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"Je lui dépêcherais Pança". Don Quichotte dans la mélodie française : quelques réflexions sur une adaptation. (Ravel/Morand/Cervantès)

ARTICLE

On ne compte plus les innombrables adaptations qu’a suscitées la figure de Don Quichotte, ni avec quelle facilité celle-ci s’est évadée de son univers littéraire et géographique initial pour habiter avec succès d’autres formes artistiques, chez des artistes étrangers : aussi bien la peinture (Daumier) que le cinéma (Welles, Pabst) ou la musique (Richard Strauss, Massenet, Ravel, Falla pour ne citer que les plus connus). Guy Denimal [1] recense plus d’une centaine d’adaptations pour le seul domaine de la musique : opéras, ballets, cycles de mélodies, du XVIIe au XXe siècle.

Dans la liste protéiforme et infinie des adaptations, les Chansons de Don Quichotte à Dulcinée de Maurice Ravel occupent une place particulière. Cycle de trois mélodies pour baryton et accompagnement composées en 1932-33 sur des poèmes de Paul Morand, l’oeuvre, créée en 1934 au théâtre du Châtelet, est la dernière composition achevée par Ravel, avant qu’il ne subisse les ravages de la maladie. Il en existe deux versions : l'une, originale, pour voix et orchestre, l'autre arrangée pour voix et piano, beaucoup plus répandue, y compris dans les enregistrements [2] . Ces Chansons, après la Habanera (1895), la Rhapsodie espagnole (1907), son opéra L’Heure espagnole (1907-1911), l’Alborada del gracioso (1905-1919) et le Boléro (1928), viennent mettre un point final à l’hommage que, sa vie durant, Ravel a rendu à l’Espagne.

Mais l’adaptation d’un roman espagnol du début du XVIIe siècle par un poète et un musicien français du XXe siècle ne va pas sans soulever un certain nombre de questions, ne serait-ce que relativement à l’écart de nature des deux oeuvres ainsi mises en parallèle. À tel point que nous pourrions nous demander ce qui reste de l’oeuvre de Cervantès une fois qu’elle a passé le filtre déformant de l’adaptation. Cette question, volontairement provocatrice, nous permettra de voir avec précision ce qu’ont pensé devoir transmettre Ravel et Morand de l’original espagnol.

Or, dans le champ immense des transferts culturels, Don Quichotte pose un défi particulier à l’adaptateur, du fait de l’hispanité très forte de sa figure. Contrairement à Don Juan dont la fable, quoique prenant place en Espagne, ne fait pas jouer un rôle central à cette appartenance nationale – Don Juan étant plutôt, de par la nature de ses activités, un personnage cosmopolite, que l’on songe au catalogue –, Don Quichotte à l’inverse ne peut pas se concevoir sans le pays duquel il est issu, et dont bien malgré lui il ne parvient pas à s’extraire. Le titre du roman revendique d’ailleurs dès la couverture une inscription géographique précise : L’ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche.

Or la Manche, à l’époque de Cervantès, est une région aride, un désert, en un mot : une réalité déceptive – il ne s’y passe rien. C’est là tout l’humour de l’écrivain : cette réalité vient former un contraste très fort avec la géographie fantasmée des romans de chevalerie appréciés par Don Quichotte, qui reposent précisément sur la toute-puissance de l’imaginaire, et l’accumulation d’épisodes dont l’invraisemblance est valorisée en tant que telle. De sorte que tout le roman de Cervantès apparaît fondé sur une ligne de fracture entre l’aspiration à l’infini et au rêve d’une part, et l’appartenance à une région boueuse, limitée, pauvre, désespérante, de l’autre. La richesse mythique du personnage vient précisément de cette fracture : Alonso Quijano, qui se voudrait « Chevalier à la Triste Figure », et en cela glorieux sujet d’un royaume imaginaire, est malgré lui ramené à son statut de pauvre hidalgo espagnol, sa particule de noblesse venant encore nous rappeler, si besoin était, son appartenance inextricable à un espace linguistique clairement identifié. Il faudrait également parler – mais ce n’est pas le lieu – des possibles résonances politiques d’une telle critique, à une époque où l’Espagne est déchirée entre le rêve d’un siglo de oro de façade et la réalité sordide dont naît le desengaño picaresque.

