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Bertha von Suttner, Die Waffen nieder (1889) – discours pacifiste, interrogations génériques et esthétique naturaliste

ARTICLE

Le nom de Bertha von Suttner (1843-1914) est sans doute plus connu des historiens du pacifisme, voire du féminisme, que des littéraires ; il l’est, peut-être, aussi de celles et ceux qui ont voyagé en Autriche : avant 2002, son effigie a orné le billet de mille Schilling, de nos jours son portrait figure sur la face « nationale » de la pièce de deux Euros.

Première lauréate du prix Nobel de la Paix en 1905, elle est donc beaucoup plus connue comme l’une des pionnières du mouvement pacifiste, comme co-fondatrice, en 1892, et présidente de la Société autrichienne pour la Paix que comme romancière. Et, effectivement, ce n’est probablement pas son œuvre littéraire qui aurait mérité le Prix Nobel. D’une production littéraire nombreuse, mais assez inégale, se détache cependant un roman qui a fait pour sa réputation sans doute plus que ses écrits théoriques et ses manifestes pour la paix : Die Waffen nieder ! (Bas les armes !), publié en 1889, est un appel à la paix, sous la forme d’une fresque de la haute société viennoise dans laquelle s’affrontent la vision qu’ont les militaires de la guerre et celle des pacifistes. Et malgré le succès mondial qu’a connu ce récit littéraire [1] , ce n’est probablement pas un hasard si la critique littéraire (universitaire) s’est très peu intéressée au cas Suttner, en tout cas jusqu’à un passé (très) récent. Même en Autriche et en Allemagne, où elle fait assez régulièrement l’objet de publications, son œuvre littéraire semble négligée. En France, elle a sans doute profité, récemment, de l’engouement éditorial lié aux commémorations du centenaire de la Grande Guerre : l’année 2014 a ainsi vu la publication de deux monographies consacrées à « l’amazone de la paix », l’une due à Marie-Claire Hoock-Demarle, l’autre à Marie-Antoinette Marteil [2] , ainsi que la traduction du livre de l’historienne et biographe autrichienne Brigitte Hamann [3] . Et si ses biographes n’oublient pas l’écrivaine Suttner, la part consacrée à sa création littéraire reste restreinte [4] .

Si Bertha von Suttner et Bas les armes ! trouvent néanmoins leur place dans les Actes d’un congrès de littérature comparée, c’est parce que, en dehors du sujet de la guerre et du pacifisme, ce sont précisément les qualités littéraires – certes discutables – de son œuvre et la place de l’auteure dans le champ littéraire autrichien qui représentent un certain intérêt, au moins pour deux raisons : d’abord, et essentiellement, parce qu’elle fait référence – d’une manière plus ou moins explicite d’ailleurs – au naturalisme, courant très peu représenté dans l’histoire « officielle » de la littérature autrichienne, mais qui semble bien y avoir existé en marge de la célèbre « Jeune Vienne » et de la « modernité viennoise » (un futur numéro de la revue Austriaca sera justement consacré à ce phénomène) ; ensuite aussi parce que le rôle qu’ont joué ses séjours parisiens pour l’évolution de son engagement pourrait faire d’elle l’un des agents des transferts culturels franco-autrichiens. Elle aurait ainsi sa place dans une « prosopographie » de ces agents dont la réalisation fait actuellement (en été 2015) l’objet d’une demande de financement auprès de l’ANR et de son pendant autrichien, le FWF.

Dans la présente contribution, il s’agira surtout d’étudier les éléments biographiques qui ont influencé l’engagement pacifiste de Bertha von Suttner et de voir comment s’articulent, dans Die Waffen nieder !, discours pacifiste, problèmes génériques et aspects naturalistes, pour déterminer ainsi sa place dans la littérature autrichienne de la fin du XIXe siècle.

