort en se précipitant de la tour de ses parents. C’est le contact avec la réalité urbaine qui génère la défaite de l’ancien système de valeurs. Carlos Fuentes écrit à ce sujet dans Cervantès ou la critique de la lecture : « que fait Rojas si ce n’est déplacer les lieux communs de la culture courtoise (le chevalier et sa dame) et des piliers de la certitude (la noblesse, l’autorité, l’amour) pour aller à la rencontre d’un monde qui répudie la courtoisie, conteste l’autorité et engendre des situations humaines incertaines et hésitantes ? Dans La Célestine, tous les profils traditionnels des personnages se modifient dans leur rencontre avec la ville, catalyseur d’une nouvelle réalité historique. La ville comme rapport d’argent, de classe, de métier triomphe des grandes passions absolues, des vertus et des vices exemplaires. » [13] Et il écrit au sujet de la Célestine : « Vieille messagère de la réalité urbaine, la Célestine annonce sans cesse la fatalité du changement : “C’est le monde, qu’il passe, qu’il circule sans roue. C’est loi de fortune qu’aucune chose en un être ne reste longtemps ; son ordre est mouvance.” » [14] Dans La Célestine, la ville, c’est Salamanque.

Dans Don Quichotte (Deuxième partie), le contact avec la ville marque la défaite définitive des prétentions du personnage à son destin de chevalier errant. Dans le chapitre LXIV, il est vaincu par le Chevalier à la Blanche-Lune, qui est l’étudiant de Salamanque. C’est le tournant définitif de ses aventures. Tout l’épisode est placé dans un lieu, le rivage, qui constitue une sorte de scène de théâtre pour la ville, qui en serait en même temps les coulisses : « On avait aperçu, de la ville, le chevalier à la Blanche-Lune en conversation avec don Quichotte » [15] . Le vice-roi est « persuadé qu’il ne pouvait s’agir que d’une farce » et laisse se dérouler ce combat qu’il croit joué. Le chevalier à la Blanche-Lune « repartit au petit galop vers la ville. » et trouve  « refuge dans une hôtellerie, au cœur de la ville. » [16] Quant à don Quichotte, « on le ramena à la ville ».

Barcelone est annoncée comme un lieu de criminalité (Deuxième partie, chapitre LX). Quand don Quichotte et Sancho Panza découvrent dans une forêt des pendus, le premier fait la réflexion suivante : « Ces jambes et ces pieds, que tu ne vois pas mais que tu peux toucher, appartiennent sans aucun doute à des détrousseurs et à des brigands qu’on a pendus à ces arbres ; car c’est dans la forêt que la justice fait pendre, par groupes de vingt ou trente, ceux qu’elle attrape ; d’où je conclus que nous ne pouvons être loin de Barcelone. » [17] Mais le système entier des valeurs est brouillé : don Quichotte et Sancho Panza sont accueillis par les amis du bandit Roque Guinart, avec la plus grande courtoisie. Cet ami du bandit se transforme à la fin du chapitre en « riche gentilhomme ». Tout est carnavalesque, les enfants sont rois : « On voulut punir l’insolence des enfants, mais ils s’étaient déjà perdus dans la foule de plus en plus nombreuse qui les suivait. » Cette dissolution est métaphorique du système de représentation de la ville.

Don Quichotte peut apparaître comme le double carnavalesque du Christ : il arrive à Barcelone le jour de la saint Jean-Baptiste, préfiguration du Christ dans les Evangiles. Il devient une bête de foire que l’on montre comme le Christ exposé à la foule par Pilate avant son exécution : « Il l’exposa, dans ce pourpoint sale et étriqué que nous avons décrit à une autre occasion et du haut d’un balcon donnant sur une des grandes rues de la ville, à la vue des passants qui le regardaient comme une bête curieuse. » [18] Don Quichotte apparaît d’emblée comme le roi des fous : en témoigne sa promenade avec l’écriteau.

Il n’y a donc pas dans Don Quichotte de représentation mimétique susceptible de remporter l’adhésion par un jugement valorisant. Et aucun espace de réalité ne se dégage de la représentation. Il s’agit bien d’une mimésis de l’action des hommes qui suppose, voire suscite un décor et il ne s’agit pas d’un environnement. Le personnage lui-même est-il le produit de l’espace et des lieux ? Selon Jean Weisberger, c’est là une caractéristique moderne du roman picaresque : « le héros ne se voit pas simplement traversant la scène : utilisant le milieu selon ses besoins, ses talents et ses possibilités, il s’en avoue aussi le produit. Cette contamination réciproque de la nature et du personnage marque les débuts du roman moderne. » [19] En cela le roman de Cervantès n’est pas moderne : le personnage ne s’avoue pas le produit d’un environnement dont la représentation ne vise pas un objet réel et ne suscite pas l’adhésion. Le personnage est le produit de son action qui elle-même produit un décor. Or le décor aussi bien que l’action sont affectés d’invraisemblance carnavalesque ou de littérarité. Au-delà de la tension apparente entre l’espace verbal de don Quichotte et l’espace mimétique, on ne découvre pas de différence de nature entre les deux. C’est ce que rendent manifeste les voies de communication entre les deux espaces dans la représentation, et la facilité avec laquelle l’espace de la réalité contemporaine de Cervantès se soumet aux projections délirantes de don Quichotte. Les deux espaces de représentation n’existent au sein du roman que dans leur opposition réciproque, seuls ils ne constituent pas un espace cohérent et suscitant l’adhésion.

Deuxième tension : vers l’abolition de l’espace littéral romanesque.

Nous examinerons cet espace à travers deux grandes références. Comment l’espace ouvert de l’aventure chevaleresque se transforme-t-il en piège ? Et comment l’espace pastoral s’ouvre-t-il à la violence historique et au grotesque du carnaval ?

I - L’espace  des romans de chevalerie

Nous nous appuyons ici sur l’article de Jacques Ribard,  « Espace romanesque et symbolisme dans la littérature arthurienne du XIIème siècle » [20] L’espace de la quête chevaleresque est animé par une dynamique de franchissement des frontières et d’ouverture. Il existe tant que cette dynamique existe. Une dialectique lie et oppose deux mondes qui coexistent et s’interpénètrent : l’Ici-bas et l’Au-delà, le monde réel et le monde idéal. Au croisement se situe le héros ou l’héroïne, figure de l’homme souffrant de ses limitations et aspirant à une libération, à une délivrance. Au départ, la situation est bloquée, d’où l’importance du motif de la prison, de l’enfermement. Des personnages mystérieux surgissent, venus de loin, de l’autre pays (les enchanteurs de don Quichotte). Yvain, alléché par le récit de Calogrenant, quitte subrepticement la cour pour se jeter dans l’aventure.

