Actes & Volumes collectifs

Eugenio Montale et Pedro Salinas, deux poètes en prose proustienne

ARTICLE

La marche comme la prose vise un objet précis. […] La danse, c’est tout autre chose. [Également] prose et poésie se servent des mêmes mots, de la même syntaxe, des mêmes sons ou timbres, mais autrement coordonnées et autrement excitées. […] C’est pourquoi il faut se garder de raisonner de la poésie comme on fait de la prose. [1]

Par cette pensée de Paul Valéry, nous entrons dans le vif de notre sujet : le rapport et la possibilité de comparaison entre la prose et la poésie. Notre travail de thèse, portant sur une mise en relation de l’œuvre lyrique des poètes italien et espagnol Eugenio Montale et Pedro Salinas avec la Recherche de Proust, nous a amenée à nous interroger aussi sur ce que signifie, pour un poète, écrire en prose, choisir cette « deuxième voix ».

Eugenio Montale et Pedro Salinas sont deux poètes du XXe siècle qui ont  expérimenté, pendant des longues périodes de leur vie, d’autres formes d’écriture : ils se sont confrontés au journalisme, à l’essai, au récit. Mais dans tous ces cas, leur style en prose se rapproche, à notre avis, de ce que Jean-Yves Tadié a appelé par une belle formule « le récit poétique », c’est-à-dire « un phénomène de transition entre le roman et le poème » [2] . D’ailleurs, les poètes eux-mêmes se sont interrogés, à plusieurs reprises, sur les motivations et les problèmes de leur écriture en prose : tous les deux ont fini par être conscients d’être nés « poètes ». En 1930, Pedro Salinas déclare, dans une interview portant sur son autobiographie, qu’il a écrit « unas prosas entre narrativas y líricas : Víspera del Gozo » [3] . Salinas reconnaît la nature hybride de sa prose :

Comme on peut bien voir, ma vie d’écrivain s’ouvre et se clôt par un effort poétique […] le vers surtout surgit chez moi avec spontanéité […] Mais j’aimerais faire de la prose. Je crois que le problème qu’il y a à résoudre aujourd’hui c’est bien celui de la prose. [4]

De son côté, Eugenio Montale a affirmé, vers la fin de sa carrière de poète, en 1951:

Le poète n’écrit pas en prose, il déteste la prose qu’il considère comme un instrument utilitaire destiné à la communication des idées, non au souffle de l’art. Les mots qu’on aligne parlent, les mots qu’on agence chantent. Et le poète chante ! [5]

Parmi les productions de Salinas et Montale, nous allons prendre en compte quelques récits qui sont en lien, pour des raisons historiques et stylistiques, avec l’esthétique de Proust. La définition de « récit poétique » met en avant la présence de la substance onirique, la place que le décor prend dans ces narrations ainsi que le recours au symbole qui finit par l’emporter sur le réalisme. Pour Montale, son recueil le plus important, intitulé Farfalla di Dinard (Papillon de Dinard) publié pour la première fois en 1956, répond à ces caractéristiques. Ce recueil est composé de cinquante récits narratifs ainsi définis par lui-même : « narrations ou petit poèmes en prose au caractère existentiel ou mémoriel, par lesquels on rend le livre plus homogène » [6] . Pour Salinas, nous prenons en considération son premier recueil de sept récits, Víspera del gozo (Veille du plaisir), publié en 1926. C’est seulement dans la première période d’écriture en prose de Salinas que nous retrouvons les traces d’un certain “proustisme” dû, sans doute, à la traduction des premiers volumes de La Recherche que le poète espagnol venait d’achever. [7]

Pour ces deux poètes, la prose est une exigence d’expérimentation, un effort d’évasion constant de la poésie. D’ailleurs, l’écriture de leurs recueils de récits n’est pas sans lien avec l’atmosphère de l’époque : d’autres expériences similaires de la part d’autres poètes européens montrent que l’écriture en prose accompagnait souvent l’activité lyrique. Profiter de la prose comme « pépinière » pour le lyrisme était à la mode dans l’entre-deux-guerres, car le renouvellement des formes du roman alimentait l’envie et la recherche d’une possibilité narrative à mi-chemin entre lyrisme et forme romanesque. Quant à la saveur proustienne que nous reconnaissons dans ces deux recueils, nous avons retrouvé au moins trois points de contact intéressants qui les rapprochent du style de la Recherche.