Quelques éléments biographiques

Sans entrer dans des détails biographiques, ni chercher des explications psychologiques primaires, il semble important d’évoquer un élément de sa biographie qui n’a sans doute pas été sans influence sur sa future carrière : sa naissance, en 1843, a lieu peu après la mort de son père, le Generalfeldmarschall Franz-Joseph Kinski survenue à l’âge de 75 ans. Celui-ci s’était marié tard avec une femme nettement plus jeune (et, de surcroît, une roturière), Sophie Wilhelmine Körner, et a laissé un nom prestigieux à l’orpheline. Seulement, la mère de Bertha a dilapidé l’héritage familial. Aussi, après avoir été éduquée par des gouvernantes, comme il se doit pour une aristocrate, Bertha est elle-même obligée de gagner un jour sa vie comme gouvernante… Et quand, quelques années plus tard, elle tombe amoureuse d’un des fils du Baron de Suttner, Arthur Gundaccar (1850-1902), de sept années son cadet, elle est considérée par sa future belle-famille comme une « déclassée », et cette liaison comme une mésalliance. Le couple se marie d’ailleurs clandestinement et s’exile en Géorgie, au pied du Caucase, dans la principauté de la princesse Ekaterina Alexandrowna Dadiani (1816-1883). C’est là que, pendant neuf ans, de 1876 à 1885, les deux époux vivent leurs années de formation, dans une vie de couple plus ou moins repliée sur elle-même, par la lecture assidue entre autres de Darwin, Haeckel, Spencer et, notamment, de The History of Civilisation (2 volumes, 1857-1862) de Henry Thomas Buckle (1821-1862), livre sur l’évolution de l’homme vers le progrès, qui semble être devenu le livre de chevet de Bertha ; c’est là aussi, pour subvenir à leurs besoins, qu’ils se mettent l’un et l’autre à écrire : Arthur Gundaccar des reportages et des récits de voyages, Bertha des nouvelles et romans. Ils se forgent ainsi une petite notoriété dans la presse autrichienne et quand ils reviennent en Autriche, c’est en fils et fille prodigues, accueillis à bras grands ouverts, et, en ce qui concerne Bertha, avec un statut complètement revu par ses beaux-parents. Tout en s’occupant alors de la propriété familiale en Basse-Autriche, ils fréquentent les milieux journalistique et politique de Vienne (mais probablement assez peu le milieu littéraire dans lequel commencent à émerger les « Jeunes Viennois » qui marqueront l’esprit « fin-de-siècle »).

Ce sont là quelques éléments de sa biographie qui semblent avoir une incidence sur l’œuvre et sur la vie de militante pacifiste de Bertha von Suttner, à savoir, en dehors de ses lectures, le fait qu’elle ait, pendant un certain temps, vécu en rupture avec la classe dominante, et, par conséquent, connu l’aristocratie sous toutes les coutures, et le fait que sa production littéraire est, au début en tout cas, conçue comme une littérature alimentaire. Pour être plus précis, il faudrait d’ailleurs parler de deux versants de son écriture : la rédaction d’essais avec une ambition philosophique, comme par exemple Das Maschinenzeitalter (1889, « L’Ère des machines »), et celle de romans de grande consommation : Ein schlechter Mensch (1885), High Life (1886), An der Riviera (1892), Eva Siebeck (1892), Einsam und arm (1896) etc.

Il faut s’arrêter un instant à son séjour à Paris en 1886-1887 (qui est, en fait, son troisième dans la capitale française, qui inclut son bref passage comme secrétaire d’Alfred Nobel au début de l’année 1876) : elle y a fréquenté le salon de Juliette Adam (où elle s’aperçoit avec horreur combien l’idée d’une guerre plus ou moins imminente avec l’Allemagne et celle de la revanche pour la défaite de 1870 sont vivaces) et celui de la famille Buloz (où elle rencontre Alphonse Daudet et apprend l’existence, à Londres, de l’International Peace and Arbitration Organisation). Si l’on en croit les Mémoires de Bertha von Suttner, ce sont, entre autres, ces conversations et découvertes parisiennes qui l’ont incitée à écrire Die Waffen nieder, son intention et son ambition étant de rendre un service à cette « Ligue de la paix » en diffusant le plus largement possible ses idées. Elle sait que, pour cela, il ne suffit pas, comme elle le fera dans un premier temps, d’ajouter un chapitre à un livre théorique et philosophique composé sous forme de conférences fictives qu’elle vient de terminer [5] , chapitre consacré justement à sa découverte de cette « Ligue anglaise pour la Paix  [6] » ; car ses expériences antérieures lui ont montré que c’est surtout par le roman que l’on peut atteindre un large public [7] . Et c’est justement pour toucher ce public qu’elle a choisi comme protagoniste un jeune femme, Martha Althaus, avec laquelle, pensait-elle, les lecteurs pouvaient s’identifier  [8] – à ceci près que son héroïne appartient à la plus haute « Société », la haute aristocratie autrichienne, ce qui limite l’effet d’identification.