Comparons la trajectoire de don Quichotte et la traversée du chevalier errant. Dans Don Quichotte et le roman malgré lui, [21] Pierre Brunel montre que la trajectoire du personnage est plus cyclique que linéaire : lors de chacune des trois sorties et des deux parties, le terme est le retour au village. Le repli des refuges l’emporte sur la traversée. On se retrouve dans la même auberge alors qu’on croit avancer. De manière significative, don Quichotte se heurte à la fatalité du cycle, du cercle, de ce qui tourne en rond. Lors de l’aventure des moulins à vent, don Quichotte ne reconnaît pas le mouvement circulaire décrit par Sancho : « ce que vous prenez pour des bras, ce sont leurs ailes, qui font tourner la meule quand le vent les pousse. » [22] Mais au moment où il dit cela, les moulins sont immobiles. Le récit met en branle l’obstacle qui n’existe pas en dehors de lui : « Sur ces entrefaites, un vent léger se leva, et les grandes ailes commencèrent à tourner. » Le choc avec le cheval et le chevalier les « envoya rouler sans ménagement dans la poussière. » [23] La tentative de conquête linéaire se résout en de stériles cercles et roulades. Il en va de même dans l’épisode des moulins à foulon (Première partie, chapitre XX) : face au cours d’eau qu’il entend, symbole de la frontière dans l’espace chevaleresque, il est d’abord immobilisé par la ruse de Sancho. Puis, quand le jour se lève, « six maillets d’un moulin à foulon qui, en frappant alternativement, faisaient ce vacarme effrayant. » [24] L’histoire piège racontée par Sancho pendant la nuit annonce cette impasse : le récit reste suspendu pendant le passage des chèvres, parce que don Quichotte ne les a pas comptées. De même, l’aventure ne franchira pas la rivière, elle se termine dans une impasse narrative et sur le rire de Sancho.

Don Quichotte est lui-même souvent renversé, traversé, par ce qui poursuit invinciblement sa route. Par exemple, dans l’épisode des marchands lors de la première sortie, la même expression est employée que dans l’épisode des moulins à vent : IV, 81 : « Rossinante tomba, son maître alla rouler dix pas plus loin » [25] Ce mouvement s’oppose au mouvement linéaire des marchands qui « poursuivirent leur chemin ». De même, après le combat contre les troupeaux de moutons au chapitre XVIII (1ère partie), les bergers « filèrent sans demander leur reste ». Dans la Deuxième partie (chapitre LVIII) : 470 : « Le vacher n’eut pas le temps de répondre, ni don Quichotte, l’aurait-il voulu, le temps de s’écarter : les taureaux de combat, sonnaillers en tête, ainsi que la foule des vachers et autres gens qui les conduisaient à la ville où, le lendemain, ils devaient participer à une course, tout cela passa sur don Quichotte et sur Sancho, sur Rossinante et sur le baudet, après les avoir envoyé rouler à terre. » [26] L’histoire s’achève sur le mouvement des adversaires : « Mais les fuyards continuèrent leur course. » La question se pose : l’espace romanesque de Don Quichotte ménage-t-il la possibilité d’une traversée pour le personnage, (salida) d’une sortie ?

Comment faire pour que « le sentier, plus étroit encore, de la chevalerie errante » ne se ferme pas en labyrinthe ? Dans la Deuxième partie, II, la quête de la dame s’enferme dans un labyrinthe : lorsque dans le chapitre IX, don Quichotte et Sancho Panza visitent de nuit le Toboso, l’espace devient symboliquement labyrinthique : « Don Quichotte partit donc en avant ; il n’avait pas fait deux cent pas qu’il se trouva devant une grosse tour qui projetait une ombre imposante. Il comprit aussitôt que ce n’était pas un château, mais l’église paroissiale. » Et Sancho : « si mes souvenirs sont bons, […] la maison de cette dame doit se trouver dans un cul-de-sac » [27] . L’espace est animé par un mouvement de resserrement et d’immobilisation. En tant que catégorie de l’expérience, non objective : l’espace ouvert auquel aspire don Quichotte se resserre dans l’écriture comme manifestation du blocage auquel sa folie le voue. Que devient le  paysage de l’errance du chevalier ? L’espace du chevalier errant (espace de la traversée) n’existe dans don Quichotte que dans la parole des personnages : c’est un espace livresque projeté sur le monde. C’est l’espace solitaire du chevalier errant auquel renvoie Amadis de Gaule dans son sonnet à don Quichotte de la Manche :

« Toi qui sus imiter la solitaire vie
d’absence et de dédain que sur la brande immense
de la Pena Pobre je menais, las ! conduit
d’une joie infinie à dure pénitence » [28]

Pierre Brunel écrit : « Le Chevalier errant rentrant au village s’apprête à devenir berger, dans un enclos. Nomade ou sédentaire, il n’a fait que traverser, même pas une vie, mais quelques mois de sa vie ? » [29] Ce jugement est illustré par la remarque du notaire à la mort de don Quichotte : « Le notaire, qui était présent, déclara qu’il n’avait jamais lu dans aucun de ces livres-là qu’un chevalier errant fût mort dans son lit aussi paisiblement et chrétiennement que don Quichotte. » [30] Le personnage a pourtant traversé les espaces de purification et d’ensauvagement propres au roman de chevalerie : ce sont les lieux où l’on reprend sa dimension originelle d’ « homme sauvage ». Yvain, frappé de folie, s’y promène et s’y nourrit de gibier cru. Mais les lions refusent d’affronter don Quichotte. Le retour à l’état sauvage est une étape nécessaire pour se dépouiller du « vieil homme » (un rôle symbolique est joué par les vêtements) et pour atteindre à une condition plus fondamentale, celle de l’Autre Monde [31] . Dans Don Quichotte, la Sierra Morena est l’espace des rencontres littéraires, l’espace sauvage contribue à l’enfermement dans le romanesque. Don Quichotte y est d’emblé arrêté par un colis d’histoires : « Dès que don Quichotte se vit au milieu des montagnes, il se sentit tout regaillardi, tant ces lieux lui semblaient propices aux aventures qu’il cherchait. […] En levant les yeux, [Sancho] vit que son maître s’était arrêté et essayait de soulever avec la pointe de sa lance une sorte de paquet qu’il y avait sur le sol ». Et plus loin : « Il l’ouvrit, et la première chose qu’il trouva, ce fut un sonnet, raturé comme un brouillon, mais tout à fait lisible, qu’il lut à voix haute pour que Sancho l’entendît ». [32]

Le lieu chevaleresque de toutes les initiations et de tous les passages, c’est l’eau. Elle est au cœur de la thématique du franchissement. Les nefs emmènent Guigemar vers sa belle, Tristan vers l’Irlande. Mais l’aventure de don Quichotte est essentiellement terrestre. L’aventure de la barque enchantée (Deuxième partie, chapitre XXIX) tient du délire. L’île de Barataria dont Sancho est censé devenir le gouverneur est un village des hautes terres.

Enfin, le héros du roman de chevalerie qui atteint l’Autre Monde est « desclos », « desseré ». L’Autre Monde est représenté comme un large pré verdoyant à l’extrémité duquel étincelle la cité « tute d’argent » du Lai d’Yonec (v. 363), l’île d’Avalon, le château de la Merveille (où se rend Gauvain dans le Conte du Graal). La vision de Montésinos évoque cet espace : 184-185 « Bientôt s’offrit à ma vue un royal et somptueux palais, dont les murs semblaient faits du cristal le plus translucide » [33] . Mais de l’aveu même de don Quichotte, il s’agit d’un délire. Il n’a pas bougé. Même si l’affirmation de sa propre croyance s’étiole, le monde demeure l’espace du surgissement de la merveille. Celle-ci est mise en scène de manière croissante et de plus en plus sophistiquée dans le livre. Les autres personnages se ménagent des espaces merveilleux (ex : la tête qui parle, le succès du spectacle de Maître Pierre, l’incroyable mise en scène de la mort d’Altissidore…) La société fabrique des espaces parallèles pour se mettre à l’abri de la violence historique. Le merveilleux de l’Autre monde n’est plus l’apanage du chevalier élu ; la société voit en lui l’occasion de se divertir. L’exemple le plus représentatif est le goût répandu pour la pastorale.