Tout d’abord, la lenteur narrative : le récit lyrique a un rapport particulier à la chronologie. L'héritage proustien fait que dans les récits de Salinas et de Montale, le temps est raconté par des instants privilégiés qui interrompent la continuité de l’habitude. Il n’est pas rare que ces microsecondes, chargées d’un pouvoir intime, occupent toute la scène du récit et que les protagonistes attendent, immobiles, qu’une petite coïncidence – entre leur imagination et la réalité – s’avère. La nature « épiphanique » des épisodes centraux se situe donc à l’intérieur d’un temps introspectif, tel que Salinas l’avait défini : « La narration littéraire a deux extrêmes : Proust et Joyce sont le “ralenti”. C’est la lenteur, le retard. Et à l’autre extrémité il y a le style coupé, dynamique, vif, scintillant » [8] . Les deux poètes se placent, sans doute, du côté de cette lenteur extrême, qui ne doit pas obéir au rythme d’un récit réaliste, reposant ainsi le problème de l’écriture en prose qui ressemble, en quelque sorte, au poème.

En deuxième lieu, l’écriture proustienne, ainsi que son univers, tout en se caractérisant par une forte polymorphie, n’arrive jamais à une véritable polyphonie narrative : la structure de la Recherche demeure essentiellement unitaire parce qu’elle se construit autour de la seule voix du Narrateur. De ce fait, selon Tadié, « les liaisons sont garanties par la simple existence du narrateur, qui donne son unité au récit parce qu’il en est l’origine et le sujet » [9] . C’est ce « je poétique » qui permet au roman proustien de garder sa forme monolithique unitaire, bien que les étapes de son écriture procèdent par morceaux et ajouts. La continuité de l’itinéraire spirituel restitue ainsi une forme compacte à la dispersion fragmentaire causée par la temporalité mélangée des souvenirs et des situations de la Recherche. Sans mettre en question le fait que Proust ait bien écrit un roman, puisque cela nous éloignerait de notre question centrale et puisque, nous constatons que ce je unifiant qui fait la spécificité de l’œuvre proustienne constitue également la caractéristique centrale de tout discours lyrique. La Recherche reste l’œuvre d’un romancier, dans ses intentions originaires comme dans sa composition, selon les mots de Proust lui-même : « Je ne sais pas si je vous ai dit que ce livre était un roman. Du moins, c’est encore du roman que cela s’écarte le moins. Il y a un monsieur qui raconte et dit : Je » [10] . Cependant, bien que ce je ne soit pas présent dans la prose de Montale et de Salinas (ces deux derniers s’amusant à jouer avec différents protagonistes), elle aussi obéit à ce que Giacomo Debenedetti, le plus grand critique proustien d’Italie, a appelé, chez Proust, « la grève des personnages », c’est-à-dire le fait que « le protagoniste n’est que le théâtre d’une série incessante d’intermittences du cœur qui par leur succession créent le tissu du roman » [11] . La subjectivité totalisante du moi du Narrateur engloutit l’ensemble des pensées du lecteur, même lorsqu’il s’agit de l’histoire d’amour de Swann. Cette identification émotive est la même qui conduit la lecture verticale d’un poème, par le biais de ce « je virtuel » du poème lyrique : c’est un parcours qui va du je du poète jusqu’à chez nous.