Par ailleurs, il convient de préciser tout de suite un point qui prête souvent à confusion : les différentes guerres dont il est question dans Die Waffen nieder !, Bertha von Suttner ne les a pas vécues elle-même, bien que son pays, l’Autriche, ait été impliqué dans la plupart d’entre elles. Trois éléments sont, en fait, à l’origine du roman : la guerre turco-russe de 1877-1878 qu’elle a observée depuis le Caucase et qui provoque en elle une première prise de conscience des horreurs de la guerre  [9] ; cette prise de conscience a entraîné une réminiscence due à des conflits ayant eu lieu dans son propre pays entre 1859 et 1866 et des remords d’avoir été, à l’époque, plutôt insensible à leur déroulement qu’elle avait suivi de loin ; et, pour finir, ses conversations dans les salons parisiens. On peut ajouter à la genèse du roman la lecture de Guerre et Paix, comme le suggère Marie-Claire Hoock-Demarle qui, sans mettre évidemment les deux romans au même niveau, voit quelques points de convergence dans leur construction (par exemple, le principe d’alternance entre monde de la guerre et monde de la paix) et dans la dénonciation des horreurs de la guerre [10] .

Bas les armes !

Venons-en à ce roman dont le titre est probablement bien plus connu que son contenu : comme l’indique le sous-titre « Eine Lebensgeschichte », c’est l’histoire de la vie d’une jeune femme de la très haute société viennoise, Martha von Althaus, qui concentre sur elle, pendant une douzaine d’années de sa vie (de sa dix-neuvième à sa trentième année), tous les plaisirs, mais surtout tous les malheurs qui peuvent arriver à un habitant de l’Europe centrale entre 1859 et 1871. Dans ce laps de temps, comme conséquence directe ou indirecte d’une guerre, elle perd ses deux maris, dont le premier, le Comte Dotzky, est tué en 1859 lors de la bataille de Magenta, alors que le second, le Baron Tilling, sera fusillé en 1871 à Paris par des insurgés qui le prennent – à tort – pour un espion prussien ; un enfant à la naissance ; ses deux sœurs, un frère et son père qui meurent tous du choléra, un cousin, et il n’y a que sa tante Marie qui, âgée, meurt d’une mort naturelle. Quand on pense à la période concernée, cette accumulation n’est pas tout à fait invraisemblable, néanmoins elle rappelle, du point de vue littéraire, la stratégie un peu lourde du Trivialroman : il s’agit d’« émouvoir pour convaincre, pour montrer au lecteur, de façon répétitive et saisissante, la nécessité d’une prise de conscience [11] ». Cependant – et cela paraît plus important –, tous ces événements contribuent surtout à la formation de la pensée de Martha et transforment les idées et idéaux trouvés dans des livres en un engagement croissant pour la paix. Le lecteur assiste à cette prise de conscience et à la dénonciation des mécanismes qui conduisent à la guerre.

La composition et l’action du roman sont rythmées par les dates des grands conflits et batailles qui ont déchiré l’Europe au milieu du XIXe siècle : Magenta et Solferino en 1859 lors de la guerre entre l’Autriche et des troupes piémontaises et sardes soutenues par Napoléon III [12] , 1864 et le conflit entre l’Autriche, alliée à la Prusse, et le Danemark pour le Schleswig-Holstein, Königgrätz/Sadowa en 1866, point culminant de la guerre entre la Prusse et l’Autriche, et, finalement, la guerre franco-prussienne de 1870 ; ces dates donnent le titre aux différents chapitres de guerre qui sont entrecoupés, selon un principe d’alternance, par ceux intitulés Friedenszeit (« temps de paix »), ceux-ci traitant des conséquences des guerres passées et de la menace des guerres à venir. Selon les points de vue, ces dernières sont craintes par les uns et appelées de leurs vœux par les autres.

Suttner confronte constamment discours pacifiste et discours guerriers : le premier est tenu par Martha, par Tilling, son second mari, et, à un degré moindre, par le médecin de la famille, le Docteur Bresser ; ce discours est porté par l’humanisme, par les idées des Lumières et par les penseurs et écrivains évolutionnistes : parmi eux, Buckle est convoqué à plusieurs reprises, Darwin, Renan et Taine, ainsi que, dans un registre plus littéraire, Zola et Maupassant sont nommément cités ; dans le trio des personnages pacifistes, le rôle du Baron Tilling est particulier – et cela non seulement parce que ses origines prussiennes, alors qu’il sert dans l’armée autrichienne, lui confère une position entre deux camps : quoique militaire, il prend, fort de ses expériences, une distance critique vis-à-vis de la guerre et finit par souhaiter le désarmement ; en même temps, il représente un contrepoids réaliste à la vision quelque peu naïve et romantique de l’Histoire qui est celle de Martha : il lui apprend à analyser les situations du point de vue géopolitique et relativise ainsi quelque peu ses illusions concernant l’immanence d’une paix généralisée. En même temps, il lui permet de mieux articuler ses pensées et d’appeler de ses vœux la création d’un tribunal international habilité à trancher les conflits entre les états, faisant ainsi preuve d’un esprit tout à fait progressiste.

