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La guerre des langues des avant-gardes littéraires autour de 1914-1918

ARTICLE

L’avant-garde. Les armes et les lettres

Les poètes d’avant-garde du début du XXe siècle, nouveaux hommes d’armes et de lettres, prennent le sens militaire du mot d’avant-garde au pied de la lettre : l’arme en joue, les plus belliqueux d’entre eux se font poster dans les premières lignes du front [1] lors de la Grande Guerre de 1914-18. Ils en rendront compte dans leur poésie prise sur le vif des moribonds dans les tranchées, sous les feux étoilés des obus et les grandes orgues des canons [2] .

« Mauvaises Nouvelles de l’Avant-Garde », titre d’un tableau montrant une troupe de chevaux sans cavaliers [3] , marque le triste sort de maints artistes ou poètes soldats. Ces faits sont vécus de façon héroïque, parfois héroïcomique, telle la chute de cheval mortelle que fit le futuriste italien Umberto Boccioni lors d’un exercice militaire, chute à laquelle l’ami Apollinaire, dans sa nécrologie, donna un tour quichottesque en faisant tomber le glorieux avant-gardiste italien « du [cheval] porteur d’avant » (OPC [4] III 245).

La très adroite, mais sinistre, antiphrase « Vous mourûtes d’avance » [« Ihr starbt voraus »], adressée par l’expressionniste allemand Johannes Becher à des poètes d’avant-garde tombés prématurément (An Europa), met à nu le sens rétrograde de l’avant-garde belliqueuse, tout en réservant le terme aux avant-coureurs d’une Europe transnationale, pacifique, dont les seules armes sont les mots (Auf eine Zeitschrift, sc. Die weißen Blätter).

Apollinaire, lui, conçoit l’idée d’avant-garde, progressive et régressive à la fois, comme une sempiternelle marche en avant sans avancer d’un pas – « Toujours / Nous irons plus loin sans avancer jamais » – dans le poème Toujours de sa Case d’Armons. Le poème, pourtant, se termine par la démarche dialectique de la mort conduisant à la Victoire et à la vie de la patrie : « Perdre / La vie pour trouver la Victoire » (OP 237).

La guerre des langues. Côté français. Apollinaire

Dans la Grande Guerre s’inscrivit une guerre des langues [5] . Cette guerre des langues, et du langage, avait été préparée par le discours combatif des avant-gardistes futuristes – « sentinelles avancées, face à l’armée des étoiles » (Manifeste initial du futurisme) – orchestré par leur engagement dans les batailles de Tripoli et des Balkans. De l’autre côté, la guerre marqua un revirement brutal pour les avant-gardes d’esprit cosmopolite et polyglotte, plus concertantes que combattantes, à la recherche d’un nouveau langage poétique. Cet esprit s’était formé dès l’avènement du Weltverkehr et le projet d’une Weltliteratur imaginé par Goethe. Il se modernisa avec le simultanéisme autour de 1900, dont le phare fut la Tour Eiffel avec le rayonnement mondial de sa TSF et la coprésence immédiate des langues et des cultures du monde. Le « polyglottisme » – le propre de l’homme multiplié [6] – figurait au centre de L’Antitradition futuriste d’Apollinaire, manifeste-synthèse lancé en coopération avec les futuristes italiens (Marinetti, Soffici), et dont une version italienne, L’antitradizione futurista, fut publiée presque simultanément en 1913. L’idéogramme globoglotte de la Lettre-Océan (juin 1914), naviguant par les deux mondes sur les ondes de la TSF émises depuis la Tour Eiffel, configura le nouveau langage poétique.

Le bellicisme des manifestes futuristes italiens fut absent, ou presque, du manifeste d’Apollinaire. Mais il éclata de plus belle avec le début de la Grande Guerre. L’esprit nouveau d’Apollinaire alla se nationalisant, désavouant le cosmopolitisme en faveur d’un patriotisme, voire chauvinisme et impérialisme culturel, comparable au Futurisme mondial (1924) de Marinetti. Paradoxalement, ce chauvinisme s’articula dans le manifeste qui devait entériner la formule de l’esprit nouveau, mais privée de son cosmopolitisme apatride, à savoir L’Esprit nouveau et les poètes (1917/1918) : « Il n’y a guère de poètes aujourd’hui que de langue française. Toutes les langues semblent faire silence pour que l’univers puisse mieux écouter la voix des nouveaux poètes français » (OPC II 952). N’empêche qu’Apollinaire réussit à poursuivre sa recherche d’un nouveau langage poétique durant la guerre, quoique d’une manière restrictive, nouvelée si j’ose dire, mais renouvelée sur un autre plan.

Dès l’éclatement de la guerre Apollinaire fit une foudroyante volte-face germanophobe. Les « ponts » et les « liens » de « Babel » interlingues qu’il avait établis entre le Dôme de Cologne et la Tour Eiffel [7] , avec et sans fil imaginaire, se voient coupés. La Tour Eiffel, à présent, comme dans le calligramme du 2e Canonnier conducteur, tire la ‘langue’ française et universelle aux Allemands. La langue de rêve de « le songe Herr Traum » et « sa sœur Frau Sorge » du cycle des Rhénanes où se mariaient les langues française et allemande avec un délicat décalage stylistique, s’est muée en braillement de « l’âne boche » (À l’Italie) et un « drôle de langage » bruitiste, le Kra[ch] kakographique des obus de ceux qui désormais ne seront plus que « les Boches » et, en l’occurrence, des « salauds » : « Ma foi / Kra / Ils répondent les salauds / Drôle de langage ma foi » (Peu de chose). « Combien qu’on a pu en tuer / Ma foi / C’est drôle que ça ne vous fasse rien » (ibid.). Les mots allemands, eux, sont tus en tant que deutsch et tués en tant que boches. Même Goethe et Nietzsche – prisés par ailleurs pour leur francophilie, voire leur anti-germanisme (OCP II 1166 ; III 1085) – ne sont plus respectés, et c’est l’ardent désir du soldat-poète de tirer dessus à leurs compatriotes, c’est-à-dire aux soldats allemands retranchés dans les « boyaux », boyaux visés au double sens du mot : « sur le boyau Goethe où j’ai tiré / J’ai tiré même sur le boyau Nietzsche » (Désir).

Stratégies de la guerre des langues. Côtés français et italien

La guerre des langues se sert de différentes stratégies. On peut les résumer sous cinq points : 1) supprimer ou limiter les xénismes 2) défigurer la langue ennemie et transfigurer la sienne 3) simuler la langue étrangère 4) argumenter contre la langue ennemie et défendre la sienne 5) pratiquer des alliances avec les langues des alliés.

Stratégie de la suppression

La stratégie de la suppression ou de la réduction de la langue ennemie dans le discours littéraire et public, découle de la rhétorique antique et classique qui proscrit les termes étrangers comme barbarismes, parce qu’on considère la xénoglossie comme naturellement hostile et, en plus, inférieure. L’usage puriste de la langue maternelle obéit donc à un principe patriotique. Il s’y ajoute une stratégie expansionniste de rayonnement et d’hégémonie de la propre langue nationale au niveau international.