À partir de ce constat, toute personne aspirant à adapter le mythe est nécessairement confrontée à la question des modalités de la transmission de l’hispanité qui lui est caractéristique [3] . Le transfert de la figure de Don Quichotte dans la mélodie française soulève donc le défi singulier d’une « adaptation sourcière » [4] : une triple transposition, d’ordre à la fois linguistique (espagnol → français), générique (roman → poème) et esthétique (littérature → musique), qui mettrait l'accent sur le pays source, et ferait sentir dans son déroulement même ce qu'elle doit à son origine étrangère. La quadrature du cercle pourrait se résumer ainsi : chanter en français une mélodie française, mais qui construirait à chaque mesure la représentation d'un mythe associé intrinsèquement à l’Espagne.

Le processus d’adaptation mis en oeuvre ici est complexe, du fait que chaque art charrie avec lui sa propre histoire qui vient superposer autant de filtres entre l’objet source (le roman) et l’objet cible (la mélodie), et surdétermine le transfert.

Don Quichotte apparaît ainsi aux confins de trois expressions qui lui donnent forme chacune à leur manière : le roman, le poème, et la musique. Et c’est sans compter sur le cinéma : à l’origine, Ravel fut désigné pour composer les chansons du film de Georg Wilhelm Pabst, Don Quichotte. Paul Morand, écrivain alors à la mode, qui sur le projet était également scénariste, en écrivit le texte. Jacques Ibert fut finalement préféré pour le projet, mais cette idée que la genèse du cycle trouve son origine dans une commande pour le cinéma influe nécessairement sur son élaboration. C’est donc à la croisée de quatre arts et de quatre expressions que se trouvent ces mélodies : entre cinéma, roman, poème et musique.

Henri Meschonnic, dans l’introduction de son ouvrage Poétique du traduire, affirme :

Le traducteur est représenté comme un passeur […]. Passeur est une métaphore complaisante. Ce qui importe n’est pas de faire passer. Mais dans quel état arrive ce qu’on a transporté de l’autre côté. Dans l’autre langue. [5]

Essayons donc de voir « dans quel état » arrive Don Quichotte, après que Ravel et Morand l’eurent transporté dans l’univers de la mélodie française.

 

Du côté du texte

Les trois textes reproduits ci-après furent écrits par Paul Morand dans une optique – il faut le rappeler – immédiatement utilitaire, puisqu’ils étaient spécifiquement destinés à être mis en musique pour le film de Pabst. Cela explique leur relative faiblesse : ils ne se conçoivent pas de manière autonome et portent trace, de manière assez nette, de cette orientation esthétique spécifique. De ce point de vue, l’imposition explicite d’un cadre structurel aux poèmes, à travers l’emploi réitéré des anaphores (« Si vous me disiez » à quatre reprises dans la première chanson, « Bon Saint Michel » trois fois dans la deuxième, « Je bois à la joie » dans la troisième), est particulièrement frappante. Cet emploi se trouve radicalisé dans la troisième chanson par le recours au refrain. Ces procédés formels obéissent de toute évidence à une logique de subordination du texte à sa mise en musique.

I. Chanson Romanesque

 

Si vous me disiez que la terre

À tant tourner vous offensa,

Je lui dépêcherais Pança : vous la verriez fixe et se taire.

 

Si vous me disiez que l’ennui

Vous vient du ciel trop fleuri d’astres,

Déchirant les divins cadastres

Je faucherais d’un coup la nuit.

 

Si vous me disiez que l’espace

Ainsi vidé ne vous plaît point,

Chevalier Dieu, la lance au poing,

J’étoilerais le vent qui passe.