À l’opposé, pratiquement tout le reste de la famille, du père Althaus au fils Otto, en passant par le cousin Konrad et la tante Marie, ainsi que la grande majorité des amis et connaissances adhèrent, avec plus ou moins de conviction (car le tableau est, malgré un certain manichéisme, nuancé) au discours traditionnel : ils voient la guerre comme une chose naturelle, une donnée élémentaire de l’Histoire, nécessaire pour maintenir l’équilibre entre les grandes puissances, le seul moyen de maintenir son pays, son territoire (quel qu’il soit) intact, comme une occasion de se distinguer en tant que soldat, d’obtenir un avancement, de montrer son courage, de faire preuve d’héroïsme en défendant la patrie (même si cette défense est, en réalité, souvent une attaque dirigée contre l’autre…). Ces porte-paroles de la « bonne société » arrivent même à louer la guerre comme un événement porteur de progrès et de civilisation et, surtout, comme une volonté de Dieu. Ce discours est déconstruit par l’auteure, dans la mesure où Martha, la narratrice, se fait un plaisir de relever les contradictions notamment dans les propos de son père et de sa tante, l’un militariste convaincu, l’autre catholique fervente [13] .

La politique, la presse, l’éducation et la religion sont désignées comme les principales responsables de la création de Feindbilder, de stéréotypes nationaux qui font que les soldats partent « la fleur au fusil » et que la population se montre enthousiaste, confiante à chaque début d’un conflit armé dans les deux camps qui s’opposent. Dans un article consacré à une analyse interculturelle de Die Waffen nieder !, Johann Georg Lughofer montre comment, dans le roman, les préjugés, prétextes et images utilisées pour dénigrer l’autre changent en fonction de « l’ennemi », sont différents selon qu’il s’agit de partir en guerre contre les Italiens (et les Français), contre les Danois ou contre les Prussiens [14] . En même temps, on s’aperçoit que les « va-t-en-guerre », de quel côté qu’ils se trouvent, usent des mêmes procédés et manipulations, ce qui permet à la narratrice, grâce à des changements de perspective, de dénoncer la guerre comme une barbarie et comme un crime contre l’humanité qui ne fait que contribuer à l’abrutissement des mœurs.

Ces discussions et réflexions, ainsi que les quelques histoires d’amour qui parcourent le roman, sont entrecoupées de descriptions de scènes de batailles, par l’intermédiaire de récits de militaires, de lettres du front et même le vécu personnel de la narratrice : celle-ci, en profitant d’un transport de médicaments et de matériel sanitaire, se rend effectivement lors de la guerre austro-prussienne sur les champs de bataille en Bohême, dans la région de Sadowa. Si elle y cherche en vain son mari, qu’elle croit – à tort – mort ou grièvement blessé, elle devient un témoin oculaire de la débandade de l’armée autrichienne avec son lot impressionnant de blessés et de morts, ses scènes d’horreurs dans des lazarets débordés, ses charniers et autres atrocités. C’est dans ce livre quatre (« 1866 ») que le roman, qui peut parfois paraître verbeux, répétitif, atteint une réelle force épique grâce à des scènes inoubliables racontées depuis la perspective de la narratrice, d’un personnage innocent, ingénu, extérieur aux métiers de la guerre.

Le roman est conçu comme une narration à la première personne de type « mémoires ». Le fil rouge est assuré par un journal intime tenu par la narratrice, Martha. Des extraits de ces « cahiers rouges » lui permettent de moduler la narration entre récits spontanés (les passages pris dans le Journal intime à différents moments de sa vie) et les commentaires écrits avec une certaine distance temporelle. Ils permettent aussi l’intégration de documents de l’époque : le roman est, en effet, parsemé d’extraits de journaux et de revues, de lettres, de déclarations politiques, d’ouvrages sur le pacifisme et de propos de personnalités de l’époque, d’éléments authentiques donc qui sont intégrés, parfois un peu maladroitement, dans la narration.

Bas les armes !, un roman naturaliste ?

C’est ici que l’on peut soulever des questions que pose le roman de Suttner du point de vue littéraire, notamment celle de son incontestable hybridité générique et celle de sa proximité avec le naturalisme, voire celle de la place qu’il occupe dans la littérature autrichienne.