Apollinaire évite et limite donc l’usage de mots allemands dans sa poésie et dans sa prose. Du même coup, dans les Renseignements militaires, il met en valeur sa connaissance de l’allemand et des régions frontalières de l’Allemagne afin d’être enrôlé dans l’armée française et d’obtenir, par la suite, la nationalité française [8] . S’il lui arrive de publier un texte écrit avant l’été 1914 contenant des éléments d’allemand, il les supprime volontiers. Ainsi, dans le poème À travers l’Europe il remplace la séquence allemande (et berlinoise) « Ach du lieber Gott (Jott) », qui figure dans le manuscrit et dans les deux versions de Les Soirées de Paris (avril 1914) et de Der Sturm (juin 1914), par la séquence italienne « Chè vuoi » (sic) [9] . Il supprime aussi la variante allemande du nom de Croniamantal dans Le Poète assassiné (1916), qu’il ne juge plus de mise dans la série des versions étrangères destinées à rehausser la renommée universelle de ce héros (OPC I 227, 1160). Il va jusqu’à suggérer le remplacement du mot « Germain » dans la chanson de Béranger La Sainte Alliance des peuples qu’il propose comme futur « Hymne de la Société des Nations » (OPC III 289).

Quant à la poétique de guerre, la stratégie de la suppression relève donc des figures de l’ellipse et de l’aposiopèse, c’est-à-dire du totschweigen, de l’auto-censure et du purisme linguistique et patriotique.

Stratégies de la défiguration et de la transfiguration

En ce qui concerne la stratégie de la défiguration ou mutilation de la langue ennemie, nous avons déjà évoqué le bruitisme et la cacographie ciblant concrètement la langue barbare. Une fonction pareille est exercée par des noms de nationalité péjoratifs, comme « tudesque » dans l’appel « SUS AUX TUDESQUES » (À l’Italie, OP 274), ou comme l’omniprésent terme « les boches ». Il y a aussi la dérision par le rire aux éclats, p. ex. à l’égard de la rime bilingue que forment le mot « que les Boches [l’] appellent Erde » et le mot que le poète français désigne mais n’écrit pas, à savoir « [merde] [10]  », dans le poème On les aura!, publié dans le journal du front Le Rire aux Éclats (OP 1184).

Le message de la séquence finale du poème, « Riez, poilus ! ON LES AURA / par le courage et le sourire », met en relief deux caractéristiques qui, selon l’opinion des avant-gardistes alliés, italiens et français, sont communes à la race latine, confirmées par des arguments linguistiques et poétiques. Apollinaire affirme que le mot, comme la chose, d’avoir du « cran » ou du « mordant » n’existent pas en « langue boche » (OPC III 487).

À son tour, le futuriste italien Carlo Belloli oppose la discipline des soldats allemands à un désarmant sourire italien moyennant la technique parolibriste et verbovisuelle : le mot allemand « achtung » (sic) se voit démultiplié au point d’occuper l’espace total du texte tel un carré militaire, sauf un petit coin qui le contrecarre : le mot italien « un sorriso [11]  ». C’est l’effet satirique du pathos-bathos, en l’occurrence le dégonflage d’une rhétorique pléthorique de la redondance, d’une arrogance basée sur la masse et la casse, verbale et matérielle, et opposée à la finesse.

Il est permis de voir dans ce contrepoint une variante interlingue et intermédiale des contrastes simultanés réalisés par les peintres Delaunay, Carrà et Severini [12] .

Il paraît que cette variante des contrastes simultanés est réalisée aussi dans le calligramme Venu de Dieuze, de façon tantôt manifeste tantôt latente. Il s’agit d’une guerre sur deux fronts : d’un côté, entre la langue nationale et la langue ennemie et, de l’autre côté, à l’intérieur du langage, entre le mot, le son et l’image. Le triple contraste verbivocovisuel est manifeste dans la double juxtaposition de l’impératif « Halte là » et de la notation musicale, très iconique, du point d’orgue. Au point d’orgue se sur-imprime, à côté des termes « cantato », « forte » et « s’allontanando », la parole italienne fermata qui répond à l’énoncé « Halte là » beaucoup mieux que point d’orgue, puisqu’elle en est la traduction littérale : Halt[e] = fermata / fèrmati = arrêt[e] = stop [13] . Il est évident que « Halte là », un germanisme dérivé du mot allemand Halt rappelle sa forte connotation germanique dans le contexte de la bataille de Dieuze, un village faisant partie alors de l’Empire allemand, du Reichsland Elsaß-Lothringen (1871-1918), et qui s’appellait Duß. Le « Halte là » s’adresse donc non seulement à la sentinelle, mais plus largement aux troupes allemandes qui viennent de repousser l’offensive française, avec une clarté suffisante pour se faire comprendre d’eux et empêcher la débandade des troupes françaises, et peut-être aussi les lancer à la contre-attaque malgré les temporisations de leur général, camouflé par le nom du cunctator romain Fabius [14] . Conjointement avec le « Halte là », le titre du poème affiche clairement, voire claironne, la nationalité française du village Duß qui se voit rebaptisé Dieuze.

On dirait le poète à cheval sur des « chevaux de frise [15]  » entre deux langues ennemies qui se croisent et se crucifient, à cheval aussi – il y a des « Hennissements partout » – entre le signe verbal – « Halte là Le mot » – et le signe calligrammatique de la fermata.

Dans ce calligramme, la pureté de la langue française se voit contestée au point d’être méconnaissable, cacogrammatique pour ainsi dire, aussi par l’usage du patois. Pourtant elle trouve une forme de pureté sur un autre plan, cubiste, comme le signale la subsomption du mot « polyglottisme » sous le mot « LA PURETÉ » dans le manifeste L’Antitradition futuriste. Il y a un langage pluriel qui fait éclater la poésie, le dessin et l’écriture autographiques, la musique, les langues étrangères, les langues dans la langue et sous la langue, pour les fondre dans un nouveau langage synthétique en gestation [16] . Le poète opère avec des contrastes, voire des chocs simultanés entre les lexiques et les syntaxes de systèmes sémiotiques différents. Au lecteur d’en conjuguer les fragments.

C’est la nouvelle poétique d’Apollinaire issue de l’expérience de la guerre qu’il annonce dans la lettre à sa ‘marraine’ Jeanette-Yves Blanc du 30 octobre 1915 et qu’il exposera dans le manifeste L’Esprit nouveau et les poètes. Toutefois dans la lettre, à la différence du manifeste, il évoque la possibilité d’un nouvel esprit assez universel pour ne pas privilégier la langue française qu’il juge « conventionnelle » par essence et susceptible de se transformer en « espéranto », autrement dit en un mélange de plusieurs langues et langages sémiotiques. Cet espéranto poétique admet même le germanisme, quoique sous une forme antiallemande, en tant que contraste et choc simultanés, où même la Marseillaise détonne par l’intermédiaire d’un fragment épars – « Amour sacré amour de la Patrie » – dans Venu de Dieuze.