II - L’espace de la pastorale

L’essai de Françoise Lavocat, Arcadies malheureuses, Aux origines du roman moderne, est indispensable pour lire cette référence dans Don Quichotte. Ce roman marque une rupture avec la tradition de la pastorale académique, lieu d’amitié et de solitude interdite. Non seulement la solitude nécessaire du chevalier errant entre en contradiction avec l’espace de sociabilité de la pastorale académique, mais l’espace pastoral de Don Quichotte est traversé de dissensions et de violence. Cervantès malmène le code bucolique hérité de la pastorale classique dès la Galatea (1585), où Elicio s’enfonce dans les bois afin de songer à sa bien-aimée : « Il s’enfonça dans l’épaisseur d’un bois touffu situé un peu plus loin, cherchant quelque lieu solitaire où, dans le silence de la nuit, plus au calme, il aurait pu lâcher la bride à ses pensées amoureuses ; il est en effet assuré que rien ne plaît tant aux cœurs affligés et rêveurs que la solitude, qui éveille des souvenirs tristes ou joyeux. » [34] Elicio manque alors d’être assommé par un berger homicide qui l’avait pris pour une bête sauvage et lui raconte son histoire. L’abandon du topos de la solitude interdite va de pair avec désagrégation de l’amitié qui soudait la communauté des académiciens poètes. La singularité individuelle, la violence, la forêt, la passion amoureuse font leur entrée conjointe dans l’univers arcadique.

Etudions à présent les épisodes pastoraux de Don Quichotte. Le premier constitue un pastiche ironique de la pastorale académique (Première partie, chapitre XI). Les chevriers font montre d’hospitalité fraternelle : ils « invitèrent de bon cœur leurs hôtes à partager leurs provisions ». [35] Ce détail inspire à don Quichotte un éloge de l’« âge d’or », dont la représentation emprunte ses traits à la pastorale académique. D’après Françoise Lavocat, l’Arcadie des origines est le lieu d’une célébration sempiternelle, accueillante aux divinités des bois. La sacralisation du lieu mise au service d’une exaltation de la parole poétique. La nature est le livre qui dicte l’inspiration et lieu où s’inscrivent les vers. On y pratique le culte de la fécondité. Le décor mythologique est encore présent dans la Diana de Montemayor et la deuxième partie d’Alonso Pérez (1563). L’éloge de don Quichotte s’inscrit dans cette tradition : « Pour trouver sa nourriture, il suffisait à l’homme de lever la main pour cueillir le fruit doux et savoureux que le chêne robuste lui tendait gracieusement. Les sources claires, les rivières rapides lui offraient, dans une généreuse abondance, une eau transparente et pure. » [36] Quelques signes d’ironie apparaissent déjà : l’éloge renvoie au passé et il est désavoué par le narrateur : « Cette longue harangue – dont il aurait bien pu se dispenser -, notre chevalier la prononça parce que les glands lui avaient rappelé l’âge d’or. » Il n’y a toutefois pas d’autre rupture dans cette référence avant le chapitre suivant.

La rupture consiste dans l’ouverture séculaire de l’espace pastoral, c’est-à-dire dans l’ouverture à l’espace du village paysan. A la fin du chapitre X, don Quichotte et Sancho Panza découvrent la cabane des chevriers dans la nuit, avant d’atteindre le village : « ils remontèrent aussitôt à cheval et se hâtèrent de gagner un village avant la tombée du jour. Ils arrivaient près d’une cabane de chevriers quand le soleil disparut et, avec lui, tout espoir d’atteindre leur but. » Conformément au code de la pastorale académique, l’espace des bergers se situe à proximité de l’espace d’habitation, malgré la séparation. Il ne s’agit pas d’un ailleurs. Françoise Lavocat rappelle que le locus amoenus n’est qu’exceptionnellement situé en Arcadie. Dans les romans héroïques espagnols, où le projet eulogique garantit le maintien de correspondances entre univers des princes et celui des bergers, il n’y a pas d’éloignement radical. Mais ce qui est transgressif par rapport à ce code, c’est qu’on ne se situe pas dans la proximité d’un prince, mais d’un village paysan, qui fait irruption dans le chapitre XII : « Sur ces entrefaites arriva un garçon qui venait du village, chargé de provisions de bouches ». Il dit : « je me suis enfoncé une grosse épine dans le pied, l’autre jour, et j’ai du mal à marcher. » Il fait mention des querelles de la petite société du village : « aucun prêtre des environs ne veut en entendre parler ». Le monde de la pastoral est en prises avec la petite société paysanne.

En retour, la pastorale bascule dans le déguisement et la fausseté d’une référence littéraire : le berger mort était un étudiant déguisé : « le fameux Chrysostome, l’étudiant qui s’habillait en berger, est mort. » Le garçon insiste beaucoup sur la science de Chrysostome, étudiant de Salamanque. Le caractère artificiel de la transformation est souligné p. 133 : « Et puis,quelques mois à peine après son retour de Salamanque, on l’a vu apparaître un beau jour en tenue de berger, ayant changé sa longue robe de clerc contre une peau de mouton et une houlette. » [37] Il en va de même pour Marcelle, « la fille du riche Guillaume, celle qu’on voit souvent roder par ici, en costume de bergère. » L’espace de la pastorale s’ouvre alors à la mésentente : plusieurs intrus assistent aux funérailles de Chrysostome et cette intrusion du monde extérieur génère des dissensions, vient troubler la communion des bergers autour de leur ami défunt. Le gentilhomme Vivaldo intervient pour sauver les écrits de Chrysostome, et défense est faite par don Quichotte de suivre Marcelle.
Les autres occurrences de l’espace pastoral reprennent en charge ces aspects, avec une accentuation du caractère irréel qui se constitue de la récurrence et de l’accumulation des épisodes, de la répétition de certains traits dans la mémoire du lecteur. Dans les chapitres LI et LII de la Première partie, le caractère artificiel de la « Nouvelle Arcadie » du chevrier déçu par une fille de village séduite, Léandra, est patent. Et la violence interrompt l’épisode : une bagarre burlesque oppose le chevrier à don Quichotte dans le chapitre suivant. L’espace littéraire pastoral apparaît comme un piège pour le protagoniste. C’est la portée métaphorique du filet tendu dans la forêt dans la Deuxième partie. Les personnages dérivent, sortent de la  route et entrent dans un espace parallèle : « Tout en devisant de la sorte, ils étaient entrés dans une forêt qui bordait la route, lorsque don Quichotte se trouva brusquement pris dans de grands filets verts, tendus entre les arbres. » [38] Le filet, c’est la mise en relation d’éléments disjoints dans le discours, le tissu de mensonges et d’affabulations que tissent les paroles de don Quichotte : « La présence de ces filets me paraît annoncer la plus extraordinaire des aventures. Je parie que les enchanteurs qui me persécutent veulent me retenir de la sorte et m’empêcher de poursuivre mon voyage, vengeant ainsi Altissidore de la rigueur que je lui ai témoignée. » L’Arcadie fictive est un lieu constitué de paroles.