Dans l’histoire littéraire de l’Autriche, Die Waffen nieder ! figure en effet plutôt comme un objet un peu particulier lié à des questions de civilisation et qui ne relèverait que partiellement de la littérature. À propos du genre, Marie-Claire Hoock-Demarle souligne que Suttner réunit dans Bas les armes ! les deux types d’écriture qui caractérisent son œuvre : le style de la vulgarisation philosophique et/ou politique et celui de la littérature de grande consommation. Elle souligne aussi qu’elle dépasse, dans cette œuvre, « la dichotomie génératrice de son écriture » et qualifie, elle aussi, Bas les armes ! non pas de roman, mais simplement « d’ouvrage  [15] ». Je n’irai pas jusque là : certes, dans le roman alternent des éléments caractéristiques de mémoires, de l’autobiographie, de livres documentaires, des documents extra-littéraires avec des passages de pure fiction. Grâce à ses différents ingrédients, Die Waffen nieder ! a pu être lu comme Tendenzroman, comme roman de société, comme roman féministe, comme roman de formation, comme roman de guerre qui parle de l’amour, de la guerre, de la paix, de la propagande, des armes, de la Croix rouge, de patriotisme, de maternité, d’éducation, et du don de soi [16] . Mais cette incertitude générique est, à la fin du XIXe siècle, dans l’air du temps et constitue l’un des topoï du discours de la critique sur les romans « naturalistes », notamment en Allemagne et en Europe centrale [17] .

Qu’en est-il alors du réalisme, voire du naturalisme et de l’authenticité de l’œuvre de Suttner ? Comme dans ses romans alimentaires, elle utilise pour la rédaction de Bas les armes ! d’abord des situations familiales, des éléments biographiques. Ainsi, Martha, la narratrice, est-elle très clairement la porte-parole de l’auteure ; le Baron Tilling, son second mari, un véritable « honnête homme » qui vit avec sa femme une union quasi fusionnelle, a eu pour modèle, selon les aveux mêmes de Suttner, Arthur Gundaccar, son propre mari. À lire ses Mémoires, on comprend vite que les lectures et discussions personnelles du couple fictif sont bien celles que Bertha et Arthur Gundaccar ont eues pendant leurs longues années de solitude dans le Caucase.

Mais, pour écrire Bas les armes !, ces éléments autobiographiques ne suffisaient pas : Bertha von Suttner a insisté à plusieurs reprises sur le fait qu’elle n’avait pas vécu personnellement des scènes de guerre et ses recherches documentaires ressemblent en effet aux dossiers préparatoires de Zola. Ainsi précise-telle dans ses Mémoires : « j’ai dû faire des études, rassembler matériaux et documents […] j’ai lu dans de volumineux ouvrages d’histoire, fouillé dans de vieilles revues et des archives pour retrouver des rapports de correspondants de guerre et de médecins militaires  [18] ». Quant à la société aristocratique viennoise, dont elle donne un portrait fidèle, elle la connaissait de son propre vécu [19] . Et si le peuple est pratiquement absent du roman – sauf quand Martha décrit ce qui se passe sur les champs de bataille – c’est précisément parce que Suttner a voulu parler seulement de ce qu’elle connaissait.

Une partie de sa documentation rappelle donc des procédés zoliens et il est à noter que l’auteur des Rougon-Macquart a visiblement compté parmi les auteurs préférés de Suttner, qu’elle a approuvé la plupart des conceptions formulées dans « Le roman expérimental ». La définition qu’elle donne dans son propre livre Schriftsteller-Roman [1888, « Roman de l’écrivain »] va aussi dans ce sens [20] . Ailleurs, elle évoque les thèses de Carl Bleibtreu, l’un des théoriciens du naturalisme allemand, sur les bases « scientifiques » de la création littéraire. Sans adhérer totalement au déterminisme, elle nous montre dans Bas les armes ! une famille complètement conditionnée par son milieu aristocratique, par l’éducation, par la répartition traditionnelle des rôles – Martha est la seule à faire des efforts pour s’en dégager, à être prête à affronter les critiques et remontrances qui sont adressées à celle qui se met en rupture avec sa société. Rupture relative cependant, car, comme Bertha von Suttner dans la « vraie » vie, Martha n’est pas une révolutionnaire et a horreur de la violence. C’est par l’intérieur et en usant de ses relations sociales qu’elle souhaite faire évoluer la société.

On peut considérer comme élément naturaliste la manière dont l’auteure met en lumière l’hypocrisie, voire le cynisme des classes dirigeantes : elle le fait, par exemple, en reproduisant fidèlement la langue des cercles aristocratiques viennois, en y intégrant de brefs passages en français et en anglais pour refléter ainsi le cosmopolitisme (ou des apparences de cosmopolitisme) de la haute société, ce qui n’empêche d’ailleurs pas les représentants de cette classe de s’exprimer, dans certaines circonstances, en dialecte viennois et de défendre des positions ultra-nationalistes. On peut y ajouter l’authenticité des propos guerriers fondés sur des préjugés, une certaine aridité des discussions philosophiques sur la guerre et les appels constants à la vérité et à la justice.