Enfin, le troisième point de contact entre les trois poétiques concerne l’attitude du lecteur, face à la Recherche et aux récits lyriques. En opérant une distinction entre l’art du roman et celui de la poésie, Henri Bonnet a essayé de distinguer les différentes natures de l’attention du lecteur face aux romans ou aux poèmes : dans le premier cas, « notre attention est plus objective, dans l’autre plus subjective ». Si on accepte que « l’art du roman est orienté vers l’objectivité, le général, l’action, la réflexion morale, et que l’art de la poésie est orienté vers le subjectif, l’essentiel, l’affection, le sens intime, la réflexion philosophique » [12] , on peut alors affirmer que l’attitude qui est demandée au lecteur proustien ressemble fortement à celle d’un lecteur de poèmes. Yvette Louria a aussi remarqué que, grâce à la convergence, « Proust place son lecteur dans un mélange d’états émotifs et intellectuels particulièrement propice à une collaboration subjective » [13] . L’italien Debenedetti, déjà en 1925, avait précocement détecté cette possibilité lyrique du roman proustien : « Celui qui voudrait évoquer un épisode de Balzac ou de Dostoïevski pourrait se contenter d’en fournir un résumé : mais, quand il se trouvera aux prises avec Proust, il changera de ton, donnera de larges inflexions à sa voix et s’efforcera d’atténuer les mots, en les suggérant d’un timbre voilé et éteint, pareil à celui d’un être dolent et quelque peu désuet. Il s’emploiera ainsi à communiquer au moins la nostalgie d’une intonation que possédait l’original et qui dans ses mots s’est dissipée » [14] . Anne Rachel Hermetet remarque que dans cette « première exégèse » de l’œuvre de Proust en Italie, Debenedetti (ami de Montale entre autres) « évite l’explication de la Recherche par les catégories du roman psychologique français » [15] , pour ouvrir  à une âme humaine faite comme la nôtre.

Les poètes Salinas et Montale lecteurs de Proust ont été sensibles au caractère lyrique de la Recherche. Cependant, au delà de points de contact, il y a bien sûr ‘un Proust’ pour chaque poète-lecteur : si chez Salinas, le « coup de foudre » proustien porte à une émulation qui prépare le terrain à son propre lyrisme, chez Montale l’écho proustien se manifeste, plutôt, tout au long de sa production, par une lente assimilation. Le Proust qui apparaît en filigrane dans leurs proses respectives n’est donc pas tout à fait le même ni tout à fait un autre. Venons-en maintenant à l’analyse de quelques détails de ces récits, choisis en fonction de leur valeur emblématiquement proustienne.

« La maison aux deux palmiers » de Eugenio Montale

D’autres chercheurs ont déjà signalé que le proustisme montalien résiderait dans le fait que « le message de Papillon de Dinard est que nous tous sommes victimes d’une mémoire arbitraire, discontinue, sélective et involontaire » [16] , comme le résume Maria Cristina Santini. Mario Fusco, l’un des spécialistes majeurs de la prose de Montale et son traducteur en français, a souligné aussi que « la matérialisation des données de la mémoire accède à une sorte d’évidence et s’entrelace librement avec les données présentes de l’expérience » [17] . Le récit La casa delle due palme (La maison aux deux palmiers) de Montale est sans doute le plus “proustien” du recueil : le protagoniste Federigo fait son voyage personnel dans le temps lorsqu’il revient passer des vacances dans sa maison familiale après des années de « sradicamento », de déplacement ailleurs. Cet homme, sorte de réponse au Narrateur proustien, croit devenir fou justement à cause du contraste entre sa personnalité actuelle et l’immutabilité du décor de son lieu d’origine. Mais c’est surtout dans la description que Montale consacre à une saveur ancienne que nous ressentons l’écho du même attachement du Narrateur aux saveurs d’enfance, saveurs qui ne peuvent jamais être véritablement reproduites :

Ma era quello, era il sapore di famiglia che si tramanda in generazione e che nessuna cuoca potrà distruggere mai.