A la fin de la Deuxième partie, le projet pastoral de don Quichotte naît de son retour sur le lieu de cette Arcadie fictive (chapitre LXVII) : « Voilà la prairie, dit-il, où nous avons rencontré les élégants bergers et les charmantes bergères qui voulaient refaire une nouvelle Arcadie. » [39] Il s’agit d’une pure projection verbale. En témoigne l’invention de nouveaux noms. La formulation du projet fait directement écho à l’éloge de l’abondance naturelle dans la Première partie (chapitre XI). Comme pour la première occurrence, la dénégation de cette projection est mise en scène dans le chapitre qui suit immédiatement, par l’intrusion écrasante du monde paysan : don Quichotte et Sancho Panza sont piétinés par un troupeau de six cents cochons. On pourrait aussi évoquer les arguments de la gouvernante et sa vision d’un monde p. 582 : naturel hostile : « Comment allez-vous supporter en pleine campagne la chaleur de l’été, les nuits d’hiver, les hurlements des loups ? ». [40]

Ainsi, deux types de représentations dont le roman deviendrait le lieu sont disqualifiées : la représentation mimétique triviale et la représentation en référence aux romans de chevalerie ou au roman pastoral.

Troisième tension : vers la troisième dimension de l’espace : l’approfondissement de la représentation.
I - La condamnation de l’espace aplati à deux dimensions

La confusion de don Quichotte escamote l’espace de la représentation, le médium : il assimile l’auberge et le château, le lieu réel (l’espace du monde) et le lieu figuré par la représentation romanesque. Pour lui, il n’y a pas de représentation, il n’y a que des réalités qui se substituent les unes aux autres par le biais de la « ressemblance sauvage » (Foucault). Dans la Deuxième partie du roman, après la défaite de don Quichotte, cette confusion semble s’atténuer (chapitre LXXII) : « Ils descendirent dans une hôtellerie, que don Quichotte reconnut pour ce qu’elle était, et non pour un château avec fossé, donjon, herses et pont-levis ; car, depuis qu’il avait été vaincu, il manifestait en toutes choses un plus grand bon sens, comme on va le voir. On les logea au rez-de-chaussée, dans une chambre où les murs étaient tapissés, non pas de tentures de cuir, mais de vieille toile peinte, comme c’est la coutume dans les villages. Sur l’une de ces pièces de toile était grossièrement représenté… » [41] Don Quichotte réagit face au spectacle des ces peintures : « Tous les malheurs de ces dames, déclara-t-il, viennent de n’être pas nées dans notre époque, et les miens de n’être pas né dans la leur. J’aurais défié ces beaux messieurs ». Ici l’espace de la représentation est intransitif, il est souligné en tant que tel par le narrateur : il s’agit d’une grosse toile peinte. Il ne fait donc pas illusion, et don Quichotte ne le perçoit pas comme une réalité présente. Mais il l’aperçoit comme une réalité passée et non une représentation. La focalisation interne nous montre la métamorphose de la scène qui se met à vivre : « Don Quichotte remarqua qu’Hélène se laissait emmener… »

On s’aperçoit que pour don Quichotte, l’espace de la représentation en tant que construction fictive et mise en scène n’existe toujours pas. Lui-même a choisi d’exister en transformant sa vie en système de représentation en acte. Or à ce stade du récit, la réalité présente est un espace où son action est interdite. Désormais, le seul mode d’existence qui lui échoit, c’est donc la représentation sans action, celle-là même qu’il nie ou critique. Dans le même épisode, don Quichotte exprime des réflexions sur la peinture et l’écriture. Selon lui, la figuration est un caprice subjectif (« ce qui me viendra », « ce qui lui venait ») et elle ne repose pas sur une relation stable et commune signifiant / signifié, ou image / signifié : « Et s’il peignait un coq, il écrivait au-dessous : “Ceci est un coq”, pour être sûr qu’on ne le confondrait pas avec un renard ». Le poète traduit « Deum de Deo » par « D’en haut et d’en bas ». Dans cet exemple pris par don Quichotte, la dimension théologique se réduit à une mesure verticale, dans un aplatissement du sens à deux dimensions.

Pour don Quichotte, la représentation en deux dimensions (peinture et livre) est un aplatissement, une aberration, une impossibilité, un solipsisme. Mais cette critique est une aporie car son destin à lui, c’est d’être fatalement voué à ce type de représentation. La mort du personnage est comme corrélative de cette négation, elle condamne le personnage. Le dénouement est alors annoncé par Sancho : « Et moi je parie que d’ici peu il n’y aura pas une taverne, ni une auberge, ni une hôtellerie, ni une boutique de barbier où ne soit représentée l’histoire de nos exploits. » La mort, c’est exister dans ces deux dimensions-là (la représentation seule) au lieu des trois qui constituent l’espace (la représentation vécue, cette folie). Car le propre de l’espace de la représentation, c’est de comporter deux dimensions, qu’elle soit verbale (le signe et l’objet) ou picturale (la largeur et la hauteur). Jusque-là, la stratégie de don Quichotte consistait moins dans la rupture de la structure fictive de cet espace que dans la fuite en avant dans la fiction : on peut lire comme une métaphore de ce choix sa réaction lorsqu’il est pris dans les filets de l’Arcadie fictive : « Si ces filets, qui n’occupent sans doute qu’un petit espace, couvraient toute la surface de la terre, plutôt que de les rompre je saurais trouver d’autres mondes où passer. » [42]

II - Postulat d’existence d’un monde intérieur comme espace de l’aventure

Dans Don Quichotte, le regard sur le monde s’approfondit dans l’ouverture d’une troisième dimension, celle du point de vue interne. On peut lire comme une métaphore de cette intériorité singulière la grotte de Montésinos dans la Deuxième partie. C’est ce que suggère la manière dont Montésinos formule la « mission » de don Quichotte : p. 185 : « afin que tu donnes à connaître au monde ce que cache cette grotte profonde où tu as pénétré. Oui, c’est à toi seul, à ton invincible courage qu’il revenait d’accomplir pareille prouesse. » [43] Le chapitre XXII présente les indices d’une descente du personnage en lui-même. D’abord, lui seul tente l’aventure et accède au gouffre, pour découvrir ce qui n’a été vu de personne d’autre. Ce fait est souligné par la question de Sancho : « D’ailleurs, je ne vois pas pourquoi ce serait à vous de vérifier ce qui se passe dans cette espèce de trou, où il doit faire plus noir que dans un cachot. » Ensuite, l’accès est vierge : don Quichotte doit se frayer un passage dans les broussailles. Puis le caractère onirique de la vision est clairement indiqué : « ils virent qu’il avait les yeux fermés, comme s’il était endormi », « Il s’étira lentement comme un homme qui sort d’un lourd et profond sommeil », « ces paroles que don Quichotte semblait extraire avec effort du plus profond de lui-même ». [44] Enfin le personnage lui-même nie ensuite avoir rêvé mais pour mieux affirmer qu’il s’agit de lui-même, de sa propre vision : « c’était bien moi qui me trouvais là, et non quelque vain fantôme ». [45]

De ce point de vue, le personnage de don Quichotte est bien l’héritier du chevalier errant des romans qu’il a lus : l’espace romanesque du roman de chevalerie est plus spirituel que réel. Après l’escapade dans l’Autre monde, les héros reviennent dans monde d’Ici-bas, mais renouvelés de l’intérieur et ils gardent en eux le souvenir impérissable de l’aventure qu’ils ont vécue ou ont cru vivre. Et ils sont prêts à s’abandonner au même rêve. Mais dans le livre, cet épisode revêt un statut à part : au début du chapitre suivant, il est l’objet d’un commentaire du narrateur, Sidi Ahmed Benengeli, en marge. Ce commentaire est paradoxal : le personnage a forcément inventé cette histoire invraisemblable, mais il n’a pas menti. Une grande nouveauté apparaît là : le personnage est porteur d’un univers intérieur dont la vérité ne s’accorde pas avec celle du monde. Cet éclatement de la vérité est mis en scène dans le personnage qui perd la perception unifiée de lui-même. Il ne se perçoit plus comme réincarnant tout entier le chevalier errant. Il porte désormais en lui cette aventure dont le statut et le sens lui échappent : c’est le sens de sa question à Maître Pierre au chapitre XXV.