Notons que la meilleure vision poétologique de ce langage pluriel se trouve dans le poème La Victoire de 1917 [17] . D’abord, le vieux langage verbal risque d’être dépassé par les médias. Puis, la menace du mutisme est écartée par le projet d’un multilinguisme de tout type – verbal, cosmique, somatique, mécanique et électrique. Ce multilinguisme est représenté par l’image de l’hydre aux multiples têtes et langues qui renaît aussitôt qu’une de ses têtes ou langues a été coupée [18] .

Ce poème implique la dialectique de la guerre et du langage : c’est de la guerre présente et de la Victoire future, militaire et linguistique, que surgira le langage nouveau, seul capable de donner à toute chose, par un acte adamique, « un nom nouveau ». En effet, c’est « le moment de revenir aux principes du langage », comme le poète postulait dans la lettre à la marraine de 1915, face aux ruines de la guerre, des langues et du langage [19]  Sans doute, le langage batracien du « couple des marais » (Venu de Dieuze), censé être à l’origine du langage humain (Brisset), et la nouvelle onomatopoésie des crapauds ou crapouillots explosifs, jouent leur part dans ce retour aux principes du langage [20] .

Stratégie de la simulation

Une autre stratégie de la guerre des langues consiste dans la simulation ou le camouflage de la langue étrangère. Elle peut être pratiquée soit par l’ennemi soit par le poète patriote, sous des formes et avec des fonctions diverses.

Le poète patriote, par exemple, peut simuler la langue ennemie (que normalement il bannit de son discours à moins qu’il ne la ridiculise), afin de brouiller et de confondre l’adversaire, comme il a pu le faire moyennant le germanisme « Halte là » dans Venu de Dieuze.

Un rôle qui hante le poète est celui de l’espion allemand maîtrisant parfaitement le français. Cela se traduit par un cauchemar invraisemblable raconté dans le troisième récit de La Femme blanche des Hohenzollern. Ce récit roule sur le thème de clandestins allemands francophones sur le territoire français, dont le « Kaiser postiche », Guillaume II en personne, parfaitement francophone, rencontré dans un train derrière la ligne du front français. Ce passager, qui ressemble physiquement à l’empereur allemand, emploie avec beaucoup d’à-propos une de ses expressions françaises favorites : « Il faut payer de sa personne ». Le narrateur, qui est assis face à une femme étrange, liée de façon énigmatique à « la femme blanche des Hohenzollern », soupçonne donc le passager bizarre d’être un espion d’exception, invraisemblable, et s’apprête à avertir le personnel du train. Mais le passager, en fait, se révèle comme un « Kaiser postiche », comme un produit de l’imagination survoltée du narrateur.

Le quiproquo de personnages allemands et français est aussi un quiproquo des langues qui va s’accentuer dans le dernier récit du recueil, Le Sang noir des pavots. Il s’agit du carnet d’un officier et écrivain allemand, traitant de la jouissance et de la déchéance en matière d’amour et d’opium. Le carnet a été trouvé dans une tranchée conquise par les Français, écrites dans un ‘franco-allemand’ à l’envers, un français oblique, légèrement fautif, imprégné de traces d’allemand, donc une espèce de germano-français ou français germanisé (OPC II 940-943). Ces notes ont été écrites en français afin de camoufler le contenu scandaleux d’un homme à femmes adonné à l’opium, expert en débauches à la française, pratiquées dans une tranchée de la première ligne du front allemand, tout près de celle où était posté Apollinaire.

Il se dégage de ce récit un mélange complexe d’estime, de respect, de pitié et de sentiment de supériorité, exprimé par le narrateur. Le récit révèle le geste ambigu d’un Français néophyte, germanophobe au passé germanophile, qui triomphe sur un Allemand de souche, francophile dans les domaines militaire, littéraire et linguistique, alors que, mal-aimé et mauvais amant, il a été battu sur le plan érotique, ayant perdu tous ses amours avant et pendant sa vie héroïque au front. Il a surtout perdu Marie Laurencin qui, au lieu de l’épouser, a épousé un peintre allemand, s’exilant et se germanisant avec lui en Espagne, dans épisode que le poète a transposé dans le conte L’Amour et la guerre, inclus dans le recueil La Femme blanche des Hohenzollern.

Ces différents miroirs et masques franco-allemands – Wilhelm et Guillaume, l’officier allemand écrivain francophone et l’écrivain français Apollinaire, germanophobe et germanophile à la fois – représentent un chiasme psycholinguistique subliminal, franco-allemand et germano-français, que l’on pourrait bien qualifier de frallemand ou de freutsch.

Un autre cas de camouflage linguistique sur le théâtre des opérations de la guerre est le « Roi-Lune », à savoir Ludwig II / Louis II de Bavière qui, dans le récit Cas du brigadier masqué du recueil Le Poète assassiné (1916) parle délibérément le français au lieu de l’allemand, pendant qu’il lance des bombes sur ses régiments bavarois au service de l’Empereur Guillaume II, à qui il veut enlever la couronne de Bavière incorporée à l’Empire, en présence d’un Apollinaire canonnier et poète ressuscité (OPC I 383). Le Roi-Lune, communiquant avec les « Obus couleur de lune » des Calligrammes (OP 269), constitue donc une autre figure d’identification partielle du poète [21] où l’élément allemand et l’élément français se croisent, avec une nette propension au français. Rappelons à cet égard la grande sympathie qu’a montré Apollinaire pour d’autres Allemands francophiles tels que Goethe, Heine et Nietzsche dont la francophilie lui sert, à l’occasion, d’argument antigermanique.

Il est évident que le camouflage ou le masque xénoglotte est un stratagème ambigu et peut signifier aussi bien la xénophilie que la xénophobie, le cosmopolitisme comme l’impérialisme culturel, économique et politique. Ainsi, Apollinaire, dans un article daté du 20 octobre 1918 à propos d’une réclame allemande prônant l’utilité de l’apprentissage des langues, critique l’usage des langues étrangères par les Allemands dans le seul but de conquérir les marchés internationaux, en compensation de l’imminente défaite militaire (OPC III 617-618).

Dans le contexte de la Grande Guerre et des futures guerres commerciales, la glottophagie [22] des Allemands, qu’Apollinaire avait illustrée de façon plutôt humaniste lors de son séjour en Allemagne au début du siècle, assume désormais un sens plus réaliste, voire barbare : « la langue française tout entière a été dévorée et digérée, quelque fois mal, par la langue allemande » (OPC II 1084) [23] .