 

Mais si vous disiez que mon sang

Est plus à moi qu’à vous madame,

Je blêmirais dessous le blâme,

Et je mourrais vous bénissant.

Ô Dulcinée…

II. Chanson épique

 

Bon Saint Michel qui me donnez loisir

De voir ma dame et de l’entendre,

Bon Saint Michel, qui me daignez choisir

Pour lui complaire et la défendre,

Bon Saint Michel, veuillez descendre

Avec Saint Georges sur l’autel

De la Madone au bleu mantel !

 

D’un rayon du ciel, bénissez ma lame,

Et son égale en pureté, et son égale en piété,

Comme en pudeur et chasteté :

Ma dame…

 

(Ô grands Saint Georges et Saint Michel)

L’ange qui veille sur ma veille,

Ma douce dame, si pareille

À vous, Madone au bleu mantel !

Amen.

 

 

 

III. Chanson à boire

 

Foin du bâtard, illustre dame,

Qui pour me perdre à vos doux yeux,

Dit que l’amour et le vin vieux

Mettent en deuil mon coeur, mon âme.

 

Je bois à la joie !

La joie est le seul but où je vais droit

Lorsque j’ai… Lorsque j’ai bu !

À la joie, à la joie, je bois à la joie !

 

Foin du jaloux, brune maîtresse,

Qui geint, qui pleure et fait serment

D’être toujours ce pâle amant

Qui met de l’eau dans son ivresse !

 

Je bois à la joie !

La joie est le seul but où je vais droit

Lorsque j’ai… Lorsque j’ai bu !

À la joie, à la joie, je bois à la joie ! [6]

Outre cet aspect formel, les poèmes fournissent surtout un exemple éclatant de condensation et de réduction de la matière de Don Quichotte. Aucune allusion n’est faite à une scène précise du roman, même emblématique [7] , et tout se passe finalement comme si, dans cette entreprise de transposition, le mythe était extrait a priori de l’oeuvre de Cervantès : les poèmes témoignent moins d’une influence du roman qu’ils ne travaillent des représentations figées, détachées du texte original. Or il est frappant de remarquer que ces représentations, si elles conservent certains traits caractéristiques du mythe – la cristallisation amoureuse autour de la figure de Dulcinée, l’expression de la démesure chevaleresque, etc. –, évacuent complètement toute référence à l’Espagne. On décèlera même, à ce propos, une tendance nette à la francisation des patronymes, sensible dans la prononciation de « Pança » que la rime « offensa/Pança », dans la première chanson, induit : nasalisation bien peu espagnole ! [8]

Dès lors, que reste-t-il du mythe revu par Morand ? Quelques postures. Le musicologue Marcel Marnat, dans son ouvrage de référence sur Ravel [9] , résume ainsi les projets symboliques de Don Quichotte dans la première chanson : « fixer le mouvement de la terre, balayer les étoiles, les remettre. » À cette activité démiurgique vient s’adjoindre un ethos, celui de l’hommage. Le chevalier s’adresse à sa dame par le biais d’un réseau d’images faisant signe explicitement du côté d’un pseudo-pétrarquisme revu et corrigé par l’entre-deux-guerres (les astres « fleuris », « étoiler le vent », etc.).

La Chanson épique, quant à elle, est une prière qui, de la même manière, ne laisse transparaître aucune référence précise au texte original. Il s’agit d’une simple adresse à deux saints connus pour avoir terrassé le dragon, Saint Georges et Saint Michel : de par leur statut de héros et la richesse de l’iconographie qui leur est associée dans la mémoire collective (tableaux, statuaire, vitraux), ils fonctionnent comme éléments identificatoires et permettent d’évoquer, par un court-circuit radical, l’imaginaire des romans de chevalerie. Le poème fournit également l’occasion de dresser un parallèle entre l’image de Dulcinée et celle de la Vierge, ici « madone au bleu mantel ». Le choix lexical du « mantel », par son archaïsme, apparaît encore une fois comme opérateur d’indexation de l’univers médiéval.