Même sa rétractation finale est nuancée et sujette à caution : « On affirme, cependant, qu’au moment de passer de vie à trépas, don Quichotte se serait rétracté et aurait reconnu l’avoir inventée, car elle lui semblait s’accorder à merveille avec celles qu’il avait lues dans ses romans. » [46] Même la fin ne livre pas la clé définitive de l’aventure. L’espace intérieur révèle des catégories d’expérience hétérogènes à celles qui président à la représentation. Il s’agit d’un espace d’indétermination, d’un espace irréductible aux catégories du vrai et du faux ou au principe de non-contradiction : p. 210 : « Le singe dit que ce que vous avez vu dans la grotte est en partie faux et en partie vrai ; sur cette question, il n’en dit pas plus. » [47] Il s’agit encore, sur le plan herméneutique, d’un espace de l’inachèvement, de la révélation infinie, dont l’axe temporel n’est donc pas le passé mais l’avenir : « L’avenir le dira, Sancho. Car le temps qui passe révèle la face cachée de toute chose ; pas une qu’il ne mette en lumière, même lorsqu’elles sont enfouies au plus profond de la terre. »

Cette révélation de l’espace intérieur de don Quichotte en fait un personnage tourné vers l’avenir contrairement à Sancho. Les deux personnages de Sancho et de don Quichotte déterminent réciproquement le sens de leur aventure : pour don Quichotte, il s’agit de se mouvoir, pour Sancho Panza, il s’agit de demeurer. Sancho Panza est une force statique qui refuse de s’élever. Toutes les forces de son être tendent vers l’enracinement. Dans la Deuxième partie, il refuse de monter sur Cheviligneux : « Moi, j’y suis, j’y reste ; je veux dire que je n’ai aucune envie de quitter cette maison où on me traite si bien ». [48] Ce désir est sans cesse contrarié par les désirs des autres. Son archipel est ainsi décrit par le duc comme un archipel sans eau, comme un bien terrestre : « ses racines s’enfoncent si profondément dans la terre qu’on aurait beau tirer dessus, on ne pourrait pas l’arracher ni le faire changer de place. » Son rapport à l’espace et au temps est l’attachement au présent. Or son archipel futur est non seulement du présent dans le livre mais bientôt du passé. Pour don Quichotte à l’inverse, l’aventure n’est jamais achevée. Il le dit à Sancho : « je suis encore au début de mon chemin ; tandis que toi, avant l’heure et à l’inverse de ce que l’on pouvait raisonnablement supposer, tu vois tes souhaits s’accomplir ». [49]

III - La troisième dimension de l’espace est celle de l’indéterminé, ou de l’infini

La folie de don Quichotte n’est pas tournée vers le passé : par la projection du passé sur le présent, elle crée une situation inédite à laquelle l’avenir peut-être donnera sens. Elle est donc ouverture à l’inconnu, intrusion d’une extériorité (l’intériorité neuve du personnage de roman ?). C’est précisément à cette extériorité que Marie-Claire Ropars-Wuillemier identifie l’espace dans l’écriture (Ecrire l’espace, PUV, 2002, p. 17) : « C’est la spécificité d’une expérience esthétique libre, qu’elle soit formée par les œuvres ou simulée par les textes, que de nous faire saisir le geste selon lequel l’espace ouvre, dans la vue ou dans l’écoute, l’action d’une extériorité qui ne saurait se résoudre en quelque transcendance : intervalle mobile, renversement interne, dont l’art exposerait simultanément l’attrait et l’aporie. » L’attrait de cette ouverture à l’extériorité indéterminée, c’est la liberté. Son aporie, le vide. Pierre Brunel donne les précisions suivantes concernant l’itinéraire de don Quichotte il traverse plusieurs fois la Mancha. Il s’avance dans la plaine de Montiel et la troisième fois, il va en direction d’El Toboso [50] . Mais son itinéraire n’est pas précis. Comme dans l’espace chevaleresque, les repères géographiques ne sont pas sûrs, il est difficile de tracer frontières entre royaumes.  L’un d’eux se définit ainsi : « là où règne Dulcinée du Toboso ». De même que la Bretagne des romans de chevalerie n’existent pas, l’existence du village de don Quichotte est douteuse, comme en témoigne la première phrase : « Dans un village de la Manche, dont je ne veux pas me rappeler le nom… »

Pourtant le nom de la région donne son nom au chevalier, mais tout autant pour donner une identité à ce lieu que pour en donner une au chevalier : « Il se rappela alors que le valeureux Amadis avait ajouté à son nom celui d’un pays afin de le rendre illustre, et s’était fait appeler Amadis de Gaule ; il décida donc d’ajouter au sien celui de sa patrie, et de s’appeler don Quichotte de la Manche, s’imaginant qu’il désignait ainsi clairement ses origines, tout en les honorant ». [51] Il y a bien une différence entre Amadis et don Quichotte : le premier fait don de sa renommée à son pays. Amadis possède donc une identité et une histoire en propre. Dans le cas de don Quichotte, l’identité se constitue d’un soutien mutuel : ni le pays ni le personnage ne possèdent de renommée en propre. Il en va de même pour Dulcinée du Toboso : « Il y avait, semble-t-il, dans un village des environs, une jeune paysanne fort avenante… », « Il l’appela Dulcinée du Toboso, car elle était native de ce village ». [52] Le mot toba signifie « tuf ». Le tuf est une roche de porosité élevée et de faible densité, souvent pulvérulente. Tout se passe comme si le caractère friable de cette figure s’inscrivait dans son nom. La mancha en espagnol signifie la tache, la souillure. Quelle route mène « au temple inaccessible de la renommée » ? [53] En réalité, le choix du nom souligne plutôt l’absence d’attache définie et glorieuse.