Stratégie argumentative

L’argumentaire idéologique sert à justifier la polémique rhétorique et poétique contre la langue ennemie. L’argument principal, aussi bien chez les Français que chez les Italiens, porte sur l’impérialisme sauvage et barbare de l’Empire allemand. Celui-ci tente de s’établir comme successeur de l’Empire romain et du Saint-Empire romain germanique, même dans le domaine de la culture, en se plaçant dans la tradition de la Translatio imperii et studii. Ardengo Soffici, directeur de la revue avant-gardiste et interventionniste Lacerba [24] , attribue à l’Allemagne le concept stratégique d’une hégémonie mondiale, impériale et culturelle sur les traces de la Rome antique : « il concetto di una nuova Roma dominatrice di popoli e seminatrice di civiltà per il mondo » (Lacerba 15/8/1914). Pourtant, l’Allemagne n’a pas le droit à la conquête du monde parce que – contrairement à l’Empire romain – elle manque de culture : « Roma era la civiltà contro la barbarie. La Prussia è la barbarie contro la civiltà ».

Dans un article brillant, intitulé « Tedescheria immanente e ... invadente [25]  », le critique italien Thomas Neal [26] établit une corrélation entre l’idéalisme hégélien et le militarisme prussien, au service de l’envahissant pangermanisme du Reich de Guillaume II, une coalition entre « il Kaiser e la kultura ». Le Weltgeist, immanent au monde, s’incarne et s’accomplit dans la Nation allemande : « La Germania è il Dio concreto e storico ». De plus, le Weltgeist ne parle que l’allemand : « quando parla, adopera il tedesco e non conosce e non ammette altro linguaggio che questo. » (124-125). Le comble, enfin, c’est qu’il porte un heaume à pointe.

Apollinaire, lui aussi, s’inquiète du risque d’une germanisation de la culture mondiale véhiculée par l’allemand comme langue universelle. Dans La Femme blanche des Hohenzollern, les Allemands sont représentés comme des mégalomanes « frappés de cette folie titanique » de vouloir escalader le ciel et construire une nouvelle Tour de Babel, poussés par l’hybris de s’égaler à Dieu. Le principe qui les détermine, c’est « l’unitéisme » pangermanique : après avoir accompli l’unité de la nation, les Allemands se mettront à unifier le monde. Cela implique – faut-il conclure – une monoglossie globale qui pourtant aboutirait à une nouvelle « confusion des langues » après la chute de la Babel unitéiste qu’évoque le narrateur (OPC I 924). Il s’entend qu’une confusion des langues détruirait le relatif équilibre de la diversité des langues sous le patronage du français universel, auquel Apollinaire tient toujours [27] .

La thèse de la « barbarie germanique » se voit confirmée par le fait qu’elle a été formulée par le plus éminent des écrivains allemands, à savoir Goethe (OCP III 1085). Après s’être avérée comme une constante historique et ethnique, la barbarie germanique culmine dans le paroxysme de la Grande Guerre. Au niveau rhétorique, la barbarie s’exprime par l’image hyperbolique d’une boulimie et globophagie bestiale. Le titre de l’article de Soffici, Intorno alla Gran Bestia, y ajoute une note apocalyptique et babylonienne. Neal, toutefois, va plus loin dans sa démarche rhétorique : il développe l’imagerie globophage, y compris la glottophagie, en une longue métaphore filée qui s’étend sur toute une colonne de la revue Lacerba. Conforme à la configuration conceptuelle de l’hégélianisme absolutiste et de l’hégémonisme impérial, il fait communiquer la gloutonnerie philosophique [« ingluvie filosofica »] avec la gloutonnerie politique [« ingluvie politica »]. Les deux volets du tableau s’unissent dans la nouvelle allégorie de la Germanie, la grosse Bertha : « une grosse et grasse Germanie, une dicke Bertha de calibre 420 qui aura avalé dans son ventre puissant tout le reste du monde » [« una grossa e grassa Germania, una dicke Bertha da 420 che avrà ingollato e ingerito nel ventre capace tutto il restante mondo [28]  »].

Autant d’arguments, idéologiques et métaphoriques, pour entrer dans la guerre aux côtés de la France, non seulement pour repousser l’invasion militaire, mais aussi pour combattre le nouveau Pangloss allemand, à la conquête de toutes les langues du monde pour imposer la sienne, et candidement soutenu par les germanophiles idéalistes en Italie.

Stratégie des alliances

La guerre des langues n’est pas seulement orientée vers la réduction de la langue de l’ennemi, mais aussi vers une alliance entre les langues des Alliés. Il y a, par conséquent, une stratégie de concertation linguistique, ou bien de langues concertantes, concernant notamment les langues française et italienne, mais aussi anglaise. On peut distinguer deux modes de concertation ou d’alliance : l’action parallèle et coordonnée entre les langues ou bien l’action mixte de deux ou plusieurs langues. La première s’articule le plus clairement dans le parallélisme de la traduction ‘simultanée’, au mieux avec l’original et la traduction en regard. C’est le cas de la publication simultanée – ou presque – des manifestes-synthèse parolibristes L’Antitradition futuriste d’Apollinaire et de la version italienne L’Antitradizione futurista (1913), action concertée des futuristes, mais encore d’avant-guerre. Elle a des retombées pendant la guerre sous la forme de la production et publication de tavole parolibere [29] du côté italien et de calligrammes du côté français. Ces textes-images belliqueux se correspondent au niveau générique, interlingue et intertextuel. Du côté italien, en particulier chez Marinetti, on choisit volontiers la langue alliée, en l’occurrence le français, pour créer les planches motlibristes ou tavole parolibere, comme Bataille à 9 étages du Mont Altissimo (Mots en liberté) avec le colophon « Tranchées de Dosso Casina (Altissimo) 27 octobre 1915 ».

Du côté français, Apollinaire se distingue surtout par son éloge de l’Italie, « mère de la civilisation », exprimé dans l’hymne dédié à l’avant-gardiste et ardent interventionniste Ardengo Soffici, intitulé À l’Italie (Obus couleur de lune), sous la devise de l’antigermanisme commun « SUS AUX TUDESQUES », nom auquel s’inscrit en palimpseste l’équivalent italien i Tedeschi. Les langues française et italienne concertent, mais tout en dissonance, dans le calligramme Venu de Dieuze (analysé plus haut). La stratégie futuriste et simultanéiste de la compenetrazione dei piani (Soffici) – à laquelle Apollinaire semble se référer dans la poésie Les collines lorsqu’il imagine « les secourables mânes [...] se compénétrant parmi nous » – pourrait être transposée sur le plan interlingue.

Une compénétration intime et ingénieuse se réalise entre les langues alliées française et anglaise, entre l’amour et la guerre, dans L’inscription anglaise des Lueurs de tirs (OP 258) :

[...] les volutes bleuâtres qui montent

D’un cigare écrivent le plus tendre des noms

Mais les nœuds de couleuvres en se dénouant

Écrivent aussi le nom émouvant

Dont chaque lettre se love en belle anglaise

Et le soldat n’ose point achever

Le jeu de mots bilingue [...].