La Chanson à boire est l’occasion de construire une représentation de Don Quichotte en pourfendeur des autres prétendants de la dame, dans une structure ternaire qui congédie tour à tour le « jaloux », le « bâtard », et le « pâle amant ». Elle a surtout pour fonction d’illustrer une autre facette du personnage : le buveur – facette qui n’apparaît d’ailleurs pas de manière décisive dans le roman. Comme le fait remarquer Vincent Vivès dans son Histoire et poétique de la mélodie française, ici « Ravel prête à Don Quichotte la voix de Sancho Pança » [10] : dès lors le Don Quichotte de Morand vient condenser non plus les caractéristiques du seul héros cervantin, mais l’univers du roman tout entier, en endossant le rôle de Sancho et en le reprenant à son propre compte. Il s’agit surtout ici de signifier la dimension comique de l’original en le réduisant à un comique de taverne. Il semble encore une fois que l’écriture du poème obéisse davantage à la logique du cycle musical qu’à la fidélité au roman ; le choix d’une chanson à boire s’expliquerait alors par la nécessité d’introduire un ton contrastant dans les trois pièces du cycle (vif/lent/vif).

L’examen des poèmes nous permet donc de prendre conscience de plusieurs traits constitutifs de l’écriture de Morand pour ce projet. La référence romanesque, d’une part, est pour ainsi dire inexistante ; la référence étrangère, pas davantage : on y chercherait en vain une trace quelconque d’hispanité. Ne reste finalement dans les textes que la cristallisation de trois attitudes prêtées à Don Quichotte : l’hommage dans la Chanson romanesque, la prière dans la Chanson épique, et la fête dans la Chanson à boire. On sent bien que l’original est abstrait de son univers de référence, au profit de la construction d’une image, celle d’un Quichotte mâtiné de XIXe siècle, dont Morand aurait retenu surtout l’aspect matamore, la fanfaronnade, les moulins à vent, pour en faire toutefois moins un personnage comique, comme c’était le cas au premier chef au XVIIe siècle, qu’une figure apparaissant comme le résultat hybride d’un mélange de noblesse et de mélancolie : un Don Quichotte passé par le filtre du romantisme, en somme.

Nous avons ici, en outre, l’exemple assez net d’une construction littéraire presque entièrement inféodée à la construction musicale : les trois poèmes sont homogènes dans l’idée qu’ils expriment, ils constituent chacun un matériau thématique unique dont la musique va pouvoir s’emparer.

En l’absence de connotations hispaniques du texte, la dimension sourcière du transfert va devoir être entièrement assumée par l’élément musical : c’est bien la musique, et elle seule, qui endosse la fonction d’ancrer la mélodie dans un univers associé à l’Espagne.

 

Du côté de la musique

Intéressons-nous maintenant aux effets de sens produits par la mise en musique, qui, on va le voir, finissent par excéder largement le simple recours à la couleur espagnole. Dans ces Chansons de Don Quichotte à Dulcinée s’opère, par le seul fait de la musique, quoique de manière quelque peu schématique, une correspondance terme à terme avec trois des axes cardinaux du mythe : non seulement l’emblématisation de l’imaginaire de l’Espagne, mais aussi la représentation d’un Moyen Âge fantasmé (celui des romans de chevalerie), et l’indexation de la dimension comique de l’oeuvre.

 

Thématisation de l’hispanité

Au premier rang de ces axes cardinaux figurent les procédés utilisés par Ravel pour signifier l’Espagne. C’est d’abord ce qui frappe à l’écoute, de sorte que ces trois mélodies apparaissent peut-être davantage, in fine, comme un hommage rendu par Ravel à la musique espagnole, qu’à la figure de Don Quichotte.