[Mais c’était celui-là, c’était le goût de famille qui se transmet de génération en génération et qu’aucune cuisinière ne pourra jamais détruire.] [18]

Ce passage n’est pas sans liens avec le célèbre texte de Du côté de chez Swann:

Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir. [19]

Dans le récit de Montale,  l’évocation des sensations se clôt  au moment même où les vacances de Federigo à la mer commencent : la dernière phrase de son récit est une observation riche de sarcasme et d’humour :

Sono ridicolo – balbettò poi – sarà un soggiorno delizioso.

[Je suis ridicule, balbutia-t-il. Cela va être un séjour délicieux.]

Le ton ironique de cette chute semble ridiculiser les impressions “proustiennes” qui font pourtant la trame de cette nouvelle : un stratagème narratologique libère le récit du surpoids de sa nostalgie. De fait, La casa delle due palme marque, par cette déclaration finale, le désir d’une apparente vie simple, sans les encombrantes résurgences du passé, comme si la plongée dans le Temps et sa conséquente révélation ne pouvaient pas se réaliser pleinement, du moins à l’intérieur d’un récit en prose.

« Le rendez-vous des trois » de Pedro Salinas

Malgré l’obéissance à certaines règles de l’esthétique d’avant-garde et de la « narración experimental » [20] , dès sa parution, la prose de Salinas est rattachée surtout à la grande écriture proustienne et « autour de ce livre et de son rapport possible avec Proust, il y a eu toute une polémique, spécialement dans le Sol » [21] . Les récits de Salinas constituaient pour certains un véritable « plagiat » de l’œuvre proustienne. Cependant, au delà de toutes analogies faciles, quelques voix s’élevèrent dans les années vingt pour défendre l’originalité de l’œuvre de Salinas par rapport à la narration de Proust. Azorín, grand écrivain de la génération de ‘98, par exemple, « a nié la relation [avec Proust] et il a montré les différences entre la manière d’écrire des deux auteurs. Marcel Proust soulignait les détails, mais il était direct et franc, quasi traditionnel, alors que Salinas était indirect et plus fragmentaire puisque il ne montrait que le reflet des choses ». [22]

Si les récits de Montale se caractérisent par une plongée dans le passé et une mise en rapport rétrospectif avec les émotions, ceux de Salinas tendent au contraire vers le futur. Les sept récits de Víspera del gozo se construisent autour de l’Amour irréalisable et racontent une rencontre impossible, en soulignant constamment le décalage entre les désirs de la rêverie et la forme imprévisible et décevante du réel. Dans son récit Cita de los tres (Rendez-vous des trois), le protagoniste Angél a l’illusion d’avoir un rendez-vous avec la femme dont il est amoureux alors que celle-ci se rendra dans la Cathédrale à dix-huit heures pour voir une statue sur laquelle, à cette heure-là, descend une lumière particulière. Toute la première moitié du récit est une longue réflexion sur le Temps, à travers des longues phrases articulées comme l’est le Temps humain et flexible :

Porque la ciudad tenía […] un modo descuidado y señoril de contar el tiempo. […] Las horas tenían exquisitas dilataciones imprevistas, llegaban antes de llegar igual que la persona que esperamos mucho antes de que esté aquí, solo con su silueta adelantándose, resbalando toda hacia nosotros por la pulida superficie de este puente que echamos sobre la distancia, a medias, de una sonrisa suya y otra nuestra, separados y unidas […] Por eso en aquella ciudad a eso de las seis menos cuarto ya comenzaban a dar las seis.