Il s’agit d’un jeu de l’amour et du hasard des mots à partir d’une rivalité imaginaire entre l’amante française (sc. Madeleine) et une amante anglaise rêvée (sc. Annie Playden) du poète-soldat. La séduisante couleuvre que forme la fumée de son cigare se noue et se dénoue en sortant sa langue bifide qui parle simultanément le français et l’anglais, ou plutôt s’inscrit littéralement dans les lettres calligraphiques de la fumée et des mots qui s’évaporent. Dans l’expression « se love » se compénètrent les mots français « se lover » et anglais « [to] love [each other] », un « jeu de mots bilingue » expressément rehaussé par le poète. Ce « jeu de mots bilingue » opère avec d’autant plus d’intensité et de densité qu’il ne s’agit pas seulement d’une paronomase interlingue, mais aussi d’une syllepse qui court-circuite la forme serpentine de la couleuvre, sa langue bifide, la duplicité linguistique, et finalement le contact interlingue et érotique des couples imaginaires, en somme une ‘compénétration’ extrêmement complexe.

La guerre des langues du côté italien. Ardengo Soffici. Piero Jahier

Les stratégies choisies par les avant-gardistes italiens pour mettre en scène la guerre des langues sont en principe les mêmes que pour Apollinaire, mais ils s’en distinguent par le dosage, le contexte et des nuances. Le volume simultanéiste en format de journal, BЇF§ZF+18 d’Ardengo Soffici [30] , « POETA DI EUROPA » (Al buffet della stazione) e « cosmopolita di mitologie future » (Tipografia), inaugure en 1915 le polyglottisme comme principe stylistique de tout un recueil de poésies qui fait date dans l’histoire de la littérature européenne. Bien qu’il soit placé sous le signe de la guerre dès la couverture qui affiche la date « anni della guerra 1914-1915 », et bien que Soffici, dans la revue Lacerba, mène une fougueuse campagne interventionniste dès 1914, la guerre ne se manifeste que peu et de façon oblique dans ce recueil [31] .

Ainsi, dans le poème verbovisuel Treno Aurora, qui traite d’un voyage en express de Paris à Bologna sur fond de musique d’opéra (La Traviata), de fils télégraphiques, de bruitisme ferroviaire et de collages de réclames et d’étiquettes, il y a de lointaines retombées de la guerre, de « spaventi internazionali » associés par l’idée d’un possible déraillement dans un tunnel. Pareillement, des fragments motslibristes qui parcourent le poème, tels que « ECLA » et « éclat ECLA », ainsi que le mot « TOT [32]  », s’associent aisément aux « spaventi internazionali » de la guerre dans laquelle l’Italie est sur le point d’intervenir. Les langues s’opposent ou s’allient, s’éclatent en fragments et en contrastes simultanés, ou bien se compénètrent jusqu’à l’homonymie interlingue : « “TOT” digestible-cachets », « inutile [it.] inutile [fr.] éclat ECLA ». La guerre des langues et le concert des langues se sur-impriment, se font entendre celui-ci sur le devant de la scène et celle-là dans les coulisses.

À l’occasion de la déclaration de guerre par l’Italie à l’Autriche-Hongrie en mai 1915, la revue Lacerba publie un numéro, son dernier numéro, consacré à la ‘victoire’ de l’interventionnisme qui mettra l’Italie « all’avanguardia dell’Europa » (Lacerba III n.16, p.163). Soffici explique dans un Memento que l’Italie était bien obligée de combattre l’impérialisme germanique avec ses propres armes [33] , militaires et polémiques, parce que la civilisation européenne risquait d’être complètement étouffée par la barbarie. Le poète Piero Jahier, pour sa part, fournit la défense poétique de l’intervention italienne moyennant le poème bilingue Wir müssen, un des tout derniers textes de la revue interventionniste et d’avant-garde. Ce poème choisit de battre la langue allemande avec ses propres mots.

Dès le titre Wir müssen, qui cite le mot-clé de la discipline prussienne, le poète utilise l’allemand pour aussitôt le contrecarrer sur le plan verbal et idéologique. « WIR MÜSSEN AMMAZZARE » [« Nous sommes obligés de tuer »] est la devise farouche et linguistiquement fourchue attribuée à la voix collective du peuple allemand, devise qui se recycle en toute une série de refrains et de variantes : « WIR MÜSSEN AMMAZZARE [...] SIE MÜSSEN [...] OBBEDIRE [...] SIE MÜSSEN [...] ESSERE CASTIGATI [...] PER POI MÜSSEN AMMAZZARE [...] E DINUOVO MÜSSEN AMMAZZARE ». C’est la lutte entre la prétendue « Hoch-civilizzazione » allemande, le prétendu maître du monde [« Meister aller Welt »] et les « NATURVÖLKER senza diritti ». Mais, en réalité, ce n’est que la lutte entre, d’un côté, une civilisation de production, de consommation et de destruction, et de l’autre côté, d’une culture du travail en fonction de la joie de vivre, et en plus, du devoir de se défendre contre l’arrogance brutale de l’agresseur au risque même de la vie.

À la devise « WIR MÜSSEN AMMAZZARE » répondra donc la devise antithétique « WIR MÜSSEN ora e sempre venirvi contro / noi NATURVÖLKER » [« Nous sommes obligés maintenant et toujours de vous combattre, nous, peuples primitifs [34]  »]. Cette devise se recyclera également en refrain, varié par une inversion et une amplification finale : « Venirvi contro ORA E SEMPRE / WIR MÜSSEN, WIR MÜSSEN, WIR MÜSSEN / per la patria e per la vita cosí in generale » [« De vous combattre maintenant et toujours, nous sommes obligés, obligés, obligés / pour la patrie et pour la vie comme ça en général [35]  »].

À part les fréquentes confusions concernant les locuteurs et les langues qui leur sont associées, les séquences italiennes et allemandes s’enchâssent de manière délibérément agrammaticale. Ce qui fait ressentir au lecteur les tensions et les chocs auxquels les langues et les cultures sont exposées. Notons que ce sont moins les mots qui s’isolent, comme dans le motlibrisme futuriste, que la syntaxe très élaborée mais déréglée par le croisement de structures hétéroglottes. À titre d’exemple on peut citer le barbarisme syntaxique, causé par le décalage entre les syntagmes allemands et italiens, imbriqués dans la même proposition, tantôt traduits et tantôt non traduits : « SIE MÜSSEN / a noi, essi sono obbligati obbedire, noi / Meister aller Welt » [« Ils sont obligés, ils sont obligés à nous d’obéir, nous maître du monde [36] »].

Peu après, l’embrayeur pronominal noi (nous), après s’être référé au locuteur allemand, se réfère d’un coup au locuteur italien, tout en citant le locuteur allemand, citation détournée pourtant par la particule « non » qui la précède : « noi [...] VIVERE non molto consumare per molto produrre / e molto riconsumare / per poi MÜSSEN AMMAZZARE » [« Nous [...] VIVRE non pas consommer pour produire beaucoup / et reconsommer / pour ensuite MÜSSEN tuer [37]  »].