Pour être précis, se construit ici une certaine représentation de la musique andalouse, médiatisée principalement par Albéniz et par le goût espagnol de l’école française au tournant du XXe siècle, d’Emmanuel Chabrier (l’un des pères spirituels de Ravel) à Claude Debussy. L’orchestre vient témoigner, dans les Chansons comme ailleurs, de l’extraordinaire maîtrise orchestrale du compositeur français. Et qu’importe si Don Quichotte est plus manchègue qu’andalou, et si la musique ainsi stylisée évoque davantage le XXe que le XVIIe siècle !

Cette hispanité joue un rôle structurant dans l’écriture musicale des Chansons de Don Quichotte ; elle se retrouve à tous les niveaux de la composition.

Elle s’illustre d’un point de vue rythmique tout d’abord : la Chanson romanesque est fondée sur une alternance ternaire-binaire (6/8-3/4) qui fait de l’hémiole un élément structurant à l’échelle de la mélodie entière et confère à la musique son balancement caractéristique (rythme de guajira). Ravel emprunte dans la Chanson à boire le rythme de la jota, ce qui lui permet d’établir un jeu sur les décalages rythmiques rendu possible par l’accentuation des premiers et troisième temps, une mesure sur deux.

D’un point de vue mélodique ensuite : c’est peut-être la dimension la plus explicite. Le langage musical, issu en l’occurrence du mode dit andalou, donne aux Chansons I et III leur mélodie, particulièrement dans les inflexions arabo-andalouses très nettes des vocalises de la Chanson III, dues notamment à l’emploi récurrent des degrés abaissés. Ces mélismes stylisent un imaginaire associé au cante jondo en épousant une ligne mélodique qui fonctionne par vagues successives, couplées à des effets rythmiques divers : hémioles, contretemps, décalages. La dernière phrase du baryton dans la Chanson II (« ma douce dame… ») fournit une illustration emblématique de l’ambiguïté de ce mode, à travers l’hésitation marquée entre recours à la note sensible (un demi-ton) et recours à la sous-tonique (un ton). Naturellement, cette stylisation hispanique induit dans la trame de la mélodie un hiatus particulièrement savoureux : la musique, par l’univers sonore qu’elle convoque, fait chanter à un personnage de chevalier errant ce qui s’apparente à des vocalises de chanteur de flamenco !

La stylisation de l’hispanité se manifeste enfin du point de vue de l’instrumentation. Ravel n’hésite pas à introduire des castagnettes dans la Chanson III : cette fois-ci, l’origine géographique même de l’instrument fait sens, et témoigne par son timbre de son inscription locale. Ce recours va de pair avec le choix, récurrent il est vrai dans ce type de compositions, de styliser la guitare à l’orchestre, à travers l’emploi de pizzicati aux cordes couplés à des accords de harpe ; cette association de timbres donne au son une dimension de cordes pincées, proche de l’instrument emblématique de l’Espagne.

Enfin, Ravel consacre en bon orchestrateur une attention particulière au pupitre des vents. Un certain nombre d’instruments à anche sont convoqués dans les compositions à cause des caractéristiques particulières de leur timbre : le hautbois possède un court passage solo dans la Chanson romanesque, le basson un duo avec la voix dans la Chanson épique. Cette même chanson est le lieu d’un travail très précis sur les couplages d’instruments : le début de la mélodie associe deux clarinettes avec deux bassons puis deux hautbois avec deux cors, dans de lourds accords parallèles. Cette valorisation du pupitre des vents s’inscrit dans une tradition largement répandue qui tend à associer l’emploi des instruments à anche avec la convocation d’un imaginaire hispanique, de Bizet à Debussy [11] , et dont Joaquin Rodrigo fournira quelques années plus tard l’exemple le plus célèbre, avec la phrase de hautbois d’amour qui donne son thème au deuxième mouvement du Concierto de Aranjuez (1939).

 

Thématisation d’un univers médiéval

Mais la stylisation de l’Espagne n’est pas le seul élément notable dans la composition de Ravel, loin s’en faut. La Chanson épique est particulièrement remarquable par l’ambiance qui s’en dégage ; Ravel y construit un pastiche de plain chant, inspiré des mélodies grégoriennes – même si évidemment cette influence grégorienne se superpose ici à des inflexions hispaniques.