[Parce que la ville […] avait une manière nonchalante et noble de mesurer le temps. […] Les heures avaient de délicieuses dilatations imprévues, elles arrivaient avant d’arriver, telle que la personne longuement attendue arrive avant qu’elle n’arrive, juste en se rapprochant de nous avec sa silhouette, en glissant jusqu’à nous à travers toute la surface soignée de ce pont que nous bâtissons sur la distance, à moitié, entre un sourire à elle et un sourire à nous, séparés et unis […]. C’est pourquoi dans cette ville, à six heures moins le quart, il commençait déjà à être six heures.] [Traduit par nous]

Cet épisode de Víspera del gozo semble s’enraciner dans l’idée du temps que Salinas avait pu lire dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs :

Le temps dont nous disposons chaque jour est élastique ; les passions que nous ressentons le dilatent, celles que nous inspirons le rétrécissent, et l’habitude le remplit. [23]

Dans le récit de Salinas, le personnage Angél se retrouve, comme dans tous les autres récits, suspendu dans l’intemporel, divisés entre un temps intérieur et le temps réel qui s’écoule au rythme monotone de la vie ordinaire. Maria Pao a observé que « on ne peut pas dire que rien ne se passe dans l’intervalle vide entre les pages : le temps devient ». [24]

Au but de ces analyses croisées, nous constatons aussi que dans la plupart des récits de Montale et de Salinas, comme dans tous les volumes de la Recherche, le personnage féminin n’a pas droit à l’introspection. Chez Salinas, Natalie Vara-Ferrero remarque que « cette opération se fonde exclusivement sur les personnages masculins : ceux-ci, caractérisés par un désir épistémologique, se rapportent à la réalité et à la femme aimée. Les protagonistes bougent à travers les pages de Víspera del gozo, poussés essentiellement par un seul désir : celui de la connaissance » [25] . Chaque récit est, donc, une variation sur la rencontre, réelle ou rêvée, imaginaire ou effective, d’un homme avec la femme aimée. La figure féminine est toujours « esperada », terme espagnol qui peut signifier attendue mais aussi souhaitée : cette figure féminine est la protagoniste non pas des récits mais de l’imagination amoureuse du personnage principal. De même chez Montale, qui fait pourtant plus d’efforts, la femme n’a pas le privilège d’une introspection psychologique véritable : dans le récit Le rose gialle (Les roses jaunes) de Montale, l’auteur fait dire au personnage masculin – véritable protagoniste auquel une femme écrivain sans inspiration demande de lui raconter un épisode de sa vie pour pouvoir en tirer un récit – ces considérations :

Le donne sono particolarmente inadatte alla ricerca del tempo perduto. Da solo posso gustare meglio questo tuffo in una vita che credevo finita per sempre. Ricomincerà ? Nulla ricomincia.

[Les femmes sont particulièrement mal faites pour la recherche du temps perdu. Tout seul, je peux mieux savourer cette plongée dans une vie que je croyais finie pour toujours. Va-t-elle recommencer ? Rien recommence] [26]

Au-delà de l’expression « tempo perduto », c’est le protagonisme psychologique masculin de ce récit qui laisse émerger un autre point d’intersection entre les trois poétiques : ici encore, la figure féminine oscille toujours entre les formes d’une « poupée intérieure » ou d’un « être de fuite » inaccessible, deux définitions proustienne de la femme aimée.

Notre lecture en parallèle des pages en prose de Salinas et de Montale nous permet de saisir le bouleversement profond que la lecture de Proust cause chez les deux poètes, comme modèle de la narration et au-delà de toute distinction de genre littéraire. Chez Salinas, l’écriture en prose a été l’une des étapes, allant de pair avec la traduction, de son assimilation de l’œuvre de Proust. Chez Montale, l’écriture en prose a été plutôt une sorte de déroulement et de réaffirmation de l’esthétique proustienne liée à la mémoire. Ce qui frappe c’est que, chez ces trois écrivains, le phénomène de la mémoire prend une valeur narratologique et une ampleur considérable dans la définition du style narratif, en régissant le jeu de l’entrecroisement des temps. C’est là, à notre avis, qu’il faut chercher le lien entre la prose vanguardista  de Salinas, la prose d’arte  de Montale et le grand roman de Proust. Dans ces trois modalités narratives, que nous n’hésitons pas maintenant à définir “lyriques”, le temps passé, l’avenir espéré ainsi que l’instant intemporel de la signification mythique peuvent tous confluer dans un minuscule fragment du présent. D’autant plus que, dans les récits de Salinas et de Montale, le traitement du temps dérive directement de la relativité proustienne et indirectement de la nouvelle élasticité accordée aux mouvements de l’âme humaine. Les lois temporelles obéissant désormais aux perceptions du sujet, permettent à celui-ci de vivre des véritables « superpositions de moments temporels différents ». [27]