Dès lors, la « rase campagne », l’espace de l’errance change alors de sens par rapport au roman de chevalerie, où il est le lieu de la détermination : il devient celui de la liberté, comme absence d’attache, d’obligation. Dans la Deuxième partie, don Quichotte fait l’éloge de la liberté comme contraire de la reconnaissance : « Tu as été témoin des repas exquis et abondants qu’on nous servait dans ce château ; eh bien, tandis que je goûtais aux mets les plus raffinés et aux plus frais breuvages, il me semblait que j’étais en proie aux misères de la faim, car je n’en jouissais pas avec la même liberté que si tout cela m’eût appartenu. La reconnaissance que l’on doit pour les bienfaits reçus est une entrave au libre épanouissement de l’esprit. » [54] Don Quichotte s’exprime ainsi quand il « se retrouva en rase campagne, enfin débarrassé de la trop galante Altissidore… ». Cette liberté de l’indétermination, don Quichotte la garde pour l’éternité. Elle est le garant de la plus grande célébrité, de l’aveu même du narrateur : « Telle fut la fin de l’ingénieux hidalgo de la Manche, dans un village dont Sidi Ahmed n’a pas voulu préciser le nom, pour que tous les bourgs et villages de la Manche se le disputent et se l’approprient, comme les sept villes de Grèce s’étaient disputé l’honneur d’avoir vu naître Homère. » [55]

L’objet de la quête de don Quichotte serait-il le vide ? Le vague de la narration serait alors complice du vague de l’objet de don Quichotte. Il se choisit un objet inexistant auquel il sacrifie tous les autres : Dulcinée. Il ignore son propre objet : « Ils ont conquis le ciel à la force du poignet, car le ciel se laisse faire violence ; et moi, je ne sais toujours pas, jusqu’à ce jour, ce que j’ai conquis à force de souffrances. » [56] Don Quichotte ne s’adresse généralement à personne de réel, il parle dans le vide : « Vous, chevaliers, écuyers, gens à pied et à cheval, voyageurs de toute condition… […] Par deux fois il répéta ce discours, et par deux fois aucun chevalier errant ne l’entendit. Mais le hasard, qui lui était de plus en plus favorable, fit que bientôt parût sur la route une foule d’hommes à cheval, dont certains armés de lances. » [57] Mais ce n’est qu’une illusion d’armée : « Ils avançaient en rangs serrés, à toute hâte, et en grand désordre ». Il s’agit de taureaux. La relation de don Quichotte au monde est marquée par la dissymétrie : souvent il se heurte à l’absence d’adversaire, ou celui qui en a l’air se transforme en une réalité qui n’entre pas dans les codes du combat chevaleresque. Ses paroles ne peuvent être reçues par aucun interlocuteur adéquat. Et Sancho ? Don Quichotte lui dit à propos de son usage des proverbes : « Mais je vois que c’est prêcher dans le désert car, avec toi, ce qui entre par une oreille sort par l’autre ». [58]

Ainsi, l’espace romanesque diégétique est marqué par l’indétermination, en signe du vide qui supplante l’objet de la quête du personnage. Quel est l’objet du récit lui-même, en tant qu’espace verbal de la représentation ?


Quatrième tension : vers l’espace romanesque moderne, un espace réflexif. 
I - Définition de la réflexivité du roman sur le plan spatial : l’espace romanesque diégétique reflète l’espace de l’écriture tel qu’il s’élabore dans le livre

Le glissement de la forme diégétique de l’espace à l’espace de l’écriture s’opère grâce à la proximité du personnage avec la figure d’un écrivain. Vivre une aventure, c’est écrire. Michel Foucault, dans Les Mots et les choses, identifie même don Quichotte à un « long graphisme maigre comme une lettre » qui « vient d’échapper tout droit du bâillement des livres. Tout son être n’est que langage, texte, feuillets imprimés, histoire déjà transcrite ». [59] Tout se passe comme si les déplacements de don Quichotte formaient les signes mêmes de l’écriture :

II 481 : « La matinée était fraîche et promettait une belle journée quand don Quichotte quitta l’auberge, après s’être informé du plus court chemin pour atteindre Barcelone sans passer par Saragosse : car il était bien décidé à faire mentir l’historien ignorant qui l’avait tant calomnié ». [60] Mais ce personnage qui écrit sa propre histoire est en mouvement perpétuel dans un lieu indéterminé, et son retour au village signe sa mort. Le livre reste donc insaisissable et la lettre morte, c’est-à-dire imprimée, signe la disparition du livre. L’espace vide est encore une fois préféré au lieu délimité de la parole figée.

C’est un livre qui barre l’accès au livre dans sa matérialité : en témoignent la bibliothèque murée de don Quichotte, l’autodafé des livres du berger suicidé, le livre apocryphe insaisissable. Il existe d’abord par ouï-dire, puis il est en réimpression et menacé lui aussi d’autodafé par don Quichotte dans l’imprimerie à Barcelone : « J’ai déjà entendu parler de ce livre, s’écria-t-il, et, par ma foi et sur ma conscience, je pensais qu’il avait été brûlé et réduit en cendres pour toutes les absurdités qu’il contient ! ». [61] Quant au manuscrit de Sidi Ahmed Benengeli, le lecteur n’en a sous les yeux qu’une traduction.

Le livre, la connaissance livresque sont représentés comme l’espace du vide dans le récit. Ils symbolisent l’érudition humaniste inutile. Celle-ci est incarnée par le cousin qui accompagne don Quichotte et Sancho à la grotte de Montésinos (Deuxième partie, chapitre XXII). Sa bourrique est pleine, sa tête ne vaut sans doute guère mieux. Don Quichotte glisse dans la conversation : « il y a des gens qui s’obstinent à tout savoir et tout vérifier, et qui s’aperçoivent ensuite que cela ne développe en rien leur intelligence ni leur mémoire ». Le récit d’Altissidore prétendument revenue de la porte de l’enfer renforce la critique. Elle dit à propos des diables : « Ces mains tenaient des raquettes de feu ; et j’ai été très surprise de voir qu’en guise de balles ils se servaient de livres, mais dont les pages n’étaient que vent et inconsistance ». [62] Ce faisceau thématique est à mettre en relation avec le caractère insaisissable de l’origine auctoriale, de l’objet livre et du livre apocryphe. Cette dissolution laisse place à du vide, assurément, mais aussi à la pluralité interprétative, même délirante : le vide ouvre une dimension dialogique. Et ce vide de la parole est préférable aux faux prophètes qui prétendent détenir la parole unique, oraculaire : les menteurs apparaissent sous les traits de Maître Pierre (ex-Ginès de Passamonte, l’auteur du roman picaresque qui prétend écrire sa vie avant sa mort à la première personne) et de la tête parlante, dont la supercherie nous est révélée.

L’éclatement touche aussi l’espace générique du livre. Ce phénomène est à mettre en relation avec la production romanesque espagnole. Selon Françoise Lavocat, dans le roman pastoral espagnol, le « je » est éludé. De la Diane de Montemayor (1559) aux Pastores del Betis de Gonzalo de Saavedra (1633), on compte une trentaine de romans. On ne retrouve pas le modèle du roman à la première personne de type sannazarien. Le schéma des histoires intercalées sur le modèle du roman byzantin est de rigueur depuis la Diana. Autre caractéristique du roman pastoral espagnol, l’intégration de motifs ou de structures propres à d’autres genres. Les péripéties sont empruntées au roman grec (Héliodore), aux nouvelles de Boccace ou de Bandello. La disparition de la scène arcadique du narrateur-personnage-auteur libère la possibilité d’un essor du romanesque. Les aventures attribuées au berger sont désormais irréductibles au parcours initiatique et allégorique d’un poète. Un des traits les plus originaux de la Galatea est la renonciation éclatante de l’ancien système de représentation allégorique. [63] Dans Don Quichotte, cette renonciation apparaît dans la mise en abyme d’un contre-exemple du récit, l’épisode des statues. Le récit des saints chevaliers est possible, on dévoile la renonciation en un tour de main. Le récit comme dévoilement d’une figure figée, mais couchée à terre, voilà une métaphore de ce que n’est pas Don Quichotte : une narration comme dévoilement exemplaire.