Tout se passe comme si le compositeur venait cette fois styliser l’univers symbolique associé aux romans de chevalerie, par la convocation de procédés d’écriture archaïsants. Ce pastiche est rendu possible par la conjonction de plusieurs éléments : syllabisme (le rythme musical suit le rythme de la parole), ambitus restreint et mouvements globalement conjoints du point de vue de la voix, élaboration d’une ligne mélodique modale. La ligne homorythmique des vents, qui tend à créer une atmosphère de recueillement, est caractérisée par un retour régulier à ce qui s’apparente à une corde de récitation, ici le , sur une échelle pentatonique (la do ré mi fa) emblématique d’un certain langage. Enfin, le choix d’une mesure impaire, le 5/4, et l’utilisation de formules rythmiques qui évitent soigneusement de marquer le premier temps, contribuent à donner à l’auditeur l’impression d’un certain flottement, qui peut emblématiser la relative absence de métrique du chant médiéval.

La chanson affecte ainsi un style ancien, liturgique, épousant de la sorte un autre des univers symboliques du roman : elle témoigne par ses propres moyens d’un mécanisme de renvoi à l’univers médiéval qui vient redoubler musicalement une caractéristique fondamentale du personnage cervantin.

 

Effets de sens musicaux relatifs au texte

Enfin, au-delà des procédés connotatifs macro-structuraux, il est possible de repérer deux autres effets suscités par l’écriture orchestrale de Maurice Ravel, que l’on pourrait qualifier de micro-structuraux, et relevant pour la plupart du domaine du figuralisme.

Le premier est un phénomène d’illustration du texte par le timbre. Ce phénomène est notable en particulier à travers le recours, dans l’instrumentarium, au vibraphone, instrument alors relativement inusité et récent à l’époque (il fut inventé en 1916). L’emploi de cet instrument permet la construction d’effets inouïs de scintillement dans la Chanson épique. Ravel s’en sert à des endroits stratégiques : d’abord quand Don Quichotte évoque son épée, sa « lame », puis quand il profère son « Amen » final dans un dernier souffle. Cette fois-ci nous sommes bien dans le domaine du figuralisme : Ravel propose un équivalent musical de la connotation sonore du mot « lame », et convoque la sonorité perlée de l’instrument pour donner une dimension céleste au dernier mot de la prière.

Le second effet est le comique, auquel Ravel laisse libre cours dans la Chanson à boire, à travers notamment l’imitation du hoquet du personnage ivre, simulé par l’accord brusque de la harpe qui vient littéralement couper la parole au chanteur (« lorsque j’ai… lorsque j’ai bu ») : dimension ludique parfaitement cohérente ici avec le texte de Morand. À cela, on peut ajouter que Ravel choisit de compléter le poème en suggérant des événements que le texte n’évoque pas : on songe à la dégringolade d’accords de l’aigu vers le grave qui ouvre et clôt la chanson, et vient mimer plaisamment, par un jeu sur les registres de hauteur musicale, la chute du personnage.

 

Conclusions

L’adaptation de la figure de Don Quichotte dans l’univers de la mélodie française trouve sa résolution dans un partage sémantique des tâches entre le texte et la musique. Le texte a pour fonction de travailler symboliquement la référence au mythe à travers le recours à des motifs assez flous, mais qui permettent d’emblématiser un certain rapport au personnage : Don Quichotte apparaît ici essentiellement dans son lien à Dulcinée, à travers l’image d’un chevalier servant amoureux (dans la première chanson) et pieux (dans la deuxième) ; la troisième chanson, quant à elle, convoque un autre rapport à l’imaginaire du roman, celui de la taverne. L’artifice qui consiste à faire de Don Quichotte le seul personnage parlant dans ces trois chansons implique que celui-ci absorbe les caractéristiques d’autres personnages du roman, en l’occurrence Sancho Pança, pour les faire siennes. Le motif de l’ivresse permet de condenser tous les épisodes y ayant trait dans l’oeuvre de Cervantès et dans la mémoire des auditeurs. Cette dimension de condensation apparaît répondre à l’exigence conjointe de brièveté de la mélodie et d’intégration dans le film : les mélodies se condensent en miniatures, où l’aspect narratif s’efface au profit de l’image, du symbole.