Nous voulons nous arrêter encore un instant sur un autre exemple d’intertextualité : dans la dernière phrase du récit Volverla a ver (Revenir à la voir) de Pedro Salinas, le protagoniste revoit finalement la femme aimée :

Me encontré con que los tres años de vida en ausencia estaban completamente desvividos y que este día de volverla a ver era, abolición perfecta y sin rastro de los tiempos intermedios, el día mismo que nos despedimos.

[Je me rendis compte que les trois années de ma vie passées dans son absence avaient complètement disparu ; ce jour-là, où je la revis, était comme une abolition parfaite et sans visage de tout temps intermédiaire, le jour même où nous nous quittons] [Traduit par nous]

Ce passage de Salinas va de pair avec l’épisode de La casa delle due palme de Eugenio Montale, lorsque Federigo constate que « ce fut encore comme si trente années avaient reculé d’un seul coup ». Mais cette figure narrative revient, également, dans un autre récit de Montale, I quadri in cantina (Les tableaux dans la cave), lorsque le fait d’avoir retrouvé des vieux tableaux, peints par un jeune homme rencontré autrefois, fait revivre au narrateur l’épisode de cette rencontre lointaine :

La gondola e il monumento al grande riformatore brillano in fondo a un bauletto. Sono passati più di vent’anni e pare un giorno. Un giovane alto e slanciato attraversa la piazza […] ed io chiedo distrattamente « Chi è, Bobi ? », (« Oh nulla, un futurista » e tiriamo di lungo, verso il caffé.)

[La gondole et le monument au grand réformateur brillent au fond d’une petite malle. Plus de vingt ans se sont écoulés, on dirait un jour. Un jeune homme grand et élancé traverse la place battue par le vent, les pans de son pardessus volent autour de lui, un signe de sa main nous suit et je demande : « Qui est-ce, Bobi ? » - Oh rien, un futuriste ; et nous prenons le large, vers le café]. [28]

Chez Salinas comme chez Montale, le temps et le sens d’une vie se fondent dans une seconde de révélation solitaire. Cependant, la durée du temps s’accordant avec la perception du sujet, celui-ci semble vivre et revivre le même moment sans être capable d’en sortir. Comment s’échapper de ce présent douteux et infini ? Salinas et Montale poursuivront leur recherche d’un sens épiphanique dans l’écriture poétique.

Si le véritable enjeu d’un travail comparatiste est moins celui de montrer les analogies que celui de porter la lumière sur des aspects de l’œuvre qui seraient restés invisibles lors d’une étude plus classique, dans notre thèse, l’analyse de la prose de Salinas et de Montale ne constitue qu’un passage préalable pour la compréhension de leur production lyrique. La possibilité de lire la Recherche en même temps que leurs poèmes a ouvert, comme nous l'avons montré, la réflexion sur la présence d’un je lyrique à l’intérieur de l’univers romanesque développé par Proust. Celui-ci reste cependant fermé dans un monde individuel où tout plaisir, tel que le Narrateur le décrit, est absolument « subjectif ». En revanche, les tempéraments profondément lyriques de nos deux poètes trouveront une autre voie possible au plaisir de la compréhension de la vérité : grâce à leur adresse constante au tu, ils développent une autre esthétique de la vérité. Ce n’est pas dans la prose, mais dans l’espace de « relation lyrique » du poème que le je lyrique de Salinas et de Montale peut véritablement sortir de son solipsisme auto-référentiel.