Dans la Deuxième partie, le Maure se reproche pourtant d’avoir entrepris un récit sec et limité [64] . Il déplore l’enfermement du récit non digressif  et le met au compte du manque d’intérêt du public pour les histoires intercalées. Dans la Deuxième partie, on note en effet l’abandon de la structure de l’emboîtement au profit du détour et de la bifurcation. Les aventures de don Quichotte et de Sancho gouverneur sont narrées en parallèle dans les chapitres 44 à 57. Puis don Quichotte ne parvient pas à rentrer chez lui : il est emmené de force au château du duc et de la duchesse. Le récit passe de l’emboîtement au pli, ou au dépliement tortueux et finalement il devient linéaire. En effet, à la fin du chapitre LXXII, la bifurcation, incarnée par le personnage de don Alvaro, est abandonnée. Lui-même sorti de la suite d’Avellaneda et arrivé dans le livre de Cervantès, il se croit victime d’un enchantement 575 : « Celui-ci continuait à dire qu’on l’avait enchanté, puisqu’il pouvait toucher du doigt deux don Quichotte aussi différents. » [65] Tout de suite après, les chemins bifurquent : « Le soir venu, ils quittèrent ensemble le village et se trouvèrent, au bout d’une demi-lieue environ, à une croisée de chemins : l’un menait au village de don Quichotte, l’autre était celui que don Alvaro devait suivre. Entre-temps, don Quichotte lui avait raconté les circonstances de sa défaite, l’enchantement de Dulcinée et le remède indiqué par Merlin ; tout cela ajouta encore à l’étonnement de don Alvaro qui, après avoir pris congé de don Quichotte et de son écuyer, poursuivit sa route. » Mais le livre d’Avellaneda a été disqualifié, donc le personnage de don Alvaro aussi, et le faux don Quichotte a été déclaré faux devant huissier. Tout se passe comme si à la fin, il fallait trancher, alors que le vrai don Quichotte et ses aventures nous apparaissent tout aussi invraisemblables.

Certes, le livre aux récits enchâssés était un livre fou, créant un espace narratif proliférant. Mais le détour est valorisé dans le  livre par la réflexion du bandit Roque sur le tracé d’un destin (Deuxième partie, chapitre LX) : « Valeureux chevalier, ne vous attristez point et ne craignez pas qu’aujourd’hui le sort vous soit contraire. Il se pourrait que pareil contretemps fût propice à votre tortueux destin ; car souvent le ciel, usant de détours insoupçonnés, relève ceux qui sont tombés et enrichit les plus pauvres ». [66] A qui s’adresse le bandit ? A don Quichotte, dont les aventures physiques sont à l’image de son destin. Mais il fait aussi écho au narrateur dont les choix de composition vont de l’enchâssement tortueux à la linéarité. Le narrateur se promet comme fruit de sa folie (la prolifération des digressions, qu’il cesse hypocritement par égard pour le lecteur), le succès futur des pauvres.

II - Le resserrement sur le lieu mouvant  de la spécularité

La réflexivité du récit donne-t-elle forme à l’espace romanesque (comme espace de l’écriture) ou le fait-elles basculer du côté de l’informe ? Elle crée une unité en instaurant comme principe générateur et centre focal le lieu spéculaire. Dans la Deuxième partie, notamment, la théâtralisation du texte s’accroît. La mise en abyme de la fiction passe par sa mise en scène. Don Quichotte et Sancho Panza ont changé de statut : ils deviennent des personnages sortis d’un roman, celui de la Première partie. Partout où ils vont, la scène se crée et le récit se poursuit : ils sont le lieu fictif d’où l’histoire jaillit directement. Ils jouent leur propre rôle et ont des spectateurs. Ils ont ainsi pour public les acteurs de l’Arcadie fictive, spectateurs du  défi absurde et théâtral de don Quichotte :

« Bergers et bergères, et Sancho sur son âne, le suivaient, curieux de voir ce qu’il adviendrait d’une offre aussi audacieuse que singulière. Don Quichotte, posté comme on l’a dit, fit vibrer l’air des paroles suivantes :

Vous, chevaliers, écuyers, gens à pied et à cheval, voyageurs de toute condition, qui passez ou passerez par ici pendant ces deux jours à venir, sachez que le chevalier errant nommé don Quichotte de la Manche s’est mis en travers de cette route afin de soutenir que […] » [67]

Mais les frontières de la fiction sont mouvantes : les personnages se déplacent, les publics changent, entrent en scène, jouent des rôles, les prennent tantôt pour ce qu’ils sont, des bouffons, tantôt au sérieux. La folie quichottesque est dotée d’un fort pouvoir de contamination. A son contact, les personnages entrent dans un rôle, absorbés par la sphère de fiction que don Quichotte transporte avec lui. Ils n’existent même en tant que personnages que par cette détermination : on ne les connaît pas par eux-mêmes. Le paroxysme est atteint avec la transformation complète de la cour du château du duc et de la duchesse en mise en scène de la mort d’Altissidore. Don Quichotte est l’occasion d’un divertissement carnavalesque auquel le lecteur est convié, par le rire, et qui fait de manière de plus en plus marquée l’unité et la visée rénovatrice du livre, conformément au principe énoncé par Bakhtine : « En fait, le carnaval ignore toute distinction entre acteurs et spectateurs. Il ignore aussi la rampe, même sous sa forme embryonnaire […]. Les spectateurs n’assistent pas au carnaval, ils le vivent tous, parce que, de par son idée même, il est fait pour l’ensemble du peuple. Pendant toute la durée du carnaval, personne ne connaît d’autre vie que celle du carnaval. Impossible d’y échapper, le carnaval n’a aucune frontière spatiale. Tout au long de la fête, on ne peut vivre que conformément à ses lois, c’est-à-dire selon les lois de la liberté. Le carnaval revêt un caractère universel, il est un état particulier du monde entière : sa renaissance et sa rénovation auxquelles chaque individu participe. » [68] C’est bien la forme unifiante dans laquelle sont englobés aussi bien le duc et la duchesse que le curé et le barbier à la fin, lorsqu’ils promettent de participer au projet pastoral de don Quichotte. Le carnaval n’est pas un théâtre dégradé mais généralisé. La victime sacrificielle, dans le monde représenté et dans le récit, de l’unité retrouvée, serait-elle don Quichotte ?

Conclusion

Le traitement de l’espace dans Don Quichotte définit un genre littéraire qui met l’accent sur sa littérarité et qui, en même temps, met en cause la capacité de l’objet textuel à se constituer en espace de surgissement d’une vérité. A ce titre, le livre rejoint la définition de Pierre Brunel dans Don Quichotte et le roman malgré lui : « Don Quichotte n’est ni un roman, ni un antiroman, comme on l’a dit, et pas même une parodie de roman. Mais c’est un pseudo-roman. Un roman des erreurs […]. Une longue illusion comique. » [69] L’espace de l’écriture devient en effet celui d’une représentation carnavalesque de l’espace diégétique, c’est-à-dire celui d’un ordonnancement essentiellement éphémère. Au regard de la référence romanesque majeure de Don Quichotte, le roman de chevalerie, la rupture est indéniable : Carlos Fuentes explique que l’épique médiévale exprime « la vision scolastique du monde » qui est « univoque » : « tous les mots et toutes les choses ont une place déterminée, une fonction précise et une correspondance exacte dans l’ordre chrétien. Il n’y a pas de place pour l’équivoque. » [70] L’espace ordonné et théocentré de la représentation accuse le coup, chez Cervantès, de la révolution scientifique copernicienne : « chaque chose est un point de vue divers sur l’univers ; les perspectives possibles sont infinies et la réalité a une caractère multidirectionnel ». [71] Cervantès prête assurément à cet espace l’interprétation d’Erasme : « la dualité de la vérité, l’illusion des apparences et l’éloge de la folie ». [72] Ces grands thèmes apparaissent dans le triple mouvement qui anime l’écriture de l’espace et l’espace de l’écriture dans Don Quichotte : le retournement, l’approfondissement et l’auto-réflexivité.