Du point de vue de la vérité historique, ce n’est certes pas un hasard si la partie consacrée à la guerre austro-prussienne est placée au centre du roman (quatrième livre : « 1866 ») et en est le chapitre le plus long. Ce conflit entre cousins – Tilling, le mari de Martha, qui a des racines prussiennes, se trouve dans la bataille effectivement en face d’un cousin qui sera tué sous ses yeux – se prête particulièrement bien à montrer du doigt l’absurdité de la guerre. Historiquement, cette guerre austro-prussienne qui a été d’une importance capitale pour les pays de langue allemande, a mis fin, dans un premier temps, à l’idée d’une Grande Allemagne et a conduit à la création de l’Empire austro-hongrois tourné vers l’Europe centrale et orientale. Dans le roman, ce sont les suites de cette guerre, notamment le choléra, qui réduisent la grande famille Althaus au seul couple composé de Martha et de Tilling et de leurs deux enfants.

Cependant, une base documentaire solide et le souci de vérité historique ne suffisent pas à faire de Die Waffen nieder ! un grand roman (naturaliste). À la différence des grands romanciers, Bertha von Suttner ne garde pas de distance avec ses personnages, ne se soucie pas d’occuper un point de vue objectif, neutre. Son style est souvent pathétique, parfois maladroit, parfois mélodramatique. Le livre comporte néanmoins quelques très forts passages, notamment des descriptions poignantes de champs de bataille. L’auteure veut, on l’a dit, émouvoir, attendrir et gagner ainsi ses lecteurs – et notamment ses lectrices – pour la cause des ligues pour la paix. Interrogée sur les raisons qui l’ont motivée à écrire ce roman, elle a donné une réponse qui explique les côtés intempestifs du roman, car elle a déclaré que ce n’était pas elle qui s’est emparée de l’idée (de répondre aux horreurs de la guerre par un roman), mais que c’était l’idée qui s’est emparée d’elle [21] . La même duplicité auctoriale se trouve dans l’épilogue datée « 1889 » : à la veille du baptême de son petit-fils, la narratrice, Martha, montre à son fils le manuscrit achevé de ses « mémoires » et attire son attention sur leur titre « en trois mots ». Les trois mots ne sont pas indiqués, mais il ne fait pas de doute qu’il s’agit de « Die Waffen nieder ! ». La mise en abyme est évidente. Quand Martha ajoute que le livre a été douloureux à écrire et qu’elle espère qu’il provoquera du dégoût, elle emploie, en revanche, des termes que l’on peut trouver dans le discours de la critique sur les romans naturalistes : « douloureux », « dégoût », « répugnance ».

Dans ses Mémoires, Suttner raconte comment son manuscrit a été refusé par plusieurs éditeurs qui craignaient qu’un roman contre la guerre écrit par une femme et dont l’héroïne est une femme ne paraisse incongru et ne suscite des réactions scandalisées. Bas les armes !, publié finalement par Pierson à Leipzig, a rencontré un énorme succès populaire et une diffusion quasi mondiale [22] . Le compliment le plus flatteur – sur le plan des « bons sentiments » en tout cas – est venu de Léon Tolstoï qui, comparant le roman de Suttner à celui de Harriet Beecher-Stowe, estime que Die Waffen nieder ! serait l’« Uncle Tom’s Cabin (1852) de la cause pacifiste [23] ». Ce succès laisse penser que Bertha von Suttner a sans doute bien compris l’état d’esprit du grand public, car si les discours officiels ont continué à être martiaux, la population, elle, aspirait visiblement à la paix.

 

