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Du Vietnam ? Des écritures migrantes à la recherche d'un point d'ancrage

ARTICLE

Y a-t-il une francophonie littéraire du ou au Vietnam ? Cette question est le point de départ de notre réflexion. La littérature vietnamienne de langue française est-elle un phénomène littéraire marginal et individualisé ou constitue-t-elle une occurrence de la littérature nationale dans une autre langue, le français ? Si le Vietnam apparaît peu dans les ouvrages consacrés aux littératures francophones, le corpus vietnamien fait pourtant l’objet de travaux en constante augmentation, particulièrement en Amérique du Nord. Pourtant, aucune étude récente ne propose d’en retracer l’histoire littéraire. Sans avoir la prétention de combler ce manque, nous voulons participer à en réduire l’invisibilité, en inscrivant notre démarche dans le prolongement des travaux de Jack Yeager, pionnier dans l’étude de la production littéraire vietnamienne de langue française.

Problématique et enjeux du travail de recherche

L’intérêt croissant porté, ces dernières décennies, sur trois écrivaines originaires du Vietnam : Kim Lefèvre, Anna Moï, et Linda Lê, nous a amenée à nous interroger sur ces écritures francophones de l’exil. Représentant à leur tour et malgré elles, le visage vietnamien de la francophonie, leurs œuvres bénéficient d’une réception critique importante qui élude cependant la question de leur appartenance à un champ littéraire ; littérature vietnamienne francophone, littérature française d’inspiration vietnamienne, littérature franco-vietnamienne, littérature eurasienne : la multiplication des termes employés pour classer leurs œuvres met en exergue les difficultés des critiques à catégoriser ces écrivaines voire à les intégrer à un ensemble littéraire cohérent. D’une manière générale, on constate que la littérature issue de l’immigration montre, en effet, comment la nation est devenue un critère inadéquat pour classer les œuvres ou étudier les relations littéraires et par conséquent, forcer les chercheurs à reconsidérer les concepts convoqués. En ce sens, nous sommes amenée à réfléchir à ces cultures qui remettent en cause l’homogénéité du groupe littéraire dit national, forçant ainsi à reconsidérer ces productions culturelles autres. C’est pour cette raison que nous avons choisi d’explorer le concept d’écriture migrante. Nous y reviendrons.

Ce constat nous a également amenée à nous interroger sur l’émergence de ces écrivaines et sur la nécessaire contextualisation de leurs écritures. Ainsi, un détour par l’histoire de la colonisation française en Indochine et ses conséquences sur la société et la culture vietnamiennes apparaît indispensable dans notre parcours parce qu’il nous éclaire sur l’émergence d’une expression littéraire en français au Vietnam puis en exil à l’étranger. Défricher les terres de la francophonie littéraire du Vietnam apparaît comme l’enjeu principal de notre thèse ; les travaux antérieurs se sont souvent efforcés d’énumérer les écrivains et leurs œuvres sans offrir d’analyse textuelle et sans les faire dialoguer avec les œuvres écrites en vietnamien.

Or l’histoire de l’émergence de ces écrivains vietnamiens de langue française permet de montrer que, contrairement à d’autres colonies, le Vietnam n’a produit qu’une poignée d’écrivains dont le plus représentatif est sans aucun doute : Pham Van Ky. L’étude de la politique scolaire en Indochine/Vietnam met en lumière un fait capital : la diffusion du français ne s’est pas faite uniformément sur tout le territoire vietnamien et n’a pas touché tous les milieux sociaux, d’où la faible proportion de Vietnamiens francisés. En somme, le Vietnam n’a pas donné naissance à un vivier d’auteurs et de lecteurs susceptibles de former et dynamiser une « littérature vietnamienne francophone ». Jack Yeager, pionnier dans ce domaine de réflexion, s’interrogeait déjà dans les années 80 sur l’avenir de cette littérature, constatant le déclin de la production littéraire liée à la décolonisation. Pour ce qui nous concerne, nous butons sur le terme-même de « littérature » : peut-il être donné à un groupe d’écrivains qui ne semblent pas constituer une occurrence de la littérature nationale du Vietnam, dans une autre langue, le français, comme c’est le cas pour les littératures haïtienne, algérienne et sénégalaise, pour prendre les exemples les plus probants ? [1] Jack Yeager est revenu sur son affirmation six ans plus tard en remarquant la continuité de cette littérature assurée par Ly Thu Ho, Bach Mai, Nguyen Huu Khoa et surtout Kim Lefèvre et Linda Lê, liste qui s’enrichit aujourd’hui d’autres écrivaines telles qu’Anna Moi, Kim Doan ou encore les sœurs Tran-Nhut. Ce nouvel élan est ainsi principalement porté par des voix féminines en exil [2] . En effet, la communauté francophone étant très restreinte au Vietnam, il n’existe plus d’écrivains vietnamiens de langue française publiant sur le sol vietnamien.