La poésie d’amour de Montale et de Salinas, à mi-chemin entre la littérature et la lettre, permet au je de lancer son « invocation tutoyante », selon la définition qu’en donne Martin Broda : « Aussi, presque depuis l’origine, l’essentiel du corpus de la poésie lyrique est constitué par la poésie amoureuse […]. Son problème est le tutoiement, l’invocation tutoyante. Elle est une adresse à l’autre, donné comme essentiellement manquant, mais cette adresse est la seule qui produise le sens » [29] . Les recueils de poèmes La voz a ti debida de Pedro Salinas en 1933 et Le occasioni d’Eugenio Montale publié en 1939, apex respectifs de leurs productions « tutoyantes », accomplissent cette sortie de l’impasse du « solipsisme » épiphanique hérité de Proust, à travers une nouvelle relation lyrique porteuse de vérité.

Notes

  • [1]

    Paul Valéry, Poésie et pensée abstraite [1939], Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1957, I, pp. 1326-27.

  • [2]

    Jean-Yves Tadié, Le récit poétique, Paris, Gallimard, 1999, p. 7. Cette étude se concentre sur « la forme de récit qui emprunte au poème ses moyens d’action et ses effets », voire la fonction évocatrice du langage ainsi que son déroulement rythmique typique de certains récits.

  • [3]

    Pedro Salinas, « En Paris cuando la Guerra, Jean Cassou iba como oyente a la clase de Pedro Salinas », Mundo real y mundo poético y dos entrevistas olvidados, 1930-1933, Valencia, Pre-textos, 1996, p. 83.

  • [4]

    Traduit par nous : « como puede verse, abre y cierra mi vida de escritor un esfuerzo poético […] El verso, sobre todo, surge en mí con espontaneidad. […] Pero querría hacer prosa. Yo creo que el problema que hay que resolver ahora es el de la prosa », op. cit., p. 84.

  • [5]

    « Il poeta non scrive in prosa, anzi detesta la prosa, che ritiene uno strumento utilitario, destinato alla comunicazione delle idee, non al soffio dell’arte. Le parole messe in riga discorrono, quelle messe in fila cantano. E il poeta canta! » Montale, “Il poeta”, texte publié in « Corriere d’Informazione », 20 Luglio 1951. Maintenant in La poesia non esiste, Prose e racconti, a cura e con introduzione di Marco Forti, Milano, Mondadori, 1995, p. 540. Traduit in La poésie n’existe pas, traduit par Patrice Angelini, Gallimard Arcades, 1994, p. 38.

  • [6]

    Traduit par nous : « solo di narrazioni o poemetti in prosa di carattere esistenziale o di memoria, con cui rendere più omogeno il libro » Montale, Prose e racconti, op. cit., p. LXXXI. Ces 50 récits ont été divisés par Mario Fusco en 4 grands axes thématiques : l’enfance, les années florentines, les voyages des intellectuels, le couple.

  • [7]

    Salinas traduira en espagnol les deux premiers volumes de la Recherche pour les Éditions CALPE (Compañía Anónima de Librería, Publicaciones y Ediciones) de Madrid : Por el camino de Swann (1920) et A la sombra de las muchachas en flor (1922).

  • [8]

    « La narración literaria tiene dos extremos : Proust y Joyce son el “ralentí”. Esto es, la lentitud, lo moroso. Y el otro extremo es el estilo cortado, dinámico, vivaz, centelleante », Pedro Salinas, Mundo real y dos entrevistas olvidadas…, op. cit., p. 85.

  • [9]

    Jean-Yves Tadié, Proust et le roman, Paris, Gallimard, 1995, p. 385.

  • [10]

    Philip Kolb, Correspondance de Marcel Proust, XII, p. 91-92 (lettre de 1913 à René Blum).

  • [11]

    Anne-Rachel Hermetet, Les revues italiennes face à la littérature française contemporaine, 1919-1943, Paris, Honoré Champion, 2003, p. 270.