Sans faire de Die Waffen nieder ! un grand roman sur le plan de l’esthétique littéraire, on peut néanmoins s’intéresser à sa place dans le champ littéraire de son pays d’origine. Et c’est là qu’entre en jeu le canon des auteurs et des œuvres retenus par l’Histoire de la littérature autrichienne : celle-ci s’est focalisée, pour ce qui concerne la fin du XIXe siècle, sur les étoiles montantes de la Jeune Vienne (Bahr, Beer-Hofmann, Hofmannsthal, Schnitzler, pour ne citer que les plus connus) et a, pendant longtemps, négligé un groupe d’écrivains dont les œuvres sont davantage caractérisées par des tendances réalistes, par des concepts habituellement associés au naturalisme, comme le « matérialisme », le « déterminisme », « l’hérédité » et le « pessimisme » et qui ont souvent comme objet l’autre côté, la face cachée, de la flamboyante « Vienne fin-de-siècle ». Curieusement, pourrait-on dire, il s’agit majoritairement de femmes, et c’est ainsi que Bertha von Suttner trouve sa place à côté d’Ada Christen (Christiane von Breden, 1844-1901), de Marie Eugenie delle Grazie (1864-1931), d’Emil Marriot (Emilie Mataja, 1855-1938) et de Rosa Mayreder (1858-1938). Comme elles, elle pratique une écriture plutôt traditionnelle, « terre-à-terre ». Les rapports entre ces deux « groupes », entre ces deux positions esthétiques, ont été plutôt ténus, complexes : Suttner connaissait les Bahr, Hofmannsthal et Schnitzler, mais, tout en reconnaissant leur « nouveauté », elle ne semble pas avoir été très attirée par cette modernité viennoise [24] . Cependant, l’analyse de son œuvre du point de vue esthétique nous permet aujourd’hui de réévaluer à leur juste valeur des pans parfois occultés du champ littéraire national, et, vu sous cet angle, Die Waffen nieder ! peut nous intéresser non seulement comme œuvre pacifiste, mais aussi comme un exemple d’écriture réaliste, voire naturaliste dans une littérature nationale dominée par l’esthétisme.

Notes

  • [1]

    Le roman de Suttner a été traduit très vite dans plusieurs langues. Une traduction française a été publiée par Fasquelle en 1899 ; cette traduction, sans nom de traducteur, mais il s’agit probablement de Gaston Moch (1859-1935), polytechnicien, dreyfusard et… pacifiste, vient d’être rééditée en 2015 sous le titre Bas les armes ! aux éditions Turquoise, coll. « le temps des femmes » avec un « Avant-propos » de Marie-Antoinette Marteil et avec la préface de 1899 signée Gaston Moch.

  • [2]

    Marie-Claire Hoock-Demarle, Bertha von Suttner 1843-1914. Amazone de la paix, Villeneuve d’Ascq, PU du Septentrion, 2014 ; Marie-Antoinette Marteil, Bertha von Suttner (1843-1914), militante laïque, féministe, pacifiste. L’œuvre d’une aristocrate autrichienne en rupture avec la Tradition, Paris, L’Harmattan, 2014.

  • [3]

    Brigitte Hamann, Bertha von Suttner. Une vie pour la paix, trad. de l’allemand par Jean-Paul Vienne, éditions Turquoise, 2015 (coll. « le temps des femmes »).

  • [4]

    En dehors des pages que consacrent Hoock-Demarle et Marteil à la production littéraire de B. v. Suttner, Christiane Ravy propose une bonne analyse de Bas les armes ! dans son article « Bas les armes de Bertha von Suttner. Un roman d’engagement à la cause pacifiste », in Austriaca, no. 42, 1996, p. 81-88. Notons tout de même qu’à la suite de l’intérêt renouvelé pour Bertha von Suttner, lié probablement aux commémorations du déclenchement de la Grande Guerre et du centenaire de la mort de l’auteure, les aspects littéraires de son œuvre commencent à être davantage pris en compte. Ainsi, au colloque « L’Humanité m’est chère / Die Menschheit liebe ich », organisé par Johann Georg Lughofer et Stéphane Pesnel à Paris en septembre 2014, un après-midi entier (de six communications) a été explicitement consacré à son œuvre littéraire. Au colloque « Sonderweg in Schwarzgelb ? Auf der Suche nach einem österreichischen Naturalismus », organisé par Roland Innerhofer et Daniela Strigl à l’Université de Vienne (« Humboldt-Kolleg ») en avril 2014, Beatrix Müller-Kampel a analysé la prose de B. von Suttner dans une communication intitulée « Naturalistischer Pazifismus oder pazifistischer Kitsch ? ». Les actes sont annoncés, sous le titre du colloque, au Studienverlag, Innsbruck, Wien, Bozen, à paraître en 2015, sous la direction de D. Strigl et R. Innerhofer.

  • [5]

    B. v. Suttner, Das Maschinenzeitalter. Zukunftsvorlesungen über unsere Zeit von « Jemand », Zürich, 1889.

  • [6]

    B. v. Suttner, Memoiren, Hamburg, Verlag tredition, s.d., p. 190 et 192 ; il s’agit d’une édition de type « impression sur commande » que nous avions à notre disposition. La première édition des « Memoiren » est parue en 1909 à la Deutsche Verlagsanstalt à Stuttgart, une réédition en 1965 à Bremen au Carl Schünemann Verlag, puis, en 2013, chez Severus à Hamburg.