Constitution d’un corpus transculturel

Nous avons donc délibérément choisi de constituer notre corpus principal avec les œuvres de Kim Lefèvre, Linda Lê et Anna Moï, trois écrivaines originaires du Vietnam, publiant leurs œuvres à Paris, qui se sont nettement distinguées sur la scène littéraire. En témoignent leur réception critique (universitaire et médiatique) et les traductions dont leurs œuvres font l’objet. Appartenant à des générations différentes, ces écrivaines n’ont, certes, pas le même parcours mais présentent des similitudes intéressantes telles que leur exil en France (même si Anna Moï a décidé par la suite de retourner vivre au Vietnam et de revenir vivre une partie de l’année dans son appartement parisien), le choix de la langue française comme langue de création ou encore le délicat dimensionnement de leur identité littéraire entre le pays d’origine et le pays choisi.

Eclairé par un corpus secondaire composé d’écrivains originaires du Vietnam écrivant et publiant aujourd’hui en France et en Belgique (Kim Doan [3] , Nguyên Tuyet Nga [4] , Kim Thuy [5] ) et aux Etats-Unis (Nam Le [6] , Pham Andrew X. [7] , Monique Truong [8] ) ainsi que des écrivains vietnamiens traduits en français (Duong Thu Huong, Nguyen Huy Thiêp), notre étude se présente à la fois comme une traversée de la littérature diasporique vietnamienne et des cultures en présence et une exploration de l’altérité culturelle vécue comme un passage dans et à travers l’autre. Il s’agit donc pour nous de considérer la littérature comme lieu privilégié de la manifestation des différences et des affrontements, dans cette quête d’une langue autre permettant de (re)trouver une identité culturelle ou nationale. Notre thèse explore ainsi ce phénomène particulier qui pose le problème de l’identité culturelle, du métissage des cultures, des langues en concurrence ou en contact (langue d’origine/langue d’adoption) et des liens thématiques entre les œuvres des écrivains vietnamiens traduits en français et des écrivains vietnamiens écrivant dans une langue autre.

Ce choix résulte d’une véritable interrogation sur la colonisation française en Indochine qui continue d’éclairer les problématiques situées au cœur de l’histoire, de la littérature et des expressions culturelles postcoloniales et celles des immigrations. L’apparition d’écrivains vietnamiens de langue française en France, en Belgique et au Québec ainsi que de langue anglaise aux Etats-Unis notamment, est directement liée à l’histoire coloniale française en Indochine et à ses conséquences : décolonisation, partition du pays, déclenchement de la guerre du Vietnam, réunification du pays et exode massif des boat-people. Interroger les écritures de la diaspora vietnamienne dans une autre langue que celle de leur pays permet ainsi d’interroger le concept d’écritures migrantes, développé au Québec dans les années 80 et que nous tenterons d’approfondir.

Des écritures migrantes

L’intitulé de notre thèse « Du Vietnam ? Des écritures migrantes à la recherche d’un point d’ancrage » s’est ainsi imposé de lui-même. Empruntant le terme à la critique québécoise, ces écrivains se définissent comme « des individus en rupture avec une socialisation première, voués à l’errance, au déplacement, à la dissolution de leurs habitudes de pensée et de comportement, des individus qui entretiennent une relation particulière avec la langue en ce sens qu’ils s’expriment dans la langue de l’autre (langue de l’hôte) » [9] . Une situation qui les amène à adopter des positionnements qui les définissent, mais qui n’obéissent pas pour autant à des règles strictes.