Au niveau lexématique, la stratégie de la guerre des langues opère notamment par le mot composé interlingue, en l’occurence les variantes de la « Hoch-civilizzazione » et « Hoch-Civiltà tedesca » et du « Kultur-alfabeto ». Ces lexèmes mixtilingues visent à la dégradation parodique de la langue italienne par une langue barbare qui risque d’envahir l’italien par son vocabulaire et sa morphologie alambiquée.

Le poète se sert donc de la langue allemande pour la contredire, lui inflige un contrappasso verbal et idéologique, tout en lui opposant un autre modèle de civilisation, un modèle qui valorise la vie, y compris le patriotisme qui, à l’époque, était de mise. À la devise brutale « WIR MÜSSEN AMMAZZARE » s’oppose la devise plus modérée, voire nonchalante, « Venirvi contro [...] WIR MÜSSEN [...] / per la patria e per la vita cosí in generale ».

Au « frammentismo » stylistique et rythmique que Carlo Salinari [38] attribue au poète Piero Jahier, il faut ajouter le fragmentisme mixtilingue de la « gebrochene Sprache » ou « langage estropié » qui, suite à la fragmentation babélique, est à situer dans le contexte de la guerre des langues et de la Grande Guerre. Les gueules cassées des grandes langues sont, en effet, une des cicatrices les plus marquantes de 14-18 [39] .

La guerre des langues du côté allemand. Johannes Becher

Parmi les avant-gardistes littéraires autour de 14-18 [40] il y a eu également un front pacifiste, internationaliste et « bellicide », déclarait la guerre à la guerre des langues et donnait droit de cité aux langues ennemies, les incorporant à son propre discours poétique. Un cas exemplaire, mis à part les poètes exilés tels que les Alsaciens bilingues René Schickele et Yvan Goll, est celui de l’expressionniste allemand Johannes Becher. Comme la plupart des poètes expressionnistes, il se rebellait contre la société bourgeoise et militariste de l’empire de Guillaume II, mais aussi contre l’impérialisme en général. Il était animé par des idées internationalistes, démocratiques et néo-humanistes, aspirant à l’idéal d’une République universelle, d’esprit fraternel, panthéiste et simultanéiste, dont les poètes étaient censés être les hérauts d’avant-garde : « Herolde [...] vorausreitend [41]  ». Tout en étant antimilitariste, la poésie de guerre de Becher est fort militante, mais l’usage des armes est réservé, en principe, à la Parole poétique et performante. La formule du poète comme performateur verbal et combattant s’articule pertinemment dans le poème Vermächtnis (Legs) moyennant le néologisme « Imperativisten » (Becher 1966 : 493). Ce nom n’est pas sans rappeler son paronyme et antonyme, les Imperialisten, contre lesquels se dirige le combat verbal du poète expressionniste.

Becher imagine la Grande Guerre comme une pyramide d’ossements gigantesque, une Babel barbare et anthropophage [42] , proche du babélique « festin de Balthasar cannibale » des corps humains « rôtis » par les feux de bataille mis en scène par Apollinaire dans Merveille de la guerre. Mais pendant qu’Apollinaire y voit la célébration d’un rite cosmique, l’horrible et merveilleuse beauté de la guerre, le poète expressionniste aspire à une alliance cosmique, cosmopolite et unanimiste. Il pousse la jeunesse à sortir de sa solitude introvertie – « ersteigt aus euren Einsamkeiten! » (An Europa III) –, à renverser la pyramide babylonienne de la guerre et à se soulever contre « Babels Herr », contre les pyramides du capital (Dem Reichen). À leur place il veut construire la pyramide de l’Europe (An Europa), de la poésie (Der Dichter) et du temple laïc d’un Parlement universel où les poètes parleront avec des langues de feu pentécostaires : « Pfingst=Sprecher wir im allgemeinen Tempel=Parlament » (David. Jonathan).

À l’imaginaire babélique et pentecôtiste s’ajoute l’imaginaire de la Révolution française dont la rhétorique se voit refondue dans un discours néo-allemand très déréglé, marqué de loin en loin par des gallicismes, voire des phrases franco-allemandes, qui cherche à révolutionner le langage poétique. Au ton hymnique, s’inspirant de Salomon, de Pindare, de Schiller et de Hölderlin, se mêle « die neue Marseillaise » (180, 225), d’orientation internationaliste, un péan à l’européanisme, contre la guerre et contre la tyrannie, dont les titres sont significatifs : Päan gegen die Zeit, Marseillaise, An Europa, An die Zwanzigjährigen. Moyennant un montage audacieux, la nouvelle Marseillaise, sur le mot de laquelle se clôt le dernier poème, est entonnée dès le début par le drapeau tricolore qui sort de la bouche des adolescents, autrement dit des/der « Zwanzigjährigen » : « La tricolore agitée fermement sort de la bouche » [« Trikolore steif aus dem Mund geschwenkt [43]  »].

L’intégration parfaite des langues ennemies-amies se réalise à l’aide d’une nouvelle Marseillaise interlingue, concertante et déconcertante à la fois. La phrase du nouveau langage poétique que les jeunes poètes sont appelés à forger – « lern es : deinen Satz zu schmieden » – est hybride, en l’occurence, franco-allemande : « Allons ! Mensch! mobilisiere dich! » (Der Dichter). Dans cet impératif doublement interlingue culmine le nouvel art poétique de ce poème.

Il existe une adversité linguistique tacite entre Becher et Apollinaire au sujet du néologisme et du xénisme. C’est un duel « zénithiste » qui illustre le purisme patriotique de l’un et l’internationalisme de l’autre. Dans son poème L’avion (OP 728-729), Apollinaire fait un bel éloge du néologisme avion inventé par l’aviateur et ‘poète’ Clément Ader (Avion I-III), pour mettre en valeur l’excellence de la langue et de la culture françaises. Il oppose ce mot pur et simple au néologisme composé et lourd aéroplane, « un mot long comme un mot d’Allemagne », mais qu’il ne nomme pas, parce qu’il était courant, trop courant à l’époque. Becher, au contraire, favorise le gallicisme Aeroplan pour donner une note hétéroglotte et internationale à ses poèmes Die neue Syntax et Durchhellung qui se distinguent également par leur étrangeté intralingue : « das kühne Verb sich klirrend Aeroplan in Höhen schraubt » ; « Umarmend Aeroplane sich im Steilen ».

Toutefois, la guerre des langues menée pas Becher n’est pas interlingue, mais intralingue. C’est une guerre intestine qui oppose le langage libertaire de l’expressionnisme, en alliance avec le simultanéisme et le machinisme moderniste, à l’ancien régime du langage dont le poète fait « exploser » la syntaxe : « Hah Syntax explodier! » (Vermächtnis). Dans cet appel, qui fait écho au poème Die neue Syntax, il y a comme une référence, analogique et antithétique, à l’imaginaire révolutionnaire et belliqueux du langage chez Victor Hugo qui, dans la Réponse à un acte d’accusation relative à la querelle du style romantique et du style classique, déclare la « guerre à la rhétorique [classique] et [la] paix à la syntaxe ». Or, c’est précisément la syntaxe, laissée en paix par Hugo, que la « neue Syntax » de Becher se met à faire sauter, dans le sillage, il est vrai, de Rimbaud, un de ses modèles de la révolte poétique, du langage révolutionnaire. Cette nouvelle syntaxe comporte aussi des croisements hétéroglottes sous-jacents.