Ces mouvements excluent-ils Don Quichotte de la tradition générique du roman ou en déterminent-ils la modernité ? Ils en font assurément une novela, un genre porteur de nouveauté. Cette nouveauté a été préparée par Fernando de Rojas dans La Célestine et amorcée dans La Galatée. La composition multidirectionnelle de Don Quichotte, faite de détours, de digressions et de bifurcations, même si elle emprunte ses schémas aux récits enchâssés et aux suites d’aventures du Satiricon ou des Métamorphoses d’Apulée, sert une constante mise en lumière de l’illusion romanesque. Selon Daniel-Henri Pageaux, l’auto-réflexivité « dessine l’une des acceptions possibles de la modernité du Don Quichotte, à la fois en soi et par rapport à un état actuel de la littérature et de la critique ». [73]

Si Don Quichotte nous parle aujourd’hui, c’est-à-dire s’il est moderne du point de vue de la réception, c’est que l’auto-réflexivité ne clôt pas le jeu textuel sur lui-même, ni même sur la littérature en tant que jeu intertextuel. Elle offre une triple ouverture sur l’énigme de l’infini, l’intériorité insondable de l’homme et la contingence de l’Histoire.

Notes

  • [1]

    Maurice Blanchot, L’espace littéraire, éd. Gallimard, 1955, repris en Folio / essais, p. 25.

  • [2]

    Ibid., p. 28.

  • [3]

    L’expression « milieu spatial » est emprunté à Jean Weisgerber, L’espace romanesque, éd. L’Age d’homme, « Bibliothèque de littérature comparée », 1978.

  • [4]

    Didier Souiller (dir.), Réalisme et réalité en question au XVIIe siècle, Dijon, Littérature comparée n°1, Interactions culturelles européennes, 2002.

  • [5]

    Ibid.

  • [6]

    Ibid.

  • [7]

    Sauf mention contraire, toutes les citations de Don Quichotte sont tirées de Cervantès, Don Quichotte I et II, traduction d’Aline Schulman, éd. Seuil, 1997, coll. « Points ».

  • [8]

    Ibid. I, p. 291.

  • [9]

    Ibid., p. 363.

  • [10]

    Ibid. II, p. 479.

  • [11]

    Ibid., p. 469.

  • [12]

    Ibid., p. 290.

  • [13]

    Carlos Fuentes, Cervantes ou la critique de la lecture, traduction de Claude Fell, éd. de l’Herne, coll. « Glose », 2006, p. 88-89.

  • [14]

    Ibid., p. 91.

  • [15]

    Don Quichotte II, p. 524.

  • [16]

    Ibid., p. 526-527.

  • [17]

    Ibid., p. 483.

  • [18]

    Ibid., p. 499.

  • [19]

    Jean Weisgerber, dans L’espace romanesque, éd. L’Age d’homme, « Bibliothèque de littérature comparée », 1978. « Notes sur l’espace picaresque : La Vie de Lazarillo de Tormes et Les aventures de Simplicius Simplicissimus », p. 31-52.  Citation p. 28.

  • [20]

    Article recueilli dans Espaces romanesques, études réunies par Michel Crouzet, PUF, Université de Picardie, 1982, p. 73-82.

  • [21]

    Pierre Brunel, Don Quichotte et le roman malgré lui, éd. Klincksieck, coll. « Jalons critiques », 2006.

  • [22]

    Don Quichotte I, p. 101.

  • [23]

    Ibid., p. 102. L’image vient du texte en espagnol : « que fue rodando muy maltrecho por el campo. », Don Quijote de la Mancha, Barcelone, Editorial Juventud, 1944, p. 82.

  • [24]

    Ibid., p. 214.

  • [25]

    Ibid., p. 81. En espagnol : « Cayo Rocinante, y fue rodando su amo una buena pieza por el campo », op. cit., p. 60.

  • [26]

    Don Quichotte II, p. 470.

  • [27]

    Ibid., p. 150.

  • [28]

    Ibid. I, p. 47.

  • [29]

    Op. cit., p. 214.

  • [30]

    Don Quichotte II, p. 589.

  • [31]

    Voir Jacques Ribard, op. cit.

  • [32]

    Don Quichotte I, p. 244-245.

  • [33]

    Don Quichotte II, p. 184-185.

  • [34]

    Cité par Françoise Lavocat dans Arcadies malheureuses, éd. Honoré Champion, 1998, p. 143.

  • [35]

    Don Quichotte I, p. 125.

  • [36]

    Ibid., p. 126-127.

  • [37]

    Ibid., p. 133.

  • [38]

    Don Quichotte II, p. 465.

  • [39]

    Ibid., p. 540.

  • [40]

    Ibid., p. 582.

  • [41]

    Ibid., p. 569.

  • [42]

    Ibid. p. 467.

  • [43]

    Ibid., p. 185.

  • [44]

    Ibid., p. 182-183. Dans le texte espagnol, la formule renvoie aux viscères, aux entrailles : « como si con dolor immenso las sacra de las entra?as. », op. cit., p. 701.

  • [45]

    Ibid., p. 185.

  • [46]

    Ibid., p. 195.

  • [47]

    Ibid., p. 210.

  • [48]

    Ibid., p. 321.

  • [49]

    Ibid., p. 333.

  • [50]

    Pierre Brunel, op. cit., p.213.

  • [51]

    Don Quichotte I, p. 59.

  • [52]

    Ibid., p. 59-60.

  • [53]

    Don Quichotte II, p. 150.

  • [54]

    Ibid., p. 460.

  • [55]

    Ibid., p. 589.

  • [56]

    Ibid., p. 462.

  • [57]

    Ibid., p. 470.

  • [58]

    Ibid., p. 543. L’expression est dans le texte espagnol : « es predicar en desierto ».

  • [59]

    Michel Foucault, Les Mots et les choses, éd. Gallimard, 1966, p. 60.

  • [60]

    Don Quichotte II, p. 481.

  • [61]

    Ibid., p. 510.

  • [62]

    Ibid., p. 561.

  • [63]

    Toute cette analyse est empruntée à Françoise Lavocat, Arcadies malheureuses, op. cit.

  • [64]

    Don Quichotte II, p. 343-344.

  • [65]

    Ibid., p. 575.

  • [66]

    Ibid., p. 485.

  • [67]

    Ibid., p. 470.

  • [68]

    Mikhaïl Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au moyen âge et sous la renaissance, éd. Gallimard, 1970, repris en coll. « Tel », p. 15.

  • [69]

    Pierre Brunel, op. cit., p. 16.

  • [70]

    Carlos Fuentes, op. cit., p. 41.

  • [71]

    Ibid., p. 52.

  • [72]

    Ibid., p. 116.

  • [73]

    Daniel-Henri Pageaux, Naissances du roman, éd. Klincksieck, coll. « Etudes », 1995, p. 61.