De son côté, la musique joue un rôle plus riche encore, et tend à s’autonomiser jusqu’à entrer possiblement en rivalité avec la représentation véhiculée par le texte. Nous y voyons l’occasion de proposer une typologie des fonctions sémantiques de la musique relativement au texte dans ce cycle de mélodies :

- Fonction illustrative (figuralismes). Le scintillement du vibraphone sur le mot « lame », le hoquet du personnage mimé par un accord piqué, rentrent dans cette fonction, de redoublement par la musique du sens du texte, au niveau micro-structural.

- Fonction complémentaire. Par le choix de procédés d’écriture archaïsants dans la Chanson épique, Ravel propose un équivalent médiéval à l’imaginaire du roman de chevalerie. Il s’agit bien là d’une démarche complémentaire du texte qui, lui aussi, trouve un équivalent à ce sème du roman dans l’emploi de l’archaïsme, lexical cette fois, du « bleu mantel » [12] . La musique illustre le texte à un niveau macro-structural.

- Fonction autonome. Suivant cette fois une démarche parfaitement étrangère au texte, la musique concourt à thématiser à elle seule l’hispanité du mythe, qui était absente des poèmes de Morand. Trois degrés qui apparaissent comme autant d’étapes dans l’autonomisation progressive de la musique face au texte, et dans l’affirmation de son pouvoir signifiant en elle-même.

 

 

À ce titre, la musique permet peut-être de prendre davantage en charge l’identité du roman que les poèmes sur lesquels elle se fonde. L’adaptation musicale d’un mythe étranger pose donc sous un angle inédit la question de l’adaptation, et illustre un cas particulier de transfert culturel ; elle y répond avec ses propres moyens. La musique n’y apparaît plus comme langage universel mais souligne au contraire son origine géographique pour faire sens : c’est ainsi qu’elle contribue à son tour à faire vivre le mythe.

 

Bibliographie

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  • COLLINS, Paris, Flammarion, 1989.

  • DENIMAL Guy, « Don Quichotte en musique ou l’utopie source de créativité », www.donquijotedelamancha.free.fr/DQmusique.pdf (Communication au « Groupe des Sept », Paris, 28 octobre 2004). Dernière consultation : 21 juin 2012.

  • ESPAGNE Michel, Les transferts culturels franco-allemands, Paris, PUF, 1999.

  • HONEGGER Marc et PREVOST Paul (dir.), Dictionnaire des oeuvres de l’art vocal, 3 tomes, Paris, Bordas, 1991.

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  • LADMIRAL Jean-René, « Sourciers et ciblistes », in Revue d’esthétique, n°12 (1986), pp. 33-42.

  • MARNAT Marcel, Maurice Ravel, Paris, Fayard, 1986.

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  • MESURE Sylvie et SAVIDAN Patrick (dir.), Dictionnaire des sciences humaines, Paris, PUF, 2006.

  • ORENSTEIN Arbie, Maurice Ravel : Lettres, écrits, entretiens, trad. Dennis

  • VIVÈS Vincent, FAURE Michel, Histoire et poétique de la mélodie française, Paris, CNRS Éditions, 2000.

  • Discographie sélective

    Ravel, « Kaddisch », Didier Henry (bar.), Angéline Pondepeyre (pn.), Maguelone, MAG 111.102, 2000.

  • Ravel orchestral works, José Van Dam (bar.), Pierre Boulez (dir.), BBC Symphony Orchestra, Sony Classical, SMK 64 107, 1994.