La multiplicité de ce langage, son multilinguisme intralingue et interlingue, s’exprime par l’image de l’hydre multi-langues qu’on a déjà rencontrée dans le poème La Victoire d’Apollinaire et que l’on trouve aussi dans le poème cité de Victor Hugo où le verbe se voit transformé par le poète révolutionnaire en une « hydre d’anarchie ». Dans Die neue Syntax, l’antique hydre de Lerne se métamorphose en hydre apocalyptique. Ses sept têtes et langues actionnent sept tubas bruyants et diffusent le message de la Nouvelle Syntaxe, le tout enchâssé dans la métaphore d’un paysage fantasmagorique, surplombé par des montagnes harnachées : « Fantastique paysage des phrases qui darde les sept langues d’une hydre jouant du tuba. [...] Des montagnes harnachées poussent. » [« Phantastische Sätzelandschaft überzüngelnd / Bläst sieben Hydratuben. [...] Geharnischte Berge dringen [44]  »].

Ces monstres contrastent, de toute évidence, avec les « Engelszungen » du poème Auf eine Zeitschrift qui offrent un paradigme plus ‘pur’, pacifiste, de la polyphonie multilingue.

La guerre des langues crucifiées et concertantes. Du côté franco-allemand. Pierre et Ilse Garnier

En guise de conclusion, je me limite à signaler un ouvrage qui offre une rétrospective poétique de la Grande Guerre écrite par un poète français contemporain, Pierre Garnier, marié avec une femme de lettres allemande, Ilse Garnier. Leurs expériences interculturelles se croisent dans la prose poétique et visuelle du livre 1916. La Bataille de la Somme, publié en 2006 [45] . Ce volume présente un ensemble verbivocovisuel de langues à la fois crucifiées et concertantes, en hommage aux morts de la Grande Guerre, avec des passages chantés par des voix franco-anglo-allemandes.

Notes

  • [1]

    Voir Apollinaire : « Je suis dans la tranchée de première ligne » (Merveille de la guerre, in Calligrammes). Avec la guerre des tranchées, le sens du terme d’avant-garde s’est déplacé un peu, même vers la sphère aérienne, voir Marinetti, entre autres.

  • [2]

    Voir Apollinaire, La Nuit d’avril 1915.

  • [3]

    M.J. Charlton in : L’Exposition de Paris (1889). Volumes III et IV réunis, Paris, Librairie illustrée 1889. Double page in-folio, hors-texte, entre les pages 16 et 17.

  • [4]

    Les abréviations OP et OPC renvoient aux Œuvres poétiques et Œuvres en prose complètes d’Apollinaire publiées dans la Bibliothèque de la Pléiade. Apollinaire,, Œuvres poétiques, préface par André Billy, texte établi et annoté par Marcel Adéma et Michel Décaudin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, (abrév. OP) ; Œuvres en prose complètes, 3 vol., textes établis, présentés et annotés par Pierre Caizergues (vol. II-III) et Michel Décaudin (vol. I-III), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1977, 1991, 1993. (abrév. OPC I, II, III) ; Œuvres en prose complètes, édition établie sous la direction de Michel Décaudin, vol. IV, Paris, André Balland et Jacques Lecat.

  • [5]

    Pour le terme guerre des langues voir Calvet Louis-Jean, La guerre des langues et les politiques linguistiques, Paris, Payot, 1987.

  • [6]

    Voir Marinetti, L’uomo moltiplicato e il regno della macchina (1910). Le polyglottisme futuriste, bien entendu, ne va pas sans les prothèses de la technologie, les médias et les machines ; chez Apollinaire il s’y ajoute le langage animal et cosmique.

  • [7]

    Voir Le Dôme de Cologne et Liens.

  • [8]

    Becker, Annette, La Grande Guerre d’Apollinaire. Un poète combattant, Paris, Tallandier, 2014, p. 28.

  • [9]

    Les différentes versions du poème se trouvent dans l’édition critique de Debon Claude, Calligrammes dans tous ses états, éd. critique du recueil de Guillaume Apollinaire, Clamart, Calliopées, 2008, p. 108-111.

  • [10]

    Le mot « [merde] », rimant avec le précédent « Erde » est désigné par aposiopèse dans la séquence : « plus d’un brave poilu s’emm… ».

  • [11]

    Notons que le poème parolibriste de Belloli, publié en 1944 dans Testi-poemi murali, se réfère non pas à la première guerre mondiale, mais à la deuxième : il établit donc une opposition italo-germanique à l’intérieur de l’alliance nazi-fasciste.

  • [12]

    Knauth K. Alfons, « Il poliglottismo futurista », Italienisch. Zeitschrift für italienische Sprache und Literatur 41, 1999, p. 16-34, voir p. 27.

  • [13]

    On voit donc que le point d’orgue, s’il est substitué par son équivalent italien, est bien lisible et “dicible”, contrairement à ce qu’en dit Debon dans « Les ouvertures au plurilinguisme dans Calligrammes », p. 93-103, in Franca Bruera & Barbara Meazzi (éd.), Plurilinguisme et Avant-Gardes, Bruxelles etc., Peter Lang, 2011. Bruera 2011: 93-103.  (2011 : 100).

  • [14]

    Debon, op. cit., 2008, p. 220.

  • [15]

    Titre d’un poème des Calligrammes traitant de l’amour et de la guerre.

  • [16]

    La présence dans le texte du « couple des marais », autrement dit des grenouilles, pourrait connoter le principe du langage humain selon Les Origines humaines (1913) de Jean-Pierre Brisset, auquel Apollinaire se réfère clairement dans L’Antitradition futuriste (Knauth, op. cit., p. 18). En outre, le mot crapaud, comme le crapouillot, désigne un explosif utilisé dans la guerre 14-18.

  • [17]

    Voir les articles de Claude Tournadre, « À propos de La Victoire », in Décaudin Michel (éd.), Apollinaire inventeur de langages. Paris, Lettres Modernes Minard, 1973, p. 167-180 ; et de Jean Tortel, « Guillaume Apollinaire dans ses contradictions », Cahiers du Sud 386, 1966.