  • [12]

    Henri Bonnet, Roman et poésie, essai sur l’esthétique des genres – La littérature d’avant-garde et Marcel Proust, Paris, Nizet,1980, (première édition 1951), p. 97.

  • [13]

    Yvette Louria, La convergence stylistique chez Proust, Paris, Éditions A.G. Nizet, 1971, p. 201 et p. 204 (Première édition 1957).

  • [14]

    Giacomo De Benedetti, Baretti 1925, p. 25, reporté in Anne Rachel Hermetet, Les revues italiennes face à la littérature française contemporaine, op. cit., p. 267.

  • [15]

    Anne-Rachel Hermetet, Les revues italiennes…, op.cit., pp. 266-267.

  • [16]

    Traduit par nous : « Il messaggio di Farfalla di Dinard è che tutti noi siamo vittime di una memoria arbitraria, discontinua, selettiva e involontaria », in Maria Cristina Santini, La “farfalla di Dinard” e la memoria montaliana, Parco Letterario Eugenio Montale, Fondazione Ippolito Nievo, Agorà edizioni, 1999, p. 36.

  • [17]

    Mario Fusco, À propos de Farfalla di Dinard, in Narrativa , numéro spécial « Eugenio Montale », Centre de recherches italiennes, Université Paris X Nanterre, 15 février 1999, p. 36.

  • [18]

    Eugenio Montale, Papillon de Dinard, traduit de l’italien par Mario Fusco, Lagrasse, Verdier, 2010, p. 44.

  • [19]

    Proust, À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1987, I, p. 46.

  • [20]

    Voir à ce propos le chapitre dédié à Salinas in Gustavo Pérez Firmat, Idle fictions : the Hispanic vanguard novel, 1926-1934, Durham, N.C., Duke University Press, 1982.

  • [21]

    Traduit par nous : « en torno a este libro y su relación posible con Proust, hubo toda una polémica, especialmente en el Sol », Herbert E. Craig, Proust en España, op. cit., p. 184 ; l’auteur signale notamment deux articles de Corpus Barga, 29-11-25 et 1-10-26, un de Diez-Canedo 16-6-26 et un de Baquero 22-7-26.

  • [22]

    Traduit par nous : « Azorin denied the relation and showed differences between the manner of the two authors. Marcel Proust emphasized details but was direct and frank, almost traditional, while Salinas was indirect and more fragmentary as he showed the reflection of things », Craig, Pedrso Salinas as first Proust’s translator, op. cit., p. 132.

  • [23]

    Proust, RTP, 1987, I, p. 601.

  • [24]

    Traduit par nous : « we cannot properly say that nothing happens in the interim between pages : time happens », Pao, op. cit., Maria T. Pao, Making time with Pedro Salinas, Víspera del gozo (1926), in « Hispanic review », autumn 2006, pp. 437-459, p. 441, p. 452.

  • [25]

    Traduit par nous : « esta operación se fundamenta exclusivamente en los personajes masculinos, pues son los que, marcados por un deseo epistemológico, se relacionan con la realidad y con la amada. Los protagonistas se mueven por las páginas de Víspera del Gozo impulsados, principalmente, por un deseo : el de conocimiento », Natalia Vara Ferrero, Que gran víspera el mundo ! Montaje, subversion, auto-referencialidad y construcción del sujeto en Víspera Gozo de Pedro Salinas, « Bulletin of Hispanic Studies », Liverpool University Press, volume 84, n° 6, 2007, pp. 777-796, p. 783.

  • [26]

    Eugenio Montale, Papillon de Dinard, op.cit., p. 19.

  • [27]

    Mario Fusco, À propos de Farfalla di Dinard, op. cit., p. 38.

  • [28]

    Eugenio Montale, Papillon de Dinard, op. cit., p. 99.

  • [29]

    Martine Broda, L’amour du nom : Essai sur le lyrisme et la lyrique amoureuse, Paris, José Corti, 1997, p. 30. (repris par J-M. Maupoix, La poésie malgré tout, Mercure de France, 1995, p. 31).