  • L’heure espagnole, Don Quichotte à Dulcinée, Philippe Huttenlocher (bar.), Armin Jordan (dir.), Orchestre de chambre de Lausanne, Erato, ECD 75318, 1987.

  • Ravel, Mélodies, Dietrich Fischer-Dieskau (bar.), Hartmut Höll (pn.), Orfeo, C 061-831 A, 1983.

  • Ravel, Mélodies, José Van Dam (bar.), Dalton Baldwin (pn.), EMI, 1732013 – PM 638, 1984.

  • Ravel, Mélodies, Bernard Kruysen (bar.), Noël Lee (pn.), Valois, MB 980, 1973.

  • Ravel, Mélodies, Gérard Souzay (bar.), Dalton Baldwin (pn.), Philips, A 839.733 LY, 1973.

  • Histoires naturelles, Chansons madécasses, Don Quichotte à Dulcinée, Mélodies Hébraïques, Jean-Christophe Benoît (bar.), Bernard Ringeissen (pn.), Ades, 10.002, 1975.

  • Enregistrement original

    Songs of Debussy and Ravel, Martial Singher (baryton dédicataire de la Chanson épique), Maurice Abravanel (dir.), the Columbia Broadcasting Symphony Orchestra, Columbia, ML 4152, 1934.

Notes

  • [1]

    Références en bibliographie à la fin de cet article.

  • [2]

    Toutes deux éditées chez Durand, Paris.

  • [3]

    Analyse empruntée à Jean-Raymond Fanlo, traducteur de la dernière édition de Don Quichotte au Livre de Poche (La Pochothèque, 2008), lors d’une conférence tenue le 8 décembre 2006 à l’ENS Lyon (ex-ENS-LSH).

  • [4]

    Selon la terminologie du traductologue Jean-René Ladmiral : « Sourciers et ciblistes », in Revue d’esthétique, n°12 (1986), p. 33-42.

  • [5]

    Henri Meschonnic, Poétique du traduire, Paris, Verdier, 1999, p. 17.

  • [6]

    Paul Morand, Chansons de Don Quichotte à Dulcinée, Paris, Durand, 1932.

  • [7]

    Contrairement à l’autre fameux cycle de mélodies sur Don Quichotte, celui de Jacques Ibert, qui évoque la mort de Don Quichotte, ainsi que le gouvernement de l’île de Barataria, promise à Sancho dans le roman.

  • [8]

    Le même procédé de nasalisation est repérable dans la quatrième des Chansons de Jacques Ibert, « Chanson de la mort de Don Quichotte », cette fois sur « Sancho », prononcé la plupart du temps à la française, en évacuant le « n » de l’articulation, notamment dans les versions des barytons José Van Dam et Gérard Souzay.

  • [9]

    Marcel Marnat, Maurice Ravel, Paris, Fayard, 1986.

  • [10]

    Vincent Vivès, Michel Faure, Histoire et poétique de la mélodie française, Paris, CNRS Éditions, 2000, p. 257-258.

  • [11]

    La liste serait longue, de la partie de hautbois dans Carmen de Bizet (« La fleur que tu m’avais jetée ») à celle du basson dans España de Chabrier. Pour Debussy, on se reportera par exemple au traitement particulier des instruments à vent dans le premier mouvement d’Iberia, « Par les rues et  les chemins ». Le hautbois ou la clarinette y sont employés préférentiellement pour les expositions thématiques. À titre d’autre exemple, cf. l’orchestration par Enrique Fernández Arbós de certaines pièces d’Iberia d’Isaac Albéniz, où les éléments thématiques sont presque exclusivement confiés à des instruments à anche, notamment – entre autres – dans la première pièce, « Evocación ».

  • [12]

    Procédé, par parenthèse, qui sera aussi celui d’Alexandre Arnoux dans les mélodies de Jacques Ibert consacrées à Don Quichotte : Arnoux y évoque la « dame nonpareille » dans la Chanson du duc.