  • [18]

    Les 7 ou 9 têtes de l’hydre mythique sont connotées par la syllepse « Moi qui suis plus têtu que non l’hydre de Lerne », préparée par l’expression « Mais entêtons-nous à parler / Remuons la langue » (c’est nous qui soulignons). Les langues comprises dans les têtes de l’hydre se manifestent dans les vers glossologiques et somatiques qui précèdent et par le biais du symbolisme ‘bilingue’ du serpent. Voir aussi les premiers vers du poème poétologique La jolie rousse, consécutif à La Victoire : « Me voici […] connaissant plusieurs langages », ainsi que le plaisir d’entendre le ciel « parler mille et mille langues diverses » dans l’esquisse du calligramme Les profondeurs (OP 607).

  • [19]

    Voir Yvan Goll qui, en vue de la décadence du langage européen (« europäische Sprache ») accélérée par la Grande Guerre (« Europa ist kaputt »), opte pour un espéranto poétique (« Esperanto zu dichten », Die Neue Rundschau, 1921), tout comme Apollinaire dans la Lettre à la marraine.

  • [20]

    Le retour aux principes n’implique pas forcément la recherche des vraies origines du langage, comme Michel Foucault argumente à propos et à partir de Brisset, mais plutôt le principe de la genèse du langage comme processus infini (Foucault, « 7 propos sur le 7e ange », in Jean-Pierre Brisset, La grammaire logique suivi de La science de Dieu, Paris, Tchou, 1972, p. VII-XIX.

  • [21]

    Notons que Louis II de Bavière, dans le récit Le Roi-Lune du même recueil, a mis en place un système de télé-communication totale et globale qui le rapproche du faux Messie ubiquitaire de l’Hérésiarque (OPC I 313-319).

  • [22]

    Pour l’aspect colonialiste de la « glottophagie » voir Calvet, Linguistique et colonialisme, petit traité de glottophagie, Paris, Payot,1974.

  • [23]

    Apollinaire se sert ici de la métaphore qu’avait utilisée Joachim du Bellay dans sa Défense et illustration de la langue française (I, 7) pour caractériser l’imitation littéraire des Grecs par les Romains. Il citera le manifeste de du Bellay dans un autre contexte, celui de la querelle des langues contemporaines et du français comme future « langue mondiale » (OPC II 1077).

  • [24]

    Lacerba. Firenze 1913-1915, riproduzione anastatica conforme all’originale, Roma & Milano, Archivi d’arte del XX secolo & Gabriele Mazzotta editore, 1980. Intorno alla Gran Bestia, Lacerba II n. 16 (15/8/1914), p. 245-247. Sulla barbarie tedesca, Lacerba II n. 18 (15/9/1914), p. 291-292.

  • [25]

    Lacerba III, n. 22 (22/5/1915), p. 123-126.

  • [26]

    Pseudonyme d’Angelo Cecconi.

  • [27]

    Dans le dialogue allégorique entre L’Europe et l’Amérique du Nord (OP 753), c’est la langue française qui s’impose comme « la langue des Nations ». C’est une ironie de l’histoire que la guerre des langues française et allemande finira par la victoire de l’anglais devenue langue diplomatique lors du Traité de Versailles (1919), favorisée par l’intervention des USA et la présidence américaine à la conférence de paix.

  • [28]

    Lacerba III n. 16, p.  124 (notre traduction).

  • [29]

    Soffici Ardengo, Tavole Parolibere Futuriste (1912-1944), Antologia a cura di Luciano Caruso e Stelio M. Martini, 2 vol., Napoli Liguori, 1974-1977.

  • [30]

    Soffici Ardengo, BЇF§ZF+18Simultaneità e Chimismi lirici, Firenze, Edizioni della « Voce » 1915.

  • [31]

    Un peu plus tard, le poète-soldat Soffici inséra quelques poèmes belliqueux, mais très peu avant-gardistes, dans ses journaux de guerre I diari della grande guerra. « Kobilek » e « La ritirata del Friuli » (1919).

  • [32]

    Il est vrai qu’il ne s’agit que d’une marque de « digestible-cachets », mais dans un contexte d’épouvante le mot allemand « tot » se connote facilement ; voir la figure paronymique des mots allemands dans le poème idéogrammatique de Belloli consacré aux fusées V 1 et V 2 de la deuxième guerre mondiale : V 1 + V 2 […] totale total tod tot […] (1944, in Tavole parolibere I : 303).

  • [33]

    « La Germania […] attacando il mondo civile con le sue armi di popolo incolto e meccanico, ha obbligato i suoi nemici a difendersi con le stesse armi » (Lacerba III n. 16, 22/5/1915, p. 163).

  • [34]

    Nous traduisons.

  • [35]

    Nous traduisons.

  • [36]

    Nous traduisons.

  • [37]

    Au syntagme « [Nous] Müssen tuer » se superpose l’inversion « per ammazzare müssen », conforme à la syntaxe allemande.

  • [38]

    Salinari Carlo, Sommario di storia della letteratura italiana vol. 3, Roma, Editori Riuniti, 1983, p. 274, 277.

  • [39]

    L’image des « zerbrochenen Münder » du poème Grodek de Georg Trakl, exposée par Michèle Finck, est l’expression lyrique la plus saisissante du langage mutilé au niveau intralingue.

  • [40]

    Pour les nombreux poètes chauvins du côté allemand voir Löschnigg Martin, Der Erste Weltkrieg in deutscher und englischer Dichtung, Heidelberg, Carl Winter 1994 ; et Korte Hermann, Der Krieg in der Lyrik des ExpressionismusStudien zur Evolution eines literarischen Themas, Bonn, Bouvier, 1981.

  • [41]

    Voir l’introduction au recueil An Europa, publiée en 1915 dans la revue Aktion (Becher Johannes R., Ausgewählte Gedichte 1911-1918, Berlin und Weimar, Aufbau-Verlag, 1966, p. 629).

  • [42]

    Voir Prinzip, Auf eine Zeitschrift; An Zola, Päan gegen die Zeit, Traum von Babel, An Berlin.

  • [43]

    Nous traduisons. Voir les remarques de Becher sur le caractère électrisant de la Marseillaise dans l’essai Macht der Poesie où la Marseillaise, à partir d’un mot de Napoléon, est présentée comme un modèle de mobilisation de masse, mais militant pour la paix (Becher, Bemühungen II, Macht der Poesie, Das poetische Prinzip, Berlin und Weimar, Aufbau-Verlag, 1972, p. 54).

  • [44]

    Traduction approximative.

  • [45]

    Pierre Garnier est décédé en début 2014. Garnier Pierre, 1916. La Bataille de la Somme, Inval-Boiron, Éditions La Vague verte, 2006.

Pour citer cet article

K. Alfons KNAUTH, "La guerre des langues des avant-gardes littéraires autour de 1914-1918", in M. Finck, T. Victoroff, E. Zanin, P. Dethurens, G. Ducrey, Y.-M. Ergal, P. Werly (éd.), Littérature et expériences croisées de la guerre, apports comparatistes. Actes du XXXIXe Congrès de la SFLGC, URL : https://sflgc.org/acte/k-alfons-knauth-la-guerre-des-langues-des-avant-gardes-litteraires-autour-de-1914-1918/, page consultée le 16 Avril 2024.