  • [7]

    Quelques brèves indications sur les intentions de Suttner se trouvent dans l’« Avant-propos » de M.-A. Marteil à la récente réédition de la traduction française (celle de 1899 !) de Bas les armes !, éd. Turquoise, coll. « le temps des femmes », 2015, p. 9-15 ; voir aussi Eva Kreisky et Marion Löffler, « Eine nicht politikwissenschaftsfähige Friedensvision ? Einige Gründe, warum Bertha von Suttners Pazifismus nicht in den Kanon politischer Ideengeschichte gelangte », in Johann Georg Lughofer (Hg.), Im Prisma. Bertha von Suttner « Die Waffen nieder, Wien, St. Wolfgang, Edition Art Science, 2010, p. 37-58.

  • [8]

    Voir Mira Miladinović-Zalaznik, « “Ich hab’s gewagt […] Ich hab’s gesagt !” ; Bertha von Suttners Die Waffen nieder !, in J.G. Lughofer (Hg.), Im Prisma. Bertha von Suttner…, op. cit., p. 157-167, ici p. 163.

  • [9]

    Voir B. v. Suttner, Memoiren, op. cit., p. 154-158.

  • [10]

    Marie-Claire Hoock-Demarle, Bertha von Suttner, op. cit., p. 117 sq.

  • [11]

    Christiane Ravy, « Bas les armes … », op. cit., p. 82.

  • [12]

    Rappelons que la bataille de Solferino est le point de départ du célèbre roman de Joseph Roth, La Marche de Radetzky (1932).

  • [13]

    Sur ce procédé de la confrontation de personnages antinomiques – jusqu’à la caricature, voir aussi Chr. Ravy, « Bas les armes … », op. cit., p. 83.

  • [14]

    Voir Johann Georg Lughofer, « ’Der Pazifismus ist geradezu der Überwinder des nationalen Chauvinismus.’ Die Waffen nieder ! aus interkultureller Perspektive », in J.G. Lughofer (Hg.),  Im Prisma. Bertha von Suttner…, op. cit., p. 169-191, ici note. p. 174-180.

  • [15]

    Voir l’analyse du roman par M.-Cl. Hoock-Demarle, Bertha von Suttner, op. cit., p. 113-122.

  • [16]

    Voir Mira Miladinović Zalaznik, « ’Ich hab’s gewagt […] Ich hab’s gesagt !’ ; … », in J.G. Lughofer (éd.), Im Prisma. Bertha von Suttner …, op. cit., p. 165.

  • [17]

    Voir un résumé de cette critique dans mon article « Zola, l’Européen », Les Cahiers naturalistes, 88, 2014, p. 313-325.

  • [18]

    Cité d’après M.-Cl. Hoock-Demarle, Bertha von Suttner …, op. cit., p. 118.

  • [19]

    Voir M.-A. Marteil, Bertha von Suttner …, op. cit., p. 176 sq.

  • [20]

    « Dans la mesure où je comprends sous le terme de réalisme l’art de décrire vrai et fidèlement, de se délivrer de clichés usés et de l’imitation de types de romans à la mode, je trouve qu’une telle conception artistique correspond à la soif de vérité qui emplit, en notre époque de règne de la science, les meilleurs esprits […]. Bref, le réaliste doit, comme vous le constatez, être un grand artiste », cité par M.-Cl. Hoock-Demarle, Bertha von Suttner…, op. cit., p. 127 ; on n’est évidemment pas loin de la définition zolienne de l’œuvre d’art comme d’« un coin de la nature vu à travers un tempérament ».

  • [21]

    Voir Mira Miladinović Zalaznik, « “Ich hab’s gewagt […] Ich hab’s gesagt !” ; Bertha von Suttners Die Waffen nieder !, in J.G. Lughofer (Hg.),  Im Prisma. Bertha von Suttner…, op. cit., p. 157-167, ici p. 159.

  • [22]

    D’après M.-Cl. Hoock-Demarle, Bertha von Suttner…, op. cit., p. 122 sq., l’éditeur est en 1899, dix ans après la parution, à la 29e édition du roman, qui est traduit dès 1892 en anglais, en 1897 en italien, en 1899 en français et en 1905 en espagnol, en plus des traductions faites quasi immédiatement après sa parution dans les pays scandinaves. Un cinéaste danois, Holger-Madson, en a réalisé un film muet dont la première a eu lieu en pleine guerre en septembre 1915 ; un remake en a été tourné en 1952.

  • [23]

    Lettre de L. Tolstoï à B. v. Suttner datée du 10/22 octobre 1891, citée par M.-Cl. Hoock-Demarle, Bertha von Suttner…, op. cit., p. 123.

  • [24]

    Voir M.-A. Marteil, Bertha von Suttner…, op. cit., p. 162 sq.