Certains écrivains tendent à représenter leur culture d’origine (Kim Lefèvre et Anna Moï), d’autres à se fondre dans celle de l’Autre, ou à se situer au-dessus des cultures en présence (Linda Lê) et/ou encore, à vouloir en faire une sorte de métissage. Régine Robin affirme à ce propos qu’ « entre ces positions, il n’y a pas de frontière, tout cela revenant à creuser en soi et dans l’écriture, une position d’étranger, d’étrangeté, d’inquiétante étrangeté, et cela est propre à toute forme d’écriture dès qu’elle abandonne des positions de certitude identitaire, dès que l’identité se décompactifie et se problématise » [10] . En somme, les écrivains que nous avons sélectionnés écrivent et parlent selon des points de vue différents, leur point commun réside dans une condition de vie et de production marquée par la rupture avec leur lieu d’origine, le Vietnam. Nos écrivains produisent une littérature dont les personnages sont en quête d’identité ou dotés d’identités variables, où ils sont porteurs d’un désir de mémoire (mémoire blessée ou apaisée), porteurs également de désirs d’enracinement ou de déracinement.

Ainsi, à travers le parcours et l’analyse de notre corpus, on assiste à des positionnements différents : ou bien l’écrivaine se fait porte-parole de la communauté d’origine comme Kim Lefèvre qui n’évoque que le Vietnam dans ses romans et joue le rôle de « passeur ». Ou bien elle s’assimile à l’imaginaire de l’autre, de manière à gommer les différences comme Linda Lê. Ou bien elle assume sa différence, mettant en lumière les cultures auxquelles il appartient, celle de son origine et celle des pays de l’aire culturelle dont il est témoin comme Anna Moï. Néanmoins, aucune de nos écrivaines n’adopte qu’une seule de ces stratégies, qui d’ailleurs peuvent évoluer avec le temps et les circonstances, selon les positions et les changements d’option dans le champ littéraire. Mais encore une fois, chacune cherche à concilier des contraires, à trouver une certaine stabilité, souvent issue de compromis. Nos écrivaines produisent « une littérature dont les personnages sont en quête d’identité, dont les personnages sont dotés d’identités variables, où ils sont porteurs d’un désir de mémoire (mémoire blessée ou apaisée), porteurs également de désirs d’enracinement. » C’est pourquoi il est préférable de parler d’écriture migrante, car, pour reprendre les mots de Régine Robin, leur écriture « permet aux identités de se jouer et de se déjouer les unes des autres [et] constitue des frontières poreuses, traversées par les rêves ; elle détotalise, elle institue un droit au fantasme d’être autre, d’ailleurs, par-delà, en deçà, en devenir. » [11]

Notes

  • [1]

    Jack Yeager considère la littérature vietnamienne francophone comme « une littérature de contradiction et d’irrésolution qui, en défiant l’autorité coloniale française, devient implicitement politique. En même temps, elle interroge à la fois les cultures et littératures vietnamiennes et françaises pour finalement rejeter les deux. Par conséquent, c’est une anomalie, un phénomène culturel distinctif : une réponse littéraire au colonialisme. », in The Vietnamese Novel in French : A Literary Response to Colonialism, Londres, University Press of New England, 1987, p. 8.

  • [2]

    Voir Jack Yeager, « La politique “intimiste” : la production romanesque des écrivaines vietnamiennes d’expression française », Présence Francophone, n°43, 1993, p. 131-147.

  • [3]

    Sur place (2003) et L’arrivée (2005) chez Plon.

  • [4]

    Le journaliste français (2007) et Soleil fané (2009) publiés en Belgique.

  • [5]

    Ru (2009) chez Liana Levi à Paris.

  • [6]

    Le bateau (2009) chez Albin Michel / The boat (2008) chez Alfred A. Knopf (traduit en 15 langues).

  • [7]

    Le souffle du cobra : un voyage à bicyclette à travers les paysages et la mémoire du Vietnam (2001) chez Nil. / Catfish and Mandala: A 2 Wheeled Voyage Through the Landscape and Memory of Vietnam(2000) chez Picador Usa.

  • [8]

    Le livre du sel (2005) chez Payot et Rivages (rééd. 2007) / The book of salt (2004) chez Houghton Mifflin et Bitter in the mouth (2010), pas encore traduit en français.

  • [9]

    Émile Ollivier, « L’enracinement et le déplacement à l’épreuve de l’avenir », Études littéraires, Volume 34, numéro 3, été 2002, pp. 87-97.

  • [10]

    Régine Robin, « A propos de la notion kafkaïenne de littérature minoritaire : quelques questions posées à la littérature québécoise », Paragraphes, n°2, 1989, p. 9.

  • [11]

    Régine Robin, « Un Québec pluriel » in Claude Duchet et Stéphane Vachon (dir.), La recherche littéraire. Objets et méthodes, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, coll. Théorie et littérature, 1993, p. 307.